Articles du Vendredi : Sélection du 17 mai 2013

Les scientifiques climatosceptiques sont en minorité


www.lemonde.fr/planete/article/2013/05/16/les-scientifiques-climato-sceptiques-sont-en-minorite_3261853_3244.html

Robert Costanza: «Préférer le mieux au plus» – Pour le spécialiste américain de l’économie écologique, l’obsession de la croissance n’est pas tenable.

Coralie Schaub
www.liberation.fr/economie/2013/05/05/robert-costanza-preferer-le-mieux-au-plus_901043

Lancement d’Alternatiba : « Si l’alternative est possible, qu’est-ce qu’on attend ? »

Rémi Rivière (Reporterre)
www.reporterre.net/spip.php?article4230

René Passet : « Il faut prendre du recul pour voir qu’un autre monde est en train de naître »

Agnès Rousseaux (13 mai 2013)
www.bastamag.net/article3064.html

Etat espagnol: Deux ans après- «Le Mouvement du 15-M nous a redonné confiance dans le ‘nous’ pour pouvoir changer les choses»

Esther Vivas
http://esthervivas.com/francais/

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Les scientifiques climatosceptiques sont en minorité


www.lemonde.fr/planete/article/2013/05/16/les-scientifiques-climato-sceptiques-sont-en-minorite_3261853_3244.html

Contrairement aux idées reçues, la communauté scientifique n’est pas divisée sur le changement climatique. Une « écrasante » majorité des publications de ces vingt dernières années assure que l’homme est responsable du réchauffement en cours, avance jeudi une étude parue dans la revue Environmental Research Letters.

Entre 1991 et 2011, sur plus de 4 000 articles exprimant une opinion à ce sujet et écrits par plus de 10 000 scientifiques, plus de 97 % d’entre eux entérinaient la thèse de l’origine anthropique du changement climatique.

« Notre analyse montre que les articles rejetant le consensus sur le changement climatique ne constituent qu’une faible proportion de ce qui est publié, et sont en voie de disparition », écrivent les auteurs de l’étude, qui sont principalement des scientifiques experts de l’environnement, originaires des Etats-Unis, du Canada et d’Australie, dont certains contribuent au site Internet Skeptical Science, qui démonte les thèses des climatosceptiques.

« Il y a un écart significatif entre la perception du public et la réalité », ajoutent-ils, faisant référence à un sondage indiquant que 57 % des Américains étaient soit en désaccord, soit ignoraient que les scientifiques sont très largement d’accord sur le rôle de l’homme dans le réchauffement.

Parmi les climatosceptiques, certains nient totalement le phénomène du réchauffement quand d’autres le reconnaissent, mais ne l’imputent pas aux émissions de gaz à effet de serre, mais à d’autres phénomènes comme l’activité solaire.

Robert Costanza: «Préférer le mieux au plus» – Pour le spécialiste américain de l’économie écologique, l’obsession de la croissance n’est pas tenable.

Coralie Schaub
www.liberation.fr/economie/2013/05/05/robert-costanza-preferer-le-mieux-au-plus_901043

L’Américain Robert Costanza, ponte de «l’économie écologique», a rassemblé les travaux d’une équipe d’universitaires pour remettre aux Nations unies un «Programme pour une économie soutenable et désirable» (Vivement 2050 ! éd. Les petits matins, 2013).

«Nous devons entièrement repenser notre économie», dites-vous. Pourquoi ?

Il faut retrouver son but originel : améliorer le bien-être humain. Les économistes classiques l’avaient compris, qui s’intéressaient vraiment à cette notion de «vivre mieux». Mais nous avons tout focalisé sur la croissance matérielle. C’est un élément du vivre mieux, mais pas le seul. Surtout, à partir d’un certain point, la croissance du PIB, de l’activité marchande, ne contribue plus au bien-être.

Cela a longtemps été le cas…

Après la Seconde Guerre mondiale, il fallait reconstruire ; il était justifié de croître matériellement, comme aujourd’hui dans les pays en développement. De 1950 à 1975, la croissance du PIB aux Etats-Unis s’est accompagnée d’une amélioration du bien-être. Mais depuis, c’est le contraire ! Les pays développés sont entrés dans une ère où la hausse du PIB réduit le bien-être. C’est en partie dû à la répartition de plus en plus inégale des richesses, qui vont aux fameux 1%, au détriment des 99 %. Au-delà d’un seuil, la croissance matérielle s’apparente à une course au statut, qui force à consommer des biens de positionnement (voitures, articles de luxe…) plutôt que des services non marchands. Le pire, c’est que personne n’en profite vraiment. Les inégalités engendrent des problèmes sanitaires et sociaux. Et le psychologue Tim Kasser a démontré que les personnes les plus matérialistes sont moins satisfaites de leur vie que les autres et sont souvent plus touchées par la maladie physique et mentale. Une «malbouffe psychologique» qui peut finir en dépression.

 

Qu’est-ce qui accroît le bien-être, alors ?

Consacrer plus de temps à sa famille, à ses amis, participer à la vie collective, acquérir de nouvelles connaissances… Autant d’activités non marchandes ignorées par l’économie de marché. Sans oublier l’apport vital de la nature. En 1997, nous avons estimé la valeur des services écosystémiques de la Terre (stabilisation du climat, alimentation, eau pure…) à 25 000 milliards d’euros par an, bien plus que le PIB mondial ! Nous publierons bientôt le montant actualisé. Il est en forte baisse, car nous avons détruit nombre d’écosystèmes. Ces destructions font croître le PIB mais portent atteinte au bien-être. Pire, elles menacent la survie même de l’humanité. Nous dépendons de la nature pour vivre. Contrairement aux idées reçues, l’utopie, c’est le statu quo. Et il est illusoire de croire que la technologie nous sauvera. Il est de notre responsabilité à nous, pays «développés», de trouver d’urgence un nouveau chemin.

Comment ?

Le préalable est de changer d’objectif. Préférer le «mieux» au «plus». C’est tout sauf un sacrifice, alors que le contraire en serait un. Une fois qu’on a compris que la croissance matérielle ne doit pas être un but en soi, le reste suit. On réalise que l’emploi est un élément clé de la qualité de vie. Mais l’emploi au sens large, au-delà du simple travail en échange d’un revenu, destiné à produire et consommer toujours plus. Dès lors, on partage le temps de travail et ce dernier n’est plus vécu comme une corvée : chacun se rend utile à la société, cela renforce le tissu social et c’est épanouissant. Il faut aussi cesser de se focaliser sur le seul PIB : ses architectes avaient d’ailleurs conseillé de ne jamais l’utiliser pour mesurer le bien-être. L’indicateur de progrès véritable (IPV) ou l’indice de bien-être durable (Ibed), bien qu’imparfaits, le font mieux. Le Bhoutan privilégie la notion très proche de «bonheur national brut». Ce qui l’a décidé à ne pas rejoindre l’OMC : le PIB aurait augmenté, mais pas le bien-être.

Quelles sont les solutions concrètes ?

C’est un chantier qui prendra du temps. Des exemples peuvent servir de modèle, comme le mouvement des Villes en transition. Aux Etats-Unis, Portland (Oregon) ne construit plus de bâtiments énergivores, privilégie le vélo et les transports en commun, lutte contre l’étalement urbain et fait en sorte que tous les services de base soient accessibles en vingt minutes à pied maximum. Le Maryland a adopté l’indicateur IPV et cherche à l’améliorer. Le Vermont aussi, l’Oregon y pense, comme plusieurs pays. Ils s’engagent ainsi dans la voie d’une économie écologique.

Quelle différence avec l’économie verte ?

Celle-ci se contente d’ajuster à la marge le modèle actuel, accroître le PIB reste l’objectif principal. Il faut aller plus loin et reconnaître que notre économie dépend entièrement de la nature. Impossible de la déconnecter des réalités physiques. «Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer infiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste», a dit l’économiste Kenneth Boulding. C’est du bon sens.

Nous sommes tous fous, alors ?

Plutôt victimes d’une forme d’addiction. Emprisonnés dans ce système qui ne fonctionne plus. Certains politiques et économistes «conventionnels», comme le Nobel Joseph Stiglitz, commencent à le comprendre. Mais c’est sans compter le poids des lobbys. Les obsédés de la croissance matérielle, ce sont eux. Les citoyens s’en moquent tant que leur qualité de vie est bonne. Nous vivons plus dans une «corporatocratie» que dans une réelle démocratie. Retrouver celle-ci serait un grand pas.

Votre modèle peut-il satisfaire les besoins de chaque terrien ?

C’est le but. Et c’est possible. Une des conditions est de stabiliser la population mondiale. Nul besoin de mesures draconiennes. On estime qu’un tiers des naissances est le fruit de grossesses non désirées. Rien qu’en évitant cela, via l’éducation et un meilleur accès à la contraception, on y arriverait ! Une fois la démographie stabilisée, on pourra se concentrer sur le «mieux vivre», sur un réel développement. Jusqu’ici, l’économie était adolescente, avec la part de folie que cela comporte. Elle doit devenir adulte, plus raisonnable. Nous n’avons pas le choix.

Robert Costanza est né en 1950 à Pittsburgh (EtatsUnis). Diplômé de l’Université de Floride, il s’intéresse aux interactions entre systèmes écologiques et économiques. Il a enseigné dans plusieurs universités américaines et rejoint en 2012 la Crawford School of Public Policy, en Australie. Ancien président de l’International Society for Ecological Economics, il est auteur ou coauteur de 22 livres et plus de 400 articles scientifiques.

Lancement d’Alternatiba : « Si l’alternative est possible, qu’est-ce qu’on attend ? »

Rémi Rivière (Reporterre)
www.reporterre.net/spip.php?article4230

En partenariat avec Reporterre, le mouvement socio écolo Bizi ! organise, le 6 octobre 2013 à Bayonne, le village Alternatiba, démonstration pratique d’un autre monde possible, respectueux de la planète, juste socialement et joyeux. L’équipe s’est réunie début mai pour lancer la préparation. L’idée : « Si l’alternative est possible, qu’est-ce qu’on attend ? »


Reportage, Bayonne

Au moins 450 bénévoles sont attendus le 6 octobre dans le centre historique de Bayonne pour y ériger le village Alternatiba (« alternative » en langue basque), microcosme idéal censé présenter des alternatives concrètes au réchauffement climatique. Un programme d’ampleur dont le chantier a débuté le vendredi 3 mai sur les bords de la Nive, au siège de la Fondation Manu Roblès Arangiz, local militant du syndicat basque ELA et repère de l’association organisatrice Bizi !

Une vingtaine d’heures de réunions au pas de charge, ponctuée de repas partagées, histoire de donner le ton d’une rigueur de travail baignant toujours dans la convivialité. Les 232 adhérents de Bizi ! sont habitués au pragmatisme, y compris pour décliner de copieux ordres du jours en chantiers concrets. En fond, le milieu militant basque clame depuis des décénies : «  besta bai, borroka ere bai ». « la fête, oui, la lutte aussi ».

Montre en main, Yannick distribue les temps de paroles, que des mains réclament prestement. Et veille à synthétiser les idées, à valider les solutions ou à reporter les discussions techniques.

Les chantiers s’ouvrent, se définissent et s’attribuent dans l’ambiance cadencée d’une salle des ventes. Le plan du centre ville de Bayonne se redessine en rues et quartiers dédiées à des espaces « solidaire et partage », « déchet et recyclage », « consommation responsable », « eau », « éducation à l’environnement », « transport et mobilité », « agriculture et alimentation », « animations pédagogiques », « énergie », « éco-construction », « relocalisation de l’économie », « finance éthique », « économie soutenable », « biens communs et culture », « climat et international », et lieux de concerts, d’animations, de conférences. Les décisions s’adjugent au rythme effréné de mains qu’on agite façon marionnettes, comme pour acquiescer également au brin de folie qui anime cette périlleuse entreprise. Pour autant, aucun Ingénieux Hidalgo ne charge d’éolienne. « Nous voulons démontrer que des alternatives sont possibles, que ce n’est pas utopique », explique Barth, jeune militant de Bizi ! « Ce qui est utopique, c’est de continuer à consommer plusieurs planètes », inverse t-il.

Le village des alternatives sera joyeux et festif. Mais pas question d’organiser un festival de bonnes intentions. Plutôt de poser des actions concrètes et de susciter des réactions individuelles ou collectives en chaîne «  en démontrant qu’il est simple de combattre le réchauffement climatique en créant, en plus, une société meilleure », pose Txetx Etcheverry, l’un des fondateurs de Bizi !

Rebondir sur le prochain rapport du GIEC sur le climat

Balayée, l’image de « peines à jouir » ou « prônant le retour à la bougie ». « C’est tout le contraire, ajoute Txetx, nous allons montrer qu’une ville libérée de la bagnole et livrée à l’imagination des gens peut-être géniale. » A un moment crucial sur le calendrier de la planète, puisqu’il suivra de quelques jours, la publication du nouveau rapport du GIEC (prévu fin septembre), dont on n’attend aucune lecture optimiste. Autant dire que ce rapport, censé tirer la sonnette d’alarme, « peut aussi avoir l’effet inverse et démoraliser les gens, ou les entraîner dans un déni », analysent les membres de Bizi ! « Alternatiba 2013 pourrait servir à poser la question : si c’est possible, qu’est-ce qu’on attend ? », conclut Txetx, sous les gestes fulminants de Yannick.

Au-delà d’une prise de conscience individuelle, Alternatiba prendra garde à « ne pas culpabiliser les gens ». Et à frapper plutôt là où l’on gagne le plus de degrés et de justice sociale : dans les pratiques collectives et industrielles. D’accord pour prôner une « consommation responsable, mais, ajoute Txetx, en empêchant le commissaire-priseur d’adjuger le débat, les gens sont-ils seuls responsables de leurs déchets ? » « On laisse toujours à l’écart l’industrie. Personne n’impose aux industriels de fabriquer des choses durables, comme si tout était dans le choix des consommateurs et dans leur culpabilité », étaye t-il en dépassant déjà le temps de parole alloué.

Le 6 octobre, à sept mois des élections municipales, Bizi ! veut mettre l’accent sur les initiatives municipales, en soufflant le chaud et le froid. En mettant d’abord à l’honneur des villes ou des communautés de communes qui ont fait des choix innovants, comme Montdidier, dont l’électricité est en régie municipale, les « Villes en transition », comme Salies de-Béarn, Perpignan ou Marseille, la communauté de communes du Mené ou encore des communes comme Toulouse et Bordeaux qui organisent le transport propre des enfants sous l’intitulé enfantin « carapatte et caracycle ». Avant de dénoncer et d’agiter les foules pour pointer les mauvais élèves qui prétendent à la première magistrature de la cité. Une « boîte à outils municipale pour la transition écologique et énergétique » fait déjà office de carotte sur le site de l’association socio-écolo. Et d’aide réelle aux mairies.

Mais d’autres initiatives collectives ou systémiques sont aussi concernées, comme par exemple le réseau des Amap, très dense au Pays Basque, ou encore les monnaies complémentaires, notamment l’Eusko au Pays Basque qui depuis sa création en janvier dernier, est déjà devenu la monnaie locale la plus importante de l’hexagone par le nombre de prestataires engagés dans la démarche.

Anne-Sophie, qui travaillait dans une banque, a retourné le canon de son fusil en prenant en charge la coordination de l’amap du Petit Bayonne et en s’impliquant dans la démarche de l’Eusko. Elle développera, pendant Alternatiba les projets d’économie solidaires en pensant que « tous ensemble nous sommes capables de changer les choses ».

 

« Mattin m’a dit de venir »

Au centre ville historique de Bayonne, le village idéal prend forme au rythme de rêves de militants. Certains ont fait le voyage depuis la Bretagne pour apporter leur pierre à l’édifice. D’autre, comme Iban, chercheur et enseignant au Pays Basque, sont venus prêter main-forte pour des raisons aussi futiles que « c’est parce que Mattin m’a dit de venir ».

Chacun a dans la tête une première édition d’Alternatiba dans les rues de Bayonne en 2010, sous une pluie battante, que l’optimisme de Susan George peinait à dissiper. Le parrain de cette édition devait être Stéphane Hessel, disparu il y a un peu plus de deux mois. Une chaise restera vide dans ce qui devrait être un retour radieux dans une cité médiévale qui connaissait dans chaque rue son lot de vie, d’ateliers et de rencontres. Habitants et commerçants du centre-ville Bayonnais devraient ainsi profiter de la fête. A condition que Yannick trouve le responsable de cette mission.

René Passet : « Il faut prendre du recul pour voir qu’un autre monde est en train de naître »

Agnès Rousseaux (13 mai 2013)
www.bastamag.net/article3064.html

Vivons-nous une simple crise passagère ou une profonde mutation du système ? Pour l’économiste René Passet, face à un pouvoir financier qui impose son tempo, les gouvernements font fausse route en raisonnant à court terme. Il n’est pas plus tendre avec les économistes, incapables d’analyser le monde autrement que par le prisme des marchés, un peu comme l’homme des cavernes ne concevait l’univers autrement que magique. Sa solution : une «bioéconomie», seul remède à la crise de civilisation. Entretien.

 

Basta !  : Notre manière de penser l’économie dépend de notre perception du monde. Et varie totalement en fonction des époques et du progrès technique. Dans votre dernier ouvrage, vous proposez de relire l’histoire économique à la lumière de ces mutations. Quelles sont les grandes étapes de cette longue histoire ?

 

René Passet [1] : Ceux qui voient le monde comme une mécanique, une horloge, ne considèrent pas l’économie de la même façon que ceux qui le voient comme un système énergétique qui se dégrade. Les mêmes astronomes, armés des mêmes instruments, ne perçoivent pas les mêmes choses dans le ciel, avant et après Copernic. Quand l’homme n’a que ses sens pour comprendre le monde, l’univers lui apparaît mystérieux. C’est un univers qui chante, qui le nourrit, qui gronde aussi parfois. Des forces jaillissent de partout. Il pense que des êtres mystérieux et supérieurs le jugent, l’approuvent ou le punissent. Avant même le Néolithique, l’homme s’aperçoit que la plante dont il se nourrit pousse mieux dans les milieux humides. Ou que les déchets organiques favorisent la végétation. Il découvre ainsi les forces productives de la nature et les régularités du monde naturel. Cela va faire reculer les esprits, qui se réfugient sur les sommets des montages, comme l’Olympe. Les dieux succèdent aux esprits, le monde mythique au monde magique. La civilisation grecque marque le basculement de l’esprit vers la conceptualisation. Un tournant décisif, le début d’une réflexion sur la nature des choses, avec la philosophie, science première. On passe ensuite des dieux au pluriel à un dieu au singulier. L’activité économique est encore une activité pour le salut des âmes, dans la perspective chrétienne. Si vous ne voulez pas finir vos jours dans les lieux infernaux, il faut vivre selon les préceptes économiques des théologiens.

Peu à peu la rationalité l’emporte, et la science se laïcise. Pour Descartes et Newton, le monde fonctionne comme une horloge. C’est dans cette société « mécaniste », que naît l’école libérale classique. Au 18e siècle, Adam Smith, qui était aussi astronome [2], propose une théorie gravitationnelle de l’équilibre : le prix du marché gravite autour du « prix naturel », qui est le coût de production de l’objet, exactement comme les astres gravitent autour du soleil.

Avec la machine à vapeur apparaît une nouvelle représentation du monde…

En 1824, le physicien Sadi Carnot découvre les lois de la thermodynamique : le principe de conservation et le principe de dégradation. Imaginez un morceau de charbon. Il brûle, mais ne disparaît pas : tous ses éléments constitutifs se conservent, répandus dans l’univers. Et s’il a produit du mouvement, jamais plus il n’en produira, car il est désormais déstructuré, « dégradé ». A ce moment de l’histoire, on passe d’une représentation mécanique du monde à la société énergétique. Alors que chez Adam Smith, chez Newton, c’est l’équilibre – statique – qui compte, les lois de l’énergie sont des lois de probabilité. Quand on répand un gaz dans un volume, il va dans tous les sens, et le hasard fait qu’il se répand partout de manière homogène. Au niveau de l’individu, il n’y a pas de déterminisme apparent, mais au niveau des grands nombres, les mouvements se compensent : ce sont les lois de probabilité. On change de causalité, et d’univers : le monde est en mouvement, comme le montre aussi Darwin. Au même moment dans l’histoire économique, Marx et les socialistes se mettent à penser non pas en terme d’équilibre mais d’évolution.

Ce passage d’une représentation mécanique du monde à la société énergétique a-t-il un impact sur la vie des idées ?

Le mouvement des idées part alors dans trois directions. Avec Léon Walras, qui invente « l’équilibre général » des marchés, c’est la loi de conservation qui prime. La deuxième loi, celle de la dégradation entropique, amène à la théorie de l’autodestruction du système capitaliste, par Karl Marx. Au fil du temps, le système entropique et le système capitaliste suivent un même cheminement, ils se dégradent, se désorganisent. La loi de probabilité, on la retrouve chez Keynes [3]. Sa théorie est celle de l’incertitude radicale : les acteurs économiques agissent dans un monde incertain, dont ils ont une connaissance imparfaite. Une vision à l’opposé des analyses classiques sur la rationalité des marchés.

Vient ensuite le temps de l’immatériel et de l’information…

La société énergétique, celle de la grande industrie, fonctionne par l’accumulation de capitaux et le développement du secteur financier et bancaire. La vraie rupture entre les classes sociales apparaît. La société s’organise hiérarchiquement. Au début des années 1970 deux événements vont marquer un tournant important : la première crise du pétrole et la sortie du microprocesseur Intel. L’informatique pour tous, et nous voici dans la société informationnelle (dans le sens de « donner une forme »). Dans cet univers, la force productive est l’esprit humain. Les modes d’organisation changent complètement. De l’entreprise au monde entier, l’économie est organisée en réseaux. Le monde se vit comme unité, en temps réel. On gomme le temps et l’espace.

Est-ce l’avènement de la financiarisation de l’économie ?

L’ordinateur nous a donné le moyen du contact immédiat et la logique financière nous pousse vers une économie de rendement immédiat. Avec la politique de libération des mouvements de capitaux dans le monde, on assiste à une concentration de capital, et à la naissance d’une puissance financière supérieure à celle des États. Avec des effets désastreux pour l’économie réelle. Un exemple ? L’entreprise pharmaceutique Sanofi gagne des sommes colossales, licencie pourtant ses chercheurs et n’invente plus rien, depuis que son PDG est issu du secteur de la finance. La finalité ? Produire du dividende et non plus du médicament. On relève la barre de rentabilité, on externalise la recherche et pour le reste, on dégraisse. Les chercheurs sont désespérés, ils ne font plus leur métier.

« L’humanité est en train de résoudre son problème économique », disait Keynes, envisageant un avenir prochain où l’homme pourrait travailler trois heures par jour, grâce à l’augmentation de la productivité. Nous en sommes très loin… Avons-nous raté quelque chose ?

A toute époque, le progrès technique a pour effet d’augmenter la productivité du travail humain. La productivité accroît la quantité de valeur ajoutée. Mais la façon dont celle-ci est partagée dépend du rapport de force dans la société. Dans la vision fordiste, les intérêts des salariés et des entrepreneurs sont convergents. Henry Ford le dit très bien : « Si vous voulez vendre vos bagnoles, payez vos ouvriers ». Progrès économique et progrès social vont alors de pair. Lorsque c’est le pouvoir de la finance qui domine, le dividende se nourrit de la ponction qu’il effectue sur les autres revenus. La logique ? Réduire l’Etat, les salaires, le nombre de salariés, les protections sociales. L’augmentation de la productivité a été compensée par cette logique de la rémunération des actionnaires. Keynes a raison ! Et la semaine de 32 heures est aujourd’hui un des moyens pour rétablir le plein emploi. Keynes évoque aussi les risques psychologiques de cette évolution. Pour la première fois depuis sa création, l’homme devra faire face à son problème véritable : comment employer sa liberté arrachée aux contraintes économiques ?

Vous expliquez comment nous avons successivement fait tomber les barrières, entre espace terrestre et céleste avec Galilée, entre l’homme et l’animal avec Darwin, entre conscience et rationalité avec Freud. Que pensez-vous de cette nouvelle convergence qui s’opère, entre le vivant et la machine, avec les biotechnologies, dont vous décrivez l’importance dans votre ouvrage ?

Je ne crois pas à la fin de l’histoire, mais à la fin de l’homme. Avec les nanotechnologies et le concept « d’homme augmenté », on prévoit d’introduire dans notre sang des robots qui vont nous réparer. Et nous ne saurons bientôt plus quelle est la part humaine et quelle est la part robotique en l’homme. Nous aurons dans le cerveau des puces avec de la mémoire. Est-ce que la puce va appartenir à l’homme, ou bien le modifier ? Lorsque je m’interrogerai, la réponse arrivera un peu plus vite. Mais est-ce vraiment moi qui répondrai, ou bien est-ce l’encyclopédie Universalis, à ma disposition dans mon cerveau ? Quelles seront les conséquences de tout cela ? L’homme se crée lui-même par les efforts qu’il fournit, en travaillant pour acquérir des connaissances, en transformant le monde, comme disaient Hegel ou Marx. S’il dispose de prothèses pour faire le travail à sa place, je crains que l’homme ne se diminue lui-même. Toute prothèse est atrophiante.

Vous n’êtes pas très optimiste…

Je suis très inquiet pour l’avenir de l’humain. J’ai peur qu’arrive, dans une humanité mécanisée, robotisée, un autre homme dont on ne saura plus très bien ce qu’il est. Le grand cybernéticien Alan Turing (1912-1954) a parié qu’aux environs de l’an 2000 on ne serait plus capable, dans une conversation téléphonique, de faire la différence entre un homme et un robot. C’est une autre limite, une autre frontière. Est-ce le sens de l’évolution ? Cela a-t-il une signification ? Je n’en sais rien.

Pouvons-nous maîtriser ces bifurcations de civilisation ?

Avons-nous maîtrisé les bifurcations précédentes ? Elles sont venues au fil de l’évolution, et nous les avons suivies. Nous ne les comprenons qu’après coup, et nous nous adaptons à une nouvelle normalité qui s’établit. Les gens les ont vécues comme la fin d’un monde, sans comprendre où allait le monde nouveau. Il faut prendre du recul pour voir qu’un autre monde est en train de naître. Nous vivons aujourd’hui une confusion entre crise et mutation. Nous mélangeons deux types de crises. L’évolution est faite de ruptures et de normalité. La crise dans la normalité, c’est lorsque dans le système établi apparaissent des dysfonctionnements qui nous éloignent de la norme. C’est la crise au sens propre du terme, conjoncturelle. Le problème est alors de revenir à la norme. Si le sous-emploi est conjoncturel, on va essayer de rétablir le plein-emploi dans les normes traditionnelles, avec les moyens traditionnels.

Les crises de mutation, c’est passer d’un système à un autre. Et c’est ce que nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas une crise économique, mais une crise du système néolibéral. C’est la logique même du système qui a provoqué la crise des subprimes en 2008. Notre vrai problème est aujourd’hui de réussir la mutation. Or nous avons chaussé les lunettes de la crise du court terme. Un exemple : rigueur ou relance ? Tous les gouvernements raisonnent dans une logique de court terme ! Le pouvoir financier impose sa vision du temps court. Cela fausse tout, nous raisonnons à partir d’une économie complètement tronquée.

Quelles en sont les conséquences ?

Dans le temps court, le salaire n’est qu’une charge pour les entreprises, et la protection sociale, une charge pour la société. L’impôt, c’est un prélèvement et rien d’autre. Si vous abordez le problème avec cette vision, cela vous amène forcément à la rigueur : il faut restreindre la dépense publique. Même si la crise ne vient pas de la dépense publique mais du secteur privé, en premier lieu des banques avec la crise des subprimes. Il faut comprimer les salaires, travailler plus pour gagner moins ! Le résultat ? Un cercle vicieux. Le second effet apparaît dans un temps plus long : le salaire, c’est le support d’un revenu qui alimente la dépense de consommation. L’impôt, c’est le support de la dépense publique. Il ne se perd pas dans les sables du désert ! Toute cette dimension nous manque. Les gouvernements sont piégés dans cette logique de court terme, alors que le vrai problème est celui de la réussite de la mutation.

« L’homme des cavernes pouvait difficilement – à la lumière de son expérience – se faire une conception de l’univers autre que magique », écrivez-vous. Alors que les marchés sont aujourd’hui présentés comme des oracles, ne serions-nous pas capables de faire mieux que l’homme des cavernes ?

Dans une vision à court terme, la tendance est de défendre les structures existantes. Avec de très bonnes intentions, on s’enferme dans des contradictions totales. Les gouvernements mènent une politique de réduction des dépenses énergétiques, et de l’autre côté, n’acceptent pas la diminution du nombre de raffineries, qui découle de cette politique. Le problème n’est pas que les salariés des raffineries restent raffineurs, mais de les employer dans de nouvelles structures, et de voir quelles sont les structures nécessaires à la poursuite de la mutation. En essayant de régler un problème de long terme avec des instruments de court terme, nous nous enfonçons de plus en plus dans la crise, à force de prendre des décisions à contre-sens. Au contraire, anticiper ces transitions, cette mutation, devrait pourtant inspirer non pas le discours des politiques, mais leur action. On se trompera forcément, mais par tâtonnement nous finirons par trouver la voie pour nous engager dans un cercle vertueux.

Vous définissez la science économique comme un « système de pensée nombriliste, clos sur lui-même, replié sur la contemplation inlassable des mêmes équilibres et des mêmes procédures d’optimisation ». De quelle science économique avons-nous besoin aujourd’hui ?

Lorsque j’ai publié mon livre L’économique et le vivant en 1979, les économistes m’ont dit : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ce n’est pas de l’économie. » Depuis, beaucoup ont compris l’importance de la transdisciplinarité. Confrontés aux mêmes réalités, chaque discipline interroge le monde sous un angle différent. La nature de mes questions me définit comme économiste. C’est le lieu d’où je questionne le monde, mais ce n’est pas une prison ! Si les chercheurs refusent de se hasarder dans les zones d’interférences, certains problèmes ne seront jamais abordés. C’est pourtant dans ces zones que se joue aujourd’hui la survie de l’humanité.

Comment recréer des espaces de réflexion interdisciplinaires ?

Il y a aujourd’hui des courants intéressants, comme celui des Économistes atterrés. On parle en ce moment de la reconstitution d’une structure qui ressemblerait à celle du Plan, avec une ambition de prospective. J’étais très favorable à la planification française, souple. Les objectifs des secteurs stratégiques – sidérurgie, transports, énergie,…– étaient définis au sein des Commissions du Plan, qui réunissaient des grands fonctionnaires, des intellectuels, mais aussi des syndicats ouvriers et patronaux. Une concertation sociale permanente. C’est ce qui nous manque le plus aujourd’hui. De cette rencontre sortaient des objectifs, ensuite arbitrés par l’État. On n’avait pas besoin de faire des grands discours sur la concertation, on la faisait !

 

Vous défendez le principe de bioéconomie. En quoi cela consiste-t-il ?

Ce n’est pas une nouvelle branche de l’économie : c’est l’économie qui doit se faire bio. La destruction de la biosphère menace actuellement l’humanité. Et si on détruit la biosphère, cela ne sert à rien de disserter sur le Plan et l’avenir de l’humanité : il n’y aura pas d’avenir, pas d’économie. Le monde est arrivé à ce moment où il atteint et dépasse la capacité de charge de la biosphère. Toutes les conventions sur lesquelles était fondée l’économie sont remises en cause. La nature était considérée comme inépuisable ? Elle devient un facteur rare que l’on épuise. Et c’est une des conventions fondatrices de l’économie qui disparaît.

Quand on cherche la combinaison optimale de facteurs de production, ou de biens de consommation qui vont vous donner le maximum de satisfaction, on procède par substitution de biens. C’est la deuxième convention de base de l’économie : on optimise en substituant. Cela n’est plus vrai aujourd’hui : quand vous atteignez les limites de la biosphère, certaines ressources ne peuvent plus être augmentées. La substituabilité disparaît. Troisième convention : « Le plus est le mieux » – c’est en consommant davantage que l’on accroît le bien-être. Nous atteignons aussi la limite où ce n’est plus vrai. Le paradoxe d’Easterlin montre que dans les nations les plus riches le bien-être et le revenu ne vont plus de pair. Il arrive un moment où la relation s’inverse carrément.

Comment l’économie peut-elle intégrer la question de la reproduction des ressources et du vivant ?

L’économie est faite pour optimiser – ce n’est pas un vilain mot !. Cela veut dire tirer le maximum de résultats, de choses positives, de satisfaction, à partir des moyens limités dont nous disposons. Mais elle doit intégrer ces stratégies d’optimisation (de production et de consommation) dans les limites des mécanismes de reproduction du système. Par exemple les rythmes de reproduction des matières premières, des ressources renouvelables : « Voilà, on peut piocher dans les réserves jusque ce niveau, mais pas plus ». Ou des rythmes de prélèvement des ressources non renouvelables compatibles avec des perspectives de relève, de remplacement de ces ressources. L’économie retrouve alors sa vraie vocation : une science d’optimisation sous contrainte. Sans limites, il n’y a pas d’économie, car cela veut dire que l’on peut faire n’importe quoi !

Le système économique actuel peut-il s’adapter à cette contrainte ?

Certains économistes voudraient que l’économie soit une science qui prenne en compte toutes les contraintes, sauf celles de l’environnement ! Dans un système vivant, vous avez une finalité qui domine, c’est la finalité du système tout entier : maintenir et reproduire sa structure dans le temps, alors que les lois physiques, les lois d’entropie voudraient qu’il se désagrège. Cette finalité est supérieure à toutes les autres. Dans une horloge, vous avez une seule loi, du ressort à la mécanique entière. C’est très différent dans le vivant : on fait un saut dans le vivant, en passant de la molécule à la cellule, c’est une autre logique qui s’applique. Et la logique de l’organe est différente de la somme des logiques des cellules. La pensée n’est pas la somme des atomes du cerveau. En économie, c’est pareil. C’est le paradoxe de Condorcet : il faut un choix à un moment donné, la logique du tout n’est pas la somme des logiques particulières. On est loin de la « main invisible du marché » d’Adam Smith, qui transforme mécaniquement les intérêts individuels en intérêt général.

Vous parlez de « point critique », ce moment qui nous fait basculer dans un autre univers. Sommes-nous en train d’atteindre un tel point critique ?

Nous vivons une crise de civilisation, mais le dépérissement du système sera long, car trop d’intérêts sont en jeu. Pour l’univers de la finance, ce système n’est pas mauvais : quand tout va bien, il engrange les bénéfices, et quand tout va mal, la charge retombe sur la collectivité. La faillite d’un paradigme n’implique pas qu’il disparaisse immédiatement. Il faut qu’une théorie concurrente soit prête à prendre la place, comme le dit l’historien Thomas Kuhn. Le point critique, c’est lorsqu’un écart évolutif, au lieu d’être ramené vers la moyenne, bifurque de manière totalement imprévisible vers une nouvelle voie d’évolution.

Tout progrès est ambigu, à la fois chance et péril. C’est nous qui choisissons. Le progrès technique nous donne actuellement la possibilité de gagner plus, de vivre mieux, de travailler moins. Et comme nous avons libéré la cupidité des hommes, avec la libéralisation du secteur financier, ce sont les effets pervers qui l’emportent. Ce qui devrait être un instrument de libération des hommes devient un moyen d’asservissement. L’homme devient la variable d’ajustement de l’augmentation des dividendes. Tant qu’on n’aura pas tranché le nœud gordien du pouvoir de la finance, rien ne sera possible. Parce que le rapport de force agira toujours dans cette direction, et le côté pervers du progrès technique l’emportera toujours. Sous la pression des événements et des drames qui se multiplieront, serons-nous amenés à le faire à temps ? Sans cela, nous courrons à la catastrophe. Il faut continuer à alerter et à travailler dans ce sens.

A lire : René Passet, Les Grandes Représentations du monde et de l’économie à travers lhistoire, éditions LLL Les liens qui libèrent, 950 pages, 38 euros.

Notes

[1] René Passet, économiste spécialiste du développement et professeur émérite à la Sorbonne, a été membre du Groupe des Dix, constitué à l’initiative de Jacques Robin et de Robert Buron, au sein duquel il a travaillé avec des biologistes, des physiciens, des sociologues, des anthropologues, des informaticiens. Il a été le premier président du Conseil scientifique de l’association Attac.

[2] Auteur de l’ouvrage Histoire de l’astronomie.

[3] Qui a écrit un traité des probabilités avant de se pencher sur l’économie.

Etat espagnol: Deux ans après- «Le Mouvement du 15-M nous a redonné confiance dans le ‘nous’ pour pouvoir changer les choses»

Esther Vivas
http://esthervivas.com/francais/

Esther Vivas est une combattante infatigable de la résistance civique, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC, activiste et chercheuse en mouvement sociaux et en politiques agricoles et alimentaires. Elle est en outre diplômée en journalisme et fait partie du Centre d’Etudes sur les Mouvements Sociaux de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Elle est auteure de plusieurs livres, dont le plus récent est « Planeta Indignado. Ocupando el futuro » (Sequitur, 2012). Avec Josep Maria Antentas, elle y explique les caractéristiques du Mouvement du 15-M, ou mouvement des Indignés qui, au cours du printemps 2011, a occupé les places de plusieurs villes espagnoles. Un mouvement citoyen pacifique qui promeut une démocratie réelle et plus participative.

 

En tant que chercheuse en mouvements sociaux et comme activiste, comment définirais-tu ces mouvements ?

 

Un mouvement social est un groupe de personnes qui partagent une certaine identité collective et qui se mobilisent par des canaux non institutionnels pour changer une situation déterminée. Il y a des mouvements sociaux très divers qui cherchent à transformer la société dans des aspects déterminés en considérant que les pratiques menées à bien par le gouvernement dans ces domaines ne sont pas correctes.

 

Aujourd’hui, on remet en question le système actuel, dans le cadre de la crise aiguë que nous sommes en train de vivre. Et ce contexte favorise l’émergence d’organisations sociales et de mouvements qui posent la question d’autres politiques. Ils défendent et exigent, par exemple, un logement digne, un enseignement et une santé publics et de qualité, etc.

 

Nous sommes au deuxième anniversaire du mouvement du 15-M ; quel bilan en tires-tu ?

 

Je pense que l’impact le plus important du 15-M et des Indignés s’est produit dans l’imaginaire collectif, autrement dit dans la manière de percevoir le monde et dans la capacité de mettre en question ce qui nous a conduit à la situation présente de crise. En outre, il nous a redonné confiance dans le « nous » pour pouvoir changer les choses.

 

Depuis le début de la crise, les différents gouvernements qui se sont succédés dans l’Etat espagnol nous ont répété à satiété que nous « avions vécu au dessus de nos moyens » et ils nous ont fait nous sentir complices, voire coupables, de la situation. Mais le 15-M a rompu avec ce discours hégémonique et a construit un discours contre-hégémonique. Nous ne sommes ni coupables ni complices de cette situation car nous en sommes les victimes. Le mouvement a été capable de créer un discours alternatif, en générant un changement de mentalité dans l’imaginaire des gens.

 

Qui sont les responsables directs de cette situation ?

 

Les coupables sont les élites économiques et financières qui, avec le soutien de la caste politique actuelle, nous ont conduits à cette situation de banqueroute. Ce sont eux qui ont « vécu au dessus de leurs moyens » et ont spéculé dans l’immobilier, ont construit des milliers de logements qui sont restés vides.

 

 

 

Quelles sont les « idées-forces » de ce mouvement alternatif et sa nouvelle manière de faire de la politique à la base ?

 

Les médias disaient que c’était un mouvement apolitique, mais cela était faux parce que le mouvement revendiquait une autre politique, en comprenant la politique comme la lutte quotidienne pour nos droits, une politique à partir d’en bas, de la base.

 

Après l’émergence du 15-M, le mouvement a défini quelques principes qui le situent dans un axe idéologique de gauche : changer le monde et les politiques en faveur des gens. Et nous l’avons constaté dans les revendications qu’il défend : nationalisation des banques, démocratie réelle, politique au service des personnes, etc. Lors des campements du 15-M, il y avait de la politique. Elle ne se respirait pas seulement dans les déclarations et les discours mais aussi dans la pratique. L’occupation des places et les multiples activités qui s’y organisaient signifiaient la volonté de commencer à changer le monde ici et maintenant.

 

Dans le livre « Planeta indignado. Ocupando el futuro », vous affirmez que changer le monde n’est pas une tâche facile ni immédiate. Qu’il s’agit au contraire d’une course de fond où il y a plus que jamais besoin d’intelligence et d’imagination stratégique. En quoi se concrétise cette imagination indignée ?

 

Nous parlons de cette imagination parce bien souvent le système nous a inculqué qu’il n’est pas possible de changer les choses. Il nous dit que le système ne fonctionne pas mais qu’il n’y a pas d’autres alternatives. Et cela constitue une grande victoire du capitalisme : l’apathie, la résignation, la peur… Le triomphe du capitalisme, c’est que nous restions chez nous. Et l’émergence du 15-M a justement signifié tout le contraire. Les gens sont sortis massivement dans les rues et ont occupé l’espace public, les places.

Et nous avons vu que si nous nous indignions, nous organisions, luttions et désobéissions, nous pouvions alors changer les choses parce que nous sommes nombreux. Qu’il existe des alternatives au système économique actuel et que, si elles ne sont pas appliquées, c’est parce que ceux qui dirigent ne sont pas intéressés à les appliquer car ils ont des liens étroits avec les élites économiques et financières et qu’ils bénéficient tous de cette situation. De fait, la crise est l’excuse parfaite pour appliquer une série de mesure d’austérité largement planifiées.

 

Que signifie aujourd’hui être « anticapitaliste » ?

 

Il y a de plus en plus de gens qui peuvent se sentir anticapitalistes, qu’ils se définissent comme tels ou non. Parce que, actuellement, ce qui est clair aux yeux d’un nombre sans cesse croissant de personnes, c’est que ce système ne fonctionne pas. La crise a démasqué le capitalisme et a mis en évidence l’usure, l’avarice et la concurrence qu’il stimule et comment ce système place les intérêts particuliers d’une minorité au dessus des besoins élémentaires de majorité. Le capitalisme transforme des droits fondamentaux en marchandises.

 

Par exemple ?

 

On le voit avec l’accès au logement, le droit à l’enseignement et à une santé publique et de qualité, le droit à nous alimenter de manière saine. Un exemple : chaque jour dans l’Etat espagnol, on procède à 532 expulsions de logement alors qu’il y a 3 millions de logements vides. La loi hypothécaire est au service des banques et les politiques répondent aux intérêts d’une minorité financière. Etre anticapitaliste, c’est être contre ce système et défendre un autre qui soit au service des gens et de la planète. Il semble sans cesse plus logique d’être anticapitaliste et anti-système que d’être pro-capitaliste ou pro-système.

 

 

Que penses-tu de la lutte menée par la Plateforme des Victimes des Hypothèques (PAH) ?

 

Il est important d’obtenir des victoires concrètes, de lutter et de ne pas faiblir, et ici le travail de la PAH est exemplaire. Elle a obtenu des victoires qui ont donné de l’oxygène au mouvement ; on a stoppé des expulsions, le PP a du accepter l’Initiative Législative Populaire – même s’il l’a ensuite enterrée – et la « bataille » de la PAH n’est pas encore terminée. La PAH représente l’espoir pour ceux qui vivent le drame des expulsions et une source d’inspiration pour tous ceux qui luttent.

 

Comment voyez-vous le probable « saut dans la politique » de certains mouvements sociaux ou de plateformes civiques ?

 

Je crois que les mouvements sociaux doivent toujours être indépendants par rapport aux organisations politiques. Mais il faut également souligner les limites de la mobilisation en soi. De mon point de vue, je pense que, pour changer les choses, au-delà de la lutte dans la rue et de la désobéissance qui sont indispensables, il est également fondamental de construire des alternatives politiques, antagonistes à celles d’aujourd’hui, qui défendent une autre pratique politique, loyales aux gens qui luttent et avec un programme de rupture avec le système. Sinon, en restant cantonnés aux mouvements sociaux, on risque de se limiter à être un lobby vis-à-vis de ceux qui dirigent.

 

Quelques exemples ?

 

C’est déjà arrivé en Argentine, en 2001, quand les gens sont sortis dans la rue en criant « Qu’ils s’en aillent tous ». Et tel fut le cas. Ils sont tous partis mais les mêmes de toujours sont revenus avec la famille Kirchner au grand complet.

 

On le voit aussi aujourd’hui en Islande : il y a une grande mobilisation sociale, les élections arrivent et sont remportées par une alliance entre le Parti Social-Démocrate et le Mouvement de la Gauche-Verte, on élabore une nouvelle constitution à partir d’en bas et ces partis finissent pas liquider l’initiative. Aux élections suivantes, la droite qui a mené le pays à la faillite remporte le scrutin. Je crois que tous ces cas doivent nous faire réfléchir sur la nécessité de construire une alternative politique à partir d’en bas.

 

 

De quelle manière les nouveaux mouvements sociaux utilisent-ils Internet pour diffuser leurs idéaux et mobiliser les citoyens ?

 

On ne peut comprendre aujourd’hui la protestation sociale sans analyser le rôle des réseaux sociaux. Ce sont des canaux d’information alternatifs aux médias traditionnels. Des instruments qui ont permis aux activistes d’expliquer à la première personne ce qui se passe, en se transformant en ce qu’on appelle des « journalistes citoyens ».

Ces instruments représentent un pas en avant dans la démocratisation de la communication, pour la rendre accessible à tous. Mais, ce qui est indispensable, c’est de lier l’utilisation de ces instruments et réseaux aux mouvements qui luttent dans la rue. Ils doivent servir, en conséquence, pour amplifier ces luttes.

 

Les revendications et les stratégies du mouvement contre la dette du Sud peuvent-ils s’appliquer en Europe ?

 

S’il y a plus de 10 ans on se solidarisait avec la lutte contre la dette extérieure des pays du Sud (en 2000 on a organisé ici un référendum populaire qui avait recueilli plus d’un million de votes et qui revendiquait que les pays du Sud n’aient pas à rembourser une dette illégale et illégitime), aujourd’hui, une décennie plus tard, nous voyons comment la problématique de la dette est arrivée en Europe.

 

Et nous mobilisons pour refuser de payer une dette injuste et illégale que nous réclament et nous imposent les banques et les marchés. En conséquence, nous avons beaucoup de choses à apprendre des luttes en Amérique latine (mais aussi en Asie et en Afrique) contre l’endettement. En Equateur, le gouvernement de Correa, avec le soutien des mouvements sociaux, a réalisé un audit pour savoir quelle partie de la dette réclamée par les institutions internationales était légitime ou non. Et on a prouvé qu’une partie de cette dette était illégitime, qu’elle n’avait bénéficié qu’à des élites politiques et économiques et le gouvernement a décidé de ne pas la payer. Il faut démonter le mythe que la dette ne peut qu’être payée. Ce n’est pas le cas. Pourquoi devrions-nous payer une dette qui n’est pas la nôtre ?

 

 

*Entretien de Sílvia Cabezas à Esther Vivas pour PiensaEsGratis.com.

**Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera.

 

 

+info: http://esthervivas.com/francais/