Articles du Vendredi : Sélection du 9 mai 2014 !

Le changement climatique, déjà une réalité à travers les Etats-Unis

AFP

Réchauffement climatique: des milliers de jeunes Américains attaquent leur gouvernement devant les tribunaux

Jean-Laurent
www.slate.fr/monde/86751/rechauffement-climatique-jeunes-americains-attaquent-gouvernement

Aux Pays-Bas, un nouveau système d’abonnement donne accès aux appareils ménagers de qualité

Anne-Sophie Novel
http://alternatives.blog.lemonde.fr/2014/05/07/aux-pays-bas-un-nouveau-systeme-dabonnement-donne-acces-aux-appareils-menagers-de-qualite/

La stratégie de l’ignorance

Sylvestre
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2014/05/la-strat%C3%A9gie-de-lignorance.html

Les engagements environnementaux de la Société Générale n’ont-ils aucune valeur ?

Olivier Petitjean
www.bastamag.net/Les-engagements-environnementaux

[:]

Le changement climatique, déjà une réalité à travers les Etats-Unis

AFP

Les effets physiques et économiques du changement climatique sont déjà évidents aux Etats-Unis, a affirmé mardi la Maison Blanche, en appelant à agir « d’urgence » face à ce phénomène, volumineux rapport à l’appui. Le réchauffement « n’est pas une menace éloignée », mais une réalité parfaitement d’actualité, a déclaré le conseiller scientifique du président Barack Obama, John Holdren, lors d’une conférence téléphonique.

Accès à l’eau menacé et incendies de forêt de plus en plus tôt dans la saison dans le Sud-Ouest, précipitations de plus en plus brutales dans le Nord-Est, côte de Floride (sud-est) attaquée par la montée de l’océan: cet état des lieux constitue « la sonnette d’alarme la plus forte et la plus nette » jamais émise sur les conséquences de ce phénomène aux Etats-Unis, a ajouté M. Holdren.

L’exécutif a fait la promotion de « l’état des lieux national sur le climat », fruit du travail sur quatre ans de centaines de climatologues et autres scientifiques. Cet épais document se veut un outil pédagogique pour aider les Américains à prendre conscience de ces changements et à y réagir, selon la présidence. M. Obama, qui avait beaucoup promis dans ce dossier avant de se heurter à l’intransigeance du Congrès, devrait s’exprimer mardi sur le climat au cours d’une série d’entretiens télévisés avec des présentateurs météo. Un résumé d’une centaine de pages de ce rapport anticipe les critiques des « climatosceptiques » en énonçant de multiples exemples argumentés et illustrés de la réalité du phénomène et son origine humaine.Cet état des lieux compile des données déjà publiées, en particulier sur la concentration croissante de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, le caractère de plus en plus violent des phénomènes météorologiques et la montée du niveau des océans.

Inégalement répartis sur l’immense territoire nord-américain, les effets du changement climatique se font ressentir de façon très spectaculaire en Alaska, qui « s’est réchauffé deux fois plus vite que le reste des Etats-Unis », note le rapport, en pointant des « changements majeurs aux écosystèmes » dus à la disparition des glaciers, ainsi que des « dégâts aux infrastructures » avec le dégel du permafrost.

Des équipements vitaux pour l’économie se retrouvent également sous la menace de la montée des eaux ou de l’accroissement déjà constaté du nombre de cyclones tropicaux touchant les zones côtières, souligne cet état des lieux. Il mentionne en particulier la route numéro 1 en Louisiane (sud), stratégique pour la production pétrolière. Cette route « est en train de s’enfoncer, alors que le niveau de l’eau monte ». Le rapport estime à 7,8 milliards de dollars le manque à gagner pour l’économie américaine si cette seule route était inutilisable pendant trois mois.

De façon plus générale, « le changement climatique augmentera les coûts des systèmes de transport du pays et de leurs usagers », prévoient les scientifiques, qui préconisent des « mesures d’adaptation importantes » pour les surmonter. Le rapport évoque aussi le secteur agricole, contraint à composer avec des hivers plus courts. »Les conclusions de cet état des lieux sur le climat soulignent la nécessité d’agir d’urgence face à la menace du changement climatique, de protéger les Américains et les collectivités et d’oeuvrer à un avenir durable pour nos enfants et petits-enfants », plaide la Maison Blanche. Le rapport, mis en ligne à l’adresse www.globalchange.gov, s’inscrit dans le contexte des efforts de M. Obama pour faire progresser un programme de lutte contre le réchauffement, resté lettre morte au Congrès. La lutte contre le changement climatique figurait parmi les grandes promesses de M. Obama pendant sa campagne présidentielle de 2008, mais ce dossier est passé au second plan après l’échec d’un ambitieux projet de loi au début de son premier mandat, alors que les alliés démocrates du président détenaient pourtant les majorités législatives. Depuis, ces derniers ont perdu la Chambre des représentants au profit des républicains. De nombreux conservateurs rejettent de nouvelles lois fédérales sur les émissions polluantes, qui risquent selon eux d’étrangler la croissance et l’emploi. En juin 2013, M. Obama avait dévoilé une vaste initiative pour combattre le réchauffement climatique, en s’attaquant aux émissions de gaz à effet de serre des centrales au charbon et en développant davantage les sources d’énergie propre, le but étant de réduire d’ici à 2020 les émissions de gaz à effet de serre de 17% par rapport à leur niveau de 2005.

Réchauffement climatique: des milliers de jeunes Américains attaquent leur gouvernement devant les tribunaux

Jean-Laurent
www.slate.fr/monde/86751/rechauffement-climatique-jeunes-americains-attaquent-gouvernement

Un dossier hors-norme a fait son chemin jusqu’à la cour d’appel de Washington DC, qui doit l’examiner en ce mois de mai 2014. Des milliers de jeunes Américains, soutenus par des experts du droit constitutionnel et de l’environnement, ont porté plainte en 2011 contre plusieurs agences et ministères américains. Ils reprochent au gouvernement de condamner leur avenir en ne mettant pas en place une stratégie pour éviter le scénario catastrophe d’une augmentation de 2 degrés de la température à la fin du siècle.

Problème: cette cour a annoncé qu’elle annulait l’audition des arguments des plaignants qui devait avoir lieu le 2 mai 2014, se fondant sur les documents écrits. Pour l’avocat des jeunes, Thomas Beers, cela signifie que la cour estime que le cas est assez clair et n’a pas besoin d’auditions en plus du dossier, épais de plusieurs centaines de pages et disposant d’un appui scientifique fort en la personne de James Hansen, chercheur de la Nasa à la retraite qui se consacre à la défense de la cause environnementale, explique Al Jazeera.

Mais des experts juridiques estiment qu’il s’agit en revanche d’un mauvais signe pour les jeunes plaignants, qui ont auparavant essuyé plusieurs rejets en première instance. Professeur de droit soutenant la cause des jeunes, Patrick Parenteau regrette ce choix: «Il est dommage que la cour choisisse de ne pas donner aux jeunes plaignants l’opportunité d’une audience dans un cas d’une telle importance pour lequel les enjeux sont nouveaux et impliquent des réclamations solides.»

L’argument juridique avancé, la doctrine dite de la confiance commune («Public trust doctrine»), dérive du droit romain et du concept de propriété commune de certains biens comme les ressources naturelles, lesquelles doivent être protégées par le gouvernement. C’est la juriste Mary Wood, explique le site Policy Mic, qui a développé la stratégie juridique portée par les adolescents.

Selon elle, la doctrine était déjà bien établie par la jurisprudence pour ce qui concernait la protection de l’eau et de la vie sauvage. Son travail a consisté à l’adapter à la protection de l’atmosphère. L’objectif est d’obliger les institutions fédérales à prendre des mesures de régulation en faveur de l’environnement, en arguant du droit constitutionnel à une atmosphère saine et à un climat stable.

Cinq adolescents sont plaignants à titre individuel, ainsi que deux ONG représentant des milliers d’autres. L’EPA (Agence de protection de l’environnement) et les ministères du Commerce, de l’Intérieur, de l’Agriculture, de l’Energie et de la Défense américains sont sur le banc des accusés.

L’un des leaders activistes, Xiuhtezcatl Roske-Martinez (que vous pouvez voir dans la vidéo en tête de l’article), originaire de Boulder dans l’Etat du Colorado, n’a que 13 ans.

Parmi les lobbies opposés à cette poursuite, la plus grande association d’industriels américains, l’Americain Association of Manufacturers, qui représente notamment les intérêts du secteur des énergies fossiles, relève que si les plaignants gagnaient, cela aurait «des conséquences profondes sur le développement économique et la productivité du pays, les politiques sociales, les intérêts de sa sécurité et son standing international».

Karl Coplan, professeur de droit à New York qui fait partie des soutiens aux plaignants, affirme que «ce cas, qui cherche à établir des protections constitutionnelles pour les générations de la même manière que le cas Brown contre le Board of Education a établi une protection pour les Africains-Américains, pourrait être le cas en appel le plus important que a cour d’appel de Washington aura à entendre avant longtemps», relate Nature World News. Les décisions des cours d’appel des Etats-Unis, organisées par grandes régions, ayant historiquement une influence politique forte.

Aux Pays-Bas, un nouveau système d’abonnement donne accès aux appareils ménagers de qualité

Anne-Sophie Novel
http://alternatives.blog.lemonde.fr/2014/05/07/aux-pays-bas-un-nouveau-systeme-dabonnement-donne-acces-aux-appareils-menagers-de-qualite/

Installée dans la salle de bain, la cuisine, la buanderie ou le garage, la machine à laver fait partie des équipements électro-ménager présents dans la majorité des foyers des pays riches. Seul hic: les machines les plus durables sont souvent très chères. Aux Pays-Bas, un entrepreneur propose une offre d’abonnement à l’usage d’une telle machine pour la modique somme de 20 euros par mois.

Une économie de la fonctionnalité

C’est un fait: les produits durables et de qualité ont souvent un prix plus élevé que la moyenne. Dans la catégorie lave-linge, prenez un appareil de la marque M par exemple: robustesse et réparabilité sont au coeur du modèle depuis 115 ans. Pour cela, le groupe utilise les meilleurs matériaux et conserve les pièces détachées pendant quinze ans après l’arrêt de la production. Il intègre aussi la possibilité de mettre la machine à niveau via son tableau de bord électronique et recycle entre 80 à 120 kg d’une machine, sans parler de la base de données mondiale des types de pannes et des procédures de réparation (cf. cet article).

Pour une machine comme celle-ci, le prix est quasiment aussi élevé que le salaire net médian français. C’est l’une des raisons pour laquelle le Néerlandais Marcel Peters a développé une offre permettant au consommateur d’accéder à ce type de produit sans se ruiner: « notre offre consiste à proposer des appareils dont la durée de vie est plus longue, et dont la consommation d’énergie, d’eau et de lessive est largement réduite » explique l’entrepreneur.

Pour cela, il propose un appareil qui se branche sur les machines installées et permet d’en suivre l’usage: « la prise ainsi installée collecte la dépense énergétique de la machine et envoie les données dans un espace partagé sur le cloud. L’information y est traduite en nombre de cycles, en signaux d’avertissement pour une réparation, etc. Cela permet à l’usager tout comme au propriétaire de la machine d’en optimiser l’usage » détaille Marcel Peters.

Le mode d’installation et de fonctionnement proposés « devraient changer la façon dont les clients adoptent et utilisent les appareils ménagers, avec un rapport totalement différents aux déchets et à l’efficience énergétique » estime encore le fondateur dont la vidéo de promotion insiste sur la qualité de service qui accompagne son offre (lLes bénéficiaires consomment 30% d’énergie et de lessive en moins par cycle grâce au système d’autodosage de la lessive et les conseils fournis pour diminuer la température et l’usage du bon programme de lavage):

L’équivalent d’un abonnement téléphonique

Avec ce dispositif qui propose le prêt gratuit d’une machine à laver sans engagement et une facture qui ne prend en compte que l’usage de la machine (le tarif de base est de 20 euros par mois pour 25 cycles effectués mensuellement. Si ce maximum n’est pas atteint, 50 centimes par cycle sont reversés au client – jusqu’à trois cycles. S’il est passé, chaque cycle supplémentaire coûte 50 centimes), Bundles souhaite participer aux changements d’habitudes dans le rapport aux objets.

En cas de déconnection de l’appareil (si un client est tenté de frauder sur son usage), un signal est émis et le propriétaire en est directement informé. Mais « l’essentiel pour nous est de travailler une relation de confiance de qualité avec le public: si nous offrons de la confiance et de la valeur, les clients nous le rendent. J’en suis persuadé » explique Marcel Peters qui espère vendre au moins 2500 appareils d’ici la fin de l’année et aimerait décliner cette logique de paiement à l’usage sur d’autres appareils ménagers de qualité.

En attendant qu’une offre similaire soit disponible en France, pour limiter l’obsolescence programmée de vos appareils et optimiser vos usages, vous pouvez toujours vous rendre au lavomatic du coin, utiliser la machine du voisin et laver-facile, ou bien encore louer une machine sur Lokeo.

Une telle offre vous intéresserait-elle ?

La stratégie de l’ignorance

Sylvestre
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2014/05/la-strat%C3%A9gie-de-lignorance.html

Maître de conférence en philosophie à l’Ecole Normale Supérieure, Mathias Girel développe une réflexion sur le doute et la production de l’ignorance. Voici l’interview qu’il m’a accordé pour Libération, parue vendredi dernier.

Vous préfacez Golden holocaust, le livre de Robert Proctor sur les manipulations des cigarettiers américains. Quelles ont été leurs méthodes ?

Les industriels ont mobilisé tout un arsenal, décrit par Proctor. Un mémo interne d’American Tobacco l’affirme dès 1941 : pour continuer à écouler ses produits face à des craintes sanitaires croissantes, «l’industrie a le plus grand besoin d’une recherche favorable». Les méthodes ? Fonder un Comité de recherches de l’industrie du tabac qui a «cherché» pendant quarante ans sans jamais véritablement incriminer la cigarette dans les cancers du poumon. Etouffer la recherche menée dans l’industrie et montrant, dès les années 1950, que la cigarette causait des cancers. Financer de la recherche «contraire» pour relativiser les données épidémiologiques, attaquer les preuves expérimentales. Infiltrer les comités de lecture de revues médicales. Financer des universitaires, en comptant sur des effets d’autocensure dans la formulation des programmes de recherche, tout en se constituant une armée de réserve de futurs témoins lors des procès à venir. Et aussi réécrire le passé en recrutant des historiens, chargés de montrer que «tout le monde savait», donc que les fumeurs n’ont pas à se plaindre. Mais qu’il «n’y avait pas de preuves», donc que l’industrie n’est pas responsable. Ou inciter ces historiens à inscrire les politiques de lutte contre le tabac dans un grand «retour de l’hygiénisme», où l’industrie représenterait le camp de la liberté. L’industrie du tabac a compris très tôt l’utilité de se faire des alliés dans la recherche, sciences humaines comprises.

L’étude de ces manipulations s’est baptisée agnotologie. Que signifie ce mot ?

C’est Proctor qui a introduit ce mot pour renvoyer à l’étude de la «production culturelle de l’ignorance» (1). Et par extension aux processus qui produisent cette ignorance. Stuart Firestein évoque ainsi les «continents de l’ignorance» (2). Mais la production d’ignorance peut constituer un but visé par une stratégie. Il s’agit de pousser plus loin l’enquête habituelle sur le savoir, en se demandant non seulement en quoi consiste la connaissance – l’épistémologie – quel est le contexte de sa production – la sociologie des sciences -, mais aussi pourquoi nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Proctor montre que l’industrie du tabac a réussi à produire de l’ignorance sur la cigarette, à l’échelle de la planète et pendant des décennies.

Au-delà du tabac, quels autres sujets justifient une telle approche ?

Il existe un domaine où la ressemblance est plus que frappante. Oreskes et Conway (3) ont montré que, dans des débats apparemment très différents, sur le tabagisme passif et le climat, on pouvait retrouver exactement les mêmes arguments et parfois les mêmes individus, dès le début des années 1990. Une poignée de Cold Warriors qui s’attaquaient déjà aux critiques de la politique de «Guerre des étoiles» du président Reagan. Plus récemment, un communicant du parti Républicain avertissait ainsi ses troupes : «Si le public en venait à croire que les questions scientifiques sont réglées, sa vision du réchauffement se modifierait en conséquence. Par conséquent, vous devez continuer à faire de l’absence de certitude scientifique une question fondamentale dans le débat.»

Les sciences humaines, souvent décriées comme futiles ou inutiles, montrent là leur utilité directe au service du public.

David Michaels, ancien haut fonctionnaire sous le gouvernement Clinton, a documenté des mécanismes similaires sur les conséquences sanitaires de l’amiante, du béryllium, du chrome hexavalent, de certains plastiques et colorants. En France, les cas fort différents du Mediator, des pesticides néonicotinoïdes et des actions de certains climatosceptiques célèbres ont donné lieu à des analyses similaires à celles d’Oreskes (4). Rosner et Markowitz, aux Etats-Unis, ont éclairé les cas de la silice, du chlorure de vinyle et du plomb. Dans ce dernier dossier, leur témoignage d’historiens a contribué à une condamnation de l’industrie à payer plus d’un milliard de dollars de dommages (5). Les sciences humaines, souvent décriées comme futiles ou inutiles, montrent là leur utilité directe au service du public.

Les acteurs de ces manipulations sont-ils uniquement des industriels, motivés par l’intérêt financier ?

Non, n’importe quel collectif peut s’engager dans ce type de processus, qu’il soit ou non mû par des visées machiavéliques. Mais pour contrôler durablement l’information, le financement de recherches et jouer du «funding effect» (le mode de financement d’une recherche influe sur son résultat) à une échelle comparable au cas du tabac, il faut des moyens considérables. Il n’est donc pas étonnant que les figures de rhétorique utilisées par l’industrie du tabac réapparaissent dans des dossiers – climat et énergies – où les ressources ne manquent pas, comme les énergies fossiles. D’autres motifs peuvent jouer. Les tentatives pour contrarier l’enseignement de la théorie de l’Evolution sont toujours d’actualité dans de nombreux Etats américains. Des sénateurs de Caroline du Sud envisagent de faire suivre toute mention du fossile national, le «mammouth de Colomb», de la mention «tel qu’il a été créé au Sixième jour». Ces actions ne semblent pas répondre à une logique du profit. Les diverses propositions de loi aux Etats-Unis qui en appellent à «enseigner la controverse» visent tout à la fois l’évolution, le réchauffement climatique, le clonage et les cellules souches !

En France aussi, un courant sociologique propose d’enseigner les controverses…

Avec une différence importante. Bruno Latour proposait de considérer que ce n’est pas parce que nous avons une représentation stable de la nature que les controverses sont closes, mais bien l’inverse, que la représentation stable de la nature est l’effet de la résolution des controverses (6), ce qui constituait une thèse «forte» sur l’activité scientifique et justifie qu’on les enseigne. Le problème, très bien repéré par Latour (7), est que des observateurs moins attentifs que lui peuvent avoir un usage «mercenaire» de cet outil conceptuel et se mettre à voir des controverses partout, là où il n’y a parfois que de simples contestations théologiques, politiques et morales de savoirs et de technologies bien établis (on passe sans le dire de : « le sujet entraîne engendre des controverses » à : « le sujet est controversé» (8). Faire la distinction entre ces controverses artificielles et les autres n’est pas chose aisée, mais personne ne songe en tout cas sérieusement que les créationnistes américains, qui détournent explicitement les mots-clés de la sociologie des controverses, entendent faire progresser de manière fondamentale la science biologique.

Comment distinguer les mécanismes qui entravent objectivement la diffusion des connaissances – plus elles croissent plus la part que chacun peut en maîtriser diminue – et l’ignorance sciemment provoquée ?

Il est souvent impossible de distinguer immédiatement les deux processus. L’industrie du tabac avait raison de dire qu’une corrélation ne vaut pas causalité, qu’il faut être prudent avant de tirer des conclusions à partir d’expérimentations animales, que la multifactorialité est un vrai problème. C’est de l’épistémologie élémentaire. C’est l’usage abusif de ces arguments qui trompe le public, pas les arguments eux-mêmes, pris isolément. Sans le recul des sciences humaines, qui retracent leurs trajectoires, comment démêler un argument qui concourt au savoir d’un argument pathologique, qui vise à saper un savoir constitué ? C’est l’une des leçons de l’ouvrage de Proctor. Les controverses sur les plantes génétiquement modifiées où se nouent de multiples intérêts exigent ce travail afin de démêler ces deux types d’arguments. L’affaire se complique alors, car les producteurs d’ignorance ne sont pas toujours les seuls industriels, personne n’a le monopole de l’agnotologie !

Si le doute peut favoriser ou bloquer un produit ou une technologie, ne faut-il pas chercher la raison de leur usage dans les services qu’ils rendent plus que dans la seule la manipulation ?

Oui. La cigarette continue à être consommée massivement alors qu’il n’existe plus aucun doute sur sa nocivité. Mais il est essentiel de faire douter ceux qui sont sur le point de commencer, ensuite, l’addiction, méticuleusement produite par la composition des cigarettes, fait le reste. Le raisonnement peut s’étendre au diesel reconnu comme «cancérogène certain» mais encore omniprésent, à l’usage des combustibles fossiles ou aux produits chimiques utilisés en agriculture. La connaissance de leurs conséquences négatives pour les populations et l’environnement ne suffit pas à s’en protéger, il faut construire des alternatives économiques et technologiques acceptées par la société.

 

 

Comment distinguer l’ignorance délibérément provoquée de la non diffusion du savoir ?

L’ignorance peut être conçue comme une privation. Nous ignorons tout ce qui sera découvert au cours des siècles à venir. Mais la privation peut aussi concerner ce que d’autres savent déjà et pointe alors la distribution inégale du savoir, pose la question de son partage et de son appropriation. Un sujet qui renvoie à la culture scientifique ou à son manque (9). Question délicate. Poser le constat d’une ignorance – le fameux «déficit» de connaissances – a souvent constitué une excuse pour ne pas associer le «public» à des décisions prises en son nom, ou écarter d’un revers de main toute idée de «participation». C’est l’un des enjeux les plus vifs de la réflexion sur les sciences. Mais l’enquête permet de faire la part entre ce que personne ne savait et ce qu’une poignée d’acteurs savaient et ont caché.

Peut-on se protéger contre ces producteurs d’ignorance?

Aucune protection ne viendra de l’extérieur. Chaque communauté scientifique doit être attentive à ce qui est fait et dit en son nom. Je me suis intéressé à ces questions comme philosophe car j’étais intrigué par l’usage d’arguments épistémologiques, par la mobilisation de raisonnements typiques des sceptiques classiques, dans des débats qui en semblaient fort éloignés. Cet usage de la philosophie «hors les murs» concerne le philosophe qui ne peut rester inerte par rapport à ce qui est dit ailleurs sur la connaissance, la certitude, la preuve, ce que l’on sait et ce que l’on ignore. De même, les chercheurs de diverses spécialités doivent s’intéresser à l’usage qui est fait de leur discipline au tribunal, dans les activités de conseil et d’expertise, hors de la sphère académique. Proctor propose que les chercheurs mentionnent sur le site de leur université toutes leurs activités d’expertise. D’autres auteurs qu’elles fassent l’objet d’une déclaration systématique auprès des associations professionnelles. Les liens financiers avec les banques d’économistes, présentés comme «experts» par les gouvernements ou la presse ont souvent été dénoncés. La capacité de toutes ces communautés scientifiques à se normer (10) est sans doute essentielle, comme l’existence d’un journalisme scientifique ayant les moyens de son indépendance. Les cas déjà étudiés doivent inciter les scientifiques à la vigilance, ou, comme le dit Proctor, à une forme de lucidité morale.

 

(1) Sur l’historique du terme, voir R. Proctor et L. Schiebinger (Dirs), Agnotology, Princeton University Press, 2008, Introduction.

(2) Stuart Firestein, Les Continents de l’ignorance, Paris, Odile Jacob, 2014. Voir aussi son interview dans le journal du Cnrs.

(3) Marchands de doutes, Oreskes et Conway, 2012, Le Pommier.

(4) Sur le dernier exemple, S. Foucart, Le Populisme climatique: Claude Allègre et Cie, enquête sur les ennemis de la science, Paris, Denoël, 2010 et S. Huet, L’imposteur c’est lui, Paris, Stock, 2010. Et, plus récemment et sur une vaste série d’exemples, S. Foucart, La Fabrique du mensonge, Paris, Denoël, 2013.

(5) Lire ici sur le site web de la CUNY.

(6) B. Latour, La science en action, La découverte, 1989, « Règle numéro 3 ».

(7) B. Latour, Why Has Critique Run Out of Steam ? From Matters of Fact to Matters of Concern, Critical Inquiry, Vol 30 n° 2, 25-248, 2004.

(8) Voir l’amendement Rick Santorum (R, Pa), qui en est la matrice : « là où l’évolution est enseignée, le programme devrait aider les étudiants à comprendre pourquoi le sujet engendre une telle controverse permanente, et devrait préparer les étudiants à être des participants informés aux discussions publiques sur le sujet. » Congressional Record Proceedings of the 107th Congress, 13/6/2001. L’amendement fut rejeté.

(9)Collectif, Partager la science, l’illettrisme scientifique en question, IHEST-Actes sud,  2013.

(10) Collectif, Science et Société, les normes en question, IHEST-Actes sud, 2014.

Sur le blog d’autres articles portant sur ce sujet :

► Un colloque de l’AJSPI et de l’ISCC (Cnrs) sur OGM, perturbateurs endocriniens et climat comme cas d’étude de l’information scientifique dans la presse.

► Faut-il breveter les semences ? Une interview de Christine Noiville du HCB.

Nucléaire et biologie de synthèse: débats impossibles ?

Interview de Dominique Pestre « il faut faire de la politique avec les sciences ».

► Présentation de livres : La Fabrique du mensonge de Stéphane Foucart et du même Le populisme climatique, Techno-critiques de François Jarriges, Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen de Benjamin Sourice, Partager la science, coll. IHEST; Les chercheurs au coeur de l’expertise, n°64 d’Hermès, Vers une démocratie écologique de Dominique Bourg et Kerry Witheside.

Les engagements environnementaux de la Société Générale n’ont-ils aucune valeur ?

Olivier Petitjean
www.bastamag.net/Les-engagements-environnementaux

La Société Générale est la cible d’actions, de pétitions et d’interpellations de la part d’organisations écologistes. Et son assemblée générale des actionnaires, le 20 mai, pourrait être perturbée. En cause, l’expertise financière que la banque apporte à un méga projet d’extraction de charbon en Australie : Alpha Coal. Outre de massives émissions de CO2, des risques de déforestation et d’épuisement des ressources en eau, ce projet minier fait peser une lourde menace sur un patrimoine mondial, la Grande barrière de corail, écosystème marin unique. D’autres grandes banques ont d’ailleurs refusé d’apporter leur caution et leurs crédits à ce projet controversé.

Alpha Coal : c’est le nom d’un énorme projet charbonnier, dans l’État du Queensland, au Nord-est de l’Australie. Ce projet inclut l’ouverture d’une immense mine de charbon, la construction d’une ligne de chemin de fer et la création d’un terminal portuaire géant à Abbot Point – au cœur de la Grande barrière de corail, classée patrimoine mondial de l’humanité. C’est la banque française Société Générale qui est chargée d’étudier la faisabilité économique du projet et de conseiller ses promoteurs dans la recherche d’investisseurs pour en boucler le montage financier. La banque se retrouve donc en bonne position pour apporter elle-même une partie des crédits. Et devient la cible de critiques de plus en plus virulentes qui lui reprochent de cautionner un projet destructeur pour l’environnement.

Si Alpha Coal se concrétise, 30 millions de tonnes de charbon seront extraites chaque année. Puis transportées vers d’autres pays d’Asie pour être brûlées. Cette masse de charbon libèrera dans l’atmosphère 60 millions de tonnes de CO2, selon une étude de Greenpeace [1]. Pour se rendre compte de l’ampleur de cette pollution, c’est l’équivalent du CO2 rejeté en France par les quatre entreprises les plus polluantes : ArcelorMittal, EDF, Total et GDF-Suez ! La construction de la ligne de chemin de fer et du terminal portuaire entraîneront la destruction d’habitats côtiers dans la zone de la Grande barrière de corail. L’Unesco a d’ailleurs menacé l’Australie de l’inscrire sur la liste du patrimoine mondial en danger (lire notre précédent article).

Interpellée par la société civile pour son implication dans ce projet australien, la banque française assure s’être dotée des normes et des critères nécessaires pour juger de la légitimité et de l’acceptabilité environnementale du projet. C’est la ligne de défense classique des banques lorsqu’elles se trouvent mises en cause quant à l’impact environnemental de leurs financements (voir par exemple ici à propos de BNP Paribas et du charbon). Il n’y aurait, en somme, qu’à leur faire confiance. Et tant pis si l’application de ces critères n’est ni contraignante ni transparente, et s’il n’y a aucun moyen de vérifier leurs assertions de manière indépendante.

Désertification, déforestation et chômage

Dans une étude, l’organisation environnementale les Amis de la terre s’est essayée à l’exercice : comparer les discours de la Société Générale et les faits, en se basant sur l’étude d’impact environnemental réalisée par les porteurs du projet eux-mêmes. Surprise ? Ce document établit dans le détail que le projet Alpha Coal contrevient aux règles relatives à la protection de l’environnement et de la biodiversité que la Société générale s’est elle-même fixées dans ses « engagements environnementaux et sociaux » [2].

La mine proprement dite doit s’étendre sur plus de 60 000 hectares. Soit six fois la superficie de Paris ! Son fonctionnement nécessitera en tout 176 milliards de litres d’eau ! Plusieurs rivières seront détournées ou asséchées dans une région où cette ressource est déjà rare. Son impact potentiel sur les nappes d’eau souterraines suscite toutes les inquiétudes. Le tissu économique local sera fortement affecté : les activités agricoles souffriront de la surexploitation des ressources en eau, ainsi que le tourisme côtier et marin qui génère 50 000 emplois. Côté conservation de la biodiversité, l’ouverture de la mine entraînera une importante déforestation, détruisant les habitats de plusieurs espèces d’oiseaux protégées. La construction du terminal d’Abbot Point détruira une zone humide côtière, aire de repos pour les tortues vertes, les baleines à bosse et les dugongs, et zone de transit pour de nombreuses espèces migratoires.

Recours judiciaires

Alpha Coal menace également la Grande barrière de corail, et ses 1750 espèces de poissons, de requins, de raies et de tortues marines. D’une part, ses émissions de gaz à effet de serre aggraveront les phénomènes climatiques qui contribuent déjà à sa fragilisation. D’autre part, la Mer de Corail subira le passage de centaines de bateaux venus se ravitailler dans ce qui promet d’être le plus important port charbonnier au monde. « La banque nous assurait en novembre dernier qu’elle ne s’impliquerait dans Alpha Coal que si celui-ci respectait ses Principes environnementaux et sociaux, or il est clair que les deux sont inconciliables tant les risques du projet sont énormes », estime Lucie Pinson, des Amis de la terre. « Nous ne ferons rien qui ne soit conforme à nos principes et au respect des décisions de l’Etat du Queensland et de l’Australie », se défend la banque, interrogée par Libération

Il n’est pas encore sûr que ce projet – le plus avancé d’une série de neuf projets charbonniers dans la région – voie le jour. Des militants et citoyens australiens ont multiplié les recours judiciaires pour le faire annuler. Le Tribunal foncier du Queensland a ainsi jugé début avril qu’Alpha Coal ne pouvait être approuvé en l’état, du fait, notamment, des risques pour les ressources en eau de la région [3]. Une autre procédure est en cours au niveau fédéral. La viabilité capitalistique de la mine n’est pas assurée. La baisse de la demande chinoise et indienne en charbon a poussé plusieurs géants des industries extractives à se retirer du projet [4].

Ligne rouge à ne pas franchir

Contrairement à la Société Générale, d’autres institutions financières ont choisi de ne pas investir dans des projets qui pourraient menacer la Grande barrière de corail. Le groupe bancaire américain Citi s’est retiré d’Alpha Coal. BNP Paribas et le Crédit agricole ont choisi ne pas s’impliquer. Même Blackrock, le principal fonds d’investissement au monde, a reconnu qu’il y avait là une ligne rouge à ne pas franchir : les projets autour de la Grande Barrière de corail présentent des risques en terme d’image et de réputation trop élevés, particulièrement depuis que le mouvement écologiste mondial et les stars de Hollywood se mobilisent pour sa protection.

La Société Générale a, pour l’instant, choisi de franchir cette ligne rouge, en association avec des personnalités politiques et économiques australiennes dont le penchant au climato-scepticisme et la conception régressive de la protection environnementale sont connus [5]. Une étude réalisée par le réseau Banktrack l’année dernière classait la Société Générale au 22e rang mondial au terme d’investissements dans les mines du charbon. Entre 2005 et 2011, la banque a débloqué 4,7 milliards d’euros dans le secteur (mines et centrales). « Nous œuvrons en faveur d’une finance responsable. Les impacts économiques et sociaux de notre activité, la transparence de la communication financière ainsi que la loyauté de nos pratiques sont autant de préoccupations qui viennent renforcer notre volonté d’améliorer la satisfaction de nos clients », assure de son côté la Société Générale

Une AG des actionnaires agitée

Une pétition en ligne a été lancée pour appeler la banque à se retirer du projet. Un enjeu d’autant plus important que la mise en œuvre de la mine géante et de ses infrastructures ouvrirait la voie aux huit autres projets envisagés dans la région. Ce qui « entraînerait des émissions supérieures à celles de l’Allemagne », soulignent les Amis de la terre. Le 20 mai prochain, le groupe bancaire français tiendra à Paris son Assemblée générale annuelle. Des membres des Amis de la terre y participeront, ainsi que des militants d’Attac. La Société Générale est en effet l’un des trois cibles (avec Unilever et BNP Paribas) choisies par l’association altermondialiste dans le cadre de sa campagne « Requins », destinée à dénoncer les abus des multinationales et leur impunité. Le mouvement altermondialiste basque Bizi ! promet également de déverser 1,8 tonnes de charbon devant le siège régional de la Société Générale à Bayonne, si cette dernière n’a pas annoncé d’ici le 20 mai, son retrait du projet Alpha Coal (voir la vidéo).

Notes

[1] À lire ici (en anglais).

[2] Il s’agit des « Principes généraux E&S [Environnement et société] de nos activités », de la « Politique transversale biodiversité » et de la « Politique sectorielle mines et métaux », tous disponibles ici.

[3] Cette décision n’a pas un caractère contraignant pour les autorités de l’État, qui peuvent décider de laisser le projet se poursuivre malgré tout.

[4] Lire ici.

[5] Le projet Alpha Coal est porté par la plus grosse fortune australienne, Gina Rinehart, liée aux milieux climato-sceptiques et opposante à la taxe carbone australienne, qui s’est associée au conglomérat indien GVK.