Articles du Vendredi : Sélection du 21 mars 2025

Sur l’écologie, un grand renoncement à l’œuvre en France et dans le monde
Audrey Garric, Mathilde Gérard, Matthieu Goar, Stéphane Mandard et Léa Sanchez
www.lemonde.fr/planete/article/2025/03/14/ecologie-l-heure-du-grand-renoncement_6580637_3244.html

Déjà marginalisée en France et en Europe depuis l’irruption de la guerre en Ukraine, la défense du climat et de l’environnement se retrouve piétinée dans le chaos géopolitique créé par l’administration Trump.

En ce jeudi 20 février, la planète apprend à vivre au rythme des annonces du climatosceptique Donald Trump. Et le moral est au plus bas au sein du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), la structure censée mettre en musique la promesse d’Emmanuel Macron : le quinquennat « sera écologique ou ne sera pas ». Dans une note destinée aux cabinets du président de la République et du premier ministre que Le Monde s’est procurée, le SGPE alerte sur une trajectoire des émissions de CO2 qui « marque un tournant » en 2024, en raison d’une « baisse des émissions [qui] ralentit nettement alors que le plan prévoit d’accélérer ».

Les hauts fonctionnaires, qui ont appris trois jours plus tôt la démission de leur patron et tête pensante, Antoine Pellion, accusent le coup. « On observe un backlash [“contrecoup”] écologique, avec une hausse des pressions antinormes environnementales, contre le pacte vert [européen], voire des objectifs de l’accord de Paris, y compris au sein même du gouvernement », énumère la note. Les objectifs en matière de protection de la biodiversité, de lutte contre les pollutions chimiques des eaux et de zéro artificialisation nette sont « fortement remis en cause », poursuivent les experts.

Dix jours plus tôt, ce sont 12 éminents scientifiques – l’écologue Luc Abbadie, la diplomate Laurence Tubiana ou encore l’économiste Céline Guivarch – qui s’apprêtent à démissionner en bloc pour marquer leur désaccord avec ce grand renoncement. Au sein du groupe d’appui à la transition écologique des agents de la fonction publique, ils sont chargés depuis novembre 2022 d’accompagner le déploiement de l’ambitieux plan de transformation écologique de l’Etat, notamment la formation de 2,5 millions de fonctionnaires jusqu’en 2027. Un travail de l’ombre que ces personnalités du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou du CNRS ont accepté avec entrain et, même, un peu d’espoir.

Mais, depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, les ministres sont absents. Le courrier qu’ils ont envoyé à l’Elysée a reçu une réponse polie les renvoyant vers les cabinets ministériels. « Il n’y a plus aucun portage politique », observe le climatologue Christophe Cassou. En visioconférence, le 10 février, les hauts fonctionnaires qui gèrent ce dossier ont glissé aux scientifiques qu’un départ les affaiblirait. « C’était trop risqué pour eux. Nous avons décidé de continuer pour ne pas saper le travail des gens qui déploient une énergie considérable sur le terrain », résume M. Cassou, tiraillé par des sentiments divergents où le besoin d’agir se fracasse sur le contexte global.

« Détricoter ce qui a été amorcé »

Ces scientifiques, plongés dans des courbes toujours plus rouges, auraient rêvé d’un autre début d’année. Pour la première fois depuis le début des relevés, la température mondiale a franchi, en 2024, 1,5 °C de réchauffement, soit le seuil le plus ambitieux de l’accord de Paris sur le climat adopté en 2015. Une énième alerte qui aurait pu déclencher une nouvelle prise de conscience et ouvrir une période de débats sur la mise en œuvre de la transition énergétique.

Mais, dix ans après la COP21, ce rêve a tourné à la dystopie. Le retour au pouvoir de Donald Trump, un président qui décrit les énergies fossiles comme de « l’or liquide sous nos pieds » et balaie la science à grands coups de hashtags #BackToPlastic, percute aussi la transition naissante en Europe et en France. « Nous aurions dû le sentir arriver, mais nous n’avons pas forcément pris la mesure de ce projet politique global d’opposition », analyse Yves Marignac, expert énergie au sein de l’association NégaWatt.

Déjà marginalisée depuis l’irruption de la guerre en Ukraine ou à Gaza, la cause climatique se retrouve piétinée dans le nouveau chaos géopolitique créé par l’administration Trump.

A grands coups d’executive orders [« décrets présidentiels »], le 47e président des Etats-Unis hystérise la compétition entre des blocs poussés dans une course à la compétitivité immédiate.

Lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse, qui se tenait au moment de l’investiture de Donald Trump, de nombreux grands patrons européens ont ainsi appelé à une simplification des normes. Le 6 janvier, devant les ambassadeurs, Emmanuel Macron avait déjà réclamé, « dans le moment que nous vivons », une suspension des régulations « tant qu’on n’a pas retrouvé la capacité à rentrer dans la compétition ». Alors, fin janvier, la France a demandé une « pause réglementaire massive », avec notamment le report sine die de la mise en œuvre de la directive de mai 2024 sur le devoir de vigilance, qui impose aux entreprises de veiller au respect de l’environnement et des droits humains dans toutes leurs chaînes de production à travers le monde.

Le pacte vert européen – la « bible » de la Commission d’Ursula von der Leyen version 2019-2024 – est remplacé par la « boussole pour la compétitivité », selon les termes de la Commission européenne. Le 26 février, Stéphane Séjourné, le vice-président de la Commission chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, a présenté aux eurodéputés ce « business plan » censé permettre à l’Europe de rester dans la course avec les Etats-Unis et la Chine. Au menu, notamment, l’affaiblissement important de la directive CSRD qui oblige les entreprises à une transparence sur leur impact environnemental et social. « La tronçonneuse [du président argentin Javier] Milei, les propos de Musk contre l’Etat… Tout le monde a les yeux rivés vers des donneurs d’ordre qui ne parlent que de simplification, observe Thomas Uthayakumar, directeur des programmes de la Fondation pour la nature et l’homme. Certains ont compris que c’était le moment de détricoter ce qui a été amorcé ces dernières années. Ils pensent pouvoir jouer un coup politique, mais c’est un jeu très dangereux. » Autre signe du basculement, les Européens donnent la priorité aux dépenses militaires, quitte à enfreindre la règle européenne des 3 % de déficit. Exactement ce que réclamaient certains défenseurs de la cause climatique, qui nécessite, elle aussi, des investissements de long terme.

« Un scalp écolo »

En France, même s’ils n’ont rien à voir avec le coup de balai trumpiste, les reculs se multiplient aussi depuis le début de l’année, dans une ambiance d’attaques répétées de la droite et de l’extrême droite contre les opérateurs de l’Etat comme l’Office français de la biodiversité (OFB) ou l’Agence de la transition écologique (Ademe). Coupes budgétaires dans des secteurs cruciaux comme le soutien aux voitures électriques, la rénovation énergétique des bâtiments avec MaPrimeRénov’, le fonds vert des collectivités ; perte du portefeuille de l’énergie par le ministère de la transition écologique ; révision à la baisse des ambitions de développement du solaire et du soutien au secteur ; désintérêt du premier ministre… l’écologie est en berne.

Les dossiers agricoles, en particulier, se sont transformés en champs de bataille. Vendredi 17 janvier au soir, l’Agence bio, chargée de l’accompagnement et de la promotion de la filière, est ainsi supprimée par un amendement au Sénat lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2025, sans que le ministère de l’agriculture s’y oppose. Le cabinet de la ministre Annie Genevard mettra deux jours à rappeler les responsables de l’agence, et plus d’une semaine avant de rétropédaler. « Ils nous ont donné l’impression de vouloir un scalp écolo. Comme l’Ademe et l’OFB sont trop gros, alors ils s’en prennent à l’Agence bio », glisse un des responsables de cette structure.

L’idée que l’écologie est forcément un repoussoir est peu à peu distillée. Cité 21 fois dans le projet de loi d’orientation agricole initialement présenté par le gouvernement au printemps 2024, le terme « agroécologie » disparaît dans la version adoptée en février, effacé par les coups de gomme des sénateurs. Un symbole significatif.

Car ce texte cultive l’idée que la protection de l’environnement nuirait à la production. Il introduit la notion de « non-régression de la souveraineté alimentaire », présentée comme un miroir de la non-régression du droit de l’environnement. Une proposition de loi adoptée en janvier par le Sénat accentue cette tendance : il propose de réautoriser les insecticides néonicotinoïdes et de renforcer la tutelle politique sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. La communauté scientifique s’étrangle face à cette offensive tous azimuts des sénateurs.

 

 

Ne pas « emmerder les Français »

Dans cette ruée contre les normes vertes, le gouvernement revient sur des acquis. Le 12 février, le ministre des outre-mer, Manuel Valls, a été jusqu’à demander d’ouvrir le débat sur la loi Hulot de 2017 interdisant la recherche et l’exploitation de nouveaux hydrocarbures, parce que « nous voyons les pays voisins de la Guyane accélérer en matière de prospection et d’exploitation, au Guyana, au Suriname ou au Brésil ».

Agnès Pannier-Runacher a dit à son collègue Manuel Valls que cette hypothèse était inenvisageable. Dans ce marasme où elle apparaît isolée sur ces sujets au sein du gouvernement, notamment au moment de défendre les opérateurs placés sous sa tutelle, la ministre de la transition écologique a réussi à remettre sur ses rails la programmation pluriannuelle de l’énergie à l’automne 2024 et surtout à lancer le troisième plan national d’adaptation au changement climatique, tançant, lors de son discours, lundi 10 mars, les populistes qui voient le « réchauffement climatique » comme une « vue de l’esprit ». « L’agenda trumpiste est libertarien, il assume d’écraser toute régulation. Ce n’est pas du tout la culture de la France, relève-t-elle. Face aux risques climatiques, la transformation doit se faire, et elle se fait à marche forcée dans beaucoup d’endroits dans le monde. Mais, partout, elle rencontre des résistances populistes. La transition se construira peut-être comme ça, avec des reculs, mais aussi, à rebours, de grandes avancées. »

Si le déferlement trumpiste semble désinhiber une partie du personnel politique et des milieux économiques, les premiers accrocs à la transition sont apparus dès 2022. Depuis la guerre en Ukraine et les tensions sur les prix de l’énergie, une partie des gouvernements européens s’est raidie sur cette question, avec comme conséquence un pacte vert européen mis sur pause à partir de 2023. Cette période a d’abord contribué à invisibiliser la question écologique, de moins en moins évoquée par des dirigeants très attentifs à ne pas « emmerder les Français », selon une expression entendue à maintes reprises au sujet des zones à faible émission ou du zéro artificialisation nette.

D’abord effacée des feuilles de route, la cause environnementale a été peu à peu instrumentalisée. La crise agricole de l’hiver 2023-2024, durant laquelle le gouvernement de Gabriel Attal tente de se sortir de l’ornière en sabrant des normes importantes, a renforcé l’idée que l’écologie entrave les citoyens et les entrepreneurs. « Le gouvernement et certains partis politiques, de droite et d’extrême droite, ont choisi d’utiliser la transition écologique comme bouc émissaire, alors que la colère agricole portait surtout sur des enjeux de revenus et de concurrence internationale jugée déloyale », regrette Anne Bringault, la directrice des programmes du Réseau Action Climat, qui rassemble une quarantaine d’ONG.

Cocktail de fausses informations

La poussée des extrêmes droites aux élections européennes et l’arrivée de 143 députés du Rassemblement national (RN) et de ses alliés à l’Assemblée nationale ont entériné cette bascule politique où « la droite court après l’extrême droite et le centre ne parvient pas à résister à cette dérive », analyse le député (socialiste) de Meurthe-et-Moselle Dominique Potier.

Le 14 novembre 2024, Ursula von der Leyen vient d’annoncer le report de la loi contre la déforestation, dernier texte fondateur du pacte vert européen qui n’avait pas encore été détricoté. Marie Toussaint, eurodéputée française, prend la parole pour expliquer que « 800 000 terrains de football vont partir en fumée » dans les douze mois à venir, sous les huées de la droite et de l’extrême droite. « Ça donnait le ton de ce qu’allait être la nouvelle mandature, une attaque en règle contre l’écologie », commente l’élue.

De Laurent Wauquiez, président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, aux députés du RN, en passant par le premier ministre, François Bayrou, les critiques et les insinuations se succèdent contre les défenseurs de l’environnement. Le 20 juin 2024, lors des assises de la pêche et des produits de la mer à Lorient, le vice-président de la région Bretagne, Daniel Cueff, a ainsi qualifié certaines organisations non gouvernementales de « terroristes ».

Ce cocktail de fausses informations, de petites phrases sur l’argent consacré à la transition et de posts Instagram – comme lorsque M. Wauquiez évoque un exploitant qui « risque trois ans de prison à cause d’un castor » – ne contribue pas à calmer des tensions grandissantes sur le terrain.

A Gap, le 27 novembre 2024, une trentaine d’agriculteurs déboulent dans une rue piétonne avec un tracteur, une bétonnière et montent un muret de parpaing devant les locaux de la Société alpine de protection de la nature (SAPN). Sur les briques, l’association est rebaptisée « Secte des autocrates prônant la nuisance ».

« Un discours de renoncement »

« A l’intérieur, nous étions en train de préparer une table ronde sur les haies à laquelle la chambre d’agriculture avait accepté de participer, se remémore Hervé Gasdon, président de la SAPN. Je pensais que ces moyens d’action faisaient partie d’un autre temps. Nous avons des relations plutôt apaisées, mais nous sommes embarqués par une colère qui vient d’ailleurs. » La plainte de France Nature Environnement Provence-Alpes-Côte d’Azur a été classée sans suite.

Même les scientifiques se retrouvent interpellés. La climatologue Valérie Masson-Delmotte, qui parcourt le pays pour donner des conférences, observe une évolution. « Désormais, la première question du public est toujours de me demander pourquoi on devrait agir en France ou en Europe alors que les autres ne font rien, raconte-t-elle. Il y a un discours de renoncement de la population et des personnes aux responsabilités sur la nécessaire transformation des pratiques et modes de vie. »

Progressif depuis le retour de la guerre en Europe, puis brutal sous les coups de boutoir de Donald Trump, ce grand retournement des dirigeants et d’une partie de l’opinion vis-à-vis de la transition écologique arrive au pire moment.

Après l’accord de Paris, beaucoup de pays, dont la France, avaient tracé des trajectoires de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Restait à mettre en œuvre ces politiques dans les décennies à venir, le Green Deal ou l’Inflation Reduction Act de Joe Biden ne devant être que des premiers actes. A peine entamée, leur mise en œuvre se retrouve enlisée et, parfois, conspuée. Les scientifiques craignent déjà des répercussions. Les rejets carbonés français sont repartis à la hausse au troisième trimestre (+ 0,5 %). « Nous sommes brutalement confrontés à un changement d’ère, conclut Yves Marignac. Depuis des années, nous espérions pouvoir contribuer à aider les sociétés à aller vers un monde plus désirable. Aujourd’hui, nous devons entrer de façon urgente dans une résistance pour préserver les progrès déjà existants. »

Carola Rackete : « La transition écologique de l’UE prolonge le colonialisme »
Alexandre-Reza
https://reporterre.net/Carola-Rackete-La-transition-ecologique-de-l-UE-prolonge-le-colonialisme

L’eurodéputée Carola Rackete revient d’un tour du monde des communautés affectées par les multinationales extractivistes. Elle dénonce la position néocoloniale de l’Union européenne. Mais insiste : « Des victoires existent. »

Élue l’an dernier au Parlement européen dans le groupe de la gauche (GUE/NGL), Carola Rackete refuse de se laisser enfermer dans les institutions et se revendique avant tout comme une activiste. Elle s’est fait connaître, en 2019, en tant que capitaine du Sea-Watch 3, un navire humanitaire qui secourait des migrants en Méditerranée. L’Allemande avait alors défié les autorités italiennes en forçant l’entrée du port de Lampedusa, ce qui lui avait valu une brève arrestation et une médiatisation internationale.

Elle vient d’achever un projet inédit : un tour du monde des mouvements sociaux et des communautés affectées par le changement climatique et l’extractivisme, intitulé Seeds of Action – Growing Revolutions. De l’Amérique du Sud à l’Afrique en passant par l’Europe, cette initiative visait à renforcer les réseaux de mobilisation et à documenter les conséquences des activités des multinationales européennes sur les populations locales. Carola Rackete revient sur ce voyage, son regard sur le rôle de l’Union européenne et la place qu’elle entend occuper au Parlement.

Reporterre — Pourquoi avoir entrepris ce tour des luttes sociales et écologiques ?

Carola Rackete — L’Union européenne joue un rôle clé dans l’aggravation des crises écologiques et sociales bien au-delà de ses frontières, mais les voix des populations qui en subissent les effets restent largement ignorées. Mon équipe et moi faisons partie de ces mouvements, avant d’être des élus, et nous avons voulu utiliser les moyens du Parlement européen pour visibiliser ces luttes et les amplifier.

L’objectif était triple : rencontrer des communautés affectées par des projets extractivistes portés par des entreprises européennes, relier ces luttes entre elles pour créer des solidarités internationales et voir comment nous pouvions, depuis l’Europe, leur apporter un soutien concret.
Quelles leçons tirez-vous de ces rencontres à travers le monde ?

Ce qui m’a marquée, c’est l’importance de construire des alliances larges, parfois entre des groupes qui, a priori, n’ont pas les mêmes idées. En Serbie, par exemple, une mobilisation contre une mine de lithium dans la vallée de Jadar a réuni des écologistes, des habitants des campagnes inquiets pour leur accès à l’eau et même des nationalistes persuadés que l’exploitation des ressources devrait être contrôlée par des entreprises locales plutôt que par des multinationales. Ce qui aurait pu diviser ce mouvement a été mis de côté au profit d’un mot d’ordre clair et rassembleur : No mining.

Ce que nous avons vu en Serbie, mais également en Colombie — où des communautés indigènes, afrodescendantes et paysannes ont réussi à s’unir contre l’accaparement de leurs terres par une entreprise irlandaise de plantations industrielles [visant à produire des emballages carton] — c’est que les mouvements les plus forts sont ceux qui parviennent à dépasser leurs divisions idéologiques pour se concentrer sur un objectif commun.

Vous avez visité, entre février et mars, des sites affectés par les multinationales françaises Perenco et TotalEnergies, en RDC et en Tanzanie. Qu’avez-vous constaté sur le terrain ?

En République démocratique du Congo, les conséquences de l’exploitation pétrolière par Perenco sont désastreuses. Cette entreprise franco-britannique opère dans des zones où d’autres multinationales n’oseraient pas s’aventurer, sans véritable contrôle des autorités. Sur place, des habitants nous ont montré des nappes de pétrole qui flottent sur les rivières, des terres agricoles rendues infertiles et des cultures qui ne poussent plus comme avant. L’eau est contaminée, et les communautés qui dépendent de l’agriculture et de la pêche se retrouvent sans moyens de subsistance.

Le plus révoltant, c’est l’impunité totale dont bénéficie Perenco. Cette entreprise n’opérerait jamais de cette façon en Europe, où elle serait immédiatement sanctionnée. Mais en RDC, elle profite du manque de régulation et de la pauvreté des populations pour continuer ses activités sans rendre de comptes. Des organisations comme Les Amis de la Terre ont engagé des poursuites judiciaires en France, mais pour les habitants sur place, il est presque impossible d’obtenir justice.

En Tanzanie, le projet de l’oléoduc Eacop, porté par TotalEnergies, a entraîné l’expropriation de nombreuses communautés. Des villageois ont reçu des compensations dérisoires, insuffisantes pour racheter des terres ailleurs, et se retrouvent plongés dans la pauvreté.

En Tanzanie, vous avez également rencontré des communautés Maasaï…

Elles font face à une situation tout aussi grave. Sous prétexte de conservation environnementale — qui sert en fait au développement de zones de chasse réservées aux élites fortunées —, le gouvernement tanzanien exproprie progressivement ces populations de leurs terres. Il ne procède pas forcément par des expulsions violentes, mais en supprimant les services publics essentiels : fermeture des écoles et des hôpitaux, suppression des services médicaux d’urgence. En rendant la vie impossible aux Maasaï, le gouvernement les incite à partir. Ce modèle de conservation, qui exclut les populations locales au profit du tourisme de luxe et de la chasse réservée aux élites, est en partie financé par des fonds européens. L’Europe devrait se poser la question de l’usage de ces fonds.

Vous avez rencontré des activistes du monde entier. Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?

L’espoir naît dès que des personnes se mobilisent. Quand une lutte commence, aussi difficile soit-elle, il y a toujours une possibilité de succès. Des victoires existent. La mine de lithium en Serbie a été suspendue après une mobilisation massive. L’autoroute A69 en France a été annulée sous la pression des mouvements écologistes. En Grande-Bretagne, Just Stop Oil a été sévèrement réprimé, mais a fini par obtenir un engagement du Parti travailliste — désormais au pouvoir — contre de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Ces exemples montrent que la pression populaire fonctionne.

 

 

 

L’Union européenne se présente comme un leader de la transition écologique avec son Green Deal. N’est-ce pas un début de prise de conscience des institutions ?

Non, car l’Union européenne a été conçue comme un projet économique pour servir les intérêts des États membres, souvent au détriment d’autres régions du monde. Aujourd’hui encore, ses politiques reflètent cette réalité.

Si l’UE impose des standards environnementaux stricts aux entreprises opérant en Europe, elle ne les applique pas aux multinationales européennes actives à l’étranger. C’est donc une hypocrisie totale.

Pire, elle se positionne comme un prédateur sur les ressources naturelles du Sud global. Avec le Critical Raw Materials Act, l’UE multiplie les accords commerciaux pour sécuriser son accès aux métaux rares nécessaires à la transition énergétique, sans se soucier des conséquences sociales et environnementales. Ce n’est pas une transition écologique, c’est un prolongement du colonialisme par d’autres moyens.

En tant qu’eurodéputée, quel pouvoir avez-vous réellement pour accompagner les communautés que vous avez visitées ?

Les institutions européennes ne résoudront certainement ni la crise climatique ni les inégalités structurelles qu’elles contribuent à perpétuer. Nous savons que le Parlement européen, où nous sommes élus, ne changera pas fondamentalement le système, d’autant que nous sommes dans l’opposition. Mais il peut être un outil pour renforcer les mouvements qui, eux, ont la capacité de faire pression.

Notre travail consiste donc à faire venir des militants du Sud global en Europe pour qu’ils puissent directement témoigner auprès des institutions, mettre en lumière les responsabilités des multinationales, et organiser des actions qui perturbent le fonctionnement politique traditionnel.

« La gauche pourrait construire un contre-récit puissant »

Un autre levier, bien que symbolique, est la possibilité à influencer le débat public. Même sans être au pouvoir, l’extrême droite a réussi à imposer ses idées sur la migration en martelant son discours. La gauche pourrait faire de même sur l’écologie et la justice sociale, en construisant un contre-récit puissant et en imposant ses thèmes à l’agenda politique. Si on regarde ce que Fridays for Future a accompli il y a cinq ans, avec ses mobilisations massives, on voit que la Commission a mis en place un Green Deal qu’elle n’avait jamais prévu de faire. Ainsi, même sans être au pouvoir, ils ont réussi à changer l’agenda.

Nous voyons donc la politique parlementaire non comme un espace de transformation, mais comme une plateforme pour organiser des actions collectives et perturber le système en place. Nous ne faisons pas confiance aux institutions, mais nous nous en servons pour organiser la contestation. Si le changement doit venir, il viendra de la rue, des mobilisations populaires.

Thomas Piketty : « Plutôt que d’une cure d’austérité, l’Europe a besoin d’une cure d’investissement »
Thomas Piketty, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris
www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/15/thomas-piketty-plutot-que-d-une-cure-d-austerite-l-europe-a-besoin-d-une-cure-d-investissement_6581149_3232.htm

A écouter les cercles dirigeants, il faudrait couper dans les dépenses sociales pour se lancer dans une course-poursuite avec Donald Trump et Vladimir Poutine sur les dépenses militaires. Tout est faux dans ce diagnostic, explique Thomas Piketty dans sa chronique au « Monde ».

Face à la déferlante trumpiste, il est urgent que l’Europe reprenne confiance en elle-même et propose à ses citoyens et au monde un autre modèle de développement.

Pour y parvenir, il faut commencer par sortir de l’autodénigrement permanent qui tient trop souvent lieu de débat public sur notre continent. D’après la doxa en vigueur dans de nombreux cercles dirigeants, l’Europe vivrait au-dessus de ses moyens et devrait se serrer la ceinture.

La dernière version de ce discours est qu’il faudrait couper dans les dépenses sociales afin de se concentrer sur la seule priorité qui vaille : la course-poursuite avec Donald Trump et Vladimir Poutine sur les dépenses militaires.

Le problème est que tout est faux dans ce diagnostic. Sur le plan économique, la réalité est que l’Europe a parfaitement les moyens – si cela s’avère utile – de poursuivre plusieurs objectifs en même temps. En particulier, elle dégage depuis des années de solides excédents de sa balance des paiements, alors que les Etats-Unis ont un énorme déficit. Autrement dit, ce sont ces derniers qui dépensent sur leur territoire plus qu’ils ne produisent, alors que l’Europe fait exactement l’inverse et accumule son épargne dans le reste du monde (et notamment aux Etats-Unis).

Au cours des quinze dernières années, l’excédent annuel moyen atteint les 2 % du produit intérieur brut (PIB) en Europe, du jamais-vu depuis plus d’un siècle. Il s’observe en Europe du Sud aussi bien qu’en Allemagne et en Europe du Nord, avec des niveaux dépassant parfois les 5 % du PIB dans certains pays. A l’inverse, les Etats-Unis ont accumulé depuis 2010 des déficits moyens de l’ordre de 4 % de leur PIB.

La France se situe à mi-chemin et affiche une balance des paiements en quasi-équilibre (avec un déficit inférieur à 1 % du PIB). La vérité est que l’Europe a des fondamentaux économiques et financiers plus sains que les Etats-Unis – tellement sains que le vrai risque est depuis longtemps de ne pas dépenser suffisamment. Plutôt que d’une cure d’austérité, l’Europe a surtout besoin d’une cure d’investissement si elle veut éviter une lente agonie, comme l’a bien diagnostiqué le rapport Draghi.

Cadastre financier européen

Mais elle doit le faire à sa façon, à l’européenne, en privilégiant le bien-être humain et le développement durable, et en se concentrant sur les infrastructures collectives (formation, santé, transports, énergie, climat).

L’Europe a déjà dépassé les Etats-Unis sur le plan de la santé, avec un écart d’espérance de vie qui ne cesse de se creuser au bénéfice de la première [80,6 ans en moyenne dans l’Union européenne et 77,4 ans aux Etats-Unis, en 2022]. Tout cela en dépensant à peine plus de 10 % du PIB pour la santé du continent, alors que les Etats-Unis avoisinent les 18 %, preuve s’il en est de l’inefficacité du secteur privé et des surcoûts qu’il génère, n’en déplaise à Elon Musk et à ses brigades.

L’Europe doit continuer de soutenir ses soignants pour qu’ils poursuivent sur cette lignée. Elle a aussi les moyens de dépasser définitivement les Etats-Unis sur le plan des transports, du climat, de la formation et de la productivité, pour peu qu’elle réalise les investissements publics nécessaires.

Si cela s’avère indispensable, l’Europe pourrait aussi augmenter ses dépenses militaires. Encore faut-il apporter la preuve de cette nécessité. Consacrer des milliards d’euros à l’armée est une façon facile de montrer que l’on fait quelque chose face à la menace russe, mais rien n’indique que ce soit la plus efficace. Les budgets européens cumulés dépassent déjà largement les budgets russes. Le vrai enjeu est de dépenser ces sommes ensemble, et surtout de mettre en place des structures permettant de prendre des décisions collectives pour protéger efficacement le territoire ukrainien.

Pour financer la reconstruction du pays, il est également temps que l’Europe saisisse non seulement les actifs publics russes (300 milliards d’euros, dont 210 milliards en Europe), mais également les actifs privés, estimés à environ 1 000 milliards, l’essentiel en Europe, et dont seules quelques miettes ont été saisies à ce jour. Cela exigera la mise en place d’un véritable cadastre financier européen permettant d’enregistrer enfin qui possède quoi sur notre continent, outil également indispensable pour lutter contre la grande délinquance et mener une politique de justice sociale et fiscale.

Aucun cadre démocratique

Il reste la question essentielle. Pourquoi l’Europe, qui regorge d’épargne et constitue de facto la première puissance économique et financière de la planète, n’investit-elle pas davantage ? Une explication classique est démographique : face au vieillissement, les pays européens préparent leurs vieux jours en accumulant des tonnes d’épargne dans le reste du monde. Il serait pourtant plus utile de dépenser ces sommes en Europe pour permettre aux jeunes générations de se projeter dans l’avenir.

Une autre explication est le nationalisme : chaque pays européen suspecte son voisin de vouloir dilapider le produit de son travail et préfère le mettre sous clé.

La mondialisation commerciale et financière a nourri une profonde inquiétude – en Suède après la crise bancaire de 1992 ou en Allemagne lors de la crise postunification de 1998-1999 – et a engendré en Europe un repli vers l’épargne et le « chacun pour soi », qui n’a fait que s’aggraver après la crise de 2008.

Mais le principal facteur est d’abord politique et institutionnel. Il n’existe aucun cadre démocratique où les citoyens européens pourraient décider collectivement de la meilleure façon d’utiliser les richesses qu’ils produisent. Actuellement, ces décisions sont de fait abandonnées à quelques grands groupes et à une mince couche sociale de dirigeants d’entreprises et d’actionnaires. La solution peut prendre plusieurs formes, comme celle d’une Union parlementaire européenne s’appuyant sur un noyau dur de pays. Ce qui est certain, c’est que la demande d’Europe n’a jamais été aussi forte, et que les dirigeants se doivent d’y répondre avec audace et imagination, au-delà des sentiers battus et des fausses certitudes.

Klima larrialdia: 3 galdera Dominique Bourg filosofo eta ekologistari

www.communaute-paysbasque.fr/eu/berriak/berriak/xehetasun/urgence-climatique-3-questions-a-dominique-bourg-philosophe-et-ecologiste

Euskal Elkargoak Dominique Bourg ingurumen gaietan aditu ezaguna hartuko du klima larrialdiari buruzko mintzaldi berri-berri bat eman dezan, martxoaren 12an, Baionako Arteen Hirian. Espezialista horrek talde kontzientzia hartzea oztopatzen duten trabak aztertuko ditu.

Zergatik ukatze hori beti, klima beroketaren eraginen froga nabarmenak izanik ere?

Begien bistan den zerbaiten ukatzea da, argi ikusten baititugu egun, nonahi, klima nahasmenduaren eraginak, behin eta berriz gertatzen ari diren hondamendiekin. Gizadiak zerbait badu beti ezaugarri, arrazional ez izatea du ezaugarri. Badakigu hondamendirantz goazela, baina, halarik ere, ez dugu zentzuzkoago litzatekeen jokamoldea hautatzen.
Klimari dagokionean, egin beharko genukeena ez da bakarrik karbono igorpenak murriztea –eta hori bera ere ez dugu egiten-, anitzez gehiagori beharko genioke ekin. Planetaren mugei begiratuz gero, egiten duguna ez da batere komeniko lukeena: gehiegi ekoizten dugu, gehiegi kontsumitzen dugu, eta, okerrago dena, ekoizteko dugun manera ez da ona, adibide baterako, hor ditugu nanoak eta mikroplastikoak, inguruneetan metatu eta bizitza bera higatzen.
Mintzaldian, beti gero eta ondasun gehiago ekoitzi nahi horren ekonomiazko eragingarriak aipatuko ditut, kontsumerismoarekiko lotura neurrigabe hori, ez mugitzera eramaten gaituzten arrazoi horiek, zeren, besteak beste, klima beroketari eraginkorki aurka egiteko egin beharko liratekeen aldaketek interes gehiegi emanen bailituzkete zalantzan…

Nola altxa genezake laster klima erronka hori? Ez da erabateko aterabiderik?

Gizadia arrazoizko bilakatuko lukeen erabateko aterabide hori ez dugu atzeman… «Kontsumo kuota» ideia proposatu nuen nik kontsumo gero eta handiagoa egitera bultzatzen duten merkatuen dinamikaren hausteko, baina nabarmen kontra eginen litzaioke horri. Berriz ere begien bistakoa dena aipa dezadan: ez gara abiadura lasterrenera pasako beste hauturik geratzen ez zaigun arte, eta hain urrun ez dugu une hori, ukan ere.

Toki mailan abian jartzen diren ekintza positiboak ez ote dira inoiz baino gehiago sustatu behar? 

Egokitzea da garrantzitsu eta hori toki mailan egiten da. Bioaniztasun ahal bezain gutxi hondatzeko egin litekeen guztia funtsezko gertatuko zaigu etorkizunerako. Halatan, lurralde kolektibitateetan, enpresetan, norbanakoek ere, egin dezaketen ahalegin guztiak funtsezkoak dira…
Oinarrizkoak dira agroekologia sostengatzeko edo ingurumenean gutxiago eraginen duten garraioetara pasatzeko ekintzak, hala nola hemen, Euskal Herrian, eginikoak. Badira beste ekimenak ere: oihan pasabideak berrezartzea, bilakaera askeko oihanak garatzea… Drama hementxe dugula ikusi nahi ez duen gizarte honen barnean bada gauzatu beharreko, asmatu beharreko hainbat eta hainbat neurri eraginkor.