Articles du Vendredi : Sélection du 28 avril 2017

Climat : comment réduire de moitié les émissions mondiales de CO2 en 2040

Pierre Le Hir
www.lemonde.fr/energies/article/2017/04/25/climat-comment-reduire-de-moitie-les-emissions-mondiales-de-co2-en-2040

Après le nucléaire, comment l’Allemagne se prépare à une sortie du charbon

Rachel Knaebel
www.bastamag.net/Apres-le-nucleaire-comment-l-Allemagne-se-prepare-a-une-sortie-du-charbon

Trump, Poutine, Erdogan, Le Pen : « C’est le nationalisme pour les pauvres et le libéralisme pour les riches »

Maxime Combes
www.bastamag.net/Trump-Poutine-Erdogan-Le-Pen-C-est-le-nationalisme-pour-les-pauvres-et-le

Climat : comment réduire de moitié les émissions mondiales de CO2 en 2040

Pierre Le Hir
www.lemonde.fr/energies/article/2017/04/25/climat-comment-reduire-de-moitie-les-emissions-mondiales-de-co2-en-2040

Un modèle énergétique décarboné est « techniquement et économiquement possible », selon les industriels et les organisations environnementales de l’ETC. Eviter la surchauffe de la planète, tout en stimulant le progrès économique et social, est à notre portée. Venant d’associations écologistes, la profession de foi n’aurait rien de très neuf. Mais elle émane de l’Energy Transitions Commission (ETC), une organisation internationale regroupant de grands acteurs industriels de l’énergie (dont des entreprises du secteur fossile comme le pétrolier Shell ou la compagnie minière BHP Billiton), des établissements financiers (Banque mondiale, HSBC, Bank of America Merrill Lynch…), ainsi que des partenaires scientifiques et environnementaux (comme le World Resources Institute, le Rocky Mountain Institute ou l’European Climate Foundation).

 

Ce rassemblement «œcuménique», qui compte parmi ses membres l’ancien vice-président américain Al Gore, veut réconcilier développement économique et action climatique. C’est dans ce cadre qu’il publie, mardi 25 avril, un rapport de 120 pages traçant la voie vers une « meilleure énergie » et une « plus grande prospérité ».

Le point de départ est l’engagement pris par la communauté internationale, lors de la COP21 de 2015 à Paris, de contenir la hausse des températures « bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». Pour empêcher cet emballement, rappellent les auteurs, il est impératif de faire chuter les émissions mondiales de CO2 à 20 milliards de tonnes (gigatonnes ou Gt) par an à l’horizon 2040, soit une division par deux par rapport à leur niveau actuel (36 Gt), sachant qu’elles grimperont à 47 Gt si les rejets de gaz à effet de serre se poursuivent au rythme actuel. Une rupture « techniquement et économiquement possible si nous agissons dès maintenant », assure le président de l’ETC, le Britannique Adair Turner. Cela, tout en garantissant à chacun « une énergie abordable, fiable et durable ».

Priorité à l’électricité décarbonée

Il y faut une transformation radicale du système énergétique mondial, qui repose aujourd’hui à 80 % sur les ressources fossiles (charbon, pétrole et gaz), responsables des trois quarts des émissions carbonées de l’humanité. La priorité devrait être donnée à une électricité décarbonée, issue de ressources renouvelables. Celle-ci, dont le coût ne devrait pas excéder 70 dollars (65 euros) le mégawattheure en 2035 – un niveau compétitif par rapport aux fossiles –, pourrait représenter 80 % du mix électrique mondial en 2040, dont 45 % provenant du solaire et de l’éolien, grâce à la baisse continue du prix de ces technologies et des systèmes de stockage. Ce verdissement contribuerait pour moitié à la réduction des émissions de CO2.

Des efforts de recherche « substantiels » devraient toutefois être menés pour décarboner aussi les secteurs difficiles à électrifier « à des coûts raisonnables », comme les transports, la construction ou certaines activités industrielles, en poussant les bioénergies ou le captage du CO2. Dans le même temps, la « productivité énergétique », ratio entre la production économique et l’énergie consommée, devrait être très fortement améliorée, en déployant des produits et des services moins énergivores. Ce qui pourrait contribuer pour près de 30 % à la baisse des émissions de carbone.

Dans ce nouveau paysage, les fossiles n’auraient pas complètement disparu. Mais leur part aurait reculé d’un tiers. La diminution nécessaire est drastique pour le charbon (– 70 %) et très significative pour le pétrole (– 30 %), le recours au gaz restant en revanche quasiment stable (+ 2 %). Pour éliminer l’excès résiduel d’émissions carbonées, il faudrait encore déployer des procédés de captage et de stockage du CO2 à grande échelle et développer son recyclage en matière première incorporée à des productions industrielles.

« Importants bénéfices sociaux »

Pour réussir cette transition, les auteurs évaluent entre 300 et 600 milliards de dollars (275 à 550 milliards d’euros) par an les investissements supplémentaires à consacrer au système énergétique. Une charge qui, selon eux, « ne constitue pas un défi macroéconomique majeur », si on la rapporte au PIB mondial (environ 70 000 milliards de dollars). Mais les dépenses devraient être réorientées, à la baisse dans les combustibles fossiles (–175 milliards de dollars par an durant les deux prochaines décennies), à la hausse dans les renouvelables et les technologies bas carbone (+ 300 milliards par an). Une large part des crédits devrait aller à la sobriété énergétique des bâtiments et des équipements (+ 450 milliards par an).

Face à ce coût, les rédacteurs du rapport mettent en avant d’« importants bénéfices sociaux », comme l’amélioration de la qualité de l’air, de la santé et de l’espérance de vie, ainsi que « les opportunités économiques » liées à l’essor de nouvelles filières industrielles. Pour le vice-président de l’ETC, l’Indien Ajay Mathur, « le monde peut transformer les défis en opportunités non seulement dans les économies développées, mais aussi dans les pays émergents ».

Après le nucléaire, comment l’Allemagne se prépare à une sortie du charbon

Rachel Knaebel
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Depuis que l’Allemagne a définitivement décidé, après Fukushima, de sortir de l’énergie atomique à l’horizon 2022, cette politique est souvent décriée en France : elle aurait eu pour conséquence une augmentation du recours au charbon, extrêmement polluant. Pourtant, la part du charbon dans le mix énergétique allemand n’a pas augmenté depuis 2011. Elle reste en revanche très élevée, à 40 % de l’électricité produite. Mais les choses changent. Et le débat sur une sortie de ce combustible fossile, incontournable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays, monte en puissance. Avec une question : quel avenir pour les 29 000 employés du secteur ?

C’est un argument ressassé par les partisans de l’énergie nucléaire en France : depuis sa sortie du nucléaire décidée en 2011, l’Allemagne aurait augmenté son recours au charbon pour produire de l’électricité. Or, le charbon est une source d’énergie particulièrement émettrice de gaz à effet de serre (GES), et donc nuisible au climat.

Bien qu’extrêmement polluante, l’Allemagne tire de cette énergie une grande partie de son électricité, soit autour de 41% – environ 18% de houille et 23% de lignite, deux types de charbons différents. De nouvelles mines de lignite doivent même entrer en fonction dans les prochaines années (voir notre article). Pour autant, il est faux d’affirmer que le pays a accru sa consommation de charbon en conséquence de la décision prise par Merkel et le Bundestag il y a six ans, et l’arrêt immédiat de huit des réacteurs nucléaires parmi les plus anciens du pays.

29% de l’électricité issue des énergies renouvelables

En 2010, l’énergie nucléaire représentait en Allemagne 27% de la production électrique. En 2012, après l’arrêt, l’année précédente, d’une partie des réacteurs, la proportion est tombée à 21% . En 2016, elle n’était plus que de 13%. Le recours au charbon, lui, représentait environ 43% de la production électrique allemande en 2010 (18% pour la houille, 25% pour le lignite). La proportion a augmenté de quelques pourcents dans les années suivantes, puis est revenue à son niveau de 2010. Elle est aujourd’hui d’environ 41%.

Dans les faits, ce sont les énergies renouvelables qui ont compensé depuis 2011 la baisse de la part du nucléaire. En 2010, elles couvraient 16,5% de la production électrique. En 2016, c’était 29,5 % soit, à 1% près, suffisamment pour combler la baisse du recours au nucléaire [1]. Le projet du gouvernement est bien de continuer sur cette voie : l’objectif est d’avoisiner les 45 % d’énergie renouvelable déjà d’ici à 2025 [2].

L’Allemagne face à ses engagements climatiques

En attendant, le poids du charbon reste un problème environnemental et climatique majeur. Aujourd’hui, 80% des gaz à effet de serre émis par la production électrique en Allemagne proviennent de ce combustible [3]. Or, l’Allemagne s’est engagée à réduire de 40 % ses émissions de GES d’ici à 2020, et de 90 % d’ici à 2050 (par rapport au niveau de 1990).

« On sait que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre prévus pour 2020 ne seront pas atteints sans l’arrêt de centrales à charbon », rapporte Tina Löffelsend, experte en politiques énergétiques de la branche allemande des Amis de la terre (Bund). L’administration allemande pour l’environnement (Umweltbundesamt) a d’ailleurs alerté en janvier sur ce risque : pour respecter ses engagements climatiques de réduction des émissions de GES, l’Allemagne devra réduire de moitié sa production d’électricité issue du charbon d’ici à 2030.

La sortie du charbon de plus en plus discutée

Dans ce contexte, la perspective d’une sortie définitive du charbon est de plus en plus discutée outre-Rhin. Déjà en 2011, Greenpeace Allemagne considérait une sortie du charbon comme possible à l’horizon 2040 au plus tard [4]. Les Amis de la terre Allemagne demandent aujourd’hui un calendrier encore plus ambitieux. « Si on prend au sérieux les objectifs de politiques climatiques de l’Allemagne, il faut sortir du charbon avant 2030 », argumente Tina Löffelsend.

Pour y arriver, il faudrait déjà, pour l’ONG, arrêter les 24 unités les plus anciennes des centrales à lignite – la forme la plus polluante – dans les trois prochaines années. Un objectif tout à fait réalisable selon les Amis de la terre, sans que cela ne remette en cause la sécurité de l’approvisionnement allemand. Une étude publiée en janvier par WWF Allemagne met de son côté en avant la date de 2035 pour une sortie définitive, avec les premiers arrêts de centrales dès 2019.

L’obstacle SPD, baron des grandes régions minières

Qu’en disent les responsables politiques ? Lors de leur dernier congrès en novembre 2016, les Verts allemands ont pris position pour un plan clair de sortie du charbon dans les vingt prochaines années, et l’arrêt le plus rapide possible des centrales les plus polluantes. Le parti de gauche Die Linke se prononce aussi pour un adieu prochain au charbon. « Mais c’est plus compliqué dans les sections Die Linke en régions, surtout en Brandebourg », pointe l’experte des Amis de la terre. Dans cette zone minière depuis plusieurs siècles, Die Linke co-gouverne avec les sociaux-démocrates, et soutient la poursuite de l’exploitation du combustible fossile.

C’est aussi ce qui bloque au sein du parti social-démocrate (SPD) : il est traditionnellement au pouvoir dans les deux grandes régions minières d’Allemagne, soit le Brandebourg, à l’Est, et surtout la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé du pays, qui est son moteur industriel et celui qui abrite la plupart des mines et des centrales à charbon allemandes.

« Le SPD représente un frein réel à l’adoption d’un plan de sortie du charbon, constate Tina Löffelsend. En 2015, il y a eu de vives discussions sur le sujet, suite à une proposition du ministère de l’Économie, alors dirigé par le social-démocrate Sigmar Gabriel, pour conduire à la fermeture des centrales les plus anciennes. Mais il y a eu des protestations. » Notamment du syndicat des mines IG-BCE, qui avait par exemple réuni 15 000 manifestants contre ces plans en avril 2015 à Berlin. « En fin de compte, seuls huit blocs de centrales ont été arrêtés. C’est peu, mais c’était la première fois que des centrales à charbon étaient mises à l’arrêt pour des raisons de politique climatique. C’est un progrès. Il faut toutefois faire bien plus. »

« La sortie est faisable et ne pèsera pas sur la société »

Côté gouvernement, le plan de protection du climat adopté en novembre 2016 n’évoque aucune sortie du charbon. « Le plan pour une sortie du charbon stoppé », s’est d’ailleurs félicité le syndicat des mines IG-BCE. Le texte du gouvernement prévoit tout au plus de mettre en place en 2018 – soit après les élections législatives qui auront lieu cet automne – une commission appelée « Croissance, transformation structurelle et développement régional » qui, de fait, doit examiner les modalités et les conséquences d’une fin du charbon dans les régions minières et industrielles du pays.

Car la question est bien évidemment toute aussi économique que sociale. 29 000 personnes travaillent encore dans les mines et les centrales à charbon allemandes [5]. C’est vingt fois moins que dans les années 1960, où le secteur faisait travailler plus de 600 000 personnes. Mais cela reste beaucoup. L’adieu au combustible fossile ne pourra pas se faire sans un solide plan de reconversion économique, sauf à voir des régions entières sinistrées pour des décennies. Politiques et syndicats en ont bien conscience.

Il y a six mois, la fédération syndicale du tertiaire Verdi, qui représente les 15 000 employés des centrales à charbon, a commandé une étude sur les coûts sociaux d’une fin du charbon en Allemagne. Celle-ci envisageait notamment la mise en place d’un fonds pour les anciens employés des centrales fermées, qui leur fournirait un revenu équivalent à leur salaire antérieur jusqu’à leur nouvel emploi, ou faute d’en trouver un, jusqu’à leur retraite. Le syndicat travaille aussi sur des modèles de financement de ce fonds de transition, notamment par une taxation des émissions de CO2 des centrales à charbon. « La sortie du charbon est faisable, elle peut être financée, et notre proposition ne pèse pas sur la société », assure le président du syndicat Verdi Frank Bsirske. Un modèle à suivre pour une sortie française du nucléaire ?

Notes

[1] En 2000, les énergies renouvelables couvraient 6 % seulement de la production électrique allemande, puis 10 % en 2005.

[2] Source de ces chiffres : Bundeswirtschaftsministerium. Gesamtausgabe Energiedaten, Tableaux 20 et 23 et graphiques.

[3] Source : étude de WWF Allemagne, Der « Strom der Zukunft », janvier 2017.

[4] Voir ici.

[5] Voir la source ici.

Trump, Poutine, Erdogan, Le Pen : « C’est le nationalisme pour les pauvres et le libéralisme pour les riches »

Maxime Combes
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S’adapter à la mondialisation, ou accepter le repli identitaire des Trump, Wilders et Le Pen ? Nombreux sont ceux qui réduisent le champ des possibles à ces deux seules options, convoquant le Brexit ou l’élection du président américain pour justifier le vote utile et disqualifier celles et ceux qui sont en recherche d’une alternative. Dans un essai décapant, le politologue Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’étude des État-nations, montre au contraire comment la globalisation et le repli national-identitaire, loin d’être antagoniques, fonctionnent ensemble, enfermant nos sociétés dans une impasse, dont il est urgent de sortir par la construction d’«un nouvel universalisme politique».

 

Basta !  : Dans votre ouvrage intitulé L’impasse national-libérale. Globalisation et repli identitaire, vous utilisez une notion originale pour décrire le monde actuel et ses évolutions tragiques : le «national-libéralisme». Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Jean-François Bayart : Il s’agit d’abord d’un concept qui permet de nous départir de l’illusion, omniprésente dans le discours politique et médiatique, selon laquelle il y aurait un jeu à somme nulle entre la globalisation des marchés d’une part et, de l’autre, l’État-nation et les identités. Les identitarismes, les souverainismes seraient une forme de résistance à la globalisation. Erreur funeste, car ils en sont une fonction, une pleine composante. Depuis deux siècles, la globalisation repose sur la mondialisation économique et financière, sur l’universalisation de l’État-nation et sur les idéologies de repli identitaire. C’est cette synergie, cette combinaison entre ces trois éléments, que désigne le concept de national-libéralisme, que j’utilise comme un idéal-type, c’est-à-dire comme un modèle qui n’existe pas à l’état « pur » dans la réalité, mais qui sert à mieux la comprendre.

Quels sont les chefs d’État, les pays, qui s’en rapprochent le plus ?

On entre là dans un usage politique, voire polémique, de la notion de national-libéralisme, pour prendre part au débat public. J’ai ainsi pu dire que le national-libéralisme, c’est le nationalisme pour les pauvres, et le libéralisme pour les riches. On jette en pâture le nationalisme, l’identité, aux pauvres. Et les riches jouissent du libéralisme économique et financier. Sarkozy, Fillon, Poutine, Cameron, May, Erdogan, mais aussi Ahmadinejad en Iran, correspondent bien à ce profil. Angela Merkel moins, évidemment. L’essentiel est de voir que les uns et les autres jouent à la fois la partition du national et du libéral, et qu’il n’y a aucune contradiction politique ou historique entre ces termes. Le triomphe de l’idéologie néolibérale du marché, depuis les années 1980, a dépolitisé le débat, au centre de l’échiquier, autour du consensus mou de la nécessaire « réforme » de l’économie. Malheureusement, ce sont les identitaristes de tout poil qui l’ont repolitisé à leur manière.

Cette grille de lecture peut donner l’impression d’avoir été forgée pour décrire le positionnement de Donald Trump…

Bien sûr, Trump est très proche de l’idéal-type. Il en incarne parfaitement l’ambiguïté, prônant le protectionnisme mais nommant un ancien banquier de Goldman Sachs secrétaire au Trésor. Il fonctionne selon le principe de la chauve-souris, arborant un corps de mammifère national à l’endroit des pauvres et exhibant des ailes libérales pour les riches. Il stigmatise la corruption de l’establishment, mais il en fait partie et pratique le népotisme. Néanmoins, Donald Trump a sa particularité par rapport à ses congénères national-libéraux. Il gouverne comme Ubu : imprudent, impudent et incompétent.

Que signifie son élection ?

L’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche est d’abord une réponse réactionnaire et moderne à l’Amérique des Civil Rights, du care (la bienveillance envers autrui, ndlr) et de l’ouverture au monde. Elle s’inscrit aussi dans une certaine tradition de l’histoire politique américaine, mâtinée de populisme, de démagogie, de violence, de suspicion à l’encontre des immigrés, de nationalisme, d’isolationnisme. Cet « America First ! », ce n’est pas totalement nouveau : la « tradition » américaine a des précédents.

Déjà, la fin du XIXe siècle se ferma brutalement à l’immigration, contribuant à la déstabilisation économique de l’Europe, grande exportatrice de main-d’œuvre, et à l’enclenchement de la Première Guerre mondiale

La mondialisation n’est donc pas simplement la victoire du marché sur l’Etat ?

Non, en effet. D’abord, la mondialisation des marchés est très différenciée. Poussée dans le domaine financier, elle compose avec des formes indirectes de protectionnisme dans le marché des biens industriels et agricoles. Une grosse part du commerce international est d’ailleurs un commerce intra-firmes. En outre, il n’y a pas de mondialisation du marché du travail, loin s’en faut, du fait du prohibitionnisme migratoire, de plus en plus coercitif. La globalisation repose sur une disjonction entre la mondialisation des marchés des capitaux et des biens, et le cloisonnement national du marché international du travail. Un autre pilier du capitalisme est loin d’être mondialisé : le droit de la propriété qui, même à l’échelle du Marché unique européen, est loin d’être unique.

Vous décrivez une mondialisation d’une certaine façon inachevée. Mais quel est le rôle de l’État ?

Comme l’avait répété Braudel après Marx et Polanyi, le capitalisme fait système avec l’État. La Yougoslavie, l’URSS, quand elles éclatent et se convertissent au capitalisme, ne se dissolvent pas dans le marché. Elles donnent naissance à un système régional d’États-nations dont le nationalisme outrancier est la marque sanglante de fabrique. D’autre part, la globalisation va de pair avec la bureaucratisation du monde, sa mise en normes juridiques, réglementaires, techniques, comptables. Jamais les États n’ont eu autant de prérogatives coercitives et policières qu’aujourd’hui, n’en déplaise à la logorrhée souverainiste. La libéralisation des marchés financiers s’est accompagnée du renforcement de son contrôle par les États, sous couvert de guerre contre le terrorisme.

La globalisation ne serait donc pas ce qui concourt à la paix dans le monde, comme l’affirment ses promoteurs ?

Francis Fukuyama nous avait gravement annoncé la « fin de l’Histoire » au début des années 1990. On a vu la suite : le génocide des Tutsi au Rwanda, la guerre civile en Yougoslavie, le djihadisme, l’instrumentalisation des nationalismes ou des irrédentismes ethniques par la Russie dans le Caucase et en Ukraine, des politiques publiques anti-migratoires qui causent des milliers de morts en Méditerranée et à la frontière entre le Mexique et les États-Unis… Tous ces conflits reposent sur l’activation de consciences particularistes qui ont été construites par des intellectuels identitaristes et des hommes politiques, et appropriées par des segments plus ou moins larges des populations, dans le cadre de ce fameux moment national-libéral, dont nous ne sommes pas sortis depuis le milieu du 19e siècle.

Sur quels ressorts s’appuient ces replis identitaires ?

Les fondamentalismes identitaires, qui procèdent par invention de la tradition, fonctionnent par inimitiés complémentaires. Les haines se nourrissent mutuellement : Tutsi contre Hutu, sunnites contre chiites, musulmans contre chrétiens, etc. L’exemple de l’alimentation halal est limpide. Tradition inventée par l’agro-industrie contemporaine, portée par les diplomaties de quelques États-nations musulmans rivaux (l’Arabie saoudite, l’Iran, la Malaisie, la Turquie, le Maroc, l’Algérie), garantie et promue par des agences privées de certification dans le contexte néo-libéral et avec la participation active de la Commission européenne, le halal est devenu en France un enjeu polémique et un vecteur de double communautarisation des fondamentalistes musulmans et des fondamentalistes laïcards, qui déchire le tissu social républicain.

Les traditions, les appartenances culturelles, les terroirs ne sont-ils que des expressions de ce national-libéralisme ? Ou bien peut-on les envisager de manière émancipatrice ?

C’est un débat que j’ai avec certains collègues qui refusent de laisser aux identitaristes la notion d’identité. Je suis plus sceptique sur ses possibilités de recyclage universaliste, dans la mesure où les mots ne sont pas biodégradables et où le terme renvoie désormais à des discours et des politiques très connotés. Mieux vaut en tout cas parler d’identification que d’identité, en soulignant qu’aucune identification n’est exclusive d’autres sentiments d’appartenance. On peut être simultanément Français, Breton et Togolais, comme l’a démontré un ministre de François Mitterrand, Kofi Yamgnane, et aussi musulman ou chrétien, ouvrier ou patron, etc. Une conception universaliste de l’identification est théoriquement possible.

Politiquement, c’est une autre histoire car les national-libéraux raisonnent par assignation identitaire, et identités à somme nulle : tu es musulman d’origine algérienne, tu ne peux pas être Français – ou alors tu dois t’assimiler, et le démontrer en mangeant du porc, en buvant de l’alcool, en te rasant ou en te dévoilant.

Ce que vous appeler un « kit identitaire ethno-confessionnel » serait donc l’horizon indépassable du national-libéralisme ?

Oui, car la triangulation globale dont procède le national-libéralisme correspond à la généralisation du culturalisme – la croyance selon laquelle les cultures existent comme des essences atemporelles et cohérentes, et expliquent la marche du monde – en tant qu’idéologie dominante. Or, qui sème le culturalisme récolte la tempête identitaire. Il faut aussi bien voir que l’émergence du national-libéralisme correspond au passage d’un monde d’empires, qui gouvernaient par administration indirecte de la différence, à l’image de l’Empire ottoman ou de l’Empire des Habsbourg, et même, d’une certaine manière, des empires coloniaux européens, à un système d’États-nations qui véhiculent une administration directe de l’unification culturelle et une définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté. Le génocide des Arméniens en 1915, les échanges de populations au lendemain des deux guerres mondiales, la Shoah, les guerres civiles de purification ethnique ont été les étapes sanglantes de ce cheminement, qui n’est pas achevé. Daech s’inscrit dans cette lignée.

Et Donald Trump ?

Pareillement. Il imagine l’Amérique originelle de ses rêves et de ceux de ses électeurs – ou des cauchemars de beaucoup d’autres américains. L’Amérique de sa jeunesse, blanche, heureuse et triomphante, était aussi l’Amérique des mâles blancs dominants, de la ségrégation raciale et du maccarthysme. Le vote en faveur de Donald Trump a été, autant qu’une protestation des régions désindustrialisées, le rejet du premier président nègre élu aux États-Unis. Dans sa brutalité, le Muslim ban signifie le retour fondamentaliste à une définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté américaine. Les vrais américains sont les Wasp (Wasp est l’acronyme de « White anglo-saxon protestants », ndlr), les protestants anglo-saxons et blancs. Pour être acceptés, les Latinos catholiques sont sommés de se convertir au protestantisme évangélique, conformément aux recommandations du penseur conservateur Samuel Huntington.

Au lendemain du 13 novembre 2015, que vous présentiez comme « un retour du boomerang » vous annonciez que, sans changement profond, « notre prochain président de la République serait un Viktor Orban, peu importe qu’il soit de droite ou de gauche, pourvu qu’il nous rétracte identitairement ». Est-ce possible au pays des Lumières ?

Bien sûr, nous l’avons déjà prouvé. Ne serait-ce qu’en 1940. Renonçons à cette arrogance de la Grande nation et de sa mission civilisatrice. Mais pour autant ne sombrons pas dans le masochisme national. Nous n’avons pas non plus à rougir de la conception française des droits de l’Homme, née d’une histoire singulière – comme le sont toutes les histoires – dont l’idée laïque, définie par la loi de 1905, est l’un des fleurons. Le problème, c’est que les salafistes de la laïcité tournent le dos à cette dernière, sous prétexte d’y revenir. La loi de 1905 était une loi libérale et émancipatrice, la conception « intransigeante » de la laïcité dont se réclament les Valls et autres national-libéraux est un retour à une religion nationale, avec sa définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté, mobilisant « les racines judéo-chrétiennes de l’Europe ».

A ceci près que l’Europe a tué ses juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Il n’y a pas de démonstration plus claire de l’obscénité national-libérale que cette instrumentalisation des juifs, que l’on a exterminés hier, pour s’en réclamer aujourd’hui afin de discriminer les musulmans. Pourquoi la France ferait-elle exception dans un monde qui se donne à Trump, au Brexit, à Poutine, à Erdogan, à Orban ? Même les Pays-Bas se sentent pousser une corne de rhinocéros. Les Lumières, la liberté ne relèvent pas de la prédestination nationale, mais d’un combat politique de tous les jours. Ne nous cachons pas qu’il est en passe d’être perdu en France.

Peut-on tracer un autre horizon ? Lors de l’élection présidentielle ?

On voit bien que tous les candidats qui tiennent la corde sont des national-libéraux, même si parmi eux certains ont mordu la poussière lors des primaires : Valls et, à tout seigneur tout honneur, Nicolas Sarkozy.

Le Pen, n’en parlons pas. Fillon, ou ce qu’il en reste, c’est le national-libéralisme en tweed, mais furieusement ethno-confessionnel. Il a comme ultime soutien la Manif pour tous, tout en étant thatchérien sur le plan économique. Emmanuel Macron est le cas le plus intéressant : ultra-libéral, ancien banquier d’affaires, l’Uber de la politique n’en est pas moins allé faire ses dévotions à la Pucelle Jeanne – la même que celle du Front national – et au Puy-du-Fou auprès de Philippe de Villiers, acquéreur à prix d’or, par souscription, d’une pseudo-relique de ladite Jeanne. Nous sommes en plein roman national fantastique.

Les deux seuls qui, sans pour autant rompre avec le national-libéralisme faute d’en comprendre la logique, ont essayé d’introduire un peu de bon sens dans ce délire identitaire, Juppé et Hamon, se sont faits respectivement traiter d’Ali et de Bidal par leur propre camp, confortant le dicton selon lequel, avec de tels amis, on n’a plus besoin d’ennemis.

La condition sine qua non de cette rupture avec le national-libéralisme serait de prendre acte de cette logique triangulaire de la globalisation et de proposer un nouveau projet politique sur cette base intellectuelle renouvelée. Nous en sommes loin. Mais nous devons imaginer ce nouvel universalisme politique pour contrecarrer la rétractation identitaire.