Articles du Vendredi : Sélection du 8 juillet 2016

Climat : la recherche fondamentale reste indispensable

Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, co-présidente du groupe scientifique du Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat).
https://reporterre.net/Climat-la-recherche-fondamentale-reste-indispensable

Fort McMurray : bienvenue à Armageddon-sur-Oil

David DUFRESNE
www.liberation.fr/planete/2016/07/07/fort-mcmurray-bienvenue-a-armageddon-sur-oil_1464754

Bernard Thibault : « La réforme du code du travail aura une portée bien au-delà de nos frontières »

Ivan du Roy, Nolwenn Weiler
www.bastamag.net/Bernard-Thibault-La-reforme-du-code-du-travail-aura-une-portee-bien-au-dela-de

Climat : la recherche fondamentale reste indispensable

Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, co-présidente du groupe scientifique du Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat).
https://reporterre.net/Climat-la-recherche-fondamentale-reste-indispensable

 

Alors que la planète vient de battre un nouveau record de concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère (à plus de 400 ppm), le besoin de connaissances scientifiques sur le réchauffement climatique reste de premier ordre, explique l’auteure de cette tribune. Pourtant, la recherche fondamentale risque d’être sacrifiée au nom de la rentabilité, comme en Australie.

L’accord de Paris sur le climat a débuté son processus de ratification en avril 2016, au siège des Nations unies. Il s’agit du premier accord universel sur le climat, approuvé par les représentants des 195 pays présents à la COP21. Cet accord vise « à contenir le réchauffement global bien en-dessous de 2 °C par rapport à la période pré-industrielle, et à poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C, afin de limiter les interférences dangereuses des activités humaines avec le système climatique » [1].

L’accord fait explicitement référence au besoin de connaissances scientifiques, que ce soit pour les méthodologies d’estimation et de suivi des rejets de gaz à effet de serre et des puits de carbone (CO2 stocké par les océans, la végétation et les sols), pour l’inventaire global, pour les systèmes d’alerte, ou pour étayer les stratégies d’adaptation.

La décision consternante du Csiro

Si de nombreux aspects des connaissances scientifiques sur le changement climatique et l’influence humaine sur le climat global sont bien établis, de nombreuses lacunes persistent et mobilisent des milliers de scientifiques dans le monde.

En ce sens, la récente décision de la direction du Csiro (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organization) de supprimer les recherches dites « d’intérêt général » sur le climat (dans ses départements de recherche sur l’océan, l’atmosphère, les surfaces continentales et l’hydrologie) est consternante. L’objectif de la direction semble être de redéployer ses effectifs pour capter de nouveaux financements autour de l’adaptation et l’atténuation du changement climatique, en oubliant le rôle clé de la recherche fondamentale pour identifier à quoi il faudra s’adapter, et pour évaluer les différentes dimensions des stratégies d’atténuation.

Restructuration massive vers des recherches très appliquées

Le Csiro joue un rôle clé dans le système mondial de surveillance de l’atmosphère et de l’océan, par son réseau de stations et sa flotte océanographique. Il est également le seul centre de recherche ayant développé un modèle de climat pour représenter la ceinture des vents des moyennes latitudes de l’hémisphère Sud, un point essentiel pour bien anticiper les changements de précipitations et y faire face.

Le récent licenciement de John Church, l’un des rares chercheurs ayant choisi de s’exprimer publiquement sur le sujet, est affligeant.

Océanographe, membre de l’Académie des sciences australienne, John Church est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du niveau des mers. Ses dernières publications scientifiques, dans les journaux les plus reconnus, montrent la poursuite de l’accumulation d’énergie dans les océans, par leur réchauffement (qui a capté plus de 90% de l’énergie supplémentaire du fait de l’augmentation de l’effet de serre), la poursuite de la montée du niveau des mers, du fait du réchauffement des océans et de la fonte des glaciers et l’accélération de l’écoulement des calottes, et enfin le rôle déterminant des activités humaines dans celle-ci [2]. Il a appris son licenciement par un appel téléphonique alors qu’il était en campagne océanographique…

Alors que l’accord de Paris exprime le besoin de renforcement de connaissances scientifiques, la direction du Csiro a utilisé celui-ci comme un alibi pour une restructuration massive vers des recherches très appliquées, et qui risquent de déstabiliser la coordination internationale nécessaire pour l’observation et la modélisation du changement climatique, comme l’ont indiqué les 3.000 chercheurs et le directeur du Programme mondial d’étude du climat dans leur courrier à la direction du Csiro.

Conséquences importantes vis-à-vis des politiques climatiques internationales

La recherche fondamentale sur le climat reste toujours aussi nécessaire qu’avant la COP 21.

Il y a eu récemment de nouvelles publications qui pourraient avoir des conséquences importantes vis-à-vis des politiques climatiques internationales :

  • l’évaluation de l’impact du changement climatique sur l’intensité et/ou la fréquence de certains événements extrêmes, comme les vagues de chaleur ou les précipitations torrentielles, sujet d’un rapport approfondi récent de l’Académie des sciences américaine ;
  • de nouvelles études permettant de mieux cerner le rôle des nuages dans la réponse du climat à la perturbation anthropique, un point important permettant de relier les observations de processus actuels à la « sensibilité du climat », c’est-à-dire la réponse de la température moyenne à la surface de la Terre à un doublement de la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone [3] ;
  • une analyse approfondie de la vulnérabilité des écosystèmes marins, montrant qu’un réchauffement de seulement 1,5 °C par rapport au climat pré-industriel aurait des conséquences lourdes pour les récifs de coraux tropicaux, mais également pour les coquillages comme les bivalves et d’autres ressources issues de la pêche [4] ;
  • les premières estimations de la réponse de la calotte antarctique pour différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre montrent qu’il faut, en cas de poursuite des rejets de gaz à effet de serre, revoir à la hausse les risques de montée du niveau des mers après 2050 et pour plusieurs siècles [5].

Forte augmentation du risque d’inondation en France

Pour le changement climatique en France, et en écho aux préoccupations sur les impacts des évènements de pluies torrentielles, plusieurs études viennent d’être publiées. Une forte augmentation des records de précipitations est observée en automne dans les Cévennes [6] de l’ordre de 4% de plus par décennie depuis 1950, étroitement liés au réchauffement de la région. Une augmentation des maxima de pluies cumulées sur un jour est aussi détectée sur les reliefs et une partie de la vallée du Rhône depuis 1985 [7] Drobinski et al. (Journal of Geophysical Research, 2016) montrent qu’il faut s’attendre à une forte augmentation des précipitations record sur tout le pourtour méditerranéen avec la poursuite du réchauffement global. Enfin, Roudier et al. (Climatic Change, 2016) concluent qu’un réchauffement global de seulement 2 °C conduirait à une forte augmentation du risque d’inondation en France, que ce soit pour les risques de crues décennale ou centennales.

Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) a pour mandat de construire de manière rigoureuse, transparente, ouverte et exhaustive une évaluation critique de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socioéconomiques liées au changement climatique, à ses impacts potentiels, et aux différentes options d’adaptation et d’atténuation. Le Giec a un devoir de neutralité, et ses rapports ne doivent pas être prescriptifs par rapport aux politiques climatiques. Le Giec ne fait pas de recherche, et fonde ses rapports sur une analyse critique des articles scientifiques. Pour cela, il mobilise des centaines de scientifiques, auteurs de rapports, et des milliers de relecteurs.

Trois rapports spéciaux du Giec

Le prochain rapport complet du Giec (6e cycle d’évaluation) sera rendu en 2022. Le nouveau bureau de 34 personnes chargées de coordonner ce travail, présidé par le sud-coréen Hoesung Lee, a été élu à Dubrovnik en octobre 2015.

Ainsi, je vais copiloter, avec Panmao Zhai (Académie des sciences météorologiques, Beijing, Chine) le travail du groupe 1, qui porte sur les bases physiques du changement climatique. L’université Paris-Saclay héberge l’unité support du groupe 1, cofinancée par le ministère de l’Éducation et de la Recherche, le ministère des Affaires étrangères, et le ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer.

Avant le rapport complet, prévu en 2021-2022, le Giec va également préparer trois rapports spéciaux.

Le premier analysera les impacts d’un réchauffement de 1,5 °C au-dessus du niveau pré-industriel, et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre associées. Ce rapport contribuera à l’inventaire global de 2018.

Le Giec préparera aussi deux autres rapports spéciaux, l’un sur le changement climatique, les océans et les glaces, et l’autre sur le changement climatique et l’usage des sols (désertification, dégradation des sols, gestion durable des terres, sécurité alimentaire, et flux de gaz à effet de serre des écosystèmes terrestres), ainsi qu’un rapport méthodologique sur les méthodes de calcul des émissions de gaz à effet de serre, tous prévus pour 2019.

Dans le rapport complet, prévu en 2021-2022, nous prévoyons également de renforcer l’analyse à l’échelle régionale des différents aspects du changement climatique et ses impacts, en particulier vis-à-vis des évènements extrêmes.

 

[1http://newsroom.unfccc.int

[2Nature Climate Change, 2016.

[3] Tan et al, Science, 2016.

[4] Gattuso et al, Science, 2015.

[5] DeConto et Pollard, Nature, 2016.

[6] Vautard et al., BAMS, 2014.

[7] Blanchet et al., Climate Dynamics, 2016.

Fort McMurray : bienvenue à Armageddon-sur-Oil

David DUFRESNE
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Le gigantesque incendie du mois de mai a laissé en ruines une grande partie de ce havre du jeu, du pétrole et du fric canadien. Retour dans une ville qui commence à se relever du passage de la «Bête».

  • Fort McMurray : bienvenue à Armageddon-sur-Oil

A l’entrée de la ville, le Centennial RV Trailer Park fut un des premiers à cramer. Jusqu’alors, ce camping était un sous-monde plein de merveilles, de roulottes rafistolées, de caravanes flambant neuves, de ruées vers l’or triomphantes et d’eldorados brisés. Jadis, ses gérants vantaient la forêt boréale qui l’entourait. Cette forêt, ça valait bien les 1 500 dollars par mois l’emplacement, l’équivalent de 1 050 euros, juste pour poser son trailer, cette caravane grande comme une maison, et s’estimer heureux d’échapper au pire : les prix stratosphériques de l’immobilier dans la région. C’était du temps de Fort McMurray ville-champignon, dans le nord de l’Alberta au Canada, riche en milliards de barils de pétrole. Le trésor de guerre du pays, plus vaste chantier industriel de la planète – et l’un des plus polluants.

C’est la forêt qui a terrassé le camping. Elle s’est embrasée, fffouiii, en quelques minutes, quand «la Bête» a surgi, de derrière les collines de sable bitumineux. «La Bête», telle que les pompiers ont surnommé le feu, est l’une des plus grandes catastrophes du Canada, un incendie hors de contrôle durant un mois, qui va ravager un territoire grand comme 60 fois Paris. Une Bête qui me fera revenir dans ce bout du bout du monde, où j’avais passé trois hivers pour un webdocumentaire et rencontré le trappeur Jim Rogers, natif de la ville, devenu malgré lui prophète de malheur. En 2013, dans un de ses rires de vacarme, Jim Rogers avait lancé : «Si Dieu revenait ici, il dirait : « Mais qu’avez-vous fait de toutes ces richesses ? Je vous ai offert tant de cadeaux ! Vous ne pouviez pas faire mieux ? Bande d’imbéciles ! Vous brûlerez en enfer ! »»

589 552 hectares partis en fumée

Au premier jour de la Bête, le 1er mai 2016, les propriétaires des caravanes du Centennial RV Trailer Park ont été sommés de déguerpir dare-dare. Quelques carcasses de véhicules laissent désormais entendre que tous n’ont pas pu. Il y a cinq ans, le couple de managers m’avaient dit : «Ici, c’est le début de nulle part.» Fort McMurray est une enclave à 400 kilomètres de la première ville, Edmonton. Désormais, au camping, il n’y a plus que «le nulle part». Et impossible de savoir ce que nos compagnons du passé sont devenus, tous évacués par la seule route qui mène à Fort Mac, la Highway 63, ouverte in extremis en sens unique sur toutes ses voies, cap au sud, pour faire fuir la ville, entre la fumée et les arbres qui, sous la chaleur, jouaient à saute-capot sur les voitures. En sens inverse, sur la bande d’arrêt d’urgence, des camions volontaires remontaient avec de l’essence, pour aider les pick-up en panne sèche. Sursaut humanitaire, monde à l’envers.

La police cherche encore le mégot qui aurait mis le feu au magot du pays. Comme si l’incendie se résumait à sa seule étincelle originelle, à la petite main fautive, et non aux circonstances liées à la grande humanité et à son réchauffement climatique. 30 degrés au lieu des 15 habituels au printemps, une neige moins épaisse que d’ordinaire l’hiver précédent, faisant du sol un terreau sec, propice à l’embrasement, le courant El Niño qui fait des siennes, des vents violents, une déforestation mal maîtrisée, et ce fut «Armageddon-sur-Oil». Un feu qui se nourrit de sa propre furie, à coups de pyro-cumulo nimbus, des nuages qui génèrent foudre, éclairs et brasiers.

Quelques semaines après le passage de la Bête, Fort McMurray est l’ombre de lui-même, cassé, désert. Ses complexes sportifs rappellent la démesure du «Fort McMoney» d’antan : sans limite, quand les usines de la ville se donnaient des airs de Gotham City, flammes et fumées, avec poissons difformes et multiplications de cancers rares chez les peuples autochtones, au nord, là où le fleuve Athabasca serpente – ce fleuve large comme le Rhône que la Bête a réussi à enjamber sans qu’on comprenne encore comment.

Sauf qu’aujourd’hui l’odeur du fric et du pétrole est recouverte par une autre puanteur, plus tenace encore : l’odeur du charbon des arbres calcinés et des maisons en cendres qui, en flambant, ont laissé des substances toxiques, des particules fines et des métaux lourds.

Et partout : ce silence. 10 % des lieux rasés de la carte, c’est Sodome et Gomorrhe, la ville punie par le feu, déjà passablement affaiblie par la chute du cours du pétrole. Il y a désormais quelque chose d’irréel à se promener dans cette cité qui l’est déjà, avec ses quartiers dévastés et blanchis, comme si Dame Nature avait repris sa fierté pour dire : ça suffit.

2400 structures en ruines ou endommagées

De rue en rue, on croise tout de même quelques silhouettes. Elles doivent bien faire un mètre de large, sur deux de haut : des frigos, par centaines. La bouffe pourrie le temps de l’évacuation obligatoire (un mois) a anéanti tous les appareils de Fort McMurray. Et les Darty du coin ont dégainé un juteux système de remplacement express. 4×4 après 4×4, chacun vient ramasser son nouveau modèle. Du haut des dunes de sable, les ours, descendus en ville se servir dans les maisons vides, doivent baver devant ces garde-mangers à double porte en acier poli.

Downtown, les distributeurs de billets sont pour la plupart hors service, les écoles attendront septembre, l’hôpital de campagne a des allures de MASH, et le Boomtown Casino a portes closes. Son néon brille comme avant – à moitié. Le «Boom» est éteint, le «town» résiste : tout est dit. Peu à peu les magasins rouvrent, salués par les hourras sur Twitter. McDo a son tee-shirt («Fort McDo Strong !») Walmart sa banderole de bienvenue et le géant du pétrole Syncrude se paye une immense affiche électrique rouge sang : «Welcome back». Plus que jamais, Fort Mac est fier de Fort Mac. Les dons ont afflué de toute l’Amérique du Nord, des pompiers sud-africains sont venus prêter main-forte. «C’est l’ironie de l’histoire, sourit Theresa Wells, blogueuse locale. Sans cet événement, nous serions toujours le sale cousin du coin… Il a fallu une catastrophe de cette ampleur pour que le reste du monde reconnaisse ce que nous sommes : bien plus qu’une ville-pétrole, une communauté !»

Dans les quartiers décimés, s’agitent ainsi des volontaires. Des bénévoles, pour la plupart, et d’autres, au chômage technique depuis la Bête, qui touchent 25 dollars de l’heure pour aller fouiller les rares souvenirs qui n’ont pas fondu. Des combinaisons blanches silencieuses, solidaires, qui se sourient, au milieu des décombres.

Au loin, un drapeau flotte, inconnu, celui de Team Rubicon ; une ONG d’un genre nouveau, fondée par d’ex-militaires états-uniens, et financée par des philanthropes bien connus (la banque Goldman Sachs ou la chaîne Home Depot, sorte de Monsieur Bricolage) dont le slogan est : «Les désastres, c’est notre affaire. Les vétérans, notre passion.» Une journée avec Team Rubicon, et le mystère reste entier : leurs bons sentiments sont indéniables, leurs arrière-pensées, insondables.

88 000 personnes évacuées

Cette «militarisation» privée de l’espace public est en fait depuis longtemps un des enjeux de cette ville, qui fait figure de modèle sur bien des points. Depuis la Bête, des agents de sécurité la quadrillent, les mêmes qui cadenassent depuis quinze ans les terres à pétrole de Suncor, Shell ou Total. Selon Arianna Johnson, la présidente de la Banque alimentaire, qui déborde, cette habitude sécuritaire propre à Fort Mac, où l’on se plie volontiers aux contrôles, serait la clé du sauvetage sans heurt de la ville (un seul accident mortel, sinon aucune victime parmi les 88 000 évacués).

Dans les centres d’accueil des sinistrés, même discipline, mêmes restrictions, on ne passe pas. Officiellement pour préserver l’intimité, légitime, des réfugiés ; officieusement, pour cacher les colères et les crises de larmes. Contre les assureurs, qui rechignent à rembourser, ou les autorités, accusées d’avoir agi trop tard et trop mal : plusieurs pompiers ont brisé l’omertà la semaine dernière. Selon eux, l’alerte a été donnée hors délais. En ville, beaucoup acquiescent. Sans parler de cette insensée auto-prime de 50% votée, à peine la ville rouverte, pour et par le conseil municipal, qui a dû battre en retraite depuis.

Dans le quartier Waterways, détruit à 90%, le trappeur Jim Rogers progresse dans ses propres cendres. Chaque outil devient un trésor, «des petites choses, une nouvelle vie». Jim fut le dernier à quitter le quartier, arrosant son toit sans trop y croire. Aujourd’hui, il ne se fait aucune illusion : «Je sens déjà que la folle culture casino de Fort McMurray va continuer. Du fric. Du fric. Du fric.» Fort McMurray, miroir de nos peines. Fort McMoney, reflet de notre folie.

Bernard Thibault : « La réforme du code du travail aura une portée bien au-delà de nos frontières »

Ivan du Roy, Nolwenn Weiler
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L’adoption de la loi travail en France affaiblira celles et ceux qui se battent partout dans le monde pour faire progresser les droits sociaux, avertit Bernard Thibault. Ancien dirigeant de la CGT, il siège désormais à l’Organisation internationale du travail et vient de publier un ouvrage intitulé La troisième guerre mondiale est sociale. Il y décrit les conséquences de la quête de rentabilité immédiate : mondialisation du travail précaire informel et du chômage endémique, accidents mortels du travail en masse, persistance du travail forcé… Dans ce monde de brutes, la France et son modèle social font encore rêver, et servent de point d’appui pour faire avancer les régulations sociales. Plus pour longtemps…

 

Basta ! : Que vous inspire le traitement réservé à la CGT depuis quelques semaines par plusieurs médias et personnalités politiques ? Avez-vous connu une telle stigmatisation lorsque vous étiez à la tête de la fédération des cheminots puis secrétaire général de la CGT de 1999 à 2013 ?

Bernard Thibault  [1] : Je n’ai pas souvenir d’une séquence médiatique aussi violente, voire hargneuse, envers le mouvement social. Même pendant les grèves de 1995, alors qu’aucun train ne roulait. Nous avions alors souffert de la pression médiatique pendant huit jours « seulement ». Nous étions les preneurs d’otages de tout le pays ! Quand un sondage a été publié montrant que 70% des Français soutenaient les cheminots en grève, la tonalité des commentaires médiatiques a changé… Ce qui est exceptionnel aujourd’hui, c’est la longueur avec laquelle les médias tapent sur le mouvement social et le degré de personnalisation des critiques : voyez le nombre d’articles mettant en cause Philippe Martinez. La presse, dans sa majorité, accompagne la stratégie du Premier ministre. La CGT a déjà été mise en cause, mais jamais avec une telle intensité. Ce mouvement est unitaire, mais on se focalise sur un seul syndicat, à dessein bien évidemment ! Certains ont pris leurs désirs pour des réalités : la CGT serait quasi moribonde. Cela révèle une forte méconnaissance de la réalité syndicale. Une période de flottement au sein de la direction confédérale ne signifie pas que la CGT, composée de multiples organisations et fédérations, est asphyxiée [2]. La force des mobilisations locales depuis trois mois le prouve.

« La troisième guerre mondiale est sociale », dites-vous. Assiste-t-on avec la loi Travail et sa contestation à une bataille cruciale de cette guerre sociale ?

Oui. L’écho international de ce qui se passe en France est considérable. Les mobilisations sociales y ont une résonance particulière. La France fait partie de ces pays repères : c’est l’un des pays où les droits sociaux sont les plus élaborés. Et un marqueur du type de régulation sociale qui sera mise en œuvre demain. Pensons notamment à la sécurité sociale, qui nous semble normale, mais dont est privée 73% de la population mondiale ! La moitié de la population mondiale vit également dans des pays qui n’ont pas ratifié les conventions internationales sur la liberté syndicale ou le droit de faire grève. Si la France, avec sa réputation internationale, s’affiche comme l’un des lieux où les droits des travailleurs reculent et participe au mouvement de dumping social, cela envoie un signal négatif et affaiblit tous ceux qui souhaitent faire avancer leurs législations sociales. De nombreux pays verront disparaître leurs points d’appui. C’est pourquoi la réforme du code du travail français aura une portée qui ira bien au-delà de nos frontières.

Êtes-vous surpris qu’une réforme si violente du droit du travail soit menée sous un gouvernement socialiste, après dix ans de gouvernement de droite ?

La plupart des manifestants d’aujourd’hui sont des électeurs de François Hollande en 2012. Il est d’ailleurs paradoxal de voir comment la CGT est critiquée par le gouvernement, alors qu’il nous était reproché par d’autres d’avoir trop pris position en faveur de la non réélection de Nicolas Sarkozy.

 

 

Nous ne souhaitions pas l’échec de ce gouvernement. Il y a parmi les manifestants un sentiment de trahison alors que l’aspiration à un mieux être social était très forte parmi celles et ceux qui ont élu François Hollande. Et le sentiment que le gouvernement n’écoute pas ceux qui ont contribué à la victoire de 2012 ; alors que le patronat est, lui, plus écouté que jamais.

Selon les promoteurs de la loi, améliorer la compétitivité des entreprises et la flexibilité du marché du travail serait une manière de mieux placer la France dans la « guerre mondiale sociale » dont vous parlez dans votre ouvrage, et de réduire le chômage. Que leur répondez-vous ?

Mon livre vise à mieux faire comprendre la situation des droits sociaux dans le monde. Cela nous éclaire sur cette quête sans limite de compétitivité par le coût du travail, ce moins disant social auquel contribue la loi El-Khomri. Cette mise en compétition aboutit à ce que la moitié de la population mondiale n’a pas de contrat de travail ! Le travail non déclaré prend des proportions colossales. Cela signifie qu’aucun salaire n’est fixé, qu’aucun horaire de travail n’est précisé, que le contenu du travail n’est pas défini. Dans ces situations ultimes, tout débat sur les droits du travail est impossible !

La photographie sociale de la planète, c’est une précarisation croissante. Seulement 28% des femmes peuvent, par exemple, bénéficier d’un congé maternité. 168 millions d’enfants travaillent, dont la moitié dans des travaux dangereux. Le travail forcé persiste, notamment dans les émirats du Golfe. Deux millions de travailleurs meurent chaque année dans le monde du fait d’un accident ou d’une maladie liée au travail [3]. Pour illustrer le caractère massif et tragique des atteintes à la santé des travailleurs, des syndicalistes chinois m’ont rapporté que, chaque jour, ils dénombraient 114 doigts coupés dans les usines de la seule province chinoise de Guandong [4]. En 2015, le chômage touchait 197 millions de personnes, soit près d’un million de plus que l’année précédente. Seulement 12% des chômeurs sont indemnisés dans le monde, contre 40% dans ce pays encore repère qu’est la France.

S’il s’agit d’une guerre, quels en sont les belligérants ? Et le « dialogue social » est-il encore possible dans ce contexte ?

Il existe une nouvelle hiérarchie des pouvoirs. Les multinationales impriment davantage les règles que les États nationaux. Regardez l’Afrique et la gestion des matières premières : les multinationales accèdent à peu de frais à ces ressources et les extraient dans des conditions de travail déplorables ! Autre exemple, l’industrie textile a imposé les conditions sociales de sa délocalisation vers l’Asie, avec comme conséquence la tragédie du Rana Plaza.

Aujourd’hui 500 000 multinationales emploient 200 millions de travailleurs. Avec la sous-traitance, un travailleur sur cinq dans le monde est concerné par leur activité. Leur critère principal de gestion est soumis à la pression de la rentabilité financière la plus immédiate possible.

Face à ce pouvoir, la mission de l’Organisation internationale du travail (OIT) est de promouvoir la justice sociale. Mais les États ont confié à d’autres institutions la définition et l’encadrement des règles du commerce international. Il y a une vraie hypocrisie : le Fond monétaire international (FMI), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le G20 ne conditionnent pas le commerce au respect des droits sociaux. L’OMC sera bientôt plus soucieuse du droit des animaux que des droits sociaux au travail ! Le respect des normes sociales internationales reposent sur le bon vouloir des États nationaux. Certains sont volontaristes, d’autres n’en ont rien à faire, d’autres encore sont dans l’incapacité politique ou administrative de faire respecter ces règles. La solution est que l’OIT, où siègent États, représentants des travailleurs et représentants des employeurs, puisse elle aussi contrôler les circuits économiques et les multinationales. Il faut qu’une multinationale en infraction sur les droits sociaux puisse, par exemple, se voir privée d’accès aux marchés publics.

Le FN « fait mine de reprendre certaines revendications syndicales dans son programme électoral », écrivez-vous. Comment le FN arrive-t-il à profiter de cette « guerre sociale » ?

Face à l’incapacité politique de penser la mondialisation économique sur d’autres bases que la rentabilité financière, il ne faut pas s’étonner que les partis nationalistes et les replis identitaires progressent. Ces partis, dont le FN, ont comme seule réponse d’opposer les individus entre eux. C’est un leurre ! Aucun pays, replié sur lui-même, ne peut prétendre à l’autosuffisance sur l’ensemble des biens produits. On ne peut confiner les droits sociaux à la seule échelle nationale : on ne pourra pas garder notre système de protection sociale, nos congés payés, si le reste de la planète n’en dispose pas !

Ces replis identitaires ne changent rien. Ils permettent juste de ne surtout pas discuter du système économique qui prévaut. L’approche économique du FN est d’ailleurs plutôt néolibérale. Il n’y a qu’à constater son énorme flottement sur la loi El-Khomri. Il la critique aujourd’hui parce que les sondages continuent d’indiquer que 60% des Français y sont opposés.

Le défi écologique interroge fondamentalement la manière de produire et l’avenir des industries les plus polluantes, donc de celles et ceux qui y travaillent. Le syndicalisme devra-t-il demain intégrer la protection de l’environnement et de la santé dans ses revendications ?

Pendant des années, les syndicats et les associations environnementales ont vécu chacun de leur côté. Le mouvement syndical a progressé en réfléchissant aux liens entre les conditions de travail et la nature de ce qui est produit. Le mouvement environnemental a aussi appris à intégrer la dimension sociale. Nous avons besoin de croiser davantage les expertises de chacun. Les travailleurs sont souvent les mieux à même pour savoir comment produire d’une autre manière. Encore faut-il que les salariés ne soient plus soumis à la menace de la précarité et du chômage.

Je me souviens avoir visité un jour une usine de plasturgie dans l’Ouest de la France où les conditions de travail étaient épouvantables. Les gens n’avaient aucune protection, l’usine n’était pas équipée de filtres ni de systèmes d’aspiration. Les ouvriers respiraient des poussières de plastique très néfastes pour leur santé. S’ajoutait à cela une absence totale de traitement des déchets. Les bidons de produits chimiques s’entassaient derrière l’usine et commençaient à suinter. A proximité d’une école ! C’était stupéfiant. J’en ai parlé à des membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Mais certains salariés m’ont répondu : « Attention, il ne faudrait pas qu’ils ferment la boîte parce que nous sommes trop exigeants ! » Il y a un réel dilemme chez ces ouvriers. La précarité rend les salariés dépendants des processus de production actuels. Quand ils en sont libérés, ils sont les premiers à se mobiliser.

Notes

 

[1] Cheminot dès l’âge de 17 ans puis syndicaliste, Bernard Thibault a dirigé la CGT de 1999 à 2013. Il est aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT). Son ouvrage La troisième guerre mondiale est sociale, a été rédigé avec le concours de Pierre Coutaz, et publié par les éditions de l’Atelier.

[2] Le 22 Mars 2013, Thierry Lepaon a été élu à la tête de la CGT en remplacement de Bernard Thibault. Début 2015 il est contraint à la démission suite à des révélation sur le montant élevé – 130 000 euros – des travaux de rénovation réalisé dans son domicile de fonction. C’est Philippe Martinez qui lui succède.

[3] Selon l’OIT, 2,3 millions de travailleurs décèdent chaque année du fait d’un accident ou d’une maladie liée au travail, soit plus de victimes que dans tous les conflits et guerres réunies au cours d’une année.

[4] La province chinoise de Guandong accueille de nombreuses multinationales du textile et du jouet.