Articles du Vendredi : Sélection du 10 avril 2020


Pour une plus grande résilience face aux crises
RAC
https://reseauactionclimat.org/pour-une-plus-grande-resilience-face-aux-crises

À la crise sanitaire ne doit pas succéder une crise économique, financière, sociale et écologique.

À la crise sanitaire ne doit pas succéder une crise économique, financière, sociale et écologique. Un plan de sauvetage de court-terme, dont certains éléments ont déjà été mis en place, est indispensable et doit en premier lieu agir pour soutenir les soignants et l’ensemble du personnel médical. Il doit également servir de bouclier pour que les salariés, les plus précaires, les services publics et les acteurs économiques ne subissent pas une double peine, alors que de nombreuses activités sont actuellement à l’arrêt. Les mesures de protection, en particulier des plus faibles, doivent être la priorité sur le court-terme.

Mais sur le moyen-terme, elles ne doivent pas obérer les mesures structurelles indispensables pour orienter notre pays vers une économie intégrant pleinement le changement de cap imposé par le dérèglement climatique et la perte de la biodiversité et résiliente face aux crises qui nous concernent.

Comme l’a déclaré le Président de la République : “le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant”.

L’urgence climatique est toujours présente. Pourtant, le risque existe de reporter les politiques nécessaires au nom du sauvetage d’une économie en récession. Or la sortie de la crise sanitaire peut et doit s’accompagner d’un changement de cap économique. Celui-ci doit s’appuyer sur quelques enseignements :

  • La destruction de la vie sauvage, de son habitat et le trafic d’espèces sauvages est à l’origine d’infections et de propagations récentes de virus impactant la santé humaine. Stopper cette destruction des espaces naturels et de la biodiversité doit être une priorité, y compris pour notre santé et pour le climat ;
  • La mondialisation accélérée, les délocalisations massives, les coupes dans certains services publics, notamment suite à la crise de 2008, ont rendu notre pays plus fragile ;
  • Les alertes des scientifiques doivent être réellement entendues et donner lieu à des politiques adaptées aux risques ;
  • Les situations de crise impactent davantage les plus modestes, les plus vulnérables et les plus précaires. Réduire ces situations de précarité est un impératif, car nous ne sommes pas tous égaux face à ces crises ;

Les mesures de sauvetage de court-terme sont indispensables. Mais lorsque la crise sanitaire arrivera à son terme, un plan de sortie de crises devra lui succéder. Ce dernier devra poser les jalons de la réorientation de notre système économique et social vers la transition écologique pour le rendre plus résilient et plus juste à moyen et long terme.

Nous avons identifié 4 piliers, pour une plus grande résilience face aux crises :

I. Un Plan de sauvetage d’urgence compatible avec la crise climatique et la lutte contre l’érosion de la biodiversité

II. Un Plan de sortie des crises : une économie et une société plus résilientes

III. Une société plus juste est plus résiliente

IV. Un nouveau cadre économique pour libérer les capacités d’investissements pour la transition

Covid-19 et salariat : les deux font la peur
Amandine Cailhol
www.liberation.fr/france/2020/04/09/covid-19-et-salariat-les-deux-font-la-peur_1784770

Demandes d’indemnisations, usage du droit de grève… Mobilisés pour continuer à faire tourner le pays, les salariés exposés quotidiennement au nouveau coronavirus s’organisent et exigent des garanties.

Elle s’appelait Aïcha. Ils s’appelaient George, Cyril. Ils n’étaient pas soignants en première ligne de la lutte contre l’épidémie, mais agents de caisse, conducteur de bus, agent de sûreté, intérimaire ou technicien.

Et ils sont morts, contaminés par le nouveau coronavirus. Leurs histoires tragiques illustrent les risques encourus par tous ces travailleurs qui restent sur le pont pour fournir des biens souvent nécessaires aux Français, mais aussi parfois superflus.

Elles sont aussi devenue des symboles pour toutes ces «petites mains» en lutte pour une meilleure protection. Un message entendu par nombre d’employeurs qui, malgré les pénuries de matériel, et parfois par crainte de voir leurs effectifs déserter, ont amélioré les conditions de sécurité sanitaire. Mais beaucoup reste à faire.

«Les salariés sont restés trop longtemps sans protection. Aujourd’hui on paye toute cette inaction», pointe Amar Lagha, secrétaire général de la CGT commerce qui recense plusieurs centaines de salariés contaminés dans le secteur. Même constat dans la logistique, notamment chez FedEx, où il aura fallu attendre le décès d’un employé en intérim et une mise en demeure par les services de l’Etat pour que la direction prenne la mesure de la situation (lire ci-contre). Certes, reconnaît Amar Lagha, il y a eu, depuis, des améliorations, «mais beaucoup de salariés sont encore en danger». Et le syndicaliste d’expliquer : «Quand un employé est malade du Covid, on lui dit de rentrer chez lui, mais les mesures ne sont pas forcément prises pour ses collègues.» Comme FO et Solidaires, la CGT réclame que les activités non essentielles soient stoppées. Objectif : protéger les salariés inutilement exposés et concentrer les moyens de protection sur ceux dont la mission est indispensable.

«Maladie professionnelle»

Mais ce scénario est loin de tenir la corde du côté de l’exécutif, alors que des entreprises comme Renault ou PSA se préparent à rouvrir leurs usines. Les salariés, anxieux, cherchent, eux, à se protéger par tous les moyens, multipliant les arrêts maladie ou droits de retrait. Mercredi, la CGT commerce a lancé un appel à la grève. Un «outil à disposition des salariés» qui se sentent en danger, explique son secrétaire général. La fédération a aussi déposé plainte contre Carrefour pour «mise en danger de la vie d’autrui» à la suite du décès, dû au Covid-19, de Aïcha, élue CGT et caissière dans un magasin francilien. «On veut une reconnaissance en accident travail ou en maladie professionnelle, explique Amar Lagha. Car derrière, il y a une famille.» Une question «légitime» qui se pose aussi pour les salariés malades après avoir été contaminés par le virus, estime Solidaires. Et pour cause, s’il convient de protéger les travailleurs en urgence, la question de leur prise en charge future, doit être pensée dès à présent.

 «On ne peut pas dire que l’infection au coronavirus sera reconnue comme maladie professionnelle pour les médecins et ne pas le faire pour les caissières», pointe Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’Unsa. Pour le syndicat, l’annonce faite en ce sens aux soignants, le 23 mars par le ministre de la Santé, doit être étendue à tous les salariés en activité. «On parle de gens qui travaillent pour nous, qui prennent des risques, on doit être capables de les assurer. C’est la moindre des choses», poursuit le syndicaliste. Principal intérêt, selon lui : leur garantir une meilleure couverture et une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale en cas de futures séquelles après contamination. La semaine dernière, l’Académie de médecine a aussi préconisé que tous les travailleurs «qui ont été exposés et ont subi des conséquences graves du fait de Covid-19, soient pris en charge au titre des maladies professionnelles». Reste que ce dispositif est complexe, reconnaît l’institution, avec des délais importants pour inscrire la maladie au tableau des maladies professionnelles. D’où sa proposition de passer d’abord par une reconnaissance en accident du travail. Une seconde piste qui permettrait d’éviter «des expertises longues et aléatoires», estime Solidaires. De son côté, la Fnath, Association des accidentés de la vie, a aussi élevé la voix, mais en s’appuyant sur la «création d’une « commission d’indemnisation Covid-19″» pour les «personnes qui justifient d’une exposition au Covid-19, dans le cadre d’une activité professionnelle ou bénévole», et pour leurs ayants droit en cas de décès. De même, la CFDT a réclamé, ce mercredi, un «dispositif exceptionnel et collectif». Car, explique le syndicat, «les gestes barrières ne suffisent pas toujours, et les équipements de protections, lorsqu’ils ne font pas défaut, ne permettent pas de protéger totalement».

 «Imputabilité d’office»

Reste une question, que ne manqueront pas de poser certains détracteurs de l’action syndicale : comment prouver que la contamination est liée à l’activité professionnelle ? De quoi agacer Dominique Corona, de l’Unsa : «On nous sort le même argument pour le burn-out. Mais ce qui est en jeu, c’est d’abord la reconnaissance de ces travailleurs exposés.» «Il faut une imputabilité d’office, explique, de son côté Catherine Pinchaud, du bureau confédéral. Il ne s’agit pas d’ouvrir une boîte de Pandore, mais de viser les salariés en première ou deuxième ligne, et prioritairement ceux au contact des patients ou du public.» Reste à convaincre le gouvernement. Car, pour l’heure, «l’extension de la reconnaissance en maladie professionnelle à d’autres professions n’est pas une piste envisagée», tranche-t-on au ministèr e de la Santé et des Solidarités. Un sujet que le ministre de la Santé, Olivier Véran, devra aborder avec son homologue de l’Intérieur. Jeudi, devant les députés, Christophe Castaner a lui-même demandé que le Covid-19 soit reconnu comme une maladie professionnelle pour les policiers.

« Ce qui est inédit, c’est que la plupart des gouvernements ont choisi d’arrêter l’économie pour sauver des vies »
Barnabé Binctin
www.bastamag.net/mondialisation-covid19-effondrement-virus-collapse-transition-relocalisation

De quoi la crise du coronavirus est-elle le nom ? D’un déséquilibre écologique, d’une nouvelle façon de penser le risque, d’un grand effondrement annoncé ? Qu’a-t-elle de véritablement inédit ? L’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz répond à quelques idées reçues sur le sujet. Entretien.

Basta ! : Peut-on considérer le coronavirus comme une crise d’ordre écologique ?

Jean-Baptiste Fressoz [1] : Le changement climatique et la crise environnementale sont suffisamment graves, il n’est pas nécessaire d’en rajouter. On peut évidemment dire du Covid qu’il est une « maladie de l’Anthropocène », puisque l’épidémie s’est propagée par les avions, les canaux de la mondialisation. Mais l’anthropocène est une notion tellement englobante que je ne suis pas sûr qu’on ajoute beaucoup de sens en disant cela. Je me méfie du réductionnisme climatique : j’avais été frappé en 2015 de voir les réfugiés de la guerre civile en Syrie être qualifiés par certains de « réfugiés climatiques »…

Concernant l’agriculture industrielle, il y a effectivement eu dans les années 1990-2000 des épidémies de grippes, H1N1 et H5N1, causées par l’élevage industriel – un excellent incubateur de souches de grippe de plus en plus virulentes. Pour le Covid, il semble que ce soit plutôt lié à un problème de consommation de viande sauvage, de médecine traditionnelle et de défaut d’hygiène. Bref, laissons les biologistes faire l’histoire du virus avant de dégainer l’anthropocène.

Avec la déforestation, également pointée comme un facteur aggravant, cela ne pose-t-il pas néanmoins la question d’un déséquilibre dans le rapport actuel entre humains et non-humains ?

Posé ainsi, cela me semble beaucoup trop général. Je ne crois pas qu’en ajoutant « humains/non-humains », on crée une compréhension plus fine du phénomène… Il y a même quelque chose d’un peu dépolitisant : dire que cela ressort d’un problème ontologique, c’est fascinant, mais cela reste bien vague. On s’attaque à quoi, une fois qu’on a dit ça ? Le fait que le Covid soit apparu en Chine où il est censé régner un rapport entre humains et non-humains « animiste », très différent du « naturalisme » occidental, montre bien que les modes de production n’ont pas, ou plus, grand-chose à voir avec l’anthropologie de la nature.

Ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est d’une histoire environnementale des virus. On sait par exemple que celui du Sida a commencé à se diffuser dès les années 1920 au Congo à cause des plantations de caoutchouc, des chemins de fer, des routes [2]. Idem pour les épidémies récentes d’Ebola qui ont été mises en relation avec le développement de l’huile de palme. Pour les grippes, ce sont les usines à viande qui sont en cause. Et pour le Covid-19, c’est encore différent : une vieille question d’hygiène, et non les prémices des enjeux environnementaux du futur.

Cette crise n’a donc rien d’inédit, selon vous ?

En tant que telle, non. Ce qui est inédit, c’est qu’on a désormais les moyens techniques de sauver des vies humaines – des tests, des appareils respiratoires, la possibilité de se confiner… – et qu’émerge en conséquence l’impératif de protéger les populations. Certes le Covid-19 est plus grave que la grippe, mais certaines épidémies, y compris récentes, ont quand même fait des ravages. Durant l’hiver 1969-70, une grippe venue de Hong-Kong fait 33 000 morts en France, essentiellement des personnes âgées, dans une indifférence totale. On percevait alors cela comme un phénomène presque naturel [3].

Ce qui est ici inédit et potentiellement « historique », c’est que la plupart des gouvernements ont choisi d’arrêter l’économie pour sauver des vies. C’est une excellente nouvelle. Le Covid-19 crée ainsi un précédent : si on a pu arrêter l’économie pour sauver 200 000 personnes en France, pourquoi ne ferait-on pas demain le nécessaire pour prévenir les cancers et les 40 000 morts prématurés par an dues à la pollution ?

Qu’est-ce que cela dit de notre façon de penser le risque ?

Depuis les années 2000, un discours s’installe, d’abord aux États-Unis, pour dire qu’il faut sortir du paradigme de la prévention pour entrer dans celui de la préparation. À ce sujet, il faut lire les travaux du sociologue Andrew Lakoff, sur la preparadness, « l’impératif d’être prêt ». Sauf que, face au Covid-19, ce sont finalement des méthodes assez classiques de prévention qui peuvent nous tirer d’affaire : un grand nombre de lits hospitaliers, des personnels soignants nombreux et bien payés et une population en bonne santé.

On pourra certes rétorquer que la Corée du Sud ou Taïwan ont réussi à limiter la casse grâce à d’importants stocks de tests, mais face à un phénomène épidémique qu’on ne parvient pas à contrôler, la santé publique reste la clé.

Ce point est important car émerge en ce moment un discours très technophile sur l’épidémie : le high-tech, la surveillance et la traçabilité numérique des individus relèveraient de la santé. Autrement dit, Big brother contre les virus. Pourtant, en Chine, ce sont surtout des méthodes traditionnelles qui ont été employées : quarantaine, patrouille de police avec hauts-parleurs, affiches de propagande sanitaire…

L’autre grande thèse récente sur le risque est celle d’Ulrich Beck, l’auteur de La Société du risque (1986), selon laquelle la question du risque se substituerait à la question sociale. L’enjeu central, dans les sociétés riches, ne serait plus la répartition de la production, mais la réparation des risques produits par la production. Si Beck s’est trompé en se focalisant sur la high tech – le coronavirus montre bien que les anciens risques sont toujours là – il avait raison de souligner que la gestion du risque pourrait prendre le pas sur celle de l’économie. C’est en cela que le moment actuel est fascinant, bien qu’il soit aussi probablement transitoire.

Vous ne souscrivez pas à l’idée que cette crise va profondément bouleverser l’organisation de notre système économique ?

Je ne crois pas une seconde à l’idée que « plus rien ne sera pareil après » ! Évidemment que le commerce international subit un coup d’arrêt, mais c’est temporaire. Je regardais les chiffres du commerce international après la Première Guerre mondiale : dès 1923, on retrouve le volume de 1913, après une guerre mondiale et une épidémie de grippe ayant fait 50 millions de morts. Donc oui, je me méfie de l’idée d’une « démondialisation » inéluctable.

Au sujet du CO2 et du climat par exemple, la BCE et la FED ont déjà commencé à arroser les marchés de liquidités et à renflouer les banques. On s’active pour sauver les compagnies aériennes et aider les constructeurs automobiles. En Chine, Xi Jinping a fait un grand discours, dès le 15 février, dans lequel il explique comment relancer l’économie. Il mentionne certes la santé, mais il parle aussi de lever les quotas d’achats de voiture et même de l’importance du charbon.

Vous avez plusieurs fois marqué votre désaccord avec les théories dites de la collapsologie : on est donc encore loin de l’effondrement, à vous entendre…

Si l’on veut croire à un grand basculement, cela dépend d’abord de la prise en charge politique qui sera faite de la catastrophe dans les deux ou trois années qui viennent. Or c’est justement ce que je reproche aux théories des collapsologues : de faire l’économie du politique. Penser le virus comme le symbole d’un « effondrement », c’est rater les enjeux concrets de gestion de l’épidémie, le niveau d’impréparation de la France et de l’Europe, le rôle de l’État-providence, etc. Au fond, les collapsologues ont un discours d’essence religieuse, comme si l’effondrement allait surgir de lui-même, faire table rase et laisser le terrain libre aux écolos. D’une certaine manière, l’effondrement s’est substitué à la Révolution.

La crise du coronavirus ne pourrait-elle pas, a minima, rebattre un peu les cartes du jeu politique, voire redéfinir la vraie nature du clivage politique : d’un côté, les forces progressistes et écologistes, de l’autre, les forces conservatrices et identitaires ?

Peut-être. Même si je ne sais pas trop ce qu’est un « progressiste ». D’une certaine façon, le discours de Macron indique qu’il a déjà senti le vent tourner : même le chantre des « premiers de cordée » et de la mondialisation heureuse se fait l’apologue de l’État-providence. C’est intéressant, ça peut vouloir dire qu’il pense déjà à 2022 en anticipant que l’élection se fera sur le rôle de l’État. Mais est-ce qu’il n’y avait pas déjà eu cela avec Hollande, après la crise de 2008 ? « Mon ennemi, c’est la finance », c’était bien lui, non ?

Il peut très bien y avoir une démondialisation à la marge : mettre fin à la sous-traitance de la production de masques ou des principes actifs nécessaires pour les tests et remettre sur le territoire des usines capable d’en produire. C’est tout à fait mineur dans l’économie. Entre la souveraineté stratégique en matière pharmaceutique et une démondialisation à la hauteur de l’enjeu climatique, il y a quand même un gouffre gigantesque ! De même on va sans doute voir s’accentuer les plans de relance « verts », et autres « green new deal ». C’est intéressant, mais le problème avec les investissements verts, c’est qu’ils s’ajoutent à une « infrastructure brune » : ils ne produisent qu’une « addition énergétique », et non une véritable transition. Acceptera-t-on de se passer des biens high tech et bon marché venus d’Asie ? De se passer des hectares fantômes du Brésil, d’Indonésie ou d’Argentine [terres utilisées pour produire quasi exclusivement des produits consommés ailleurs, en Europe, en Amérique du Nord ou en Chine, comme le soja ou l’huile de palme, ndlr] ? Va-t-on renationaliser les banques pour les obliger à se désinvestir du gaz et du pétrole ? Est-ce qu’un État actionnaire serait capable de prendre de telles décisions, de reconvertir Airbus et l’industrie automobile ? L’enjeu est là, bien sûr : mettre à profit cette crise globale majeure pour engager une véritable transition.

Notes

[1] Historien des sciences et chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique, auteur notamment de L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et co-auteur de Introduction à l’histoire environnementale (La Découverte, 2014).

[2] Voir à ce sujet N. R. Faria et al., « The hidden history of HIV-1 : Establishment and early spread of the AIDS pandemic », Science, vol. 346, 2014, p. 56-61.

[3] Voir cet article de Libération.

Urgence économique : il faut dépenser, en 2020, 200 à 300 milliards d’argent public dans la santé, les personnes empêchées de travailler, et les PME en risque de faillite
Jean Gadreyrisque-de

https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2020/04/05/urgence-economique-il-faut-depenser-en-2020-200-a-300-milliards-d-argent-public-dans-la-sante-les-personnes-empechees-de-travailler-et-les-pme-en

Il peut sembler indécent de réfléchir aux incidences économiques de la crise sanitaire mondiale actuelle alors que la priorité doit être de sauver des milliers de vies en France. Pourtant, si l’on veut éviter que la crise sanitaire, particulièrement mal gérée en France, débouche sur une Grande Dépression qui durerait des années, il y a aussi des urgences de politique économique.

Je résume : pour sortir du confinement le plus vite possible sans rechute, le mot d’ordre doit être celui de l’OMS : des tests, des tests, des tests. J’ajoute : des masques, et des moyens matériels et humains pour la santé publique. Pour éviter une Grande Dépression des années 2020, le mot d’ordre actuel doit être ; du cash, du cash, du cash, de l’argent public (et pas d’abord des prêts ou des garanties) directement versé au système de santé, aux gens, aux PME et ensuite aux grandes entreprises sous forte condition de réorientation écologique et de relocalisation. Dans les deux cas, il s’agit d’investissements hautement « rentables » humainement et même économiquement.

Si l’on fait l’hypothèse (dont je reparlerai un autre jour) que l’économie va souffrir nettement plus d’un trimestre, alors la première des urgences, à laquelle seul l’État peut répondre (avec le concours souhaitable de la BCE en Europe, mais ce n’est pas gagné ni indispensable), est la suivante : maintenir les revenus des personnes, salariées ou indépendantes, empêchées de travailler, financer (sans exiger de remboursement) les trésoreries des PME courant un risque de faillite, et par la suite aider les grandes entreprises et les banques, dont certaines seront elles aussi en difficulté, à la condition impérative qu’elles planifient de façon crédible une reconversion écologique et une relocalisation significative de leurs activités. Évidemment aussi, à condition qu’elles ne versent pas de dividendes ! Dans tous les cas, pour en sortir le moins mal possible du point de vue de la majorité des humains, on ne peut compter que sur des États reprenant la main sur la finance et consolidant leurs services publics. C’est l’urgence de l’État pour en finir avec l’état d’urgence.

Or ce qui a été décidé pour l’instant en France est lamentable aussi bien pour la santé que pour l’accès au chômage contraint et pour les PME. Les 38,5 milliards d’euros de reports de cotisations sociales et de taxes directes des entreprises sont en réalité un outil supplémentaire de réduction des recettes de l’État et de la Sécu à un moment où c’est l’inverse qu’il faudrait prévoir.

Quant au montant apparemment énorme de 300 milliards d’euros de garanties publiques pour faciliter des emprunts d’entreprises, ce n’est vraiment pas ce qu’il faut faire quand la plupart d’entre elles ont avant tout besoin de « cash » (et non d’emprunts à rembourser plus tard) pour combler des trésoreries qui fondent. Il est temps de payer sans condition les gens empêchés de travailler dans la sphère économique pendant les semaines à venir, et d’aider les entreprises non vitales à ne rien produire, pour préserver des vies par milliers et même pour raccourcir la période de crise sanitaire et donc de récession économique. C’est parfaitement hétérodoxe mais parfaitement possible. Après tout, les 350 milliards d’euros de dividendes qui devraient être versés en Europe au titre de 2019 (et dont j’espère qu’on interdira de les verser) consistent bien à payer les gens à ne rien faire !

Impossible ? En aucun cas. Exemple : à Berlin, les travailleurs indépendants ont déjà reçu 5 000 euros d’« allocation corona » versés par la banque publique de Berlin, qui a distribué en tout 900 millions d’euros d’allocations à près de 100 000 indépendants et petites entreprises (source). Quand la ministre de la Culture allemande Monika Grütters annonce 50 milliards d’euros d’aide au secteur culturel, la France, par la voix de son homologue Franck Riester promet, lui, 22 millions d’euros !

 POUR EN FINIR AVEC L’ÉTAT D’URGENCE : L’URGENCE DE L’ÉTAT

Je cite Gaël Giraud, qu’on devrait lire et écouter plus souvent en ce moment : « L’idée que l’État puisse s’instituer en employeur en dernier ressort n’est pas nouvelle non plus : à l’initiative du président Roosevelt, la Works Progress Administration américaine fut mise en place pendant les années 1930. Au Royaume-Uni, les salaires sont garantis à présent par l’État à hauteur de 80% (plafonnés à 2 500£/mois) et le gouvernement s’est engagé à ce que nul ne perde son emploi à l’issue de la crise. En Irlande, 70% des salaires sont pris en charge par l’État, au Danemark, 75%. De facto, cela revient à socialiser les revenus du travail et à instituer l’État en employeur en dernier ressort. Le Danemark entend aller plus loin, avec raison, et assumer une fraction non seulement des salaires mais de l’ensemble des charges des entreprises. L’Italie tente de lui emboîter le pas. »

Pourquoi pour l’instant ce refus français de payer les gens et de renflouer en cash les trésoreries des PME en risque de faillite ? En raison de la persistance de l’idéologie considérant que la dette publique est un péché. Il est clair que s’il fallait 240 milliards d’euros (10 % du PIB) ou 360 milliards (15 % du PIB) d’argent public distribué « gratuitement » pour éviter une réédition de la crise de 1929, cela ferait monter la dette publique de 100% du PIB à 110 % ou 115 %. Et alors ? Cela fait dix ans que le Japon a dépassé les 200 %. Il approche les 250 % et il n’en est pas mort. Cela peut-il avoir des effets pervers, inflationnistes ou autres (spéculation contre la dette française) ? Oui, mais beaucoup plus gérables qu’une économie en dépression prolongée.

Et puis, pour compenser ce surcroît de dépenses publiques de crise, il y a toujours des solutions dont les néolibéraux ont horreur. En voici deux. La première consiste à imposer les revenus et les patrimoines des très riches et à s’en prendre vraiment à l’évasion fiscale et aux « niches pour riches ». J’ai estimé pour ma part à 300 milliards d’euros par an le coût pour les finances publiques de « l’assistance aux riches » !

Pour la deuxième solution, je cite à nouveau Gaël Giraud : « Il y a, par ailleurs, un moyen simple de soulager tout de suite les finances publiques des États en état d’urgence nationale : effacer les dettes publiques détenues par la BCE. La BCE injecte déjà, à nouveau, des tombereaux de liquidités en rachetant des titres de dette publique. Elle doit le faire en fléchant cet argent non dans le système bancaire mais dans l’économie réelle et annuler la dette publique qu’elle détient dans son bilan. La seule annulation du remboursement du principal revient à faire disparaître plusieurs centaines de milliards d’euros de dettes souveraines. Dans le cas de la France, une estimation suggère un montant d’environ 400 milliards d’euros aujourd’hui. Cela signifierait que l’État français pourrait d’emblée injecter 17% du PIB (pré-pandémie) dans l’économie. Nous sommes dans les bons ordres de grandeur de ce qu’ont fait les États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale ».

Contrairement à ce que pensent spontanément les « honnêtes gens », influencés par la propagande néolibérale, accroître pendant une période de plusieurs années la dette publique ne signifie pas, comme je l’ai entendu, que « nous allons bien devoir la payer un jour ou l’autre ». Cela n’est vrai que si on laisse la bride sur le cou à la spéculation financière et si on refuse de s’en prendre à « l’assistance aux riches », comme on l’a fait dans le passé.

Face à une crise économique inédite : le nécessaire engagement massif de l’État
Gaël Giraud
www.revue-projet.com/articles/2020-04-giraud-face-a-une-crise-economique-inedite-le-necessaire-engagement-massif-de-l-etat/10522

Si la crise sanitaire est l’urgence première, l’économiste Gaël Giraud nous alerte quant à la profonde crise économique qui nous guette. Celle-ci, impactant directement l’économie réelle, ne ressemble en rien à la crise boursière de 1929 ou celle des subprimes de 2008. Comment l’éviter ? L’auteur propose de sortir des carcans idéologiques néo-libéraux qui ont guidé nos gouvernements et institutions jusqu’à aujourd’hui. Il appelle à un engagement massif de l’État pour créer des emplois et l’annulation d’une partie des dettes publiques.

Redisons-le : cette pandémie aurait pu et dû être évitée si, à l’instar de la Corée du Sud et de Taïwan, l’Occident et l’Inde avaient pratiqué un dépistage systématique dès les débuts de l’épidémie, accompagné d’une mise en quatorzaine des cas positifs et de la distribution massive de masques1. En outre, le confinement en tant que tel sert juste à gagner du temps sur la pandémie.

Mais si ce temps n’est pas utilisé pour produire les enzymes qui permettent de réaliser des tests en grand nombre, il est perdu : à la sortie du confinement, une fraction trop faible de la population sera immunisée contre le virus pour que l’épidémie ne reprenne pas de plus belle avec, en prime, un secteur hospitalier à genoux. Sans compter les possibilités de mutation du virus. Les priorités sanitaires sont donc claires :

  • fournir en urgence à nos médecins et aux hospitaliers le matériel nécessaire pour sauver des vies tout de suite ;
  • augmenter considérablement le nombre de tests : la France s’apprête à en pratiquer 200.000 par semaine là où l’Allemagne effectue 500.000 tests hebdomadaires depuis le début de la pandémie. Outre un système hospitalier bien moins touché par l’austérité budgétaire que celui de la France2, cette pratique du dépistage (recommandée depuis les débuts de la crise par l’OMS et les médecins chinois) explique largement le faible nombre de victimes outre-Rhin, jusqu’à présent.

Toutefois, la crise sanitaire se double, évidemment, d’une autre, de bien plus longue durée : la dépression économique qui frappe, déjà, la quasi-totalité des économies du monde. L’explosion du chômage promet de mettre un grand nombre de gouvernements sous une très forte pression politique : comment ne pas céder à la tentation de reconstruire à la va-vite le « monde d’avant » pour juguler à court terme l’hémorragie des emplois ? Inversement, se contenter de reconstruire le monde d’hier, c’est exposer notre société à une vulnérabilité dont la pandémie du Covid19 démontre qu’elle est mortelle. Et nous savons d’ores et déjà qu’il y aura d’autres pandémies. Comment sortir de ce dilemme ?

Ne pas se contenter du « monde d’hier »

Certes, la vitesse avec laquelle un certain nombre de tabous sont tombés, en apparence, est encourageante : le président de la République annonçait lui-même, lors du Conseil des ministres du 18 mars, qu’il n’y avait désormais plus de limite à l’endettement public. Il faut cependant rester prudent : le refus de l’Allemagne et des Pays-Bas d’autoriser l’émission d’obligations européennes qui permettraient de financer, tout de suite, les efforts sanitaires colossaux des pays de la zone euro est le symptôme que, pour l’essentiel, les blocages idéologiques sont toujours là. La mutualisation des dettes souveraines, que rendraient possible ces corona-bonds3, reviendrait en effet aux yeux des « faucons » rhénans à ne pas sanctionner la gestion qu’ils estiment fautive des deniers publics par les pays du Sud. En proposant de conditionner l’octroi d’une aide économique à la réalisation de nouvelles réformes structurelles, les Pays-Bas témoignent du fait que leur cadre de pensée n’a pas changé4. Ainsi, au lieu de comprendre que ce sont précisément ces réformes qui, en contribuant au démantèlement du service public de santé, sont responsables des graves taux de mortalité que connaissent l’Italie et l’Espagne (peut-être bientôt la France), ils s’entêtent à estimer que la capacité des Rhéno-flamands à « épargner » est l’explication du faible nombre de décès enregistrés, jusqu’à présent, par nos deux voisins. Ils reconduisent, ce faisant, les schémas de pensée sans fondement qui veulent que ce soit l’austérité de l’épargnant qui finance l’investissement, alors que c’est bel et bien le crédit bancaire qui, depuis le XIIIe siècle en Europe, constitue la principale source de financement de tout investissement5.

Cette résistance idéologique, appuyée sur une théorie économique qui confond la gestion micro-économique d’un ménage avec la macro-économie d’une nation, alimentera certainement la tentation de se contenter de quelques gestes symboliques fortement médiatisés pour, surtout, reconstruire très vite le tissu économique d’avant la crise. Elle sera aidée par l’explosion du chômage : aux États-Unis, 3,3 millions de chômeurs supplémentaires se sont déclarés en dix jours6 et l’on peut craindre, non seulement 200.000 morts du virus mais encore 30% de chômage outre-Atlantique dans les mois qui viennent7. En France, la fonction publique, décriée il y a peu comme inutile, devrait jouer le rôle d’amortisseur mais on peut estimer qu’au moins un million de salariés ont déjà ou sont sur le point de perdre leur emploi. L’hémorragie sera d’autant plus sévère que seront longs et nombreux les divers confinements qui vont se succéder pendant au moins un an, à la faveur du retour du virus, de ses mutations et autres secondes vagues.

La raison pour laquelle le prolongement du confinement détruit des emplois à grande vitesse est simple : si 30% des salariés d’une entreprise ne peuvent pas travailler, soit parce qu’ils sont malades, soit parce qu’ils font valoir leur droit de retrait, cela ne signifie pas, le plus souvent, un tiers de production en moins mais la fermeture pure et simple de l’entreprise. Si cette dernière est elle-même insérée dans une chaine d’approvisionnement à flux tendus, ladite entreprise n’a pas de substitut : la chaîne tout entière est à l’arrêt. Et aucun des maillons ne touche plus de revenus. Ceux qui ne disposent pas d’une trésorerie leur permettant de tenir au-delà de quelques semaines risquent la faillite.

Certains économistes allemands prédisent une chute du PIB de l’Allemagne de 9% en 2020. Le chiffre est raisonnable et il n’y a guère de motif pour qu’il en aille autrement en France et, pire encore peut-être, en Italie, au Royaume-Uni, en Suisse, aux Pays-Bas et, surtout aux États-Unis.

Donald Trump et son secrétaire au Trésor Steven Mnuchin proposent au Congrès de distribuer un chèque de 1.200 dollars à chaque Américain. C’est de l’hélicoptère-monnaie (ou quantitative easing for people), en supposant que la Banque centrale prenne en charge cette émission monétaire. Autant de mesures qui auraient dû être mises en œuvre, déjà, en 2009. On peut voir aussi dans l’initiative de l’administration Trump l’ébauche d’un revenu universel minimal pour tous. Une proposition qui est avancée par de nombreux collectifs citoyens depuis longtemps.

En Europe, la suspension des règles du Pacte de stabilité (proposée par la Commission au Conseil européen), l’émission de « corona-obligations » ou l’activation des prêts aux États du Mécanisme européen de stabilité — dont les contreparties8 seraient oubliées — sont des avancées d’autant plus indispensables que les arguments invoqués, depuis dix ans au moins, contre de telles décisions n’ont aucun fondement scientifique. L’obstination des Rhéno-flamands à refuser toute mutualisation des dettes souveraines pourrait contribuer, au sortir de la crise, à une profonde remise en cause du projet européen : qui, aujourd’hui, fait mine de venir en aide aux Italiens ? Les Chinois9, les Russes et les Albanais. Disons-le, les 37 milliards d’euros (0,3% du PIB de la zone euro) prélevés sur le budget communautaire sont ridicules, comparés à l’effort budgétaire qu’il faut consentir pour éviter à l’économie européenne une dépression au moins aussi sévère que celle de 1929. Quelques calculs élémentaires suggèrent que ce sont au moins 10% du PIB européen qu’il faudrait injecter dans l’économie. Cela suppose, bien sûr, la mise en place d’un pilier politique au sein des institutions communautaires. Ce qui, depuis la création de la zone monétaire, fait défaut au projet européen10. L’absence de coordination soulève déjà une question : à quoi bon une Union si elle ne permet même pas de faire face à une telle pandémie ? Si les États se retrouvent seuls, une fois de plus, pour agir ?

Renflouer une fois de plus le secteur bancaire est inutile si l’économie réelle s’effondre.

L’activation d’un programme de quantitative easing de 750 milliards d’euros par la Banque centrale européenne est bienvenue, même si son niveau reste modeste. Surtout, elle risque de rater sa cible .Ces programmes d’assouplissement monétaire quantitatifs précédents l’ont montré : l’essentiel des euros nouvellement émis n’a pas été déversé par les banques privées dans l’économie réelle mais a été réinvesti dans d’autres actifs financiers, comme les actions, y compris hors zone euro. Aujourd’hui, compte tenu de l’effondrement des marchés financiers, les investisseurs sont certainement tentés de conserver ces liquidités. C’est la raison pour laquelle, se contenter de ce type de mesure monétaire relève encore d’une réaction au monde d’hier, celui de la crise de 2008. Renflouer une fois de plus le secteur bancaire est inutile si l’économie réelle s’effondre. Il est indispensable d’agir directement auprès des ménages et des PME. Comment faire ? Les particuliers ne disposent pas d’un compte de dépôt auprès de la BCE, contrairement aux banques privées. En revanche, la BCE pourrait refinancer les banques publiques — en France, par exemple, la Banque publique d’investissements — de manière que celles-ci puissent créditer directement les PME et les ménages11.

Créer des emplois

Toutefois, les initiatives auxquelles on vient de faire allusion sont insuffisantes. Il faut comprendre que l’appareil productif occidental est, ou va être, partiellement à l’arrêt. Contrairement au krach boursier de 1929 et à la crise des subprimes de 2008, cette nouvelle crise économique touche d’abord et en son cœur l’économie réelle.

À cet aveu d’impuissance face à la vulnérabilité dans laquelle nous a placés la quête de rendements à court terme s’ajoute l’injustice dans la prise de risque personnels face au virus.

Nous sommes en train de découvrir que les chaînes d’approvisionnement à flux tendus selon le principe du « juste-à-temps » nous rendent extrêmement fragiles. Si le confinement se prolonge, certaines métropoles pourraient en faire la cruelle expérience dans les jours ou les semaines qui viennent avec l’approvisionnement alimentaire. C’est déjà le cas à Londres. Une fois la pandémie définitivement surmontée (dans un an, environ), la relocalisation des activités industrielles et agricoles essentielles sera à l’agenda de la quasi-totalité des pays qui, depuis trois décennies, ont livré leur souveraineté alimentaire au jeu de la globalisation marchande. Un légitime protectionnisme écologique, social et sanitaire promet certainement de redevenir d’actualité dans les années qui viennent12. À l’inverse, le maintien forcé des chaînes d’approvisionnement expose en premier lieu les femmes et les salariés modestes. À cet aveu d’impuissance face à la vulnérabilité dans laquelle nous a placés la quête de rendements à court terme s’ajoute l’injustice dans la prise de risque personnels face au virus.

Dans la plupart des pays contraints de pratiquer le confinement, l’appareil productif est donc partiellement mis à l’arrêt, ou le sera prochainement ; les chaînes de valeurs mondiales ralentissent et certaines d’entre elles vont être interrompues. Le travail est « en grève » involontaire.

Ce n’est pas seulement une crise keynésienne13 d’insuffisance de la demande (car ceux qui ont des liquidités ne peuvent pas les dépenser puisqu’ils doivent rester chez eux), c’est aussi une crise de l’offre. Cette pandémie nous fait découvrir un nouveau type de crise, inédit, où se conjuguent une chute de l’offre et de la demande. Dans un tel contexte, injecter des liquidités est à la fois nécessaire et insuffisant : les réserves des acteurs vont augmenter, cela permettra de limiter un certain nombre de non-remboursements mais cela ne remettra pas au travail ceux qui sont, à juste titre, confinés et doivent le rester si l’on veut éviter l’effondrement de notre système de soins. S’en contenter reviendrait à donner des béquilles à quelqu’un qui vient de perdre ses jambes…

Ce ne peut donc être qu’à l’État de créer des emplois nouveaux capables à la fois d’absorber la masse des salariés qui, en sortant de chez eux, vont découvrir qu’ils ont perdu leur emploi et de relancer l’activité.

Ce ne peut donc être qu’à l’État de créer des emplois nouveaux capables à la fois d’absorber la masse des salariés qui, en sortant de chez eux, vont découvrir qu’ils ont perdu leur emploi (tout simplement parce que leur entreprise n’est déjà plus viable ou ne le sera plus prochainement) et de relancer l’activité. L’idée que l’État puisse s’instituer en employeur en dernier ressort n’est pas nouvelle non plus : à l’initiative du président Roosevelt, la Works Progress Administration américaine fut mise en place pendant les années 193014. Au Royaume-Uni, les salaires sont garantis à présent par l’État à hauteur de 80% (plafonnés à 2 500£/mois) et le gouvernement s’est engagé à ce que nul ne perde son emploi à l’issue de la crise15. En Irlande, 70% des salaires sont pris en charge par l’État16, au Danemark, 75%17. De facto, cela revient à socialiser les revenus du travail et à instituer l’État en employeur en dernier ressort. Le Danemark entend aller plus loin, avec raison, et assumer une fraction non seulement des salaires mais de l’ensemble des charges des entreprises. L’Italie tente de lui emboîter le pas18.

Bien sûr, pour que la prise en charge de la réindustrialisation française par l’État ait un sens, il faut réfléchir sérieusement aux types de secteurs industriels que nous voulons privilégier à la sortie du tunnel. Ce discernement doit, d’une part, prendre en compte l’impératif climatique et la préservation de la biodiversité et, d’autre part, être opéré dans chaque pays, à la lumière des caractéristiques propres à chaque tissu économique19. Mais on peut rappeler d’ores et déjà quelques remarques de bon sens :

  • il est faux de penser que l’austérité budgétaire permet à un pays de s’enrichir. La dépense publique est, depuis toujours, une composante indispensable de l’activité économique. Techniquement, cela signifie, par exemple, que les résultats d’équivalence ricardienne20 que l’on enseigne aux étudiants depuis des décennies sont des contes de fée. En outre, la seule institution qui ne puisse pas faire faillite, quelles que soient les circonstances, c’est l’État. En effet, les défauts souverains ne sont possibles que pour les États dont la dette n’est pas libellée dans leur devise nationale ou dont la Banque centrale ne peut pas monétiser la dette, ce qui ne sera pas le cas avec les corona-bonds.
  • la concurrence parfaite est un mythe, un concept sans contenu scientifique. La concurrence est toujours oligopolistique, imparfaite et donc inefficace en termes d’allocation des ressources et des compétences. Autrement dit, l’intervention publique, loin de violer les lois de la concurrence, peut permettre de corriger ces inefficacités. Mieux, le ciblage d’une politique industrielle sectorielle (interdit par la Commission européenne depuis vingt ans pour préserver une saine « concurrence ») est un outil banal, normal, que la plupart des pays occidentaux ont abandonné depuis les années 1970 et qu’il s’agit de redécouvrir à toute vitesse.

Il est donc légitime et nécessaire que les États occidentaux, aujourd’hui (comme hier), pratiquent de la dépense budgétaire pour financer l’effort de reconstruction de l’appareil productif qui sera nécessaire à la fin du confinement en privilégiant tel ou tel secteur. Bien évidemment, leurs dettes publiques vont augmenter. Faut-il rappeler que, pendant la Seconde guerre mondiale, le déficit public des États-Unis a atteint 20% du PIB plusieurs années de suite ? En l’absence de dépense massive, maintenant, par l’État, pour sauver l’économie, le déficit sera bien plus important encore demain. Il n’est pas inutile, ici, de rappeler également que le plan d’ajustement structurel imposé à la Grèce n’a servi strictement à rien : le ratio dette publique/PIB d’Athènes atteignait les mêmes niveaux en 2019 qu’en 2010. Autrement dit, l’austérité tue, nous en avons l’illustration en ce moment même, dans nos services de réanimation. Et elle ne résout aucun problème macro-économique.

La véritable difficulté — et elle est majeure— consiste à coordonner et organiser la création d’emplois dans la production agricole et industrielle21 : la bureaucratie d’État européenne a perdu l’essentiel de la culture industrielle des hauts fonctionnaires d’après-guerre et ne sait guère faire autre chose que multiplier les bullshit jobs de contrôleurs et de consultants22. Une grande partie de la haute fonction publique française ne fait guère exception. Il n’y a pas d’autre issue qu’une collaboration entre la fonction publique et le management des groupes industriels français en lien avec la société civile et les partenaires sociaux.

Annuler une partie des dettes publiques

Il y a, par ailleurs, un moyen simple de soulager tout de suite les finances publiques des États en état d’urgence nationale : effacer les dettes publiques détenues par la BCE. Je l’ai rappelé plus haut, la BCE injecte déjà, à nouveau, des tombereaux de liquidités en rachetant des titres de dette publique. Elle doit le faire en fléchant cet argent non dans le système bancaire mais dans l’économie réelle et annuler la dette publique qu’elle détient dans son bilan. La seule annulation du remboursement du principal revient à faire disparaître plusieurs centaines de milliards d’euros de dettes souveraines. Dans le cas de la France, une estimation suggère un montant d’environ 400 milliards d’euros aujourd’hui23. Cela signifierait que l’État français pourrait d’emblée injecter 17% du PIB (pré-pandémie) dans l’économie. Nous sommes dans les bons ordres de grandeur de ce qu’ont fait les États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale.

Comme il faudra, de toutes façons, réviser le statut de la BCE une fois la crise passée, l’institution actuelle peut fort bien continuer à créer de la monnaie sans fonds propres ou avec des fonds propres négatifs.

Certains considèrent qu’une telle annulation serait synonyme d’un Armageddon financier. Mais cela sera le cas dans quelques jours, si nous ne prenons pas très vite des dispositions très fortes : 30% de la capitalisation boursière mondiale ont déjà disparu en deux semaines. La Banque centrale est la seule banque qui puisse fonctionner sans fonds propres (moins de 100 milliards d’euros aujourd’hui) voire avec des fonds propres négatifs. Elle peut parfaitement les utiliser pour éponger une partie des pertes que cette annulation lui infligerait et continuer de fonctionner. Et les traités européens n’obligent pas les États membres de la zone euro à renflouer la BCE au prorata de leur PIB. Comme il faudra, de toutes façons, réviser de fond en comble le statut de la BCE une fois la crise passée, l’institution actuelle peut fort bien continuer à créer de la monnaie sans fonds propres ou avec des fonds propres négatifs. C’est tout ce dont nous avons besoin. Enfin, la Cour de justice de l’Union européenne n’est pas contrainte de considérer que cette annulation du principal revient à un financement direct dissimulé des Trésors souverains. Cette annulation peut même s’opérer immédiatement dans le respect de l’orthodoxie des traités. Orthodoxie qui, de toute façon, n’est plus respectée par personne aujourd’hui et devra être remise en cause à l’issue de la crise.

Le seul véritable risque d’une telle annulation de dette serait une vive spéculation contre l’euro sur les marchés des changes de la part d’investisseurs qui estimeraient, à tort, cette politique suicidaire. Il y a deux réponses à cela : a) face à l’urgence, une fièvre spéculative sur les marchés des changes serait un moindre mal ; b) les investisseurs, aujourd’hui, encaissent des pertes colossales sur les marchés financiers d’obligations et d’actions (un tiers de la capitalisation boursière mondiale a déjà disparu en deux semaines) : les circonstances actuelles devraient les aider à comprendre que faciliter la dépense budgétaire aujourd’hui est le seul moyen de sauver l’Europe. Un instant de raison devrait les inciter, au contraire, à acheter de l’euro si la BCE se résout à annuler les dettes souveraines qu’elle détient.

Pour l’heure, l’urgence est à la résolution la plus rapide possible de la crise sanitaire et à la sortie du confinement : il n’y a pas de contradiction entre les impératifs sanitaire et économique, au contraire. Le seul moyen d’y parvenir tient dans un engagement massif de l’État : en Espagne, les cliniques privées ont été réquisitionnées ; au nord de l’Italie, des hôtels sont transformés en services de réanimation de campagne. Enfin, dépister est l’unique solution pour hâter la sortie du confinement sans condamner les populations à devoir se remettre aussitôt en quarantaine.

Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise
Bruno Latour, philosophe et sociologue
www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/P-202-AOC-03-20.pdf

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.
Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.

En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là !

Cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage.

D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempée que les chefs d’État, chacun à son tour, pouvaient tirer d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…

Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du XXe siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État-providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1].

N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans, consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause.

Ce qui rend la situation actuelle tellement dangereuse, ce n’est pas seulement les morts qui s’accumulent chaque jour davantage, c’est la suspension générale d’un système économique qui donne donc à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde planétaire, une occasion merveilleuse de « tout remettre en cause ». Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants.

« L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause imprévue, leur donne une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne l’auraient jamais imaginé[2]. Les révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux.

C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prêtes à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors-sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ».

Nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation.

De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces, millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la suspension de l’économie mondiale –, nous commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.

C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensables, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être.

D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre[3]. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes-barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.

Un outil pour aider au discernement

Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.

Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description*.

Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)

*L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développés depuis par un groupe d’artistes et de chercheurs.

[1] Voir l’article sur les lobbyistes déchaînés aux Etats-Unis par Matt Stoller, « The coronavirus relief bill could turn into a corporate coup if we aren’t careful », The Guardian, 24.03.20.

[2] Danowski, Deborah, de Castro, Eduardo Viveiros, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini (textes réunis et présentés). Ed. Hache, Emilie. Paris, Editions Dehors, 2014. 221-339.

[3] L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développés depuis par le consortium Où atterrir http://www.bruno-latour.fr/fr/node/841.html

Izen eta abizenekin kontsumitzeko unea da, tokikoa eta zentzuzkoa kontsumitzeko unea
Xabier Zendegi
www.argia.eus/albistea/izen-eta-abizenekin-kontsumitzeko-unea-da-tokikoa-eta-zentzuzkoa-kontsumitzeko-unea

Xabier Zendegi Bionekazaritza Arabako Nekazaritza Ekologikoaren Aldeko Elkarteko koordinatzailea da.

Gure Platera Gure Aukera ekimenak zabaldu du Bionekazaritza elkarteko kidearen iritzi artikulua. Hemen osorik irakurgai:

« Koronabirusa iritsi da, eta badirudi normaltasun aztarna guztiak suntsitu dituela. Koadrilako bilerak eta familia ospakizunak faltan botatzen diren oroitzapenak dira. Badirudi lan-baldintzak aldatu egin direla ia guztientzat. Beno batzuentzat ez, nekazariek eta abeltzainek elikagaiak produzitzen jarraitzen dute, erantzukizunaren banderapean, herritarrei ezer ez faltatzeko. Pertsona ekoizleen inguruan dugun ideia orokor horretan pentsatzen dugunean, guztiok dugu euskal baserriari lotutako irudi mitifikatua. Animalia gutxi batzuez gain, baratza txiki bat jartzen dugu, gero merkatuan salduko diren barazkiak dituena. Baina ideia mitifikatu hori ere aldatu egin da, ekoizleen merkatu gehienak bertan behera geratu baitira.

« Deigarria da pertsonengan pentsatzen dutela dioen gobernuak ekoizleen merkatuak ixtea erabakitzen duten bitartean, supermerkatu handien kontsumoa sustatzea »

Deigarria da, euren neurriek erakusten ez duten arren, pertsonengan pentsatzen dutela dioen gobernuak ekoizleen merkatuak ixtea erabakitzen duten bitartean, supermerkatu handien kontsumoa, publizitatea barne, sustatzea. Jendea pilatzen den gune itxi horietan munduko beste lekutik datozen produktu kilometrikoak kontsumitzea baimenduta dago, eta produktore txikien banaketa-kanalak oztopatzen diren bitartean.

Egunero-egunero nekazaritza eta abeltzaintzak biziraupen-arazo larriak dituztela plazaratzen duen mundu batean, nekazaritzako ekologia-eredu txikiak gizarte, ingurumen eta ekonomia arloan errentagarriagoak direla argi geratzen da. Errentagarritasun horren zati handi bat produktuak dibertsifikatu, eraldatu eta zuzenean saltzean datza.

Dirudienez, beste gauza batzuen artean, badirudi egoera honek aukera eman digula beharrezkoa den denbora eta etenaldia berreskuratzeko, gauza batzuk baloratu eta pentsatzeko. Horietako bat da, nola ez, gure elikadura eta gureena, izan ere osasuna eta elikadura, eta elikadura eta osasuna, ezin dira bereizi.

Elikagai-sistema irauli behar da produktu osasuntsuak eta iraunkorrak kontsumitzeko aukera izateko, pertsonak erdigunean jartzeko, enpresa handien interesen gainetik jarri ahal izateko. Hain zuzen ere, nekazaritza ekologikoak erakusten digu bide hori, pertsonen eta ingurumenaren zainketarena. Urte asko izan dira elikagaiekin espekulatzen, nekazariak esplotatzen, ingurumena mespretxatzen eta kontsumitzaileari iruzur egiten.

Horregatik, gelditzeko eta pentsatzeko garaia da, eta orain zer?

« Gizarte eta ingurumenaren ikuspuntutik bidezkoa den elikadura sistema lortzeko aurrerapausu bat emateko unea da »

Pertsona guztiak gara aldaketarako eragile aktiboak, elikadura subiranotasunerantz joatea erabakitzen duten ekoizleetik edo nekazariaren lana balioesten duen eta bere produktuak erosten dituen kontsumitzaileetara. Gizarte eta ingurumenaren ikuspuntutik bidezkoa den elikadura sistema lortzeko aurrerapausu bat emateko unea da.

Era berean, burua erabiliz kontsumitzeko unea da, izen eta abizenekin kontsumitzeko unea, tokikoa eta zentzuzkoa kontsumitzeko unea, horrela, pertsonak zaintzen dugun bezala, gure lurraldea ere zaintzen dugu ».