Articles du Vendredi : Sélection du 13 mai 2016

Mobilisation internationale contre les énergies fossiles

Mathilde Gracia
www.lemonde.fr/energies/article/2016/05/13/mobilisation-internationale-contre-les-energies-fossiles_4919060_1653054.html

Pour éviter d’autres Fort McMurray, combattons le changement climatique

Eric Holthaus
www.slate.fr/story/117857/fort-mcmurray-urgence-climat

Anne Steiner : « Il faut faire la grève générale de la consommation »

Kévin « L’Impertinent » Victoire
https://comptoir.org/2016/01/04/anne-steiner-il-faut-faire-la-greve-generale-de-la-consommation/

Mobilisation internationale contre les énergies fossiles

Mathilde Gracia
www.lemonde.fr/energies/article/2016/05/13/mobilisation-internationale-contre-les-energies-fossiles_4919060_1653054.html

L’opération a été baptisée « break free », pour « libérons-nous des énergies fossiles ». Cinq mois après la signature de l’accord de Paris sur le climat, lors de la COP21, les grandes ONG écologistes (Greenpeace, 350.org…) ont décidé de cibler les secteurs du gaz, du charbon et du pétrole. Depuis le 4 mai, une série d’actions coordonnées ont été menées dans 12 pays – Royaume-Uni, Philippines, Nouvelle-Zélande, Brésil, Australie, Nigéria, Indonésie, Afrique du Sud, Etats-Unis, Allemagne, Canada et Turquie – pour réclamer une réduction drastique de l’exploitation des énergies fossiles.

La campagne doit s’achever samedi 14 et dimanche 15 mai en Allemagne par une action massive de désobéissance civile. Sur les mines de lignite de la Lusace, dans l’est du pays, des milliers d’Européens sont attendus pour l’événement baptisé « Ende Gelände » : « Jusqu’ici, pas plus loin ». Les militants prévoient de forcer des barrages de policiers et de s’enchaîner aux excavatrices, les gigantesques engins roulant qui extraient le charbon. « Nous voulons encourager la désobéissance civile et le blocage, affirme Nicolas Haeringer, de la branche française de 350.org.

Lire aussi :   Mobilisation contre les énergies fossiles / Lire aussi :   Climat : le désinvestissement dans les énergies fossiles rallie 500 institutions à sa cause

Leur demande ? Laisser 80 % des hydrocarbures et du charbon dans le sous-sol afin de rester sous le seuil critique des 2 degrés de réchauffement que les 195 pays associés à l’accord de Paris sur le climat se sont engagés à ne pas dépasser. « Le but était d’identifier dans chaque région les sites iconiques de l’exploitation des énergies fossiles, explique Nicolas Haeringer, de 350.org France, et d’agir partout au même moment pour montrer qu’on fait partie d’une vague mondiale de résistance ».

Charbon et pétrole ciblés à travers le monde

Les militants ont particulièrement visé le charbon, l’énergie fossile la plus polluante et la plus émettrice de C02, dans les pays producteurs comme au Pays de Galles, en Australie mais aussi dans les zones les plus vulnérables comme les Philippines. A Batangas City, au sud de Manille, environ 10 000 manifestants ont convergé le 4 mai pour protester contre l’implantation d’une nouvelle centrale à charbon de 600 megawatts. « Le monde entier nous voit comme un pays progressiste sur le changement climatique car pour nous c’est une question de survie, explique Chuck Baclagon, Philippin et chargé de campagne pour 350.org en Asie de l’Est. Mais ça n’est pas la réalité ici, le gouvernement prévoit de construire 27 nouvelles centrales à charbon. C’est cette contradiction que nous voulons dénoncer. »

Lire aussi :   Cinq cartes qui montrent l’impact du charbon en Europe

Au Nigeria, où le delta du Niger a été ravagé par des déversements d’hydrocarbures à répétition, des centaines de citoyens se mobilisent depuis le 10 mai pour demander un assainissement complet de leur environnement. « Ici le pétrole a détruit l’environnement, a affecté le climat et a pollué les rivières », déplore Nnimmo Bassey, de l’organisation nigériane Home Of Mother Earth Foundation.

Une coordination inédite

Les ONG ont tiré les leçons de 2009 : à la suite de la COP15 à Copenhague, la société civile avait peiné à se rassembler une fois les négociations terminées : « On avait sur place l’impression d’avoir marqué les esprits, mais derrière il n’y a eu aucune perspective de mobilisation se souvient Nicolas Haeringer, cette fois-ci, l’idée était de ressortir de Paris avec une date et un agenda. »

« Il y a eu 21 COP et les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé d’augmenter »

« Jusqu’ici les ONG écologistes se contentaient de suivre les COP chaque année, mais il y a eu 21 COP et les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé d’augmenter, rappelle Nicolas Haeringer, Aujourd’hui, il faut passer à l’action et geler les sites de production comme nous le faisons. Tant que les Etats n’agiront pas, nous le ferons à leur place. »

« Le dialogue s’est intensifié [entre les différentes organisations écologistes] depuis la grande marche de mars 2014 à New York pour le climat », ajoute Laura Rico, coordinatrice de la campagne Break Free pour Greenpeace international. Un dialogue qui a aussi inclus les mouvements locaux. « Ce sont eux qui sont au centre de cette mobilisation, au sein de chaque pays, les gens ont travaillé main dans la main », affirme-t-elle.

Pour éviter d’autres Fort McMurray, combattons le changement climatique

Eric Holthaus
www.slate.fr/story/117857/fort-mcmurray-urgence-climat

Ce mardi 10 mai marque le huitième jour de l’incendie gigantesque qui ravage la forêt boréale canadienne et a déjà anéanti une grande partie de Fort McMurray, en Alberta –une ville frontalière servant de base pour l’exploitation des sables bitumeux dans la région. La catastrophe est en passe de devenir l’une des plus coûteuses du Canada, en ayant exigé l’évacuation de tous les habitants de la ville, soit plus de 88.000 personnes. Dans un communiqué diffusé samedi soir, le gouvernement provincial de l’Alberta indiquait que le feu avait brûlé 200.000 hectares, soit près de vingt fois la superficie de Paris. Une situation qui pourrait à nouveau s’aggraver. «La bête est toujours debout. Elle encercle la ville», déclarait Darby Allen, le chef des pompiers, dans une vidéo postée le 5 mai.

Que le feu n’ait encore fait aucune victime tient du miracle, si vous croyez en ce genre de choses. Les images satellite de l’incendie font penser à une explosion. Dès mercredi, le feu commençait à créer son propre micro-climat, ses pyrocumulus générant des éclairs susceptibles d’alimenter encore un peu plus le brasier. Menacé par un foyer incontrôlable, l’un des principaux centres d’évacuation allait devoir lui aussi être évacué le 4 mai au soir. Au troisième jour de l’incendie, sa superficie avait déjà été multipliée par huit –elle avait été multipliée par quatre en une seule journée, la veille. Des convois de milliers de réfugiés ont été escortés par la Gendarmerie royale du Canada sur la seule route encore praticable de la ville. Et personne ne peut estimer le temps qu’il faudra pour venir à bout de ce sinistre.

Le feu fait partie intégrante de l’écosystème boréal, mais ce qui se passe aujourd’hui à Fort McMurray n’a rien de naturel. Un assemblage désordonné de facteurs –dont une mauvaise gestion des ressources forestières, un débordement rapide de la zone urbaine sur l’environnement alentour, une météo particulièrement stagnante, El Niño battant des records d’intensité et un changement climatique anthropique– aura transformé l’incendie en tragédie continue. Un dernier facteur –le changement climatique– qui aura suscité son propre déluge de commentaires.

«Nous avons tous contribué à cet enfer»

Pour beaucoup, il est scandaleux que le changement climatique ait été cité parmi les causes de cet incendie. Ce serait faire affront aux victimes que d’évoquer une question aussi politique en ce moment.

Je vais donc être clair: il est absolument nécessaire de parler du changement climatique alors qu’un désastre comme celui de Fort McMurray est en cours. On peut le faire avec tact, en constatant les souffrances des victimes et en ne les rendant pas responsables des épreuves qu’elles endurent. Reste qu’une perspective scientifique permet une réaction avisée et nous aide à comprendre comment un événement aussi terrible a pu survenir. Nous vivons aujourd’hui un temps où tous les phénomènes climatiques portent la trace de l’homme, fût-elle minime. Ou pour reprendre la formule d’Elizabeth Kolbert dans le New Yorker, «nous avons tous contribué à cet enfer». C’est un fait scientifique. Et dire ce que nous voulons faire avec de telles informations est une discussion nécessaire. Le changement climatique est un problème si pressant qu’il n’y a pas de meilleur moment pour l’avoir –car c’est un moment où nous pouvons, justement, assister aux conséquences de l’inaction.

Cette tragédie, à l’instar de toutes les autres, comporte des éléments polémiques et politiques. Débattre en temps réel des causes les plus probables et des facteurs qui y ont contribué peut nous aider à la surmonter, mais mieux encore, cela nous permet de trouver les meilleurs moyens d’éviter de futurs désastres. Si l’incertitude règne encore parmi ceux qui œuvrent à juguler l’incendie de l’Alberta, certains faits sont connus: depuis des années, des experts nous mettent en garde contre l’évolution des forêts de la région, une modification susceptible d’engendrer des «incendies catastrophiques». C’est quelque chose que nous savons. Dans la forêt boréale, lorsque la couverture neigeuse hivernale se met à fondre, elle dévoile des fourrés secs parfaits pour un départ de feu –ce qui explique pourquoi le printemps marque le début de la saison des feux de forêt. Encore quelque chose que nous savons.

 

La sécheresse, des températures plus chaudes que jamais et un manteau neigeux très fin –autant de symptômes du changement climatique dans le Canada boréal– ont très probablement constitué des circonstances aggravantes. «Cet [incendie] concorde avec ce que nous attendons des conséquences du changement climatique anthropique sur notre régime naturel des feux», explique Mike Flannigan, de l’Université de l’Alberta.

Le 4 mai, Elizabeth May, présidente du Parti écologiste canadien, disait à peu près la même chose:

«Le fait que la saison des feux de forêt soit arrivée si tôt dans le nord de l’Alberta relève très probablement d’un événement climatique –le phénomène est très probablement lié à des températures extrêmement élevées, une humidité très basse, des précipitations très faibles. […] C’est un désastre. Mais c’est un désastre qui est très lié à la crise mondiale du climat.»

Un débat qui s’est politisé

Pourtant, malgré l’assise scientifique de cette déclaration, les propos de May ont déclenché un tollé dans tout le pays. Les faits sont peut-être scientifiques, mais nous avons perdu la capacité de les interpréter comme tels. Le changement climatique est désormais politisé et la situation nous prouve tout ce qu’il y a de problématique dans cette façon de voir les choses.

Le Premier ministre Justin Trudeau s’est joint à la curée contre May: «Avec les changements climatiques, il va y avoir des événements extrêmes. […] Mais tirer un lien direct entre n’importe quel feu ou inondation et les changements climatiques est un pas plus loin que ce qui est utile, qui ne sert pas nécessairement les conversations que nous devons avoir», a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse.

Certes, des deux côtés du spectre politique canadien, le vitriol ne cesse de voler dès qu’il est question de changement climatique, ce qui ne sert évidemment pas à grand chose. Chez les écolo-extrémistes, on a pu se réjouir du sort d’une communauté construite autour de l’extraction de combustibles fossiles. En face, une tribune du Calgary Sun offrait un «majeur dressé aux twittos du climat» pour s’être gorgé dans le «on vous l’avait bien dit».

Un tohu-bohu qui n’épargne même pas les journalistes mesurés. Brian Kahn, journaliste spécialisé dans le climat, a qualifié de «choquantes» les réactions négatives à son article parfaitement sensé et bien intentionné sur Fort McMurray. Ce qui l’aura contraint à se rapprocher de chercheurs en sciences humaines et autres experts en communication pour trouver la perspective idéale à adopter lorsqu’on veut parler du changement climatique quand une catastrophe est en cours –à supposer qu’une telle perspective existe. A tout le moins, il voudrait ne plus recevoir d’emails qui le traitent de «déchet humain!!!!» juste parce qu’il a rendu compte de la réalité.

Mon propre article a lui aussi visiblement touché une corde sensible chez certains lecteurs. On m’a dit que relier l’incendie au changement climatique alors que le sinistre n’était pas encore maîtrisé était une «combine de connard», «dégueulasse» et que «le karma n’allait pas être tendre» avec moi. Et ce juste avant que j’apparaisse en TT du Twitter canadien:

Communication scientifique et le “Je vous l’avais bien dit”

C’est là que j’ai réalisé que le problème était encore plus grave que je ne le pensais. Pourquoi le Canada est-il si prompt à vouer aux gémonies des gens comme moi, Elizabeth May et autres observateurs de la science climatique? Déjà, parce que les propos de Trudeau semblent justifier leur rage. Un climatologue de l’Université d’Ottawa, Robert Way, estime que Trudeau a raté l’occasion d’expliquer le lien entre les feux de forêt boréale et le changement climatique, à un moment où son pays était tout ouïe.

«La communication scientifique et le “Je vous l’avais bien dit”, ce n’est pas la même chose», a-t-il écrit sur Twitter. «Pour éviter le second, Trudeau a foutu en l’air la première.» Au téléphone, Way précise: «Même s’il faut faire attention à la façon de mener cette conversation, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas l’avoir.»

A mon avis, la corde sensible est à chercher du côté de la situation politique spécifique du Canada, pays à la fois producteur d’énergies fossiles et nation aux premières lignes du changement climatique. Ces dix dernières années, grosso modo, le Canada est devenu un producteur de premier plan (grâce notamment à l’Alberta) et les récentes fluctuations du cours du pétrole ont généré un contexte politique semblable à celui d’une pétromonarchie.

De fait, avec la chute des prix, les caisses de l’Alberta n’ont cessé de se vider et son gouvernement a fait le choix d’économiser sur la prévention des feux de forêt, ce que révélait Reuters le 5 mai. La juxtaposition de cet environnement politique et d’un désastre touchant le cœur pétrolier du pays aura incité à museler le débat. A l’heure actuelle, Trudeau cherche à ménager la chèvre et le chou. Ce qui ne pourra pas continuer éternellement. Un jour, il devra choisir. Les habitants de l’Alberta le savent et sont légitimement inquiets pour leur avenir.

Au-delà des raisons politiques qui expliquent pourquoi le changement climatique est devenu un sujet si chargé, les sciences sociales peuvent nous aider à comprendre pourquoi tant de gens ont tant de difficultés à l’accepter: admettre la menace du changement climatique, c’est admettre que notre mode de vie, et même nos moyens de subsistance, ne sont pas tenables. Accepter les enseignements de la science climatique, c’est comprendre que la subsistance que nous nous sommes choisie est impossible. En d’autres termes, accepter la science climatique peut menacer le cœur même de notre identité. Et on comprend pourquoi tant de gens réagissent avec peur, colère et même amertume et malveillance. Ce qui ne veut pas dire que le changement climatique n’est pas en train de se produire et que nous ne devons pas le prendre au sérieux. Cela veut simplement dire que l’avenir présage de sacrifices personnels d’envergure. Ce qui n’est pas une mince affaire.

Comme l’écrit Jen Gerson dans le National Post, «ce qui arrive à Fort McMurray n’est pas la faute de ses habitants». Dans l’ici et le maintenant, alors que l’incendie fait toujours rage, mentionner le rôle du changement climatique est certes quelque peu absurde. Le feu est là. Mais Fort McMurray peut avoir des émules: San Diego; Colorado Springs, dans le Colorado; San Antonio; Austin, au Texas; San Bernardino, en Californie; Anchorage, en Alaska. Toutes ces villes sont susceptibles de connaître un super-incendie ces prochaines décennies alors que le changement climatique et d’autres facteurs humains pousseront le risque d’un désastre vers le haut. Il ne faut pas ignorer cette menace. Nous le devons à leurs habitants, comme aux futurs habitants de Fort McMurray.

Anne Steiner : « Il faut faire la grève générale de la consommation »

Kévin « L’Impertinent » Victoire
https://comptoir.org/2016/01/04/anne-steiner-il-faut-faire-la-greve-generale-de-la-consommation/

Sociologue et maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Anne Steiner travaille sur la violence politique. Aux éditions L’Échappée, elle a publié un ouvrage de référence sur la Fraction armée rouge (RAF : guérilla urbaine en Europe occidentale, 2006) ainsi que des livres consacrés aux anarchistes individualistes (Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Époque, 2008), et à la violence sociale et politique à la Belle Époque (Le goût de l’émeute : manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la “Belle Époque”, 2012 ; Le Temps des révoltes : Une histoire en cartes postales des luttes sociales à la “Belle Époque”, 2015). Elle a également consacré un ouvrage (Belleville cafés, photos Sylvaine Conord, L’Échappée, 2010) et des articles à l’évolution de Belleville à travers celle des cafés de ce quartier. Nous sommes revenus avec elle sur l’actualité de ces mouvements du siècle dernier.

Le Comptoir : Vous avez écrit sur divers mouvements libertaires – anarchisme individualiste et anarcho-syndicalisme – de la Belle Époque. En quoi ces courants politiques peuvent-ils nous aider à penser les luttes d’aujourd’hui ?

Anne Steiner : Ils nous aident à comprendre ce qu’est l’engagement. Ce que veut dire lutter pour l’émancipation. En ce qui concerne les anarchistes individualistes, il y a quelque chose d’intemporel dans leur lutte, qui vaut pour notre temps.

Pour ce mouvement, la transformation de la société passe par la transformation personnelle. Chaque individu doit tendre vers le développement de toutes ses potentialités, dans tous les domaines (intellectuel, affectif, sexuel, physique, sensoriel, artistique). Il y a la conviction qu’il n’y aura pas de changement social s’il n’y a pas au préalable de rupture dans les comportements.

Alors que les tenants de la révolution remettent tout effort à plus tard – peuvent être autoritaires avec leurs enfants, vivre des rapports inégalitaires, travailler dans n’importe quelle entreprise à n’importe quelle tâche, et consommer à tout va – en attendant la révolution qui réglera tout, l’anarchiste individualiste s’efforce, lui, d’agir dans tous les actes de sa vie, même les plus infimes, en accord avec son éthique, sans compromis aucun.

Il me semble que leur précepte « vivre en anarchiste ici et maintenant » garde sa haute valeur subversive aujourd’hui encore, dans les conditions qui sont les nôtres.

En ce qui concerne l’anarcho-syndicalisme, c’est beaucoup plus compliqué. C’est une conception de la lutte peu adaptée à la situation actuelle puisqu’elle repose sur l’idée d’une grève générale. Partout au même moment, les travailleurs se rendraient maîtres des lieux de production ainsi que des moyens de communication et de circulation. Le syndicat, organe de résistance, se transformerait alors en organe de circulation et de répartition des biens. La conquête de l’État serait ainsi tout à fait superflue pour passer d’un mode de production à un autre. Mais la division internationale du travail est telle qu’une grève générale dans un seul pays (déjà difficile à concevoir) n’aurait aucun sens aujourd’hui. Et imaginer la réaliser à un niveau planétaire paraît tout à fait déraisonnable.

Certains se réclament encore de l’anarcho-syndicalisme… La CNT par exemple.

Oui, ils se réclament de l’anarcho-syndicalisme au sens où ils défendent leur indépendance vis-à-vis des partis. Ils n’ont cependant plus en tête la grève générale pour arriver à une autre société. Enfin, je ne pense pas, et s’ils l’ont encore, ils font erreur. La plupart des biens de consommation sont produits hors d’Europe. Comment, dans ces conditions, une grève générale pourrait-elle déboucher sur l’avènement d’une société autre ?

« Réduire le temps de travail, c’était permettre aux ouvriers d’avoir une vie en dehors de la production, la possibilité de s’instruire, de développer ses potentialités. »

De quels moyens de lutte disposons-nous alors ?

Aujourd’hui, il faut faire la grève générale de la consommation, c’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. Le capitalisme ne survivrait pas à une désertion en masse de la consommation.

N’y a-t-il pas un grand écart entre les anarchistes individualistes, qui ne croient pas en la révolution collective, et l’anarcho-syndicalisme, qui défend la lutte de classes et préconise la grève générale comme moyen ?

Bien sûr. J’ai commencé par travailler sur les anarchistes individualistes, parce que je me reconnaissais davantage dans leurs conceptions. Mais en même temps, en toile de fond, il y avait tous ces mouvements que j’ai eu envie de mieux connaître. Dans leurs publications, notamment dans L’Anarchie, les individualistes tapent pas mal sur les anarcho-syndicalistes. Mais en fait, ils participent quand même plus ou moins aux mouvements que ces derniers initient. Par exemple, lors de la célèbre grève des carriers de Draveil en 1908, les individualistes sont sur les lieux et participent aux meetings comme orateurs ainsi qu’aux manifestations.

Au sein des collaborateurs et collaboratrices de L’Anarchie, il y avait un conflit entre ceux qui pensaient qu’ils n’étaient pas concernés par les revendications ouvrières, et qui étaient assez méprisants par rapport aux luttes syndicales, et ceux qui estimaient au contraire que certaines de ces revendications, comme celle pour les huit heures de travail, les concernaient [au début du XXe siècle, la journée de huit heures de travail était une des revendications phares de la CGT révolutionnaire, NDLR]. Car réduire le temps de travail, c’était permettre aux ouvriers d’avoir une vie en dehors de la production, la possibilité de s’instruire, de développer ses potentialités.

Les anarchistes individualistes sont, selon la terminologie de Gaetano Manfredonia, des “éducationnistes-réalisateurs” : ils croient en l’éducation, en particulier sous la forme de l’auto-éducation. Car seul un homme éduqué, libéré des préjugés de son temps, soumis à la seule autorité « de l’expérience et du libre examen », sera capable d’œuvrer pour l’émancipation.

 

Dans leur grande majorité, eux-mêmes avaient quitté l’école à 12 ou 13 ans, étaient des autodidactes et possédaient une culture assez remarquable en sciences et en philosophie. C’est notamment le cas de ceux qui furent inculpés dans l’affaire Bonnot dont on connaît précisément les lectures et les commentaires. C’est au nom de cette conception que deux femmes, qui avaient cofondé L’Anarchie avec Albert Libertad, Anna et Amandine Mahé, considéraient qu’il fallait soutenir, en tant qu’individualistes, la formidable mobilisation engagée par la CGT pour la journée de huit heures. Pour que le prolétariat accède à la culture, et échappe ainsi aux préjugés et à la résignation. Après la mort de Libertad en novembre 1908, elles se sont d’ailleurs éloignées des individualistes de L’Anarchie pour rejoindre l’équipe du Libertaire de Sébastien Faure, davantage intéressée par les luttes sociales.

L’anarchisme individualiste ne tombe-t-il pas dans ce que Murray Bookchin appelait le « lifestyle anarchism » (« anarchisme comme mode de vie »), qui se révèle finalement être un cheval de Troie du libéralisme au sein du mouvement libertaire.

Non, absolument pas !

Pourquoi ?

Parce que le mode de vie anarchiste individualiste représente une forme d’ascèse. Le « vivre sa vie » des individualistes d’avant 1914 n’est pas tout à fait l’équivalent du « jouir sans entraves » des libertaires de Mai-68. Il y a chez eux une aspiration à la simplicité volontaire (végétarisme, refus de l’alcool et du tabac, nudité ou vêtement minimal, mais sexualité libre) et la recherche d’une frugalité joyeuse qui reposent sur la limitation des besoins, le refus de la marchandisation. Et ceci est contradictoire avec le libéralisme.

Dans votre dernier ouvrage, Le Temps des révoltes, vous expliquez que le mouvement ouvrier était assez hostile au travail des femmes pour diverses raisons. Quelle place pour le féminisme alors ?

L’hostilité au travail des femmes est surtout liée au refus de la déqualification du travail entraînée par l’industrialisation. Là où on employait des hommes porteurs d’un savoir-faire acquis par des années d’apprentissage, on emploie, grâce à l’utilisation de nouvelles machines, des femmes ou des adolescents non formés et sous payés. D’autre part, les ouvriers se battent pour que leurs salaires soient suffisants à l’entretien d’une famille. Il y a le sentiment que si les femmes mariées travaillent, c’est parce que les salaires masculins sont insuffisants. Et il y a aussi la conviction que l’usine est un lieu de dépravation pour les femmes soumises aux avances et aux pressions des contremaîtres. Mais avant tout, les femmes – qui représentent alors 37 % des effectifs de l’industrie avant la guerre de 1914 – sont vues comme des concurrentes sur le marché du travail. C’est une main d’œuvre bon marché.

« Au sein du mouvement ouvrier, les figures féministes ont un rôle d’éveilleur des consciences des femmes, parce que ces dernières étaient souvent moins politisées que les hommes »

Il y a cependant au sein du mouvement ouvrier des figures féministes, comme Antoinette Sorgue ou Gabrielle Petit, qui font des conférences dans toute la France à l’appel des sections syndicales et qui incitent les femmes à adhérer à la jeune CGT, alors syndicaliste-révolutionnaire. Elles sont présentes lors des grèves et participent aux meetings et manifestations. Mais ce n’est pas du féminisme au sens très contemporain du terme. Elles sont solidaires des hommes, car la contradiction principale passe pour elles entre le capital et le travail. Elles ont un rôle d’éveilleur des consciences des femmes, parce que ces dernières étaient souvent moins politisées que les hommes. Pour ces féministes, l’émancipation des travailleuses passe par la participation aux luttes syndicales.

C’est l’époque où des militants et militantes qualifié(e)s de “commis-voyageurs des grèves”, allaient de ville en ville pour donner des conférences. Souvent, après leur passage, une section CGT était créée, et une grève éclatait quelques semaines plus tard. La différence entre les conférencières et les conférenciers de cette période, c’est que les premières ne parlaient pas que du syndicalisme. Elles diffusaient également une propagande néo-malthusienne pour la limitation des naissances – expliquant même comment faire pour se protéger lors des rapports – et tenaient un discours antimilitariste et anticlérical appuyé. Les femmes étaient alors davantage sous l’emprise de l’Église que les hommes et ceci pouvait être un obstacle à la prise de conscience des rapports de classe. Il fallait donc combattre sur ce front-là. Ainsi, le journal La femme affranchie fondé par Gabrielle Petit en 1904 porte la mention « organe du féminisme ouvrier socialiste et libre-penseur, tribune libre pour tous les protestataires ».

D’autre part, les femmes au travail sont confrontées à des problèmes spécifiques Ainsi, à Limoges, en 1905, la grève éclate dans le contexte d’une lutte contre le harcèlement pratiqué par un contremaître. C’était vraiment des comportements assez généralisés, contre lesquels les femmes ont beaucoup lutté. Ce n’est pas toujours dit quand des grévistes femmes exigent le départ d’un contremaitre, mais c’est souvent parce qu’il est harceleur[i]. Bien des grèves ont eu, comme point de départ, comme élément déclencheur, la remise en cause de l’arbitraire du personnel d’encadrement au moment où se met en place une véritable discipline industrielle dans les ateliers.

« Il y a une relation d’amour-haine avec la République. Si les ouvriers conscients la critiquent aussi âprement c’est parce qu’ils croient ou ont cru en elle et qu’elle ne tient pas ses promesses. »

Dans Le Temps des révoltes, ainsi que dans Le goût de l’émeute, on constate que le mouvement ouvrier ne devait pas se battre uniquement contre la bourgeoisie, mais contre la République elle-même, alors que le pouvoir politique est largement à gauche (coalition radicaux, radicaux-socialistes, républicains de gauche). Un socialisme républicain est-il envisageable ?

Il y a une relation d’amour-haine avec la République. Si les ouvriers conscients la critiquent aussi âprement c’est parce qu’ils croient ou ont cru en elle et qu’elle ne tient pas ses promesses. Les fabuleux dessinateurs de la presse ouvrière de la Belle Époque peignent une Marianne méprisée pour ses trahisons. Il y a aussi des chansons de grève reproduites dans le journal La Guerre sociale telles que : « Marianne tu n’es qu’une catin ! Tous tes sales maquereaux, tes juges, tes généraux iront à la rivière… » C’était l’amante du prolétariat qui a préféré frayer avec le bourgeois, « À ses promesses, elle a menti, elle tourne le dos aux petits, Elle flirt’ avec les grands. » On la représente aussi en marâtre. C’est la mauvaise mère qui envoie à Biribi les plus déshérités de ses fils. Toutes ces représentations sont empreintes d’amertume.

La République est vue comme une duperie, tout comme la démocratie représentative. Il y avait, à l’époque, pas mal de députés socialistes sortis du rang, bien plus qu’aujourd’hui d’ailleurs. Par exemple, dans le Nord, les députés sont d’anciens mineurs. Mais c’est vrai qu’une fois à la Chambre, avec des revenus confortables, une nouvelle sociabilité, de nouvelles mœurs, une coupure se fait. Ils deviennent des bourgeois qui ne représentent plus les intérêts ouvriers. Du moins, c’est ainsi qu’ils sont perçus. En fait, ce ne sont pas vraiment des traîtres à la classe ouvrière, mais ils se placent dans une autre optique, plus réaliste et plus réformiste. Cela est mal perçu par la base mais on ne peut pas dire que le mouvement ouvrier soit antirépublicain. On le verra bien avec l’union sacrée en 1914 où il s’agit de défendre la France républicaine contre le Kaiser.

Ces désillusions et ces rancœurs par rapport à la démocratie suivent de près l’affaire Dreyfus. C’est-à-dire un moment où les ouvriers se sont levés en masse pour défendre la République. Ils l’ont sauvée, les dreyfusards sont au pouvoir et pourtant, la classe ouvrière est maltraitée. Ils ont donc le sentiment de s’être fait avoir.

Un peu plus tôt, la Commune se fonde également autour d’une certaine idée de la République.

Oui, absolument. Mais ce sont surtout les conséquences de l’affaire Dreyfus sur le plan politique qui jouent un rôle dans la désaffection du prolétariat organisé pour les institutions démocratiques. Les ouvriers ont accepté de défendre un bourgeois, un officier, alors que l’armée a été utilisée comme force de répression des grèves. Cela n’allait pas du tout de soi. Mais ils l’ont fait, au nom de la justice, et parce que la République était menacée par les cléricaux et les monarchistes. Le résultat politique de tout ça, c’est l’accession au pouvoir des radicaux et radicaux socialistes qui ne font, en fait, que servir les intérêts de la bourgeoisie.

Les militants ouvriers qui, pour sauver la République, avaient fait alliance avec la bourgeoisie libérale, aimeraient que cette même bourgeoisie se manifeste, à son tour, quand des figures ouvrières sont victimes de l’arbitraire de la justice. Vous avez par exemple, en 1910, le docker Jules Durand, accusé à tort du meurtre d’un “jaune” et condamné à mort ; le disciplinaire Rousset, victime d’une machination pour avoir dénoncé la mort sous la torture du soldat Aernoult dans les bagnes militaires d’Afrique ; ou encore le jeune cordonnier Liabeuf injustement accusé de proxénétisme et qui tua un policier pour venger son honneur. La presse ouvrière s’est indignée du silence de la presse libérale par rapport à ces “Dreyfus ouvriers” et a demandé aux intellectuels dreyfusards de s’engager pour eux. Ce qu’ils ont fait d’ailleurs.

Sur l’affaire Dreyfus, Jean-Claude Michéa explique que le mouvement ouvrier est hostile à Dreyfus, car c’est un bourgeois…

Seulement au tout début. Il ne faut pas oublier que le premier à s’engager pour Dreyfus, avant même Zola, a été Bernard Lazare, très proche des anarchistes. Et que Sébastien Faure, bientôt rejoint par Emile Pouget le soutint très tôt. Le socialiste Jean Allemane, partisan de la grève générale, également. Dire que le mouvement ouvrier, dans toutes ses composantes, a été hostile à Dreyfus est inexact. Et, dans leur grande majorité, les anarchistes ont réagi tôt et bien.

Et qu’une partie des anarcho-syndicalistes auraient refusé jusqu’à la fin de le défendre.

Oui. Enfin, chez les anarcho-syndicalistes, il n’y a qu’une petite frange qui n’a pas voulu, comme chez les anarchistes. Même si le mouvement ouvrier n’est pas toujours irréprochable sur la question, ceux qui n’ont pas voulu s’associer à ce combat n’étaient pas forcément des antisémites. Il n’était pas besoin d’être antisémite pour considérer que la défense de Dreyfus ne concernait pas les ouvriers. Car, en tant que bourgeois, et surtout en tant que militaire, c’était un ennemi de la classe ouvrière à une époque où l’armée était chargée de la répression lors des grèves, répression qui faisait des morts.

Dans Le Temps des révoltes, vous expliquez que « De 1905 à 1911, on compte entre 1 000 et 1 500 grèves par an, d’une durée moyenne de 15 jours, certaines se prolongeant au-delà. Sans l’existence d’une forte solidarité, la faim serait vite venue à bout de ces résistances ouvrières. » Est-ce que l’affaiblissement de cette solidarité expliquerait la faiblesse des luttes aujourd’hui ?

L’affaiblissement des luttes s’explique d’abord parce qu’on n’a plus besoin des ouvriers. Entre machinisme et délocalisation, ils sont devenus résiduels en Europe. Le prolétariat d’aujourd’hui est un prolétariat de service (manutention, vente, transport, nettoyage, etc.). Mais, on ne fabrique plus rien. Ou pas grand chose.

« Une victoire locale avait valeur de victoire générale, de victoire du prolétariat tout entier. Cela allait bien au-delà des quelques concessions arrachées, et rapprochait du monde autre qu’on aspirait à construire. »

Aujourd’hui, ce sont surtout contre les licenciements que luttent les ouvriers. Mais si on licencie, c’est qu’on n’a déjà plus besoin d’eux, leur grève ne porte aucun coup fatal à ceux qui les emploient et qui s’apprêtent à les licencier. Comment voulez-vous lutter pour une usine qui va, de toute façon, fermer ? C’est perdu d’avance. Tout au plus parviendra t-on à gonfler les indemnités de départ.

À l’époque, on avait vraiment besoin d’ouvriers dans le secteur de l’énergie (charbon) comme de la production. S’ils faisaient grève et tenaient longtemps, les capitalistes devaient fatalement finir par plier. La solidarité avait alors un sens et se déployait sur l’ensemble du territoire et dans tous les corps de métier pour leur permettre de durer et de l’emporter. Une victoire locale avait valeur de victoire générale, de victoire du prolétariat tout entier. Cela allait bien au-delà des quelques concessions arrachées, et rapprochait du monde autre qu’on aspirait à construire. Il y avait une vision d’avenir qui n’a plus cours aujourd’hui. Et sans laquelle il est bien difficile de se mobiliser.

La bureaucratisation de la CGT ou la mainmise du PCF sur le mouvement ouvrier n’ont joué aucun rôle selon vous ?

C’est effectivement un peu un drame, mais cela nous plonge bien avant, quand les luttes étaient encore d’actualité. Dès le début des années 1920, la composante majoritaire de la CGT est passée sous la dépendance du PCF, lui-même soumis à l’Internationale communiste, c’est-à-dire au PCUS. Mais cela n’a signifié ni l’arrêt des luttes, ni celui de la solidarité. La preuve, il y a eu le Front populaire et de très belles grèves. Pendant la grève des mineurs, après la Seconde Guerre-mondiale, il y a eu des exodes d’enfants comme ceux que j’ai décrit pour la Belle Époque : des enfants de mineurs sont venus sur Paris et ont été accueillis par des familles ouvrières. Les solidarités ont continué à exister quand bien même elles avaient quelque chose de moins spontané.

À la Belle Époque, ces solidarités s’organisent déjà localement, parce que ce sont de vraies collectivités ouvrières qui existent : les petits commerçants font des prix, les petits paysans donnent des légumes. On organise les soupes. Il y avait des souscriptions qui passaient par les journaux ouvriers. Les noms des donateurs figuraient dans la rubrique consacrée aux grèves de La guerre sociale ou de L’Humanité. Vous pouvez avoir une grosse usine de métallurgie qui fait un chèque conséquent et un cordonnier de Sète qui va envoyer cinq francs.

On voit que finalement, quand il y a une grève importante, cela sensibilise tous les corps de métiers, sur tout le territoire. Et parfois même, la solidarité est internationale, comme dans le cas des grèves de dockers.

Dans vos deux ouvrages, on constate également qu’à côté des luttes ouvrières, il existait également des luttes agricoles. Existait-il une convergence entre les mouvements ?

Dans le cas du Midi [la révolte des vignerons du Languedoc en 1907, parfois aussi appelé “révolte des gueux”, NDLR], c’est compliqué, car il y a aussi une dimension occitane, sud contre nord. Mais à partir du moment où la répression frappe, la CGT soutient et affirme que la révolte des viticulteurs s’inscrit dans le cadre du mouvement ouvrier.

Mais il s’agit d’une lutte interclassiste. Au départ, ce sont surtout des salariés agricoles et des petits exploitants, mais assez vite des exploitants plus importants luttent à leurs côtés. Ce sont les modalités du combat plutôt que les buts qui permettent de l’associer au mouvement ouvrier. Par contre, la révolte de Champagne (1911) est plus proche du syndicalisme révolutionnaire. Il y a un certain nombre de petits vignerons qui se reconnaissent dans le mouvement et qui lisent la presse syndicaliste et anarchiste. Un espoir existe du côté ouvrier, de voir converger ces mouvements, mais ça retombe souvent.

Ce qui peut être surprenant : dans une analyse marxiste, on voit surtout les luttes paysannes comme des luttes réactionnaires…

Oui, Marx n’aimait pas les paysans et les comparait à des pommes de terre dans un sac, identiques mais séparées les unes des autres (rires)[ii] ! Il avait tort, une lutte paysanne peut être authentiquement révolutionnaire. Là, elles le sont au moins dans leur méthode. Mais en même temps, dans le cas de la Champagne, le but est un peu nul : obtenir une délimitation, une appellation contrôlée[iii]. On en arrive à une opposition violente, une concurrence entre viticulteurs de régions proches qui pourraient, face aux négociants, prendre conscience de leurs intérêts communs. Et puis ils se focalisent trop sur la fraude alors que ce sont les procédés de fabrication qui devraient être mis en cause, le fait que la production agricole est captée par les négociants et le capital. Dans le Midi, ils devraient également questionner la pertinence de la monoculture de la vigne.

Vous avez également écrit sur le Paris populaire, notamment Belleville. Quelles grandes évolutions avez-vous constaté ? Ce que l’on nomme la “gentrification” dénote-t-elle une lutte de classes pour l’espace ?

Je ne suis pas spécialiste de ces questions, mais je suis assez agacée par le terme de “gentrification” parce que, de toute façon, il y a une spéculation immobilière qui pousse les gens du centre vers les quartiers et même vers les localités périphériques. Présenter le processus de gentrification comme un complot venu d’en haut pour casser les solidarités populaires me semble tout à fait fantaisiste : on va d’abord mettre quelques artistes dans des squats, ce qui va attirer des classes moyennes, et progressivement éloigner les “classes populaires”, etc. À Paris, les prix progressent du centre vers la périphérie et les gens sont obligés d’aller de plus en plus loin. Cela ne date pas d’hier. Parmi ceux que l’on nomme “gentrificateurs”, il y a des tas de gens qui de toute façon, n’ont pas les moyens de vivre ailleurs que dans ces quartiers dits populaires et je ne vois pas vraiment pas pourquoi ils ne seraient pas légitimes là où ils s’installent. Pourquoi ? Parce qu’ils ont bac+5 et qu’ils sont Blancs (car c’est bien cette terminologie qu’ont en tête les pourfendeurs de la gentrification, n’est ce pas ?) ? Ils devraient vivre où exactement ? À Villeneuve-Saint-Georges dans un deux pièces coincé entre autoroute et voie de chemin de fer ? Dans un pavillon de banlieue lointaine ? Ils seraient légitimes, là ?

Je connais des tas de gens avec des revenus faibles et précaires et cependant dotés d’un fort capital culturel. Enfants ou petits enfants d’ouvriers, sans héritage aucun. Ils vivent dans ces quartiers. Plus de la moitié de leur budget passe dans leur loyer. Ils ne possèdent ni voiture, ni permis même, et vivent dans une grande sobriété. On va les appeler “gentrificateurs” ? Ou utiliser pour les désigner le qualificatif infâmant et poujadiste de “bobo” ? Ou de hipster ?

Mais qu’est-ce que le peuple ? Je pense à ce livre, Paris sans le peuple [publié en 2013 aux éditions La Découverte, par la géographe Anne Clerval, NDLR]. Est-ce que ce sont les ébénistes, les gens du cuir, les petits métallos du Nord-Est parisien ? Non, ils ont disparu à jamais et ne reviendront plus.

Implicitement, il y a un peu l’idée que le peuple aujourd’hui se résumerait aux immigrés post-coloniaux et à leurs descendants. Et encore en excluant ceux d’entre eux qui ont rejoint les classes moyennes à capital scolaire élevé. Pourquoi le peuple se résumerait-il à ces seules catégories ? Toute la structure sociale s’est élevée vers le haut durant les dernières décennies, du moins en termes d’années de formation. Il y a 28 % de cadres moyens et supérieurs en 1982 contre 41 % en 2012 ; 2,7 % de salariés titulaires d’un diplôme du supérieur en 1962 contre 32,5 % en 2007. Un tiers de la population serait-elle hors peuple ?

Alors, qu’est-ce que le peuple ? Les gens assassinés aux terrasses des cafés parisiens en novembre ne sont-ils pas du peuple ? Leur présence dans ce quartier est-elle entachée d’illégitimité ? Les commandos du 13 novembre ont-ils réalisé une opération de dégentrification un peu rude ?

Je remarque que les pourfendeurs de la gentrification ne remettent jamais en question le droit du bourgeois du VIIIe à vivre dans le VIIIe. Nul ne lui cherche querelle. Il n’est pas illégitime là où il vit, lui !

« La cohabitation au sein d’un même espace résidentiel de personnes de niveaux culturels très différents et de situations professionnelles diverses n’est pas facile. »

On pourrait également penser que Paris ne regrouperait aujourd’hui qu’une petite bourgeoisie culturelle alors que la banlieue concentrerait les prolétaires issus de l’immigration et le périurbain réunirait plutôt les prolétaires blancs pour schématiser, par exemple, les travaux de Guilluy ?

Oui, mais il ne faut pas oublier – et cela, les Pinçon-Charlot [Monique et Michel, NDLR] le montrent bien –, que dans les quartiers “gentrifiés” de l’Est parisien, il y a un fort pourcentage de logements sociaux dans lesquels logent des prolétaires – mais pas au sens où ils travaillent en usine –, dont beaucoup sont issus de l’immigration postcoloniale. Ces habitants vont rester là puisque ce sont des logements sociaux récents et non de l’habitat vétuste ayant vocation à être démoli. Ce sont des quartiers qui ne seront jamais totalement gentrifiés. Il y a d’ailleurs des cités “sensibles” au cœur même de Paris. Donc, les “gentrificateurs” ne resteront pas forcément là, passé un certain âge. Quand ils fondent une famille, ils n’ont souvent pas les moyens d’avoir un logement assez grand dans ces quartiers. Et même dans le cas contraire, ils sont confrontés à assez d’inconvénients pour envisager de partir, comme le problème de la scolarisation des enfants qui peut pâtir de l’environnement à partir du niveau du collège, et même avant. Ce qu’on appelle “mixité sociale” ou “vivre ensemble” sont des slogans qui sonnent creux. La cohabitation au sein d’un même espace résidentiel de personnes de niveaux culturels très différents et de situations professionnelles diverses n’est pas facile. Surtout quand l’écart est grand. On ne voit pas pourquoi des rapports d’hostilité ne se développeraient pas. Il faut n’avoir jamais éprouvé la “haine de classe” pour ne pas le comprendre. Et cette rugosité dans les rapports n’est pas forcément à déplorer.

Il y a toujours eu des quartiers populaires et des quartiers bourgeois dans toutes les villes et à toutes les époques. Les seuls prolétaires des quartiers bourgeois, c’était les domestiques logés sur place, et quelques commerçants et artisans tenant boutique dans le quartier.

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Notes :

[i] Dans Le Temps des révoltes, Anne Steiner explique : « L’hostilité au travail féminin s’explique aussi par la conviction que l’usine est aussi un lieu de dépravation où la femme se trouve exposée aux avances des hommes, en particulier à celles des contremaîtres. Ces derniers, maîtres de l’embauche et de l’attribution des postes de travail, ont aussi le pouvoir de maître à l’amende et de décider du renvoi des ouvriers. Ce qui les met en position de pouvoir exiger certaines faveurs et de tourmenter celles qui leur résistent. »

[ii] « Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. […] La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. » Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852

[iii] Référence à la révolte des vignerons de la Champagne en 1911. Entre 1907 et 1910, les récoltes marnaises sont mauvaises. Les négociants en vin, plutôt que d’augmenter le prix du raisin, préfèrent s’approvisionner dans l’Aube, pourtant située en-dehors de la délimitation de l’appellation Champagne depuis le 17 décembre 1908. C’est cette délimitation qui est au cœur du conflit.