Articles du Vendredi : Sélection du 25 mars 2016

« Il faut regarder le monde avant de prétendre le sauver »

Entretien avec Pierre Lieutaghi
http://reporterre.net/Il-faut-regarder-le-monde-avant-de-pretendre-le-sauver

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats

Adriana Homolova , Eva Schram , Frank Mulder
www.bastamag.net/4eme-episode-ISDS-Ces-investisseurs-qui-speculent-sur-les-procedures-d

L’Océan colonisé

Olivier Dubuquoy, géographe.
www.enbata.info/articles/locean-colonise

« Il faut regarder le monde avant de prétendre le sauver »

Entretien avec Pierre Lieutaghi
http://reporterre.net/Il-faut-regarder-le-monde-avant-de-pretendre-le-sauver

La société prétend aimer et préserver la nature tout en la détruisant sans répit. Pour l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, « il faut moins changer notre rapport à la nature que réfléchir à notre mode de faire société ». Pierre Lieutaghi est ethnobotaniste et travaille sur les relations entre les plantes et les sociétés humaines. Nous l’avons rencontré à Gardanne puis à Forcalquier.

 

Reporterre – À travers vos travaux d’ethnobotaniste, vous réfutez l’idée d’une rupture nature-société

Pierre Lieutaghi – Nous voyons la nature, la forêt, loin de nous, comme quelque chose d’étranger. En latin, forêt se dit silva, d’où nous vient « sauvage ». Forêt rappelle foris, ce qui est « en-dehors ». Nous sommes les héritiers de cette vision-là. Mais il n’y a plus de nature ici et de ville là… il n’y a qu’une continuité vivante, plus ou moins malmenée. Nature et société font un continuum d’usage du monde. Il faut refuser l’espèce d’obligation d’être de la nature ou de la ville mais au contraire revendiquer d’être d’un monde qui nous demande beaucoup d’intelligence.

Il y a toute une quantité de ruptures très profondes, conceptuelles. Alors qu’un monde vivable, c’est un monde où il n’y aurait plus de rupture dans la perception de ce qu’on appelle la « nature » – sans même savoir à quoi cela se rapporte –, un monde en recherche d’optimum vivant partout, confiant dans l’aptitude des gens à le penser.
Pour vous, plantes et hommes sont indissociables

L’histoire lointaine des humains s’enracine dans la forêt. Les sociétés primitives étaient des sociétés de cueilleurs avant d’être des sociétés de chasseurs. Les plantes ont joué un rôle civilisateur sur le plan matériel, en nous fournissant de quoi nous nourrir, nous soigner, nous loger, mais aussi sur le plan de la pensée. C’est en observant les plantes, en cherchant à les comprendre et comment les utiliser, pas seulement dans les stratégies de chasse, que les hommes ont développé leur conscience. Nous avons évolué avec et grâce aux végétaux. Mais aujourd’hui, nous nous situons très loin en dehors de la « nature », alors que nous prétendons vouloir la retrouver comme la mère perdue. On ne peut pas grandir dans une dépendance mal comprise.

A quand remonte l’émergence de l’idée de nature ?

C’est une idée intrinsèquement urbaine. On ne parle de nature dans le sens moderne que depuis le XVIIIe siècle, surtout depuis l’essor des villes au XIXe. « Nature », c’est devenu un vernis sur nos angoisses d’urbains, un parfum sur nos décharges. Pourquoi répéter qu’on va sauver la nature alors qu’on ne fait qu’étendre la ville ?

En France, quand les communes font de l’aménagement du territoire, on parle de plan local d’urbanisme. Le plan local de campagne n’a jamais existé, la campagne n’est là que par défaut. Elle n’est pas reconnue comme « nature ». Dans nos politiques, la campagne n’a pas de réalité, c’est, d’une part, un lieu de production, d’autre part, l’espace d’extension de la ville. La campagne est contaminée par l’idée de nature. Elle est devenue un lieu de spectacle, on lui prête une valeur esthétique, de paysage. Mais elle n’est plus un lieu de vie cohérent.

Que faire alors ?

Il faut rendre la ville vivable. Aujourd’hui, la ville est bien souvent réduite à la notion d’habitat. Or, elle doit répondre à tous nos besoins d’échange, matériels et immatériels.

Une chose intéressante, c’est la nouvelle fonction des plantes en ville. Nous avons besoin de plantes pour y être bien. La ville est considérée comme « dé-naturée », nous y recherchons la présence des plantes pour conforter notre « idée de nature ». Ce besoin n’est pas à 100 % négatif. Il témoigne d’un manque de vie spontanée, d’un manque de beauté simple. En ville, tout ce qui nous entoure est de l’ordre de l’artefact. Tout y est construit par l’homme. Dans un milieu spontané – une forêt, une prairie sauvage – connaître, c’est étendre son regard à des choses natives aux propositions infinies, cela aide à construire de la pensée native.

C’est étrange que, pour se re-sécuriser, se ressourcer, comme on dit désormais, les citadins vont passer le dimanche en forêt, par excellence le lieu où l’on se perd. Nos sociétés urbaines en quête de repères vont les chercher en forêt, donc dans des lieux pour nous complètement étrangers à la construction quotidienne de la vie, dans un labyrinthe. C’est dire à quel point on est mal en ville !

Nous avons donc vitalement besoin des plantes sauvages ?

Les plantes nous apportent les bienfaits d’une présence réparatrice. Elles ont un rôle capital pour l’équilibre de la conscience, ainsi que pour son extension. Regarder un philodendron apporte bien plus à la conscience que regarder une série. C’est de l’ordre du spirituel, même élémentaire, pas de la distraction.

 

Ensuite, les plantes peuvent aider à construire de l’autonomie, hors de toute aide financière et de toute dépendance savante. Nous sommes écrasés par les savoirs, par la science. L’attention au végétal développe le souci d’un savoir maîtrisable. Il s’agit de se tenir présent aux possibles du monde. Les orties sont de puissantes substances anti-hémorragiques, complètement ignorées. Les plantes nous fournissent des pistes d’autonomie.

Nous sacralisons la nature, et nous la détruisons en même temps. N’est-ce pas paradoxal ?

Nous la voyons à la fois comme une ressource à exploiter sans fin et comme un lieu mythique, une vérité qu’on ne trouve jamais, pareille à la source des arcs-en-ciel qu’on cherche comme des enfants. La société urbaine nous laisse en état de soif, c’est pour cela qu’on va se « ressourcer » en forêt ou à la montagne. Notre société a besoin, pour se survivre à elle-même dans des besoins matériels surdimensionnés, de surexploiter cette nature… et en même temps, elle doit la re-mythifier pour refaire du sens. On n’a jamais autant parlé de nature que depuis sa destruction massive.

Sauf qu’on en parle mal. Par exemple, « nature » est souvent associé aujourd’hui à « biomasse ». Un terme où disparaît la complexité du vivant, où on l’exprime en poids de choses à brûler, en équivalents calories ou watts. Parler d’énergie renouvelable via l’exploitation de la biomasse végétale, c’est comme parler de réfugiés : on efface les causes, ce ne sont plus que des réfugiés, pas des humains avec une histoire.

Il faut moins changer notre rapport à la nature que réfléchir à notre mode de faire société, c’est le second qui conditionne le premier. Les sociétés du modèle occidental, ou qui le visent, exploitent les arbres, les sols, l’eau, toute matière première, et les hommes. Tout le monde sait ça. La problématique du rapport à la nature s’exacerbe dans les sociétés urbaines, qui s’effrayent et veulent se rassurer en imaginant encore une virginité quelque part. « Quelque part, de la nature peut encore nous sauver… »

Pour les gens des sociétés forestières, la nature n’existait pas. Ils ne fragmentaient pas leur territoire, le lieu de construction de leur culture, où ils trouvaient une grande partie des repères sociaux. La nature ne se connaît pas du dedans : c’est quand on en est sorti qu’on a inventé le mot, ce concept fourre-tout. Il fallait en sortir pour fabriquer un jour la raison à la place des dieux. Mais on est allés beaucoup trop loin.

Il y a aujourd’hui un « besoin de nature » très fort en ville.

Qu’est-ce que ça exprime de notre société ?

Elle invente le mythe qu’il faut retourner dans la forêt, mais personne, dans nos cultures, n’y a jamais vécu, sinon ceux qu’on qualifiait de barbares ! On l’a exploitée mais on ne l’a jamais habitée. On fabrique le nouveau mythe que vivre dans la forêt – cette espèce de surnature – apportera plus de vérité.

Cette idée est apparue au XIXe siècle, en même temps que la pensée écologiste. La nature, la forêt, ce sont souvent désormais, dans l’ordre culturel, des lieux de fusion régressive. On patauge encore dans cette mythologie qui voudrait que la nature soit vraie, pure, détentrice de vérité. La nature a ses raisons, pas de pureté ni de vérité propres, ou alors l’humanité est par elle-même une souillure. La nature est évidemment l’interlocutrice centrale de notre temps. Pour commencer, elle nous permet de dire qu’elle est belle. Mais il faut grandir ! Maman nature ne nous veut pas dans ses jupes, mais au-devant d’elle, occupés à penser plus juste, à ouvrir le chemin, son chemin et le nôtre, comme des grands.

La vérité n’est pas en-dehors de nous, elle est en nous, c’est nous qui la construisons. Si on la met au-dehors, on est en quelque sorte délivré de la nécessité de la construire en nous. Les idéologies en profitent. La vérité de la nature, ça signifie la vérité des origines, de l’enracinement, de la race… il faut en permanence avoir une pensée critique de l’idée de nature – entre autres !

On doit repenser de fond en comble cette idée de nature réductrice, rétrograde, conservatrice sans même des fondements valides. On n’est pas seulement dans un rapport de prédation effrénée. On est aussi dans la régression de la pensée.

Le monde est toujours en péril, en voie d’érosion, sans cesse à réparer, mais aussi à enrichir. Nous avons le devoir d’ajouter au monde sans l’abîmer. Ensuite, il faut étendre le champ de la conscience. Comment ? En regardant le réel, en nous y accrochant. La première pollution désormais à combattre, c’est la déréalisation, l’imagerie à détourner du réel. L’extension de la conscience est infinie car le réel est infiniment vaste. Il faut commencer par regarder le monde avant de prétendre le sauver, le monde en vrai, où la ville ne peut plus être niée par les rêveurs.

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats

Adriana Homolova , Eva Schram , Frank Mulder
www.bastamag.net/4eme-episode-ISDS-Ces-investisseurs-qui-speculent-sur-les-procedures-d

On connaissait la spéculation financière sur les denrées alimentaires, les ressources naturelles, l’immobilier, les produits financiers, et même sur les émissions de CO2. Voici venu le temps de la spéculation sur les plaintes que déposent des investisseurs contre des Etats en cas de conflit commercial ou fiscal. C’est le nouveau business que permet la multiplication des procédures intentées par des multinationales, qui se disent lésées, contre des Etats pour leur faire payer de lourdes amendes. Un business qui dispose d’une plaque tournante, les Pays-Bas, et qui pose, encore une fois, la question des conflits d’intérêt.

Épisode 4, suite de notre série sur les procédures d’arbitrages entre investisseurs et États (voir l’épisode précédent).

À mesure que les arbitres étendent leur juridiction et que le nombre de procédures ISDS (Investor-state dispute settlement, « mécanisme de règlement des différents entre Etats et investisseurs ») augmente, de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché : des investisseurs appelés third party funders (« financeurs tiers »). Mick Smith travaillait auparavant dans l’équipe dédiée aux marchés de capitaux de Freshfields, la grande firme anglo-allemande présente dans le monde entier. Puis, identifiant une opportunité commerciale, il décida de créer sa propre firme. Désormais, il apporte de l’argent à des entreprises qui souhaitent poursuivre un État, mais ne peuvent pas payer les frais légaux elles-mêmes. Sa firme Calunius Capital dispose aujourd’hui d’un fonds de 90 millions de livres sterling à cet effet.

Sa méthode est simple, nous explique-t-il après une conférence sur l’arbitrage à Rome. « Nous payons les frais légaux d’une entreprise qui souhaite poursuivre un État. Cela peut être un million de dollars, mais cela peut aussi être plus de dix millions de dollars. En échange, nous recevons une partie de l’amende que cet État est condamné à verser. » Cette part peut s’élever jusqu’à une fourchette allant de 10 et 40 % de l’amende totale. Si l’arbitrage est perdu, Calunius reçoit un montant fixe.

Selon Smith, il s’agit souvent d’histoires de David contre Goliath. « Imaginez une entreprise minière avec seulement un actif, une mine. Et cette mine est confisquée par un État. Les États ont souvent des ressources inépuisables à leur disposition, tandis que l’investisseur se retrouve démuni. » Que peut-il faire ? Calunius apporte son aide afin de permettre à David de lutter à armes égales contre le méchant Goliath. L’un des David que Smith aide actuellement est une entreprise minière canadienne, qui veut obtenir 400 millions de dollars du Venezuela. Les critiques caractérisent les activités de Smith d’une manière un peu différente : selon eux, il ne fait, au fond, que spéculer sur des procédures d’arbitrage contre des États.

Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ?

On ne sait pas combien de procédures sont ainsi financées par des tierces parties. Celles-ci ne se font généralement pas connaître. Mais il est clair que même certains arbitres et avocats s’inquiètent de ce phénomène. Après tout, la justification fondamentale de l’arbitrage s’effondre s’il s’avère que les arbitres sont en conflit d’intérêts. Qu’adviendrait-il si un financeur entretenait des relations amicales avec un cabinet juridique qui fournirait un arbitre pour trancher un cas dans lequel il aurait investi ? Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ? Vannin Capital, une firme britannique enregistrée à Jersey (île Anglo-Normande) et qui finance des procédures ISDS, a annoncé en 2015 s’être assurée les services de Bernard Hanotiau. Un peu comme si un arbitre acceptait de travailler pour un casino. Hanotiau nous a déclaré que la nouvelle avait été rendue publique trop rapidement et qu’il avait finalement refusé la proposition en raison des conflits d’intérêts potentiels.

Pour Eduardo Marcenaro, avocat italien travaillant pour un important consortium de BTP, le problème va cependant bien au-delà des conflits d’intérêts. Il doit gérer quotidiennement des procédures d’arbitrage l’opposant à d’autres firmes. « C’est la réalité : il y a des litiges. Mais à quoi sert l’arbitrage ? Pour nous, c’est une manière de trouver un compromis afin de mettre le différend derrière nous. » Or c’est exactement ce que le financement extérieur des procédures ISDS vient remettre en cause. « Je le vois régulièrement : s’il y a un financeur derrière une procédure, cela entraîne toujours davantage d’agressivité. Il ne s’agit plus de trouver un terrain d’entente, il ne s’agit plus que de gagner, à tout prix, et parfois en poussant à la limite de ce qui peut être considéré comme des moyens légaux. En vérité, c’est dégoûtant, ce à quoi ce type de financement mène en pratique. »

 

Le « sandwich » hollandais

Si l’on examine la liste des pays d’où ont été lancées le plus grand nombre de procédures depuis 2012, on découvre qu’un petit pays y figure en tête : les Pays-Bas.

C’est là qu’ont été initiés le plus d’arbitrages en 2014, davantage même qu’aux États-Unis. Les Pays-Bas constituent un carrefour important dans le monde de l’ISDS.

Cet état de fait est le résultat d’une politique active du gouvernement néerlandais pour promouvoir le pays comme une destination attractive pour les multinationales. L’un des aspects clés de cette politique a été la construction d’un vaste réseau de traités bilatéraux d’investissement. Avec 95 traités bilatéraux d’investissement en vigueur, les Pays-Bas atteignent presque le niveau maximal de couverture possible. En outre, le modèle de traité d’investissement privilégié par les Pays-Bas figure parmi les plus larges possible, du point de vue des investisseurs. Par exemple, il n’y a pas besoin de montrer que vous exercez une quelconque activité économique substantielle dans le pays pour pouvoir prétendre au statut d’investisseur néerlandais.

Selon le gouvernement, qui se base sur les informations d’une enquête des Nations unies, 47% des procédures ISDS lancées aux Pays-Bas sont le fait de filiales de convenance n’existant que comme boîtes aux lettres. Mais une simple requête dans la base de données de la Chambre de commerce des Pays-Bas montre que ce chiffre est d’au moins 68%. Seulement 16% des plaintes sont déposées par une véritable entreprise néerlandaise. C’est ce que l’on appelle le « sandwich hollandais » : il suffit de créer une holding aux Pays-Bas entre vous et votre investissement pour devenir néerlandais.

Cela ne signifie évidemment pas que les Pays-Bas forcent les autres pays à signer des traités d’investissement. C’est un choix que ces pays font délibérément, car ils espèrent attirer ainsi les investisseurs. En ce moment même, l’Irak et l’Azerbaïdjan ont tous les deux demandé à signer un traité bilatéral d’investissement avec les Pays-Bas, où nombre de compagnies pétrolières sont présentes.

« Si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé »

Dans nos discussions avec des hauts fonctionnaires néerlandais, lesquels souhaitent rester anonymes, c’est la même vision apolitique et quasi technique déjà rencontrée parmi les arbitres qui prévaut : « Nous faisons simplement notre travail. Il faut protéger les investisseurs, non ? Parfois il y a des conséquences indésirables, mais si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé, n’est-ce pas ? »

Les Pays-Bas ont-ils délibérément cherché à atteindre la position qu’ils occupent dans le monde de l’ISDS ? Impossible de le prouver. Mais il est frappant de constater à quel point le gouvernement néerlandais a toujours activement défendu ses traités bilatéraux d’investissement, y compris ceux négociés avec d’autres pays de l’Union, et qui vont à l’encontre du droit européen. Détail révélateur : le haut fonctionnaire chargé de négocier les traités bilatéraux d’investissement pour le compte des Pays-Bas ces dernières années, Nikos Lavranos, a quitté ses fonctions en 2014 pour prendre la tête de l’EFILA, le lobby européen des avocats spécialisés en droit de l’investissement. Gerard Meijer est enregistré comme lobbyiste auprès des institutions européennes à Bruxelles pour cette même organisation. Jusqu’en 2014, Lavranos s’est posé en défenseur acharné du système des traités néerlandais ; désormais, sa nouvelle mission implique de rédiger des tribunes pour exiger des droits très étendus pour les investisseurs et un cadre robuste de protection des investissements dans le nouveau traité de libre-échange négocié entre l’Europe et les États-Unis (le TAFTA, aussi appelé TTIP). Il a refusé de nous parler.

À travers sa propre firme de consulting, Global Investment Protections, il aide des entreprises à s’enregistrer comme néerlandaises. Ce qu’il désigne comme une « restructuration de la propriété pour bénéficier du cadre le plus solide disponible de protection par des traités d’investissement bilatéraux ». Mais, bon, c’est un argument publicitaire mis en avant par tous les cabinets d’avocats.

L’Océan colonisé

Olivier Dubuquoy, géographe.
www.enbata.info/articles/locean-colonise

« La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît ! Ah ! Monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Là seulement est l’indépendance ! Là je ne connais pas de maîtres ! Là je suis libre ! » Jules Verne, 1869, 20000 lieues sous les mers.

Nouveaux espaces maritimes et nouvelles frontières

La planète Terre possède cinq océans qui recouvrent 71 % de sa surface, soit 361 millions de km². Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le principe de liberté  des mers est remis en cause sous l’effet notamment du développement de la pêche industrielle et de l’exploitation des hydrocarbures offshores. Le droit sur la mer est promulgué lors de la Convention de Montego Bay en 1982, permettant aux Etats d’exercer des droits souverains sur les mers et les océans.

Pour s’approprier des espaces maritimes, les Etats peuvent revendiquer des Zones Economiques Exclusives ou ZEE et étendre leurs plateaux continentaux au-delà des 200 milles  nautiques (environ 370 km) de la ZEE, jusqu’à une limite maximale de 350 milles (environ 650 km).

Ainsi, après découpages voraces, le gâteau océanique des ZEE représente environ 1/3 de la surface totale des océans (1).

Dans leurs ZEE et sur leur plateau continental étendu, les États côtiers exercent à des fins économiques un droit d’exploration et d’exploitation exclusif. Ils délivrent des permis d’exploration et d’exploitation à des industries qui pressurent les ressources halieutiques et minières des fonds marins. Loin des regards, la mer est devenue la nouvelle frontière dans la course mondialisée aux énergies fossiles, menée traditionnellement à terre.

Un tiers de la production mondiale d’hydrocarbures est aujourd’hui offshore, prélevée dans les fonds marins. 78 % de la production d’hydrocarbures de Total provient de l’offshore, dont 30 % de l’offshore profond (à plus de 1000 mètres de profondeur).

Entre 20 et 30 % des réserves totales estimées d’hydrocarbures sont situées en mer. Plus de 90 % du commerce international transite sur les Océans. Le transport de produits  énergétiques représente près du tiers du trafic maritime mondial (2). 95 % des communications mondiales (Internet, téléphonie, flux financiers…) passent par des câbles sous marins. « La mondialisation s’est ainsi en grande partie confondue avec la maritimisation du monde (3)».

Petit continent surtout si l’on se contente de l’UE, l’Europe vue de la mer redevient tout à coup le grand continent mondial que ses empires coloniaux avaient dessiné. Ainsi, aujourd’hui, la ZEE Européenne s’étend sur 25,6 millions de Km2

Ces espaces revendiqués par les Etats Européens se situent principalement hors UE.

Le passé colonialiste du vieux monde est aujourd’hui ravivé par de nouveaux territoires et de  nouvelles ressources à conquérir. L’Europe a la possibilité de jouer un rôle majeur dans la gouvernance mondiale de l’Océan.

La France, deuxième pays maritime au monde derrière les Etats Unis, revendique onze millions de Km2 de ZEE mais plus de 95% de cette surface est outre-mer. Les îles deviennent des positions stratégiques pour revendiquer les espaces  maritimes et leurs ressources. La France, par sa présence sur le globe multiplie ses frontières maritimes, on lui dénombre 39 frontières avec 30 pays différents. Sur ces 39 frontières, 34 se situent hors territoires métropolitains. Cette multiplication des frontières maritimes est cause de tensions, de revendications et de négociations. L’outre-mer français qui représente plus de 95% des espaces maritimes de la France est donc en premières lignes sur les enjeux économiques, énergétiques et géopolitiques.

D’ailleurs, le Royaume uni et la France ont pour point commun le fait qu’une grande partie de leur ZEE repose sur des territoires listés par l’ONU comme étant à décoloniser (4).

En fait, contrairement à ce que clame la vulgate analytique qui célèbre ou déplore cette conséquence de la « mondialisation », l’Etat en tant que pilier du système monde n’est ni affaibli, ni même dépassé par ce phénomène. Clairement, le processus historique d’arraisonnement et de contrôle du territoire, de ses ressources et de ses populations, initié par l’Etat moderne depuis la Renaissance n’est pas fini. Il reste encore des espaces hors du contrôle des Etats. Les frontières nationales désormais découpent l’océan comme elles ont morcelé les continents.  Une colonisation qui ne dit pas, ou plutôt ne dit plus, son nom.

A l’échelle du globe, cette colonisation des espaces maritimes majoritairement effectuée par des pays côtiers du Nord risque d’aggraver des inégalités déjà existantes pouvant conduire à des conflits. Par ailleurs, prêt d’un quart des Etats n’ont pas de littoral et doivent négocier avec leurs voisins pour avoir accès à la mer.

Ce sont d’ailleurs souvent des Etats classés parmi les plus pauvres et les moins développés économiquement. C’est le malheur de la Bolivie, du Paraguay ou du Centrafrique. La  Convention des Nations Unies sur le droit de la mer permet aux nations les plus riches de se partager l’Océan et ses ressources alors qu’elle était conçue au départ pour favoriser l’émergence des pays du Sud (5). Paradoxe seulement en apparence. Car les effets positifs de cette extension des frontières aux fonds océaniques est ainsi par l’extension le terrain de jeu des grandes compagnies de l’industrie extractive – qui sont majoritairement aux mains des pays développés.

L’extension du domaine de la lutte

Ces nouvelles frontières commandent ainsi d’anciens réflexes. La frontière venue délimiter un espace de souveraineté signifie en conséquence l’interdiction de territoire pour une souveraineté concurrente. Donc un droit d’exploitation exclusif. Or, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) (6), « La production de pétrole brut provenant des gisements existants, situés pour la plupart sur terre ou dans des eaux côtières peu profondes, va baisser de deux tiers entre 2011 et 2035. Cette perte, précise l’AIE, peut être compensée, mais uniquement si  l’on remplace les champs actuels par de nouveaux gisements : L’Arctique, les eaux profondes des océans et les formations schisteuses de l’Amérique du Nord (7) ». Les enjeux économiques, de croissance économique et d’accaparement des ressources par les Etats nationaux s’inscrivent dans la logique historique de la colonisation et du pillage en cours. Directeur des affaires publiques de la multinationale pétrolière Total, Hubert Loiseleur des Longchamps, évoque deux raisons principales pour lesquelles la mer peut être une source de tensions dans les domaines du pétrole et du gaz. La première est bien sûr l’augmentation de la demande, qu’il estime potentiellement à 50% en volume d’ici 2035. Mais la seconde est plus importante  encore : « c’est que les frontières politiques ne correspondent pas aux limites naturelles des réservoirs d’hydrocarbures, ce serait trop facile (8) ! »

L’océan et ses ressources sont au coeur des enjeux écologiques, économiques, énergétiques et géopolitiques du XXIème siècle.

Les zones de tensions sont réparties sous toutes les  latitudes. A titre d’exemple nous pouvons citer la Méditerranée orientale, où Israël, la Syrie, le Liban, Chypre, la République turque de Chypre du Nord ainsi que les autorités  palestiniennes revendiquent des réserves pétrolières et gazières sur le même territoire maritime. Ailleurs, autour de la revendication de Londres à une ZEE au large des îles Malouines  (Falkland pour les Britanniques) et à l’autorisation de prospections pétrolières, de nouvelles tensions réapparaissent entre le Royaume-Uni et l’Argentine. Et que dire encore des tensions renouvelées et croissantes dans la Mer de Chine ?

En tant que deuxième pays maritime au monde, la France met par exemple en place un programme baptisé EXTRAPLAC (extension raisonnée du plateau continental) piloté par  IFREMER pour orchestrer ses conquêtes et a récemment revendiqué une superficie de 500,000 km² – un grand terrain de jeu créé par l’argent public et pour les pétroliers.

Dans le même esprit, dans l’océan Indien, la France, Madagascar, Maurice et les Comores se disputent des espaces, des territoires et des ressources liés aux îles Éparses.

Les vieux réflexes nationalistes favorisent une nouvelle forme de bataille navale. Et comme le déplore le Professeur Klare : « Dans toutes ces querelles, un nationalisme exacerbé se  conjugue à une quête insatiable de ressources énergétiques pour déboucher sur une détermination acharnée à l’emporter. Au lieu de considérer ces contentieux comme un problème  systémique, exigeant une stratégie spécifique pour être résolu, les grandes puissances ont eu tendance à prendre parti pour leurs alliés respectifs (9). »

Dans le cadre du « Camp Sirène » à Paue et Lescar (du 2 au 7 avril) contre le Sommet du Pétrole Offshore, Olivier Dubuquoy de Nation Océan animera la Conférence « Agir maintenant pour le Climat et les Océans » le dimanche 3 avril à 15h00 à Emmaus Lescar Pau et sera présent aux Grands Rendez-vous publics du Palais Beaumont (« Stoppons les fossoyeurs du climat et des océans », le mardi 5 avril à 12h30).

Le commun Océan pour maintenir la paix

Sous les effets de cet accaparement des espaces maritimes et cette course aux ressources, le rôle vital de l’Océan disparaît complètement. La majorité de l’oxygène que nous respirons provient pourtant de l’Océan. Il est aussi le principal régulateur du climat. Depuis le début des années 1970, l’océan a absorbé plus de 90 % de l’excès de chaleur liée à l’augmentation de l’effet de serre, limitant ainsi la température de l’air mais en réchauffant l’eau et augmentant le niveau de la mer. Il a également absorbé plus du quart des émissions de CO2 d’origine anthropique depuis 1750, ce qui acidifie l’eau de mer (10). Si l’Océan libérait dans l’atmosphère tout ce qu’il emmagasine, l’élévation de la température pourrait être de 20°C. Si le système océanique cessait de fonctionner nous disparaitrions.

Le cri d’alerte lancé par différentes communautés dont la communauté scientifique, appelle à maintenir 80% des ressources fossiles dans les sols si l’on souhaite limiter le réchauffement climatique et ne pas entrainer une chute irrémédiable de la biodiversité pouvant entrainer notre disparition vers 2100. Et 2100 c’est demain : il ne s’agit plus du lointain horizon de  générations à naître. En outre, ce catastrophisme n’en est pas vraiment un, c’est une prévision scientifique. Que seule l’action politique peut démentir.

Au delà des principes politiques, l’urgence de stopper le pillage en cours et son corollaire qui est la colonisation des Mers et des Océans est devenue un impératif catégorique vital, plus encore qu’un impératif moral.

Pour cela nous devons désinvestir les différents secteurs des énergies fossiles. Nous ne pouvons pas continuer à subventionner (11) une industrie pétrolière et gazière qui utilise l’atmosphère et l’océan comme des décharges. Nous devons sortir de notre dépendance au pétrole en accélérant la transition énergétique. Mais même la désintoxication aux hydrocarbures ne saurait corriger complètement cette logique d’accaparement. A travers cette privatisation de l’espace océanique sous couvert de souveraineté nationale, les océans sont devenus l’ultime frontière de la course aux ressources.

La seule logique qu’on puisse opposer à la privatisation, c’est celle des communs. Ou plutôt du « commun », comme le définissent bien Dardot et Laval : « Le commun n’est pas un bien… Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre. » Les communs (ou biens  communs) sont, en revanche, les ressources auxquelles s’appliquent des régimes juridiques qui en permettent le partage et la gestion collective. Il s’agit de cesser de concevoir l’Océan  comme une ressource, mais justement comme un espace débarrassé de la logique d’exploitation. Atypique Prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom nous a montré que la privatisation totale  es ressources gérées par le marché ainsi que la gestion d’une ressource par une institution centralisée comme l’Etat mène à des désastres.

Que ce soient les eaux du Jourdain ou du Mékong, les ressources minières de l’Europe occidentale, la forêt amazonienne ou les zones de pêches en Méditerranée, la seule bonne réponse aux tensions sur les ressources est toujours la même : la coopération. C’est sur une application de ce principe de coopération qu’est née la fabuleuse aventure européenne, quand la  communauté du charbon et de l’acier vit le jour.

Une nation pour les dépasser toutes

La conclusion de cette logique c’est que le principe du commun doit primer dans la mise en place par les Etats de la gouvernance mondiale de l’Océan. Afin de maintenir la paix, nous devons nous libérer des élans colonisateurs et instituer le commun océan, définissant les modalités d’une gouvernance collective et d’un accès aux ressources basé sur l’usage. C’est le sens politique de l’initiative « Nation Océan (12) » : faire de l’océan une nation pour y faire appliquer le droit international.

Ainsi, citant plusieurs traités internationaux, « les citoyens de la Nation Océan demandent l’engagement systématique de poursuites pénales à l’encontre des braconniers et pillards de la mer, des entités, légales ou non, à l’origine de pollutions, et les acteurs favorisant les prospections illégales (…) ».

Née dans les derniers mois de 2015, avec le grand rendez-vous de la diplomatie climatique de la Conférence Climat COP21 de Paris en ligne de mire, « Nation Océan » fait le pari un peu fou de lier la logique nationale, fondamentalement privative et la logique des communs, qui lui est théoriquement contraire.

Dans un ordre mondial hérité du découpage national, quel est le seul droit qu’on peut opposer à la voracité territoriale et à l’exploitation des ressources qui caractérise la logique de l’Etat-nation ? Une autre nation.

Même battu en brèche par les héritiers des French Doctors ou par les services secrets des grandes puissances, le principe de non-ingérence est au coeur de l’ordre international. Faire de l’océan un espace national à part entière est une forme créative de dévoiement du principe de la souveraineté nationale et de sa logique absolutiste. Il s’agit d’une déclaration  d’indépendance de l’océan. Et comme les poissons, dauphins et autres coraux n’ont pas voix au chapitre, c’est des habitants humains de la planète que doit venir cette exigence. L’océan  comme nation commune, c’est une forme de dépassement de l’idée limitée de la nation. C’est une frontière pour abolir les frontières. Un Etat qui s’impose à tous les autres sans aucun impérialisme.

Fonder une nation hors de la logique de l’Etat, c’est une façon de démentir l’équation entre nation et propriété exclusive du territoire sous administration de l’Etat (nation).

Le commun permet d’instituer l’in-appropriable. Ainsi, faire de l’Océan une nation, c’est poursuivre encore plus loin cette logique du Commun fondée sur le principe de la participation de tous à la délibération et à la prise de décision, où prévaut l’usage contre la propriété.

L’Océan est la source originelle de la vie sur Terre. Cette soupe primordiale nous a nourris et permis de grandir. Il est notre patrie et notre mère à tous. Il est par excellence le lieu où nous sommes nés – notre natio à nous.

Une nation planétaire.

 

 (1) Géraldine PFLIEGER http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part2/delimiter-les-biens-communsplanetaires?page=3

(2) Source : UNCTAD – Review of maritime transport 2014.

(3) Cf. rapport d’information du Sénat n°674 du 17 juillet 2012 – Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans.

(4)  www.un.org/fr/decolonization/nonselfgovterritories.shtml

(5)  En 1967, l’ambassadeur de Malte aux Nations unies, Arvid Pardo, annonce dans un discours que : « Le lit des mers et des océans constitue le patrimoine commun et devrait être utilisé à des fins pacifiques et dans l’intérêt de l’humanité tout entière. Les besoins des plus pauvres, représentant la partie de l’humanité qu’il est le plus nécessaire d’aider, devraient être étudiés  par priorité dans le cas où des avantages financiers seront tirés de l’exploitation du lit des mers et des océans à des fins commerciales » (Assemblée générale des Nations unies, 1967).

(6)  International Energy Agency, « World energy outlook 2012 », Paris, 2012.

(7) La guerre du pétrole se joue en mer, 2015, Michael T. Klare, www.monde-diplomatique.fr/2015/02/KLARE/52621#nb4

(8)  Avis de conflit sur les océans : Une analyse régionale des tensions sur les flux et les ressources maritimes. Minutes extraites d’un colloque du CESM, le 14 février 2013

(9) Michael T. Klare, Professeur au Hampshire College, auteur de The Race for What’s Left : The Global Scramble for the World’s Last Resources, Metropolitan Books, New York, 2012.

(10)  CNRS – Oceans 2015 Initiative – www.insu.cnrs.fr/node/5392

(11) Selon Naomi Klein il s’agirait de 1000 milliard de dollars / ans

(12)  www.the-ocean-nation.org