Articles du Vendredi : Sélection du 28 octobre 2022

L’exécutif peine à intégrer les enjeux climatiques dans l’horizon politique
Audrey Tonnelier
www.lemonde.fr/politique/article/2022/10/22/pourquoi-l-executif-peine-a-integrer-le-climat-dans-l-horizon-politique_6146906_823448.html

Pour la première fois, les enjeux de la transition écologique s’imposent au gouvernement. Mais la mise en œuvre concrète de la « planification écologique » se fait attendre. La transition écologique nécessite une vision et des moyens à long terme.

Détermination et humilité. La première ministre, Elisabeth Borne, a présenté, vendredi 21 octobre, sa « méthode de planification écologique ». « Nous devons engager des changements radicaux dans nos manières de produire, de consommer, d’agir », a martelé la locataire de Matignon, tout en soulignant que « la transition écologique ne connaît pas de solution miracle ». Enième tentative de s’attaquer au sujet, ou vrai tournant ?

« Ce qu’on a vu pour le moment, ce sont des photos. Mais il manque le script du film, un narratif partagé. On se fixe des objectifs de long terme ambitieux, et nécessaires, et quand, cinq ans après, on ne les a pas atteints, on en refixe de nouveaux », estime Benoît Leguet, directeur général de l’institut économique pour le climat (I4CE), un think tank sur l’économie de la transition écologique fondé par la Caisse des dépôts et l’Agence française de développement. Le sujet ne concerne pas que la France : le plan climat de la Commission européenne a fixé l’an dernier un objectif de réduction de 55 % des émissions de gaz effet de serre (par rapport à 1990) « alors qu’on ne savait déjà pas exactement comment atteindre 40 % », pointe M. Leguet.

La multiplication des crises, ces dernières années, n’aide pas les politiques à se projeter vers cet horizon. « On s’est illusionné sur une possible planification face à la crise énergétique. A la place, on a une somme d’actions, pas forcément coordonnées, et dont l’Etat essaie de gérer les effets de bord », souligne Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques.

Au-delà, « inscrire les enjeux climatiques dans nos politiques publiques est un défi considérable, car il s’agit de se préoccuper des générations à venir, qui ne votent pas », résume Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie à Sciences Po et conseiller d’Emmanuel Macron pendant la campagne de 2017. Selon lui, les catastrophes climatiques des derniers étés (canicules, incendies…) ont toutefois changé la perception des Français : ces derniers ne s’interrogent plus sur ce qui arrivera aux générations futures, mais à eux-mêmes et à leurs enfants.

Cette entrée dans l’atmosphère politique des préoccupations climatiques n’a pas échappé aux gouvernants. « C’est la première fois dans l’histoire du pays que la première ministre est chargée de la planification écologique », rap pelle Matignon. Mais pour quels effets concrets ?

La liste des plans climat dont s’est déjà dotée la France donne le tournis : stratégie nationale bas carbone, plan national d’adaptation au changement climatique, et bientôt loi de programmation énergie climat… Les initiatives s’enchaînent, sans musique d’ensemble. « La stratégie nationale bas carbone est élaborée au sein du ministère de la transition écologique, mais absolument pas partagée par le gouvernement. On reste à un niveau de technos », constate M. Leguet. « Jusqu’ici, les questions climatiques n’étaient pas dans l’horizon des administrations. C’était des sujets sectoriels, portés par un ou deux ministères », confirme M. PisaniFerry.

 « Il faut faire des choix »

Si la transition climatique a tardé à s’imposer dans l’agenda politique, c’est aussi qu’elle ne parle guère au chef de l’Etat. « L’écologie est une priorité récente pour Macron. Il l’aborde avec sa doctrine pro-industrie, en parlant des véhicules électriques, des batteries. Mais sur la planification écologique, le gouvernement reste en fermé dans un présent permanent », indique Julien Vaulpré, directeur général de la société de conseil Taddeo et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy.

« Macron en a déjà fait plus pour l’écologie que Hollande ou Sarkozy : rénovation de bâtiments, volet écologie du plan de relance postCovid…, rétorque Philippe Martin, doyen de l’Ecole d’affaires publiques à Sciences Po et lui aussi membre de l’équipe de 2017. Mais il reste plus rapide de faire de la relance keynésienne [en soutenant la demande] que de bâtir des plans d’investissement de long terme. »

De fait, la question du financement de la transition écologique reste posée. « On prend des engagements à vingt-huit ans [pour 2050], mais le projet de loi de finances est discuté année après année, sans vision pluriannuelle ! », déplore M. Leguet. C’est le sens d’un amendement qu’a déposé le député Renaissance des Hauts de Seine Pierre Cazeneuve à la loi de programmation des finances publiques, mi-octobre. « Si la France est dotée d’objectifs nationaux et sectoriels clairs en matière de transition écologique, les financements publics afférents (…) ne sont pas à ce stade inscrits dans un cadre législatif permettant de les programmer dans le temps long », explique l’exposé des motifs. La loi devrait être rejetée par les op positions lors du vote du 25 octobre, mais l’amendement de M. Cazeneuve a reçu le soutien du gouvernement.

Car le temps presse : « A un moment, il faut faire des choix : une France neutre en carbone, ça implique que des secteurs vont croître et d’autres décliner », rappelle M. Leguet. « Il s’agit d’un change ment profond de modèle économique, abonde M. PisaniFerry . Parce qu’on a beaucoup tardé, il sera brutal. Le politique va devoir gérer ses conséquences industrielles, sociales et territoriales, organiser des reconversions en termes d’emploi. Il sera sous pression. »

D’autant que la crise des « gilets jaunes », déclenchée fin 2018 par l’envolée de la taxe carbone sur les carburants, sans soutien pour les ménages les plus modestes, reste un traumatisme pour l’exécutif. « La vision comptable de la taxe carbone, en se demandant uniquement ce que ça peut rap porter à court terme, ça ne fonctionne pas », reconnaît M. Martin. Lui plaide pour investir massivement afin d’aider ménages et entreprises à changer leurs équipements et à modifier leurs com portements. « Et ensuite seulement, taxer voire interdire. »

On en est encore loin. En témoigne l’interdiction de proposer à la location les « passoires thermiques », qui s’étale entre 2023 et 2034, et se heurte aux difficultés financières (coût d’une rénovation globale) et logistiques (nécessité d’accords dans les copropriétés) des propriétaires. Or, sans travaux de rénovation énergétique, près d’un logement francilien sur deux sera bientôt interdit de location, alertait mi-octobre une étude de l’Institut Paris région.

Chantier vaste et hétérogène

« A la fin, ça n’est pas le gouvernement qui fera la transition : ce sont les entreprises, les ménages et les collectivités. Mais pour cela, il faut embarquer tout le monde », rappelle M. Leguet. Un chantier aussi vaste qu’hétérogène, qui demande d’inciter les patrons de PME à former leurs salariés aux rénovations globales en leur assurant des débouchés sur plusieurs années, comme de prévoir la reconversion professionnelle des garagistes et des pompistes, s’il n’y a plus de voitures thermiques en circulation en 2035.

Pour M. Ragot, la crise énergétique peut, paradoxalement, constituer un pas dans le bon sens. « Malgré le bouclier tarifaire, les prix de l’énergie vont augmenter de 15 % l’an prochain. Forcément, les ménages et les entreprises ont déjà commencé à modifier leurs comportements. » Ménages, entreprises et Etat devraient investir entre 13 et 30 milliards d’euros supplémentaires par an en moyenne d’ici à 2030 pour garder le cap de la neutralité carbone, selon I4CE. En comparaison, entre 2021 et 2023, l’exécutif aura déjà dépensé plus de 100 milliards d’euros pour faire face à la crise énergétique.

Paul Magnette : « L’écosocialisme est le nouvel âge du socialisme »
Mathieu Dejean et Fabien Escalona
www.mediapart.fr/journal/politique/161022/paul-magnette-l-ecosocialisme-est-le-nouvel-age-du-socialisme?at_medium=custom3&at_campaign=67

Dans son nouveau livre intitulé « La Vie large », le dirigeant socialiste belge élabore des pistes stratégiques pour affronter la catastrophe écologique et les oligarchies qui la précipitent. Il propose un « examen de conscience croisé » aux socialistes et aux écologistes.

Paul Magnette n’a rien de l’intellectuel égaré en politique. Cet universitaire, reconnu dans le champ des études européennes, s’est montré assez habile et patient pour se hisser en 2019 à la tête du Parti socialiste belge, dirigé pendant presque deux décennies par son prédécesseur Elio Di Rupo. En 2016, il s’était déjà fait un nom sur la scène européenne en bloquant l’adoption d’un traité de libre-échange avec le Canada, depuis la région wallonne dont il était le ministre-président.

Cette année, il a attendu la fin du cycle électoral français pour publier La Vie large (La Découverte), un essai présenté comme un « manifeste écosocialiste ».

Dans un style hybride, à la fois grand public et appuyé sur de nombreuses références académiques, Paul Magnette y règle quelques comptes avec l’écologie politique et certains de ses penseurs de référence. Mais il propose aussi à sa propre famille politique, la social-démocratie, de se détourner pour de bon du carcan néolibéral et des réflexes productivistes.

La cohérence de son message sera certainement débattue, et le succès de sa diffusion reste à observer. Il est probable, en tout cas, qu’il rencontre l’intérêt de la direction actuelle du PS français. Engagé dans une union de partis fermement ancrée à gauche, Olivier Faure y trouvera des ressources doctrinales contre ses opposants internes, manifestement attachés à une conception conservatrice de la social-démocratie. Entretien avec un socialiste « soucieux de rendre la transition climatique désirable ».

Mediapart : Cette rentrée est marquée par les discussions budgétaires, un moment phare du parlementarisme qui est en train d’être légèrement revivifié en France. Dans votre nouveau livre, vous proposez d’ajouter à ces discussions annuelles un « moment climat ». Quel est l’objectif de cette proposition ?

Paul Magnette : Je pars du constat que les choix autour de la question climatique deviennent de plus en plus des choix redistributifs. Quand on dit qu’il faut redescendre la température dans les habitats, on ne peut pas faire comme si cela pouvait s’appliquer de manière uniforme. Il faut des politiques différenciées en fonction des groupes sociaux et des niveaux de revenus.

Aujourd’hui, 50 % de la population émet moins de six tonnes de CO2 par an en France, ce qui est l’objectif qu’on devrait atteindre en 2030. La moitié de la population est vertueuse d’un point de vue climatique, pas par choix, mais par nécessité. Les 1 % les plus riches, eux, consomment dix, vingt, trente fois ce qu’un pauvre consomme. Il faut mettre en scène politiquement cet enjeu, ne pas l’enfermer dans la science.

C’est quelque chose qui est à inventer, mais l’automne me semble le moment propice. C’est le temps du débat sur les orientations fiscales et budgétaires du pays, mais aussi de l’organisation des COP annuelles [les conférences des parties prenantes de la Convention des Nations unies sur les changements climatiques – ndlr]. Puisque nous connaissons le budget carbone maximal à consommer dans le monde, et pour chaque pays, on pourrait mettre sur la table la répartition des efforts selon les secteurs et les catégories sociales. Si on ne pose pas la question de l’équité de ces efforts, des mouvements comme les « gilets jaunes » sont inévitables.

Vous affirmez le besoin de planification pour respecter des objectifs climatiques compatibles avec une planète habitable. Le terme a été longuement travaillé par Jean-Luc Mélenchon et ses soutiens, avant qu’Emmanuel Macron ne se l’approprie. Quelle est votre propre conception ?

L’écosocialisme, en tant que courant de pensée, date des années 1960 et 1970. La nécessité de la planification est évoquée très tôt par ses protagonistes. Dès ce moment, on mesure en effet que la transition écologique est un exercice tellement profond, qui aura de telles conséquences sur la structure même de la société, qu’il ne peut pas être pris en charge par le marché.

Récemment, c’est l’essayiste Naomi Klein qui a le mieux popularisé cette idée. C’est important, car alors que les premières mesures de protection de l’environnement avaient débouché sur des normes strictes (par exemple pour protéger la couche d’ozone, avec succès), il y a eu un glissement libéral vers des solutions de marché (par exemple celui du carbone, qui a été un échec).

En fait, la planification est déjà pratiquée, depuis les entreprises jusqu’à l’échelle des COP, qui ont fixé un objectif mondial de neutralité carbone, décliné différemment selon les pays. Le vrai enjeu, c’est de savoir comment on planifie, et de démocratiser cet exercice. S’il s’agit uniquement de deals entre des technocrates et des lobbies, cela veut dire qu’il n’y aura pas de débat ouvert permettant de prendre en compte les effets distributifs des mesures décidées.

À quels niveaux doit s’accomplir cette démocratisation ?

D’abord à l’intérieur de l’entreprise, un objectif que la gauche a trop laissé tomber. Quand il y a une participation de tous à la décision, par exemple dans l’économie sociale et solidaire, on observe que l’entreprise tient davantage compte des effets sur l’environnement, la santé ou l’égalité femmes/hommes.

Ensuite, la démocratisation est possible et nécessaire à plus grande échelle. Il faut articuler le dialogue social, les conventions citoyennes tirées au sort et les formes parlementaires classiques. On a déjà élargi la démocratie parlementaire à la représentation des intérêts liés à la division du travail, on peut le faire à propos des enjeux écologiques.

Vous défendez aussi une certaine radicalité redistributive. À quel point l’enjeu climatique change-t-il quelque chose à la vieille revendication d’égalisation des conditions ?

Ce qui est documenté, c’est la corrélation entre les inégalités environnementales et sociales. Plus vous êtes pauvre, plus vous êtes exposé aux nuisances environnementales et moins vous avez accès à un environnement sain.

Il y a moins d’études définitives sur le fait que les inégalités sont le moteur du dérèglement climatique. Mais il existe un certain nombre d’indices : plus les pays sont inégalitaires, plus ils consomment de CO2 ; plus les inégalités s’accélèrent, plus cette consommation croît également ; et à l’inverse, les pays où l’État social est le plus égalitaire sont aussi les plus vertueux sur le plan climatique.

Et puis il y a les travaux puissants de l’économiste Thorstein Veblen, qui explique comment les schémas de consommation dictés par la classe sociale la plus élevée ont tendance à être adoptés par la classe moyenne supérieure, puis la classe moyenne, ce qui conforte des modes de production expansionnistes. J’en ai retiré la conviction qu’il faut réduire les inégalités de patrimoines et de revenus : pour des raisons morales, mais aussi pour casser le moteur de la croissance des émissions de carbone.

Cela fait longtemps que des sociaux-démocrates (re)parlent de justice fiscale, mais vous allez plus loin en évoquant des interdictions à propos de certains comportements – par exemple l’usage de jets privés, qui a fait polémique cet été.

Quand vous renchérissez le prix de certains biens, vous ne mettez pas forcément fin à leur usage, et vous aggravez les inégalités entre ceux qui continuent à payer pour se les procurer, et les autres. Il y a donc certains cas où des normes de comportement peuvent s’avérer légitimes. En Belgique, on interdit déjà les « sauts de puce » des compagnies commerciales, pourquoi les jets privés échapperaient-ils à cette règle ?

C’est aussi une affaire de morale publique, j’ose le mot. Pas pour embêter la population, mais pour modérer le train de vie des plus riches. Dans son livre Éloge des limites (PUF, 2022), l’économiste Giorgios Kallis rappelle que toutes les civilisations ont imposé des limites à la concentration des richesses. Car celle-ci conduit à la corruption politique.

C’était une évidence pour la pensée antique et celle de la Renaissance, ou encore pour les acteurs de la Révolution française ou américaine. C’était aussi la conviction du premier socialisme, au XIXe siècle. On est la seule civilisation du no limit.

Vous désirez donc planifier, redistribuer, davantage normer les comportements… Mais en tant que social-démocrate, quel statut donnez-vous à l’écosocialisme dont vous vous réclamez ? Ce mot vient d’une tradition de gauche radicale bien plus révolutionnaire que la voie que vous défendez.

J’ai le plus grand respect pour le travail que les trotskystes – puisque c’est d’eux qu’on parle – ont accompli à propos de l’écosocialisme. À maints égards, je peux trouver des convergences avec cette sensibilité. Nous partageons une critique du capitalisme formalisée par Marx, qui fut la base doctrinale de la social-démocratie pendant des décennies. Et j’admets avec eux que le socialisme d’inspiration marxiste a épousé un imaginaire productiviste et technicien, dénoncé avec raison par un philosophe comme Cornélius Castoriadis.

Le statut de l’écosocialisme, pour moi, c’est un nouvel âge du socialisme. Celui-ci a d’abord été pré-marxiste, élaboré « par le bas », par ceux qui subissaient et critiquaient la société industrielle naissante. Il a ensuite été marqué par la révolution scientifique que Marx a apportée. C’est le temps où Jaurès, Vandervelde [socialiste belge – ndlr] et Lénine cohabitaient dans la même famille politique.

Puis est intervenue la rupture de 1920, entre le rameau devenu plus nettement réformiste et le rameau communiste. Plus récemment, à la fin du XXe siècle, toute une partie de la social-démocratie a épousé l’épisode malheureux de la « Troisième voie » [incarnée par Tony Blair, celle-ci a consisté en un accommodement à la logique néolibérale – ndlr]. J’espère que l’écosocialisme sera l’âge caractérisant la première moitié de notre siècle.

Encore faut-il une base sociale pour conquérir le pouvoir. Une des leçons que vous tirez du premier socialisme, c’est qu’il a fédéré les luttes des ouvriers, des artisans et des paysans contre la domination du capital. Croyez-vous possible de faire advenir une « classe écologique », pour reprendre l’expression de Bruno Latour, récemment disparu ? Et si oui, comment lui faire prendre conscience d’elle-même ?

Le Mémo sur la nouvelle classe écologique est un peu le testament politique de Bruno Latour. J’ai été marqué par une interview au Monde dans laquelle il affirmait : « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes. » Venant de lui, c’était assez surprenant, car autant il a été pionnier sur les questions liées au rapport à la nature, autant je crois qu’il n’avait pas suffisamment intégré la question sociale.

La classe écologique, comme la classe ouvrière jadis, n’existe pas a priori. Entre les mineurs, les dockers, les cheminots, les artisans typographes, il y avait des divergences énormes. Les socialistes ont tout de même construit un combat et un mouvement qui ont fait exister cet ensemble en tant que classe ouvrière. Il s’agit de reproduire une telle construction, adaptée à notre époque et nos défis.

Aujourd’hui, je pense que l’adversité envers le capitalisme et la poursuite commune de différents enjeux de justice peuvent fédérer les travailleurs du service public, du care et de la logistique, mais aussi les agriculteurs.

Sauf que la généralisation d’un travail émietté, intérimaire, de plateforme, complique sensiblement la tâche.

Je pense qu’on mythologise trop un moment particulier du mouvement ouvrier : celui de l’ouvrier de chez Peugeot des années 1950. Or, quand vous regardez l’histoire plus longue, les premiers qui arrachent une victoire, celle du suffrage universel, ce sont les mineurs. Le charbon est alors l’aliment essentiel de l’économie, ils ont donc un rapport de force énorme.

La génération suivante du mouvement ouvrier joue aussi un rôle clé. À ce moment-là, c’est le cheminot et le docker qui ont le pouvoir stratégique majeur de bloquer les chaînes d’approvisionnement. Aujourd’hui, regardez ce qui se passe dans les raffineries de Total. Imaginons que demain les travailleurs de l’économie de plateforme, les cheminots et les ouvriers de chez Total se mettent en grève tant qu’ils n’ont pas obtenu l’indexation automatique des salaires, comme en Belgique. Ils auraient la capacité de l’obtenir.

Il faut donc déterminer les combats écologiques et sociaux essentiels – un grand plan d’investissements, la taxation de la fortune, la garantie d’emploi… –, et rassembler stratégiquement ceux qui y ont intérêt.

Vous vantez d’ailleurs la « vertu du conflit », en citant la philosophe Chantal Mouffe, grande défenseure du populisme de gauche. Ce dernier est-il compatible avec l’écosocialisme ?

J’ai un débat passionnant avec Chantal Mouffe, qui est aussi originaire de Charleroi, car je ne la suis pas jusqu’au bout dans son raisonnement. Son enjeu n’est pas tellement le socialisme, mais plutôt une radicalisation de la démocratie.

Ce sur quoi je la rejoins, en revanche, c’est qu’il n’y a pas de politique sans polarisation entre alliés et adversaires. De même, je crois aussi qu’une certaine personnification est nécessaire. Celle de l’adversaire, car on a besoin d’incarner et de simplifier les enjeux. Mais aussi dans notre camp, même si je suis moins attaché qu’elle à la figure du leader charismatique, et que je crois davantage aux logiques collectives.

Enfin, elle a raison de dire qu’il faut jouer sur les affects en politique. À gauche, nous avons trop déserté ce terrain. Quand on devient une gauche hyper rationnelle, et que la seule extrême droite semble encore parler le langage des émotions, c’est un problème. La gauche ne peut pas abandonner le convivial, le festif, le plaisir, comme le défend Michaël Fœssel dans son livre Quartier rouge.

Si l’on en revient à la social-démocratie, pensez-vous vraiment que vos partis frères peuvent devenir écosocialistes ? N’êtes-vous pas isolé ?

Je défends les mêmes idées partout. À Berlin où je vais me rendre au congrès du Parti socialiste européen, je vais défendre le revenu maximal, la planification, le fait de créer des ponts avec des écologistes et des gauches non social-démocrates, et je crois que ça progresse.

Peut-être est-ce une vision romantique, mais écrire, comme je le fais avec cet essai, contribue à cette diffusion des idées. Jaurès et Vandervelde ne cessaient de poser des points de doctrine au cours de leur activité politique. Blair l’a fait aussi, avec des objectifs très différents.

Concernant l’écologie politique, vous en êtes assez critique. Mais est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’audacieux à donner des leçons à ceux qui ont longtemps alerté dans le désert sur la question climatique et les ravages du productivisme ?

Je propose un examen de conscience croisée, et je le fais dans un esprit amical. Le temps qu’on passe à se disputer sert la droite, comme nous l’a récemment rappelé le désastre italien.

Du côté des socialistes, il faut reconnaître que nous avons cédé au culte de la croissance, même si cela n’a été vrai que sur certaines périodes. Le premier socialisme n’était pas tombé dans ce travers. Et l’on doit à une sociale-démocrate norvégienne, Gro Harlem Brundtland, la définition du principe de développement durable.

De leur côté, les écolos ont eu raison sur le fond mais n’ont pas suffisamment construit leur stratégie ni travaillé la question sociale.

Certains pourraient vous répondre que vous continuez à euphémiser l’effort nécessaire pour réduire notre empreinte écologique, largement incompatible avec les limites planétaires. Vous assumez de vouloir un état stationnaire au niveau économique, mais vous rejetez la notion de décroissance. Pourtant, avant l’état stationnaire, il y a bien une diminution nette de notre production matérielle à organiser.

D’abord, je ne crois pas qu’on aura à passer par une réduction de notre confort matériel collectif. Avec l’écosocialisme, 50 % de la population peut voir sa vie nettement s’améliorer.

Si vous isolez massivement les logements, qui sont des passoires énergétiques et où la qualité de l’air est catastrophique, cela aura un impact positif sur votre santé. Si vous avez une vue sur des espaces vert également. Si vous avez accès à une alimentation de qualité, parce qu’il y a des cantines scolaires gratuites avec des produits locaux, comme cela existe en Finlande, si vous avez accès à des transports en commun gratuits, comme c’est le cas dans des agglomérations comme Dunkerque…, tout cela va améliorer la qualité de vie d’une très grande partie de la population.

L’élite, en revanche, va devoir baisser son niveau de confort. Et cela se discute pour les différentes fractions de la classes moyenne. Voilà pourquoi j’ai un problème avec le terme de décroissance. D’ailleurs, dans la littérature à ce sujet, on voit une hésitation avec les mots « a-croissance », « post-croissance », « sobriété », « frugalité ».

Ce qui est vrai, c’est qu’avant, il fallait croître pour lutter contre la pauvreté. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Si la richesse disponible était bien distribuée, la pauvreté disparaîtrait. Il faut donc reposer la question distributive.

Vous vantez l’approche du sociologue Erik Olin Wright, qui consiste à « prendre en tenaille » le capitalisme, sans croire au renversement soudain de ce système. Mais il y a deux difficultés. D’abord, le temps est compté pour éviter l’emballement du dérèglement climatique. Et ensuite, les résistances vont être énormes, du chantage à l’investissement jusqu’à des campagnes contre vos mesures dans les grands médias privés.  

Je le sais, car j’ai vécu ce chantage en tant que ministre de l’énergie, quand j’ai voulu prélever la rente nucléaire, ce qui nous renvoie au débat d’aujourd’hui sur les profits excessifs. C’était il y a douze ans, et il m’avait fallu trois ans de bataille judiciaire. Mais j’ai gagné, et cela rapporte encore 800 millions d’euros cette année à l’échelle de la petite Belgique. On subit toujours le chantage à l’investissement des grands patrons, mais ils ont aussi beaucoup de raisons de ne pas le faire.

Le mérite de Wright est de poser très clairement les quatre scénarios qui sont possibles. Il y a la politique des escarmouches, c’est-à-dire des petites luttes sectorielles qui ne remettent pas en cause tout le système – et beaucoup de mobilisations environnementales en sont encore là. Il y a ensuite le repli, c’est l’option des « effondristes », qui reprennent l’idée des communautés autonomes. Là non plus, ça ne fait pas bouger le système, même si certaines expérimentations sont intéressantes.

Vient ensuite le renversement du système d’un seul coup. Mais qui est parvenu à le faire depuis un siècle et demi, à part la prise du Palais d’hiver en 1917, avec l’aboutissement que l’on sait ? La stratégie de la tenaille, c’est donc la plus mauvaise stratégie, à l’exception de toutes les autres.

Il faut encercler le domaine de la propriété privée capitaliste, limiter son domaine d’étendue, et à l’intérieur de son domaine, continuer à introduire des normes et des mécanismes démocratiques. C’est ce que Jaurès appelait « l’évolution révolutionnaire ».

Cette stratégie est quand même celle qui a eu plus de succès que toutes les autres. La différence entre la situation contemporaine et le mouvement ouvrier du passé, c’est que celui-ci se concentrait sur un combat à la fois : le suffrage universel, les congés payés, la journée de 8 heures, etc. Il laissait de côté d’autres combats, comme la question des femmes ou les questions environnementales. L’intersectionnalité nous oblige à fédérer les luttes, et c’est une bonne chose, pour être justes et nous hisser à la hauteur du moment historique.

Le titre de votre livre, La Vie large, invite à une forme d’utopie, dans un monde où les imaginaires sont majoritairement post-apocalyptiques, dystopiques. Faut-il sortir de la peur pour faire advenir l’écosocialisme ?

J’ai trouvé cette expression de Jaurès dans une vieille revue. L’anecdote raconte que des bourgeois reprochaient aux socialistes de vouloir une société où tout le monde se serre la ceinture, que sous leur gouvernement on ne pourrait plus rien faire. C’est exactement le procès de « l’écologie punitive » tel qu’on l’entend aujourd’hui. Jaurès s’était dressé et leur avait répondu : « Pas du tout, nous ne sommes pas des ascètes, il nous faut la vie large ! »

Si on ne rend pas la transition climatique désirable, on n’y arrivera pas. Je ne crois pas qu’imaginer la catastrophe va nous la faire éviter. La peur paralyse, tétanise, crée de l’éco-anxiété. L’envie, le désir, la colère, peuvent au contraire contribuer à transformer le monde. L’utopie est nécessaire, à l’image de la représentation du monde en 2050 après le Green New Deal, qu’avait mise en ligne Alexandria Ocasio-Cortez. C’est aussi la tradition iconographique du socialisme, avec ses grandes fresques sur la vie ouvrière.

Il n’y a pas de grand mouvement politique qui réussisse sans mobiliser la force utopique, le désir, l’envie, la fête et le plaisir.

‘Momentum’ ekosoziala
Joseba Azkarraga, Etxagibel – EHUko irakaslea eta Ekopol taldeko ikerlaria
www.berria.eus/paperekoa/1941/017/003/2022-10-22/momentum-ekosoziala.htm

Bolo-bolo dabil halako mantra ezkorra etorkizunaz. Uda beroa izan da oso, baina itxuraz etorkizuneko hotzena. Elikagaien prezioa ziztuan gora, baina gaitz erdi energiaren eskaste geologikoak hondoratzen ez badu Europako sistema industriala. Pandemiak itzulipurdiz jarri gaitu, baina eskertuta behar genuke oraingoak ez dituelako erasan, demagun, jendarteko txikienak, zer ote biharkoa. Euskal abertzaleek Madrilen gobernurik ezkerrekoena omen dena sostengatzen dute, defentsarako gastua ia %26 handituko duen berbera, izan ere, zer ote dator espainiar-espainiarrekin. Frantziak planteatu duela ur beroa kentzea eraikin publikoetan? Gutxienez bada urik. Triskantza dela Ukrainakoa? Itxaron lehertze nuklearrei.

Eskema kognitibo horrexek egituratzen du garaiotako zeitgeist partikularra: uneotan duguna txarra dela? Egon… Likidatutzat eman dezakegu, orain bai, aro modernoaren oinarri funtsezkoa den Progresoaren ideia. Kapitalaren metaketa prozesuak, finean, hil hurren utzi du esperantza. Eta etorkizuna galduta, antsiolitiko gehiegi kontsumitzen ari garela? Adi…

Territorio ilun honetan gaude, funtsean, gizadi industrialak muzin egin ziolako berregituratze ekologikoari, duela 50 urte inguru gutxienez, Hazkundearen mugak (1972) ikerlan ospetsua kaleratu zenetik, behintzat. Ikerlanak maisuki ohartarazi zuen kolapsoaren aukeraz. Huraxe zen ziaboga ekosozial ordenatua abiatzeko une bikaina, kontsumo eta ekoizpen ereduak serio aldatzen hastekoa. Aurreranzko ihesa hautatu zen, ordea: produktibismo keynesiarraren ostean, 80ko hamarraldian delirio neoliberalak eta interes korporatiboek hartu zuten kapitalismoaren gidaritza. Ezkerreko indarrak ere, oro har, berandu oso, alarma guztiak piztuta daudenean iritsi dira ekologiaren agenda ezinbestekora.

Emaitza: gaurko Interneta sortu zenetik (1991) jaurti da negutegi efektuko isurketa guztien erdia (%48a). 68ko maiatzetik, %75a. Bigarren Mundu Gerraren amaieratik, %87a. Orain, tarte askoz estuagoa dugu, eta denbora askoz gutxiago, demaseko eraldaketa eragiteko, karbono-gabetu eta ekozidioa geldiarazteko.

Ekologismoak aurreikusi bezala, orain beheraldi behartua eta zakarragoa agintzen digute muga biofisikoek. Aurreikuspenez jokatzea arbuiatuta, orain arrapaladan ekin behar, etxea sutan dugula, gerra piztuta, faxismoaren sufre usaina airean.

Ekologismoak badu paradoxa hori. Arrakasta bete-betekoa agertu du diagnosi historikoan, baina porrot egin du jendartea ekologizatzeko zeregin praktikoan. Aurrerantzean, ekuazioa iraultzea da kontua: diagnostikoak egin diezaiola huts (kolapso gordina, beheraldi gogor eta luze gisa ulertuta, nagusiki gehiengo sozialek ordaindua), eta izan dadila arrakastatsua ekinbide ekosozial(ist)a. Arrazoiaren indarra ez, indar faktikoaren arrazoia behar genuke bidaide.

Haizea alde dugu, momentum ekosoziala bizi baitugu. Lurrak utzi dio hazkundearen dekoratu huts izateari, hasi da erantzuten, obrako protagonista nagusi bilakatzen (esango luke hil berri den Bruno Latour pentsalariak), eta horrek eragile guztiak mugiarazi ditu. Krisi ekologikoa —bere inplikazio sozial eta ekonomiko egundokoekin— hasia da ertzera bidaltzen gainontzeko guztia (zenbaiten iritzian, baita nazio aferak ere). Ekologismoaren helburu estrategikoa ez da trantsizio ekologikoa politikaren arteria zentralean txertatzea, hori berez dator. Desafioa da justua, baketsua eta benetan ekologikoa den trantsizioa.

Zein trantsizio ekosozial, horixe baita gure garaiko disputa politikoaren muina. Disputa epiko horretan aurre egin beharko zaie kapitalismoak bere burua berrasmatzeko martxan dituen bi operazioei. Batetik, kapitalismo autoritario-nazionalista-kontserbadorea. Bestetik, green, blue eta purple susperraldia bilatzen duen kapitalismo liberala (koloreak kolore, funtsean hau ere pribatizatzailea, autoritarioa eta antiekologikoa). Gurean adiera liberala da nagusi, momentuz: korporazioak diru publikoz (funts globalak eta lokalak) mozkortzen ari gara, beraiek gida dezaten digitala eta ustez berdea den trantsizioa. Gehiengo sozialak prekarizatu bitartean. Eredu hori gero eta disfuntzionalagoa izango da.

Euskal ekologismoa saretzen ari da, herritar trantsizio benetan ekologikoa helburu. Nago hiru direla egitasmoaren gutxieneko abiapuntuak. Bat: orain arteko molde erreformistak ez du balio gizartea birtxertatzeko sistema naturaletan; segurtasuna soilik eraiki ahal izango da aldaketa anbiziotsu, estruktural eta erradikalekin, operazio distributibo handiaren baitan. Bi: gidaritza publiko eta publiko-herritarra da gakoa. Hiru: nahitaezkoa da engaiatzea agenda ekologiko globalarekin eta bulkada dekolonialarekin, baina akatsa da naziogintza eta krisi ekosoziala deslotzea, herri burujabetzarik eta tresna estatalik gabekoentzat askoz handiagoa izango baita desafio sozialen aldapa, eta nabarmen itxiagoak desafio ekonomikoen kurbak.

Badu halako zapore gazi-gozoa: momentum ekosoziala bizi dugu, bazen garaia, baina lañotasunik batere ez. Jakitun baikara dagoeneko ez gaudela Disney utopietarako, bizi garela erleak masiboki akabatzen, erregai fosilak agortzen, basoak hiltzen, uztak desegonkortzen eta misil nuklearrak aireratzeko prest dauden sasoian. Ez gaude 1972an. Trantsizio ordenaturako aukerak gutxienekoetara ekarrita, dagoeneko sartuak gara txarra eta txarragoaren artean aukeratzeko aroan. Ekologismoak badu txarrena saihesteko hanka defentsibo hori, beharbada ez dena hain sexya, baina neurtezina da bere garrantzia.

Halere, ekologismoak ofentsibarekin asmatu behar luke batez ere, bestelako zibilizazio-oinarriz osaturiko etorkizuna irabazteko proposamenarekin: jendarteak eta bizierak funtsatzea zaintza, banaketa eta nahikotasun printzipioetan. Ez dago disputa handiagorik, ez eta inon inpugnazio osoagorik.

Biderkatzera doa ondoeza, eta kontua da zelan eman itzulpen politiko zentzuzkoa. Ez da politikoki emankorra esatea «den-dena okerrera joango da eta sistema kapitalistarekin bat ez datozen neurri estrukturalak behar ditugu». Erantsi behar zaio antolakuntza, estrategia, boterea, eta subjektu politiko zabal eta indartsuaren artikulazioa. Orain aktibatzen ez bagara, noiz?