Articles du Vendredi : Sélection du 8 avril 2016

Le risque climatique fera bientôt son entrée aux AG des groupes français

Laurence Boisseau
www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/021812005319-le-risque-climatique-fera-bientot-son-entree-aux-ag-des-groupes-francais-1211157.php

Compenser les émissions de l’aviation n’est pas à la hauteur du défi climatique

Attac France, Collectif, Les Amis de la Terre
https://france.attac.org/se-mobiliser/changeons-systeme-pas-climat/article/compenser-les-emissions-de-l-aviation-n-est-pas-a-la-hauteur-du-defi-climatique

Einstein avait raison

Interview ALDA ! de Pierre LARROUTUROU et Jean-Marie HARRIBEY
www.enbata.info/articles/einstein-avait-raison

Paul Jorion, économiste : “Les fuites des ‘Panama Papers’ ne surviennent pas par hasard”

Vincent Remy
www.telerama.fr/idees/paul-jorion-economiste-les-fuites-des-panama-papers-ne-surviennent-pas-par-hasard,140605.php

Le risque climatique fera bientôt son entrée aux AG des groupes français

Laurence Boisseau
www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/021812005319-le-risque-climatique-fera-bientot-son-entree-aux-ag-des-groupes-francais-1211157.php

Total a échappé de justesse au dépôt d’une résolution externe par PhiTrust sur le risque climatique.

Le risque climatique est devenu une vraie préoccupation pour les actionnaires. A l’origine porté par des investisseurs éthiques de petite taille, le mouvement a changé de nature quand les grands acteurs financiers traditionnels sont entrés en scène – après le sommet des Nations Unies à New York en 2014 – pour réduire leur exposition au risque carbone. Ce mois-ci, le régulateur américain, la SEC, saisi par ExxonMobil et par Chevron, n’a pu empêcher le fonds de pension de l’Etat de New York de demander aux entreprises des comptes sur les mesures prévues pour un monde futur sans carbone. Contraints et forcés, les deux pétroliers soumettront donc au vote des résolutions sur ce point. Ils ne sont pas les seuls : Apple, aussi, a dû enregistrer une résolution externe sur ce point. D’autres devraient suivre.

En France, les investisseurs hésitent encore. Total a failli ouvrir le bal : des actionnaires réunis derrière la société de gestion PhiTrust voulaient déposer une résolution intitulée « renforcer l’information communiquée en matière de changement climatique ». Une première. Le groupe a évité cette procédure en s’engageant à publier un rapport complet sur la gestion des risques liés au climat. En 2011, Phitrust avait tenté, déjà, de déposer une résolution sur les risques liés aux sables bitumineux au Canada.

Les résolutions externes sur le climat seront plus nombreuses en France

A l’avenir, en France, les résolutions externes sur le climat seront plus nombreuses. Et ce, même si le droit français contraint plus les actionnaires en leur imposant de réunir 0,5 % du capital pour déposer une résolution, alors qu’aux Etats-Unis, il suffit d’avoir 2000 dollars en titres depuis un an. Les investisseurs français sont plus sensibles au risque climatique qu’avant.

La preuve : l’ERAFP, l’Etablissement de retraite additionnelle des fonctionnaires, qui gère 21 milliards d’euros, a rappelé que la lutte contre le réchauffement climatique figurait tout en haut de ses priorités. De plus, la nouvelle loi sur la transition énergétique, votée en 2015, devrait pousser les assureurs, caisses de retraite ou mutuelles à exiger plus d’informations des émetteurs car ils vont devoir communiquer à leurs souscripteurs les aspects environnementaux, sociaux, etc, de leur politique d’investissement. Ils devront aussi les informer des moyens mis en oeuvre pour contribuer à la transition énergétique et écologique.

A Londres, les entreprises doivent déjà composer, depuis plusieurs années, avec ces investisseurs qui manifestent leur intérêt pour les risques climatiques. En 2012, a été lancée « Aiming for A », une coalition d’investisseurs (qui gère au total environ 300 milliards d’euros) qui regroupe des fondations religieuses, fonds de pension, etc. Leur objectif : s’assurer que les entreprises dont ils sont actionnaires font tout pour obtenir le fameux « A », la meilleure note en matière de réduction des gaz à effet de serre, dans le classement du CDP (Carbon Disclosure Project). En 2015, ces gérants ont été très actifs aux AG de BP et de Shell. Cette année, leur cible est l’industrie minière. Des résolutions ont été déposées pour les AG de Rio Tinto, de Glencore et d’Anglo American.

A lire aussi : www.lesechos.fr/02/10/2015/lesechos.fr/021372489333_une-hausse-de-4-c-ferait-chuter-les-actions-de-5—a-20–.htm

Compenser les émissions de l’aviation n’est pas à la hauteur du défi climatique

Attac France, Collectif, Les Amis de la Terre
https://france.attac.org/se-mobiliser/changeons-systeme-pas-climat/article/compenser-les-emissions-de-l-aviation-n-est-pas-a-la-hauteur-du-defi-climatique

Exempté de tout objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre lors de la COP 21, le secteur de l’aviation, dont les émissions pourraient augmenter de plus de 300 % d’ici 2050, envisage de s’appuyer sur les dispositifs de compensation carbone au nom de la recherche d’une « croissance neutre en carbone ». Dans une déclaration conjointe, 80 ONG et associations du monde entier, dont Attac France et les Amis de la Terre, interpellent l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) pour lui demander de revoir ses plans et de s’engager sur de véritables et effectives réductions d’émissions de GES, seules à mêmes de permettre une lutte efficace contre le réchauffement climatique.

Alors que les membres de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) se réunissent pour deux jours aux Pays-Bas afin de discuter de leur action pour faire face au changement climatique, plus de 80 organisations internationales leur demandent de renoncer à la compensation carbone et d’adopter un plan qui réduit véritablement leurs émissions.

L’aviation est l’un des deux seuls secteurs au monde à ne pas avoir d’objectifs de réduction d’émissions. Suivant le scénario tendanciel, les émissions du secteur de l’aviation pourraient augmenter de 300% à 700% d’ici 2050 bien que ce moyen de transport ne soit utilisé que par 3 à 7% de la population mondiale. A sa prochaine session en septembre 2016, l’OACI a l’intention d’adopter des mesures qui permettront d’atteindre une « croissance neutre en carbone » d’ici 2020 [1]. Elle propose, pour cela, d’utiliser la compensation carbone via un mécanisme de marché mondial.

Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes pour les Amis de la Terre France, signataire de la déclaration explique : « Ce plan n’est pas une surprise : depuis plusieurs années, Air France s’est lancé dans un projet de compensation carbone à Madagascar qui exacerbe les tensions avec les communautés [2]. Au départ, il s’agissait d’un projet scientifique puis d’un projet de compensation carbone volontaire et, avec la proposition de l’OACI, ce projet pourrait devenir un moyen d’éviter d’indispensables efforts de réduction des émissions. »

La réunion d’Utrecht des 4 et 5 avril est une étape du processus de consultation des membres européens de l’OACI afin de réfléchir à un mécanisme de marché mondial.

La déclaration des ONG affirme que vouloir compenser la majorité des émissions du secteur empêche l’adoption de vraies mesures de réduction. L’attention particulière portée au carbone terrestre et forestier pousse les signataires à réaffirmer que les forêts et les terres ne peuvent en aucun cas compenser des émissions d’énergies fossiles permanentes.

Les propres normes de l’OACI excluent le double comptage des crédits carbone, ce qui est particulièrement difficile quand cela concerne les forêts : le carbone séquestré dans les forêts est déjà comptabilisé dans les bilans nationaux de gaz à effet de serre, à travers les contributions prévues déterminées au niveau national (CPDN). La compensation carbone forestière ne permet aucune réduction d’émission permanente puisque les stocks de carbone des forêts sont réversibles.

Les normes de l’OACI prévoient également que les compensations « ne causent aucun préjudice ». Au vu des innombrables conflits sociaux liés à la compensation carbone dont sont victimes des peuples qui n’ont plus accèsaux terres et à qui on a restreint l’usage des forêts, les compagnies aériennes devraient réfléchir à deux fois avant de causer d’éventuels préjudices aux communautés concernées au risque de ternir leur réputation.

« La compensation carbone ne permet pas de réduire les émissions relâchées dans l’atmosphère, déclare Maxime Combes, porte-parole d’Attac France sur les enjeux climatiques. Au contraire, la compensation carbone est un moyen de se détourner de l’essentiel : au rythme actuel, il ne faudra quesix années pour que le cap des 1,5°C soit hors de portée. Réduire massivement les émissions mondiales, sans mécanisme de compensation, est le seul choix possible, y compris dans le secteur de l’aviation ».

Notes

[1] Pour parvenir à une croissance neutre en carbone, l’OACI propose d’améliorer le rendement du carburant de la flotte aérienne mondiale d’1,5 % par an en moyenne (un but quasiment déjà dépassé), de stabiliser les émissions nettes de CO2 de l’aviation aux niveaux de ceux de 2020, grâce à la soi-disante «  croissance neutre en carbone  », et de réduire de moitié les émissions nettes de CO2 de l’industrie d’ici 2050, par rapport à 2005. Pour plus de détails, voir http://www.icao.int/environmental-protection/Pages/market-based-measures.aspx

[2] Voir le rapport «  REDD+ à Madagascar : le carbone qui cache la forêt  » (Basta  ! et Amis de la Terre France, 2013) : http://www.amisdelaterre.org/REDD-a-Madagascar-le-carbone-qui.html

Einstein avait raison

Interview ALDA ! de Pierre LARROUTUROU et Jean-Marie HARRIBEY
www.enbata.info/articles/einstein-avait-raison

“Je ne pense pas que la connaissance des capacités de production et de consommation soit la panacée pour résoudre la crise actuelle […] il faut, selon moi une diminution légale et graduée, selon les professions, du temps de travail pour supprimer le chômage” (Einstein). Au moment où la réforme du code du travail est présentée comme indispensable pour  augmenter la croissance et son corollaire que serait l’emploi, les économistes Jean- Marie Harribey et Pierre Larrouturou donneront une conférence publique “Einstein avait raison”  organisée par Bizi! et la Fondation Manu Robles-Arangiz le vendredi 15 avril à 19h00 à Zizpa Gaztetxea de Bayonne. Leur intervention permettra de mieux prendre conscience de l’impasse que représente la  course à la croissance et à la compétitivité et de comprendre pourquoi la loi sur le travail est une aberration écologique et sociale. Ils répondent aux questions d’Alda !

La réforme du code du travail est présentée comme indispensable pour augmenter la croissance et l’emploi (via le levier de la formation, du dialogue social dans les entreprises et la  favorisation de l’embauche en CDI). Le Premier Ministre Manuel Valls explique aussi qu’“Il n’y aura plus de règles s’appliquant à tous – et donc nécessairement rigides, dictées d’en haut […]. Les règles seront au contraire fixées par les mieux à même de connaître les réalités de l’activité, les contraintes de leurs marchés, les attentes de leurs clients.” Bref, sous prétexte de favoriser l’emploi, la loi travail est prête à bafouer le principe même du droit du travail fondé sur la primauté de la loi sur la convention d’entreprise. Pouvez-vous nous préciser les conséquences anti-sociales que ce genre de raisonnement et de projet entraînera automatiquement ?

Jean-Marie Harribey : Le projet de loi El Khomri s’inscrit dans le cadre des réformes néolibérales consistant à libéraliser et flexibiliser toujours davantage le travail, considéré comme  une marchandise, de telle sorte que la compétitivité, c’est-à-dire la rentabilité du capital, soit assurée au plus haut niveau possible fixé par les exigences des grands groupes industriels et financiers. Le chômage pèse sur les salaires et sur les conditions de travail qui se dégradent partout, mais le patronat et le gouvernement veulent faire un pas de plus pour démolir les conquêtes sociales : les retraites, la couverture maladie et maintenant le droit du travail. Il faut souligner la gravité de la suppression de la hiérarchie des normes en vigueur jusqu’ici. Un accord d’entreprise ne pouvait pas offrir des conditions moins favorables que l’accord de sa branche, et cette dernière ne pouvait pas non plus être moins favorable que la loi générale. C’est ce qu’on appelait le “principe de faveur”. Il sera supprimé si le projet de loi est adopté. Ainsi, l’accord d’entreprise pourra déroger aux conventions plus générales. Pour l’imposer, l’employeur pourra passer au-dessus des syndicats représentant 50 % des salariés, en soumettant à référendum une proposition émanant de syndicats ayant recueilli au moins 30 % des suffrages des salariés. Tout cela au  nom de la démocratie d’entreprise, car chacun comprend que 30%, c’est bien entendu plus démocratique que 50% !!! Et chacun comprend aussi que, avec un pistolet sur la tempe, le chantage à l’emploi sera efficace.

Existe-t-il des preuves qui montrent que libéraliser le travail permet de le développer l’emploi ?

Jean-Marie Harribey : Non justement. Même les études du FMI ou de l’OCDE le reconnaissent. Ces deux institutions, peu suspectes de subversion, ont montré que les protections du travail ne créaient pas du chômage, que les réformes libérales augmentaient les inégalités qui sont préjudiciables à l’activité économique, donc créatrices de chômage et non pas d’emploi. Les experts ne sont pas à une contradiction près puisque, dans le même temps, ils exhortent les gouvernements, dont celui de la France, à flexibiliser toujours davantage le “marché” du travail.  Aveugles et sourds, patronat et gouvernement invoquent les exemples d’autres pays ayant “réformé ”. Mais l’Espagne compte encore 21 % de chômeurs et la légère diminution de ce taux ne doit rien à la flexibilisation du travail, mais à la reprise de la croissance prévisible après une énorme récession. L’Italie de Renzi a imposé le contrat unique à protection  croissante, c’est-à-dire sans protection au début. Qu’ont fait les employeurs ? Ils ont licencié pour réembaucher aux nouvelles conditions. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont créé une grande masse de mini-jobs et, de plus, cette dernière fait travailler en sous-traitance les salariés des anciens pays de l’Est. Sur le plan des nouvelles procédures, la définition du  licenciement économique reçoit un périmètre très souple, de façon à faire varier le volume d’emploi quasiment librement au gré des fluctuations de l’activité de l’entreprise. Et l’employeur pourra provisionner le coût des licenciements abusifs, dès lors que le barème des indemnités prud’homales sera forfaitaire, sans que le juge puisse porter un jugement sur le fond.

Quelles sont les conséquences sur le temps de travail?

Jean-Marie Harribey : Le projet de loi donne la possibilité de porter la durée de la journée de travail de 10 à 12 heures. La durée hebdomadaire du travail, actuellement limitée à 48  heures, pourra aller jusqu’à 60 heures “en cas de circonstances exceptionnelles et pour la durée de celles-ci”, et la durée moyenne calculée sur 16 semaines pourra atteindre 46 heures Ce n’est pas tout : des dépassements au-delà de 46 heures peuvent être autorisés par décret “à titre exceptionnel dans certains secteurs, dans certaines régions ou dans certaines entreprises”. Et le temps d’astreinte est compté comme temps de… repos ; dans le cas où le salarié avait une période de non-intervention avant son intervention pendant le temps d’astreinte, ce “temps de repos” sera compté dans celui donnant droit à 11 heures de compensation. Dès lors, l’augmentation du temps de travail a besoin, si l’on peut dire, soit de reculer le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, soit de diminuer leur taux de rémunération.

Enfin, en quoi le fait de miser sur la croissance pour trouver une solution au problème de l’emploi est une aberration écologique?

Jean-Marie Harribey : Au-delà de la condamnation sans appel de ce projet de loi sur le travail, il faut réfléchir aux conditions permettant de créer réellement des emplois, et surtout  des emplois utiles. Or l’atonie de l’activité résulte de la crise du capitalisme néolibéral et non pas de la lourdeur des protections sociales, et cette atonie est aggravée par les politiques  d’austérité.  Pour détourner l’attention, il faut trouver un bouc émissaire : ce sera le Code du travail, trop lourd, ou bien la Sécurité sociale, qui a toujours un trou, ou bien les allocations chômage, déficitaires (comme si l’Unedic devait faire du profit !). Que peuvent faire alors les pouvoirs publics? Ils peuvent inciter les entreprises à anticiper l’avenir : par exemple, aiguiller les investissements vers la transition écologique, vers la qualité et la durabilité des produits, vers la formation. Ils peuvent engager des investissements publics pour la recherche, l’éducation, de nouveaux systèmes énergétiques et de transports… Ils peuvent réduire progressivement le temps de travail pour partager celui-ci en même temps que les revenus. Bref, au lieu de se perdre en incantations sur la croissance, engager une véritable transition sociale et écologique… incompatible avec le capitalisme… C’est çà l’enjeu.

Les taux de croissance  moyens des dernières décennies dans l’Hexagone ne cessant de diminuer, que faut-il attendre des solutions misant uniquement sur la croissance?

Pierre Larrouturou : Einstein disait aussi “La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent.”. Quand on voit l’évolution de la croissance en France  depuis 50 ans, on a des doutes sur la santé mentale de ceux qui nous dirigent et continuent à miser la sortie du chômage (et leur réélection) sur le retour de la croissance. C’est totalement  irrationnel ! Et la France n’est pas une exception : le Japon n’a que 0,7 % de croissance moyenne depuis vingt ans et, même aux Etats-Unis où la croissance se maintient de façon  totalement artificielle (la Banque centrale a injecté 3.500 milliards pour relancer l’économie et l’utilisation du gaz de schiste provoque une baisse artificielle mais de courte durée du prix de l’énergie), plus personne ne peut sérieusement croire au bonheur- par-la-croissance : tous les mois, 300 ou 400.000 citoyens cessent d’être comptés comme chômeurs car ils sont découragés et ne vont même plus s’inscrire… Le taux d’activité est à un plus bas historique : moins de 64 % des adultes sont actifs.

La course à la croissance et à la compétitivité est présentée comme indispensable pour maintenir la création d’emplois (avec l’argument “sans croissance et compétitivité, il y aura encore moins d’emploi”). Pourquoi cette logique nous mène-t-elle à l’impasse ?

Pierre Larrouturou : Nous vivons une vraie révolution : robots, ordinateurs, machines à commande numériques et l’accès du plus grand nombre à des études supérieures ont fait exploser la productivité depuis 40 ans. On produit plus avec moins de travail. Ce serait une très bonne chose si nous étions capables de baisser le temps de travail. Mais comme le temps  de travail est devenu un sujet tabou (alors que la durée réelle d’un temps plein est revenue à 39 heures), les gains de productivité amènent à un chômage de masse : des millions de  Français et d’Espagnols sont à 0 heure par semaine. C’est un partage du travail “sauvage” qui s’est mis en place dans tous nos pays. Les seuls qui en profitent sont les actionnaires, car la  peur du chômage est dans toutes les têtes et déséquilibre la négociation sur les salaires : “Si tu n’es pas content, va voir ailleurs”.

Comment faire en sorte que la prise en compte des limites écologiques soit considérée comme un moteur pour la création d’emploi ? 

Pierre Larrouturou : Comment gagner la course de vitesse ? Comment éviter de passer un point de non-retour en matière de réchauffement climatique ? Nous devons investir très  massivement  dans les économies d’énergie, les énergies renouvelables, de nouveaux modèles de transport, de nouvelles pratiques agricoles… Bonne nouvelle ! On connait les solutions et  l’étude menée par Bizi ! confirme qu’elles sont fortement créatrices d’emplois. La seule question est comment financer le plan Marshall pour le climat dont l’Europe a urgemment besoin ? Avec Jean Jouzel et quelques autres, nous proposons que les 1.000 milliards d’euros que va créer la BCE (Banque Centrale Européenne) ne soient pas mis à disposition des banques,  comme prévu, mais soient intégralement utilisés pour financer pendant 20 ans un pacte énergie-climat. Avec ces financements, l’Europe pourrait sauver le climat et créer dans tous nos pays un très grand nombre d’emplois utiles et non-délocalisables. “L’Europe est-elle au service des banques ou est-elle au service des peuples et de la sauvegarde de la Création ?”  s’interrogeait le pape François dans sa dernière encyclique. C’est une question fondamentale pour notre avenir. A nous de peser pour ne pas laisser le lobby bancaire décider à notre place.

Paul Jorion, économiste : “Les fuites des ‘Panama Papers’ ne surviennent pas par hasard”

Vincent Remy
www.telerama.fr/idees/paul-jorion-economiste-les-fuites-des-panama-papers-ne-surviennent-pas-par-hasard,140605.php

Depuis la crise de 2008, les Etats courent après l’argent. Pour l’économiste et anthropologue Paul Jorion, l’accent mis aujourd’hui sur la fraude fiscale résulte aussi d’une volonté politique.

C’était il y a bientôt dix ans. Six mois avant la crise des subprimes et un an et demi avant le krach du 14 septembre 2008, l’économiste Paul Jorion, ancien trader, était presque seul à prévoir l’effondrement du système financier (Vers la crise du capitalisme américain ? La Découverte, janvier 2007). Il a depuis enchaîné les avertissements : Le capitalisme à l’agonie, L’implosion. La finance contre l’économie. Le titre de son dernier livre est glaçant : Le Dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de l’humanité. (Fayard) Car Paul Jorion n’est pas seulement économiste, il est anthropologue. Voilà pourquoi il observe avec une lucidité narquoise et un engagement renouvelé la gigantesque fuite des « Panama Papers »…

Que vous inspire ce nouveau scandale du monde de la finance ?

Cela m’inspire une réflexion sur l’indignation. Comment se fait-il qu’on s’indigne à certains moments de choses connues depuis des années ? De gros livres existent sur les paradis fiscaux, tous les mécanismes y ont été décrits. Un des plus récents, Treasure islands : tax havens and the men who stole the world (Iles au trésor : les havres fiscaux et les personnes qui ont volé le monde) de Nicolas Shaxson, a été en 2011 un best-seller aux Etats-Unis.

Oui, mais là, un gigantesque stock de données a fuité !

C’est une bonne chose, bien sûr, et je m’en réjouis. Mais je ne pense pas que ces fuites surviennent par hasard. Le Monde et Süddeutche Zeitung ne sont pas des journaux révolutionnaires. En février 2010, Der Spiegel avait eu des fuites, qui révélaient que la Grèce avait trafiqué ses comptes pour entrer dans la zone euro. Quelle en était l’origine : Angela Merkel elle-même, ou Jens Weidmann, le président de la Banque centrale allemande ? Des choses sont sues dont personne ne s’indigne, puis l’indignation apparaît soudainement…

Pourquoi ?

Dès 2009, les gouvernements ont compris que les contribuables mis à contribution après le krach de septembre 2008 n’accepteraient plus de redonner aux gouvernements la liberté d’engager des sommes considérables dont ils étaient la source pour sauver le système financier. On avait à l’époque inventé le terme de bail out (« sauvetage de perdition »). En 2012, lorsqu’une banque a fait faillite à Chypre, on a inventé l’expression bail in, c’est à dire « aller chercher l’argent là où il se trouve ». On a ponctionné les comptes des déposants, au-delà des 100 000 euros garantis pour chacun des dépôts de la zone Chypre en fait partie. Or les déposants étaient des Russes, pour qui Chypre fait office de paradis fiscal. Donc, on a ponctionné les Russes.

Et aujourd’hui ?

L’accord européen du 26 juin 2015 prévoit de solliciter, en cas de pertes bancaires, en priorité les créanciers financiers, puis les dépôts des grandes entreprises, ceux des PME et enfin ceux des particuliers au delà de 100 000 euros. Mais cette règle, qui a pour but d’épargner les contribuables, fait désormais l’objet d’une campagne complotiste sur Internet disant « l’Etat vient directement voler dans votre poche ! ». Les Etats se rendent alors compte que si le bail out n’est plus acceptable pour le contribuable, le bail in ne l’est plus non plus pour l’épargnant ! Les Etats cherchent donc à récupérer un peu de l’argent qui fuit. C’est pour cela que l’éclairage est mis aujourd’hui sur la fraude fiscale. François Hollande s’est d’ailleurs félicité de la publication de ces dossiers qui vont permettre à son gouvernement de récupérer un peu plus d’argent.

 

Les fuites révèlent surtout des noms de célébrités, hommes d’Etat, sportifs, artistes, alors que vous montrez dans votre livre que l’évasion fiscale est, à une tout autre échelle, au cœur du système financier, et avant tout le fait des sociétés transnationales ?

C’est exact. Il faut savoir que le réseau des paradis fiscaux est en fait extrêmement bien surveillé, parce qu’il correspond à l’ancien Empire britannique. La City de Londres continue d’opérer une surveillance de bon niveau sur l’ensemble du réseau. En fait, les Etats ont besoin de cette surveillance parce qu’ils veulent contrôler de façon semi-permissive le blanchiment d’argent sale qui provient du trafic de la drogue, de la prostitution, du trafic d’armes. Le 17 septembre 2008, jour où le système s’est effondré, beaucoup d’argent sale a été injecté par le biais des paradis fiscaux si l’on en croit Antonio Mario Costa, qui était alors directeur de l’Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime. Il est évident que la raison d’Etat a besoin de ces paradis.

Même s’ils le voulaient, les Etats ont-ils le pouvoir de contrôler des transnationales parfois plus puissantes qu’eux ?

Oui, je crois. Apple a été convoqué devant une commission du Sénat américain et a dû avouer que 60 % de son chiffre d’affaires n’était taxé nulle part. Depuis un an ou deux, il y a des avancées considérables. L’affaire Luxleaks en novembre 2014 qui a révélé le principe des tax rulings, des privilèges fiscaux que le Luxembourg réservait aux entreprises domiciliées chez lui, a obligé la Principauté à faire marche arrière. Ce système remonte à l’avant-guerre. Si le Luxembourg s’est subitement retrouvé sur la carte de l’indignité européenne, c’est parce que les ressources financières manquent cruellement dans les pays européens qui soumettent leurs populations à des plans d’austérité. La Belgique va aussi mettre de l’ordre dans sa pratique des tax rulings. Les Etats, parce qu’ils subissent la pression de l’opinion, changent d’attitude.

La raison qui fait que les Etats se réveillent, n’est-ce pas l’appauvrissement du plus grand nombre ?

Bien sûr. Les chiffres sont clairs. Aux Etats-Unis, en Europe, ce qu’on appelait la classe moyenne est laminée. Les salaires baissent, et c’est aggravé par le chômage, le fait qu’on ne pose pas la question de l’emploi en termes de remplacement de l’homme par le logiciel ou par le robot. On continue de dire que ceux qui ont perdu leur travail doivent en retrouver. Or, quand le travail disparaît, ce sont les salariés qui disparaissent et d’un point de vue purement comptable, les entreprises vont mieux quand elles licencient. Pour la bonne raison que, selon les principes de comptabilité, dans le partage de la valeur, l’apport en travail est considéré comme un coût, alors que le paiement des dividendes et des bonus est une part de bénéfice. Or aucun facteur objectif ne justifie qu’un salaire soit un coût, et les dividendes et les salaires des dirigeants des parts de bénéfice : tous sont au même titre des « avances » nécessaires, il s’agit donc d’une simple croyance. Ce débat faisait rage dans la pensée socialiste au XIXe siècle. Il a disparu. On le voit réapparaître autour des mouvements type « Occupy »…

Mais en France, le gouvernement socialiste continue de parier sur la modération des salaires et une dérégulation du marché du travail.

Un sondage BVA vient de montrer que le gouvernement actuel n’avait plus que le soutien des milieux d’affaires. Il applique la plate-forme du Medef. Partout, depuis les années 70 et l’école de Chicago, qui a promu l’ultralibéralisme, règne un système politique caractérisé par la domination d’une élite économique. Il suffit d’observer chez nous la succession de gouvernements élus sur des plate-formes différentes qui mettent en œuvre exactement les mêmes politiques.

En 2010, la Cour suprême des Etats-Unis a autorisé les firmes à investir des sommes d’un montant illimité dans les spots publicitaires des campagnes électorales. Et elles financent la campagne d’Hillary Clinton…

La Cour suprême était alors à majorité conservatrice. Mais Antonin Scalia, le doyen ultra-conservateur des juges de la Cour suprême est mort en février et la question se pose de savoir si le président Obama a le droit de nommer un remplaçant à quelques mois d’une nouvelle campagne électorale. Bernie Sanders en a fait un point important de sa campagne, et demande à Barak Obama de « le remplacer le plus vite possible. »

 

 

Cette décision de la Cour Suprême ne montre-elle pas que le pouvoir de la sphère économique empiète largement sur le politique et le judiciaire ?

Bien sûr. Le système démocratique est gangrené par l’argent. Deux universitaires de Chicago ont fait un relevé de mille deux cents souhaits émis par la population américaine, ils ont constaté qu’une quantité infime de ces souhaits étaient débattue au Congrès, et uniquement quand ils étaient proposés par des lobbies.

Au cœur de l’évasion fiscale, il y a l’incroyable enrichissement des ultra-riches. Si un gouvernement voulait agir, que faudrait-il faire ? Fortement taxer les plus hauts revenus et l’héritage, comme le préconise Thomas Piketty ?

Thomas Piketty considère que le processus correctif peut suffire. C’est vrai que ses propositions de taxer fortement les très forts revenus élimineraient les grandes crises économiques. Ses idées marcheraient sans atteinte à la propriété privée. Mais je préfère les solutions en aval, mieux partager la création de richesse plutôt que la corriger après coup. Ce qui est sûr, c’est que 2008 a démontré que l’autorégulation ne marche pas en finance. J’ai le sentiment que les choses sont en train de changer. J’ai participé l’an dernier à une commission mise sur pied par le Ministre des finances belge pour réfléchir à l’avenir du secteur financier. Et j’ai eu la bonne surprise de constater que le sens de l’Etat était en train de revenir au sein des dirigeants.

Peut-être parce qu’ils redoutent des explosions sociales ?

C’est sûr que les Etats ont peur, surtout dans un contexte de terrorisme, de foules qui s’installent dans la rue. Nuit Debout, ça fait désordre. Lorsque des jeunes découvrent le « Panama papers », je pense que ça leur donne envie d’aller sur la Place de la République. Ça ne m’étonnerait pas que certains décident d’y aller alors qu’ils n’y seraient pas allés autrement…