Articles du Vendredi : Sélection du 9 mars 2018

Le rapport du Giec sur le réchauffement à 1,5°C

Valéry Laramée de Tannenberg
wwww.journaldelenvironnement.net/article/exclusif-le-rapport-du-giec-sur-le-rechauffement-a-1-5-c,90514

La SNCF coûte moins cher que les accidents de la route

Olivier Razemon @OlivierRazemon Journaliste. Villes, transports, vélo.
http://transports.blog.lemonde.fr/2018/03/04/cout-sncf-accidents-route/

Quel lien entre les femmes, la santé et le climat?

Louisa Renoux, Isabelle Blin
www.huffingtonpost.fr/louisa-renoux/quel-lien-entre-les-femmes-la-sante-et-le-climat_a_23379082/

Ce que la bataille culturelle n’est pas

Razmig Keucheyan
https://groupedhistoiresociale.com/2018/02/28/ce-que-la-bataille-culturelle-nest-pas-razmig-keucheyan/

Le rapport du Giec sur le réchauffement à 1,5°C

Valéry Laramée de Tannenberg
wwww.journaldelenvironnement.net/article/exclusif-le-rapport-du-giec-sur-le-rechauffement-a-1-5-c,90514

Le JDLE s’est procuré la synthèse du rapport sur les conséquences d’un réchauffement de 1,5°C que le Giec destine aux décideurs. Les conséquences de ce phénomène, attendu dans deux décennies, sont très inquiétantes. Les chercheurs soulignent qu’il est encore temps de stabiliser le réchauffement, au prix d’importants changements sociétaux.

Commandé par la COP 21, le rapport spécial du Giec sur les conséquences d’un réchauffement de 1,5°C doit être publié au mois de septembre prochain. Dans une version provisoire du résumé pour les décideurs que le JDLE s’est procurée, les prospectives établies par les climatologues sont très inquiétantes.

INDC insuffisantes

D’une trentaine de pages, le document rappelle des éléments connus. Sans rire, les scientifiques ne cessent de rappeler qu’un réchauffement de 2°C aura de pires effets qu’une montée du thermomètre mondial de 1,5°C Plus sérieusement, le groupe de rédacteurs, coordonné par la Française Valérie Masson-Delmotte, souligne que les politiques climatiques présentées en 2015 (les INDC) ne permettent pas de stabiliser le réchauffement au niveau souhaité par les Etats îliens, les plus vulnérables à la montée du niveau des océans. Voilà pour les données connues.

Les nouveautés font peur. D’ores et déjà, le réchauffement de 1,5°C est expérimenté, à certaines saisons, par de nombreuses populations, notamment dans les régions australes. Au rythme actuel d’émission de gaz à effet de serre, ce réchauffement sera global et irréversible[1] vers 2040. Dans 22 ans !

Coup de chaud sur les mégapoles. Selon certains scénarios tendanciels, 350 millions d’urbains supplémentaires pourraient souffrir des effets des canicules dans les plus grandes des métropoles d’ici à 2050.

Les premiers effets sont d’ores et déjà observables: précipitations et températures extrêmes, notamment. Mais ils sont appelés à se multiplier. Dans certaines régions, les températures pourraient être trois fois plus élevées que la moyenne globale. Les tropiques devraient subir davantage de journées caniculaires. En Asie, Amérique du nord et en Europe, les risques d’inondations seront accrus. En revanche, c’est le manque d’eau qui menace les pays du pourtour méditerranéen. «Les risques vont s’accroître entre aujourd’hui et le réchauffement à 1,5°C comme ils s’accroîtront entre 1,5°C et 2°C», résume le Giec.

C’est l’océan qui pourrait payer le plus lourd tribu. A commencer par l’Océan Arctique qui devrait être libre de glace en septembre. Plus 1,5°C, c’est l’acidification plus rapide des mers. «L’acidification de l’océan apporte des changements de grande échelle et accroit les risques liés à l’élévation de la température pour les écosystèmes océaniques.»

Menaces sur la mer

De quoi inquiéter les professionnels de la mer: pêcheurs, aquaculteurs. Inquiéter aussi les urbanistes qui projettent de laisser pousser les mangroves pour protéger le littoral de la montée du niveau de la mer et de la recrudescence annoncée des tempêtes et des cyclones. Le changement de la salinité de l’eau de mer pourrait bouleverser certains biotopes, comme ceux des estuaires, à la riche biodiversité.

L’inégalité est sans doute l’un des termes qui revient le plus souvent dans ce résumé pour les décideurs.

Car, ce sont les pauvres et les plus vulnérables qui forment le plus important des bataillons des victimes du réchauffement. «Les impacts du réchauffement de 1,5°C frapperont et affectent déjà les populations vulnérables, particulièrement les populations indigènes de l’Arctique, les agricultures et les modes de vie liés au littoral et les petits Etats insulaires en développement».

Les pauvres seront les plus affectés

En raison de la montée des prix des denrées de base, de l’insécurité alimentaire, de la faim, de la perte de revenus et de perspectives, des effets sanitaires et des déplacements de population, les pauvres seront particulièrement affectés par le réchauffement. «Plus de 100 millions de personnes pourraient devenir pauvres en raison des effets sur l’agriculture et les prix de l’alimentation», estiment les rédacteurs. Les récoltes seront particulièrement affectées au Moyen-Orient, en Afrique sub-saharienne, en Asie centrale et du Sud-est, ainsi qu’en Amérique du sud. Autant de régions, et bien d’autres, où se développeront des maladies vectorielles: paludisme, dengue, maladie du Nil occidental, et maladie de Lyme.

Exit les vacances d’hiver et d’été. Le tourisme dépendant des plages et de la neige sera particulièrement affecté par le réchauffement, pointent les auteurs du rapport.

Peut-on éviter le pire? Oui, répondent les climatologues. Mais ce sera dur. On l’a vu les politiques mises en œuvre depuis 2015 ne permettent pas de stabiliser le réchauffement à 1,5°C. En gros, nous disposons d’un budget carbone global compris entre 390 et 590 milliards de tonnes de CO2: de 11 à 16 ans d’émission, si le rythme actuel de rejet de gaz carbonique n’est pas réduit.

Diminuer, c’est possible, nous disent les scientifiques. Il faudra entièrement décarboner le système électrique, réduire drastiquement les consommations d’énergies dans le résidentiel, les transports, l’industrie. Bon nombre d’usages devront être électrifiés, comme les transports. Agriculture et sylviculture devront être mobilisées pour accroître la capacité des sols et des forêts à stocker le carbone. À charge pour le secteur de financer cette formidable transformation, «sans précédent», de l’avis des auteurs. Pour autant, ce programme pourrait se révéler insuffisant.

Changements majeurs

Raison pour laquelle les climatologues plaident pour des changements de comportements majeurs. L’économie circulaire, le zéro déchet, la dématérialisation sont clairement des solutions proposées pour réduire l’empreinte carbone de l’industrie et des services. L’adoption d’une alimentation moins carnée, l’amélioration de la performance énergétique des logements, la réduction des besoins en mobilité sont aussi des voies dans laquelle les citoyens doivent s’engager sans tarder.

Mais là encore, il faudra faire plus. Car, nos systèmes énergétiques, notre urbanisme, nos infrastructures de transport ne seront modifiées que lentement. Aussi, les climatologues proposent-ils de recourir à des technologies plus ou moins border line. Le captage-stockage géologique de CO2 (CSC) est testé depuis plusieurs décennies. Il donne de bons résultats, à titre expérimental, mais reste cher et n’est utilisable que sur des installations (cimenteries, centrales électriques, raffineries) conçues à cet effet. Les auteurs proposent aussi de développer la valorisation de la biomasse couplée à du CSC : la BECCS. Une solution encore très controversée.

[1] Par rapport à la moyenne des températures globales enregistrées entre DSDS et JJJL.

La SNCF coûte moins cher que les accidents de la route

Olivier Razemon @OlivierRazemon Journaliste. Villes, transports, vélo.
http://transports.blog.lemonde.fr/2018/03/04/cout-sncf-accidents-route/

14 milliards par an. 200€ par personne. Le rapport Spinetta, publié le 15 février, a frappé un grand coup : la SNCF coûte cher. Jean-Cyril Spinetta, 74 ans, ancien PDG d’Air France, était chargé de rédiger un document destiné à éclairer les choix du gouvernement Philippe au sujet de l’avenir de la SNCF.

Le coût de cette entreprise publique, calculé en additionnant les subventions versées par les pouvoirs publics au système ferroviaire et aux retraites des cheminots, a frappé les esprits, et a même fait l’objet d’exagérations, comme celle du ministre Gérald Darmanin. Et c’était l’objectif. Cela confirme, au-delà de la fuite en avant qui a consisté pendant des années à promettre des trains à grande vitesse partout, que la vénérable société nationale a besoin d’être réformée.

Le coût de la route. Mais si le rail coûte cher au contribuable, combien lui coûte la route ? Cette comparaison s’impose, non pour le plaisir de savoir qui a la plus grosse dette, mais parce que les moyens de transport sont concurrents.

Concurrence rail vs. route. Imaginons que l’on maintienne des voies ferrées en bon état et que l’on y fasse circuler des trains confortables et à l’heure : les voyageurs seraient enclins à les emprunter. En revanche, si les voies se dégradent, que les temps de parcours s’allongent, que les parvis des gares ne sont pas accueillants, les seuls voyageurs qui continueront à monter dans un train seront les publics captifs, les sans-voiture, les collégiens, des étudiants, les plus pauvres. Surtout si, parallèlement, on continue de construire et d’entretenir un réseau routier performant, doté de multiples autoroutes, rocades, échangeurs et parkings.

Combien coûte la route au contribuable, donc ? Selon Routes de France, l’organisation professionnelle des constructeurs de routes, anciennement appelée Union des syndicats de l’industrie routière française, « les dépenses des administrations pour la route » atteignent un montant comparable au coût de la SNCF, 15,2 milliards d’euros par an, dont 12,9 milliards pour les collectivités locales.

Aménagement routier. Mais à cette somme doivent s’ajouter de nombreuses autres dépenses, financées par les impôts. On mentionnera les achats de terrains, les expropriations, les démolitions préalables à la construction de routes. En outre, le système routier ne fonctionne pas seul. Il est pertinent parce qu’il s’appuie sur une signalisation, une organisation de l’espace, un aménagement du territoire que mettent en place, partout, les acteurs publics comme privés.

Ce n’est pas fini. Il faut ajouter les externalités, les conséquences en tous genres de cette politique très routière. Elles sont nombreuses et il n’est pas facile de les calculer. On peut mentionner le coût des accidents de la route (hôpitaux, réparations, effets psychologiques, pertes de production, etc.), celui de toutes les actions visant à prévenir ces accidents (radars, forces de l’ordre, etc.) ou celui de la congestion automobile (temps perdu, stress). Bien entendu, il faut inclure les conséquences du bruit et de la pollution atmosphérique, qui grèvent notamment les budgets de la santé, mais se traduisent aussi en pertes de biodiversité.

374 milliards en Europe.  Pour effectuer un bilan, l’Université technique de Dresde, à la demande du groupe Verts/ALE du Parlement européen, a publié une étude intitulée « Les coûts externes de l’automobile ». Les chercheurs évaluent ces dépenses à 374 milliards d’euros à l’échelle européenne, 50,5 milliards pour la France. Pour l’Hexagone, selon cette étude, le coût des accidents de la route (16,8 milliards en 2008), dépasse à lui seul le fardeau de la SNCF identifié par le rapport Spinetta (14 milliards).

Si on prend en compte l’ensemble des coûts générés par les accidents de la route, y compris ceux qui pèsent sur les particuliers, on atteint même 32,8 milliards d’euros en 2015, d’après les calculs de l’Observatoire national interministériel de l’insécurité routière.

Étalement urbain. Enfin, on ne peut pas évoquer le réseau routier sans prendre en compte l’étalement urbain qu’il génère mécaniquement, à défaut de politiques strictes visant à le limiter. Les répercussions en matière d’aménagement du territoire, de destruction de paysages ou de dévitalisation urbaine sont énormes. Bien sûr, l’extension des réseaux ferrés amène aussi les villes à s’étaler plus loin. Mais les conséquences demeurent plus limitées.

A ces chiffres, Routes de France, le lobby du secteur, répond que la route génère 42,5 milliards d’euros de recettes fiscales. Cela reste inférieur au total des contributions des contribuables à la route. Et ne tient pas compte du fait que le rail, lui aussi, contribue aux recettes fiscales.

Quel lien entre les femmes, la santé et le climat?

Louisa Renoux, Isabelle Blin
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Les conditions météorologiques et climatiques ont une influence considérable sur notre environnement de vie et notre santé. Le changement climatique aggravera les risques sanitaires existants.

On connaît les conséquences des événements extrêmes (vagues de chaleur, inondations…) pour les sociétés et celles de la dégradation générale de l’environnement, qui favorisent la pollution de l’air et des eaux, l’insécurité alimentaire ou encore la survenue de maladies vectorielles. Il existe de nombreuses inégalités face au changement climatique, qui appellent une action ciblée auprès des populations vulnérables.

Les femmes et les enfants sont en première ligne face aux conséquences du dérèglement climatique. Les femmes représentent 70 % des personnes vivant avec moins de un dollar par jour. Elles assurent plus de 80 % de la production agricole dans les pays en voie de développement, passent trois fois plus de temps à collecter l’eau mais elles ne possèdent que 2 % des terres et ne touchent que 10 % des revenus. Elles sont les premières à devoir faire face aux phénomènes de sécheresse, de désertification et d’inondations. Elles ont quatorze fois plus de chances que les hommes de périr en cas de catastrophe naturelle. Leur rôle est central au sein de la famille en matière d’éducation et de prévention.

Comment agir pour sensibiliser le public et les décideurs à cet enjeu méconnu, partager des expériences, trouver des solutions et les mettre en avant?

Nous avons lancé la collecte de témoignages variés de la société civile depuis plus deux ans et nous les avons intégrés dans le Livre blanc “Femmes, santé, climat” diffusé en version électronique uniquement dans un premier temps et sur les réseaux sociaux puis lors des conférences organisées autour des COP et de la CSW (Commission sur le statut des femmes de l’ONU à New York). Nous avons collecté près de 60 témoignages en moins de deux ans et ce n’est pas fini puisque nous comptons éditer une nouvelle édition du livre chaque année intégrant de nouveaux témoins.

La mobilisation des réseaux féminins autour de ce livre, de leurs témoignages et de leur soutien a été très forte, nous avons également une nouvelle génération mobilisée grâce à l’engagement de l’UNICEF et de ces jeunes U-reporters.

 

 

 

Nos témoins sont inspirants, positifs et engagés. Ils viennent du monde entier et de la société civile, ce sont des professeurs d’école engagés dans l’altruisme, des journalistes convaincus et convaincants, des personnalités politiques, des figures de grandes ONG, des enfants surprenants, des lycéens étonnants, des experts en santé, en numérique, des avocats, des magistrats, des réalisateurs, des photographes, des entrepreneurs… Ce sont des colibris qui rêvent de laisser une société meilleure pour nos enfants et qui apportent leur pierre à notre édifice.

En partageant leurs expériences, leurs solutions, leurs visions qui nous réveillent et nous émerveillent, ils sont la preuve que nous pouvons agir collectivement et que ce combat est aussi intergénérationnel.

Leurs témoignages ont captivé des centaines de personnes lors de nos conférences et les témoignages à venir renforceront cette action que nous mènerons chaque année avec toujours plus de soutiens.

Cette année à New York, nous organiserons avec nos partenaires trois conférences autour de l’impact du changement climatique sur les femmes dans le cadre de la Commission sur le statut des femmes (CSW62) qui est dédiée aux questions d’égalité et d’autonomisation des femmes et des filles en milieu rural.

C’est un signal fort et positif que nous adressons à tous les pays des Nations unies, y compris les États-Unis qui ont renié les accords de Paris, et dans une période difficile où nous observons un recul fort des droits des femmes dans de nombreux pays.

La communauté internationale doit se mobiliser en garantissant l’autonomisation des femmes et en favorisant les énergies durables et propres, la finance responsable, l’économie altruiste qui permettront d’atteindre les objectifs de développement durable dans des délais courts ; la hausse des températures est bel et bien constatée et prévisible et les catastrophes naturelles se multiplient à une fréquence élevée depuis plusieurs années.

C’est une mobilisation forte, collective, intergénérationnelle, féministe et sur la durée qui nous permettra d’avancer et de trouver des solutions. Nous vous donnons donc rendez-vous les 13 et 14 mars prochain sur les réseaux sociaux avec nos hashtags #FemmesCOP23 #CSW62 #GoGreenWomen #Call4Climate, nous comptons sur votre soutien et espérons vous compter parmi nos témoins pour la prochaine édition du livre.

Ce que la bataille culturelle n’est pas

Razmig Keucheyan
https://groupedhistoiresociale.com/2018/02/28/ce-que-la-bataille-culturelle-nest-pas-razmig-keucheyan/

Rien ne semblait empêcher la mise en oeuvre de la politique de gauche que Mme Vallaud-Belkacem, au gouvernement pendant toute la durée du quinquennat, appelle rétrospectivement de ses vœux. Mais les vents contraires soufflaient apparemment trop fort. La « bataille culturelle », ce mystérieux génie qui bride l’ardeur des gouvernements de gauche successifs, était perdue.

Au sein de la gauche – toutes sensibilités confondues – circulent à l’heure actuelle des notions qui paraissent politiquement pertinentes, mais qui s’avèrent dangereuses. L’une d’elles est l’argument des 99 % (2).

 

 

 

S’appuyant sur des statistiques établies par les économistes Emmanuel Saez et Thomas Piketty, le mouvement Occupy Wall Street a avancé en 2011 l’idée que l’humanité se divise en deux groupes : l’un, les 1 % les plus riches, capte l’essentiel des bénéfices de la croissance; l’autre, les 99 % restants, pâtit d’inégalités toujours plus vertigineuses. L’argument s’est révélé efficace pour un temps, suscitant des mobilisations dans divers pays.

Mais le problème est vite apparu : les 99 % forment un ensemble extrêmement disparate. Cette catégorie inclut aussi bien les habitants des bidonvilles de Delhi ou de Rio que les prospères résidents de Neuilly-sur-Seine ou de Manhattan qui ne sont juste pas assez riches pour intégrer les 1 %. Difficile d’imaginer que les intérêts de ces populations convergent ou que celles-ci constituent un jour un groupe politique cohérent.

L’argument de la « bataille culturelle » souffre d’une malfaçon analogue. Il n’est pas à proprement parler faux, mais il débouche sur une stratégie politique problématique. On le rencontre souvent à gauche, du PS à La France insoumise, mais également à droite, notamment dans les courants qui se réclament de l’héritage de la « nouvelle droite ». Il découle d’une lecture hâtive d’Antonio Gramsci et de son concept d’hégémonie. L’idée est simple : la politique repose en dernière instance sur la culture. Mettre en oeuvre une politique suppose au préalable que le vocabulaire et la « vision du monde » sur lesquels elle repose se soient imposés au plus grand nombre. Si les gouvernements n’appliquent pas leur programme, ce n’est pas qu’ils manquent de courage et d’ambition, ni qu’ils refusent de défendre les intérêts de ceux qui les ont élus : c’est que le « fond de l’air » politique s’oppose à son application. Il faudrait donc modifier l’atmosphère afin de rendre la politique en question concevable.

À l’ère de Facebook et de Twitter, on comprend l’attrait de cet argument. En y souscrivant, on peut faire de la politique confortablement installé chez soi, devant son écran d’ordinateur. Laisser un commentaire sur un site ou écrire un tweet rageur deviennent des actes politiques par excellence. Tout comme publier des pétitions ou des tribunes vengeresses dans les colonnes de quotidiens à l’audience déclinante en caressant l’espoir que ces textes fassent le « tour du Net ».

Identifier les vecteurs du changement

La « bataille culturelle » a bien entendu son importance. La Chine, par exemple, prend aujourd’hui très au sérieux son soft power. Il s’agit là d’un concept élaboré par le politiste américain Joseph Nye, qui a conseillé plusieurs administrations démocrates depuis M. Jimmy Carter. Selon Nye, au XXIe siècle, le pouvoir d’un pays se mesure moins à son hard power, c’est-à-dire sa puissance militaire, qu’à sa capacité à influencer la sphère publique mondiale en donnant une image positive de lui-même.

Le gouvernement chinois organise ainsi l’activité de netizens (contraction de net et citizens ), des citoyens intervenant sur Internet pour défendre les intérêts de leur pays (3). Comme l’a suggéré le président Xi Jinping lors d’un discours au XIXe Congrès du Parti communiste chinois, en octobre 2017, il s’agit de « bien raconter le récit de la Chine et de construire son soft power» en diffusant sur le Net une « énergie positive ». Certes, mais voilà : derrière les bataillons de netizens chinois se trouve l’une des grandes puissances mondiales. Son rang dans les relations internationales, la Chine ne l’occupe pas d’abord grâce à son soft power ou à une quelconque « bataille culturelle », mais grâce à sa puissance économique, que ses dirigeants s’emploient à transformer en puissance militaire.

L’expression « bataille culturelle » doit une partie de son succès à l’hypothèse selon laquelle, au cours des dernières décennies, la droite aurait imposé ses idées, donnant naissance au mélange de néolibéralisme économique et de conservatisme moral dans lequel nous baignons désormais.

Mais, d’abord, la droite n’a pas vraiment eu à gagner la « bataille culturelle », dans la mesure où ses catégories fondatrices, comme la propriété privée des moyens de production ou l’économie de marché, n’ont plus été fondamentalement contestées depuis le milieu des années 1970.

Même l’impression que l’après-Mai 68 constitua un âge d’or pour la gauche, voire que ses idées y étaient hégémoniques, tient en partie de l’illusion rétrospective : en France, la droite a occupé le pouvoir sans discontinuer pendant toute cette période. Les politiques redistributives et de reconnaissance des droits des femmes qu’elle concéda furent mises en oeuvre moins à l’issue d’une « bataille d’idées » que sous la pression du bloc de l’Est et de puissants mouvements sociaux.

Il n’est même pas dit que le racisme, dont on présente parfois la recrudescence comme le symptôme d’une « droitisation » de la société actuelle, se soit aggravé, bien qu’il ait changé de forme. La société française des années 1960 et 1970 n’était certainement pas moins raciste que l’actuelle (4). Depuis les années 1970, le capitalisme a subi de profondes transformations : financiarisation, effondrement du bloc de l’Est et intégration de cette région dans l’économie mondiale, tournant capitaliste de la Chine, désindustrialisation, crise du mouvement ouvrier, construction néolibérale de l’Europe… Dans ce contexte de crise et de restructuration du système, la droite se tenait prête à saisir des occasions. Elle ne s’en est pas privée, poussant dans le débat public des idées cohérentes dans le domaine politique et économique. Mais la nouvelle hégémonie néolibérale n’a pu émerger qu’à la suite des bouleversements structurels qui avaient objectivement affaibli les forces du progrès. S’imaginer qu’il suffirait de remporter la « bataille des idées » pour que le système change, c’est s’exposer à des désillusions.

L’argument des 99 % et celui de la « bataille culturelle » relèvent d’une même conception du monde social. Celle qui considère la société comme une entité indifférenciée, comme un espace fluide que l’on pourrait influencer dans un sens ou un autre en mettant en circulation des discours. Les théories d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, sources d’inspiration de Podemos (5) et de La France insoumise, sont exemplaires de cette conception.

Des proches du mouvement dirigé par M. Jean-Luc Mélenchon ont créé au début de l’année une chaîne de télévision en ligne baptisée Le Média et lancé une école de formation. Aux dires de leurs animateurs, ces dispositifs visent à mener la « bataille culturelle », à préparer le terrain pour d’autres politiques (6). Ce faisant, La France insoumise s’inspire, en les actualisant, d’institutions sociales-démocrates et communistes : le journal ouvrier et l’école de cadres. Ceux-ci permettaient la diffusion chez les militants et au sein de leur base sociale d’une vision du monde cohérente.

Il manque pourtant un élément essentiel : quelles classes sociales ou coalitions de classes seront les vecteurs du changement ? À qui s’adressent prioritairement Le Média et l’école de formation ? Les communistes avaient pour base la classe ouvrière et les classes alliées, paysannerie et fractions dominées des classes moyennes notamment. Le « bloc social » concerné par le journal ouvrier et l’école de cadres était celui-ci. Mais dans le cas de La France insoumise ? Une « vision du monde » ne devient politiquement efficace que si elle est celle d’une coalition de classes qui s’oppose à d’autres classes. Reste donc à imaginer les contours d’un bloc social à venir.

Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le coeur de la lutte des classes.

 

 

 

Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la « valorisation » du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique (7) ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est là sa grande idée.

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ».

Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Ce que Gramsci appelle « culture » diffère très sensiblement de ce que nous entendons couramment par ce terme. La notion d’« hégémonie culturelle » ne désigne pas la péroraison incessante d’intellectuels ou de dirigeants contestataires dans les médias dominants, mais la capacité d’un parti à forger et à diriger un bloc social élargi en éveillant la conscience de classe. Les exemples ne manquent pas, ni à son époque ni aujourd’hui.

En décembre 2017, des salariés de l’entreprise de nettoyage Onet, en région parisienne, ont remporté une victoire importante (8). Ces sous-traitants de la Société nationale des chemins de fer (SNCF) chargés de la propreté des gares revendiquaient un rattachement à la convention collective de la manutention ferroviaire de la SNCF, le retrait d’une clause de mobilité qui les obligeait à effectuer de longs déplacements, l’augmentation de la prime de panier (indemnité repas) et la régularisation de collègues sans papiers. Au terme d’une grève de quarante-cinq jours, ils ont obtenu satisfaction sur l’essentiel. Pareille lutte s’annonçait d’autant plus improbable qu’elle était menée par des immigrés récents, au sein d’une entreprise sous-traitante et dans un secteur où l’interruption du travail n’a pas un impact vital sur le cours de la vie sociale. Bloquer une raffinerie, c’est bloquer le pays. Mais cesser de nettoyer une gare périphérique en Seine-Saint-Denis… ?

Et pourtant, à force de persévérance, les grévistes et leurs délégués syndicaux ont gagné. Les transformations structurelles du capitalisme depuis les années 1970 ont changé la classe ouvrière. Celle-ci n’a certes pas disparu; elle est devenue plus diverse socialement, ethniquement et spatialement. Livrer la « bataille des idées » consiste à politiser ces nouvelles classes populaires, au moyen de luttes analogues à celle menée par les salariés d’Onet. Leur victoire montre que l’improbable n’en reste pas moins possible. Le « front culturel », articulé aux fronts économique et politique, c’est exactement cela. Ils ne le savent peut-être pas, mais les grévistes d’Onet sont les véritables héritiers de Gramsci.

 

Note(s) :
(1) Najat Vallaud-Belkacem, « Éloge de l’imperfection en politique », Le Nouveau Magazine littéraire, Paris, janvier 2018.

(2) Lire Serge Halimi, « Le leurre des 99 % », Le Monde diplomatique, août 2017.

(3) Cf. Yuan Yang, « China’s Communist Party raises army of nationalist trolls », Financial Times, Londres, 29 décembre 2017.

(4) Cf. par exemple Yvan Gastaut, « La flambée raciste de 1973 en France », Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, no 2, Poitiers, 1993. Lire également Benoît Bréville, « Intégration, la grande obsession », Le Monde diplomatique, février 2018.

(5) Lire Razmig Keucheyan et Renaud Lambert, « Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos », Le Monde diplomatique, septembre 2015.

(6) Cf. Laure Beaudonnet, « Aude Lancelin, auteure de « La Pensée en otage » : « Tout le circuit de l’information est pollué » », 20 Minutes, Paris, 10 janvier 2018.

(7) Cf. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La Fabrique, Paris, 2012.

(8) Cf. Cécile Manchette, « Onet. Victoire éclatante des grévistes du nettoyage des gares franciliennes », Révolution permanente, 15 décembre 2017.