Articles du Vendredi : Sélection du 8 novembre 2019


Les députés vont-ils continuer de soutenir les énergies fossiles?
Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/les-deputes-vont-ils-continuer-de-soutenir-les-energies-fossiles,100811

 

Plusieurs amendements au projet de loi de finance 2020 interdisent la plupart des aides publiques à l’export de projets ou de techniques utilisant les énergies fossiles. Mais pas toutes.

La France sera-t-elle plus vertueuse que les entreprises… françaises. C’est le commentaire que l’on peut faire à la lecture de l’article 68 du projet de loi de finances 2020 (PLF 2020) que s’apprêtent à décortiquer les parlementaires.

Ce jeudi 7 novembre, les députés de la très sélect commission des finances examineront ce texte qui est, comme disait Claude Nougaro, «bourré de bonnes intentions». Il interdit, en effet, «l’octroi de garanties de l’Etat au commerce extérieur pour la recherche, l’extraction et la production de charbon». Quelle bonne idée. A deux remarques près.

Cette interdiction est déjà effective depuis 2015, année de la COP 21. A l’époque, le ministre de l’économie et de l’industrie n’était autre qu’Emmanuel Macron. Le même qui, devenu président de la république, nous exhorte à «sortir de ce que l’on appelle les énergies fossiles»[1].

Le charbon, mais pas tout le charbon

Autre problème: l’article ne porte que sur l’extraction de King Coal mais pas sur son utilisation. Rédigé tel quel, il autorise donc l’Etat à favoriser l’exportation de centrales à charbon clé en main, de turbines, voire de systèmes de captage de CO2. Mais pas seulement. BPIFrance conserve aussi toute latitude pour soutenir le montage de projets de recherche ou d’exploitation de pétrole et de gaz. Et ne s’en prive pas. Chaque année, la France se porte garante des prêts consentis par des énergéticiens ou des industriels pour un montant moyen de près d’un milliard d’euros par an.

Au printemps dernier, Delphine Batho avait tenté de renverser la vapeur. Lors du débat sur le projet de loi énergie climat, la députée (Génération Ecologie) des Deux-Sèvres avait mis au vote un amendement interdisant les garanties à l’export de tous projets ou techniques dédiés aux énergies fossiles. Le texte fut retoqué. Le rapporteur du projet de loi, Antoine Cellier, avait promis de retenir l’idée lors des débats sur le projet de loi de finance 2020. C’est presque chose faite.

Le fracking visé

Via deux amendements au désormais fameux article 68 du PLF 2020, le député (LREM) du Gard propose de restreindre un peu les aides d’Etat aux fossiles étrangers. Le premier propose d’interdire les soutiens à l’export pour «la recherche, l’exploitation et la production d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique ou par toute autre méthode non conventionnelle».

Bien, mais ces soutiens sont rares (les énergéticiens français sont loin d’être les premiers producteurs de gaz et d’huile de schiste et de sables bitumineux) et bien modestes au regard d’investissements considérables que nécessitent l’exploration et le développement d’hydrocarbures conventionnels. Pour sa seule participation au projet pétrolier géant Johan Sverdrup (mer du Nord norvégienne), Total devra ainsi débourser près de 900 millions de dollars.

Le torchage mais pas le venting

L’autre amendement Cellier vise les projets pétroliers ou gaziers nécessitant un torchage en routine. Or, ce flaring est une pratique appelée à disparaître d’ici à 2030. Curieusement, le texte ne vise pas les projets qui utiliseront le venting, bien plus néfaste pour le climat que le torchage[2]. «On ne pouvait pas arrêter immédiatement toute l’activité des para-pétroliers et des para-gaziers français qui emploient 60.000 salariés», fait-on valoir dans l’entourage du député. Les débats parlementaires promettent d’être aussi chauds que le climat.

[1] Discours du 28 novembre 2018.

[2] Le venting consiste à évacuer directement dans l’atmosphère les gaz associés au pétrole brut. Ces gaz sont essentiellement constitués de méthane, gaz à effet de serre 28 fois plus puissant que le CO2 produit par le torchage des gaz

La Californie est-elle un nouveau Pompéi ?
Jacques Attali
www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/la-californie-est-elle-un-nouveau-pompei-1144460

Les incendies qui ravagent en ce moment même l’une des régions les plus prospères du monde sont une métaphore des dérèglements de notre époque, écrit Jacques Attali. On gagne bien mieux sa vie en Californie à développer le dernier jeu vidéo à la mode qu’à concevoir des logiciels capables de réduire la consommation d’énergie, d’économiser l’eau ou d’améliorer l’éducation et la santé. Il suffirait d’inverser ces priorités pour éviter un déclin aussi terrible que, en son temps, celui de l’Empire romain.

N’y a-t-il pas quelque chose de pathétiquement dérisoire de voir ces dizaines de milliers de Californiens s’entassant dans leurs énormes véhicules consommant d’immenses quantités de pétrole, quittant leurs vastes propriétés de Los Angeles entourées de jardins arrosés à grands frais ou leurs charmantes maisons en bois de San Francisco, pour fuir devant des incendies provoqués par les changements climatiques dont ils sont largement responsables ?

Ce n’est pas la première fois que cela se produit : depuis plusieurs années de tels incendies éclatent en automne. Et beaucoup pensent que cela devient une routine. On parle même de « la saison des incendies ». Mais est-ce vraiment une routine, quand 17 incendies ont lieu simultanément , quand 50.000 hectares de forêts partent en fumée, quand, dans la seule région de San Francisco, plus d’un million de personnes sont privées d’électricité et 200.000 ont dû abandonner leur domicile ? Est-ce vraiment sans importance quand, pour une majorité de Californiens, l’air devient irrespirable et l’eau potable se fait rare ?

Est-ce vraiment anecdotique, quand tout cela a lieu dans l’Etat américain le plus avancé, où se trouvent les sièges sociaux et les laboratoires de quelques-unes des entreprises les plus importantes du monde (dans les médias, les logiciels, la biotechnologie), les start-up les plus prometteuses et quelques-unes des plus prestigieuses universités mondiales ?

Technologies anecdotiques

Où tant d’esprits brillants, venus du monde entier, y compris de France, gagnent des fortunes à développer des technologies souvent anecdotiques, qu’ils dépensent dans des maisons somptueuses, des parcs verdoyants, des voitures en grand nombre, des avions et des bateaux ? Dans des lieux totalement isolés, au milieu de la misère humaine et de celle de la nature.

Mais aussi dans un Etat où on retrouve, à leur paroxysme, les principaux problèmes du monde : voirie désastreuse, infrastructures électriques en très mauvais état ; réseaux d’eau potable défectueux, services publics à l’abandon, gaspillages alimentaires, nombre record de sans-abri et de travailleurs pauvres, souvent sans papiers.

Tout cela s’explique aisément : on gagne bien mieux sa vie en Californie à développer le dernier jeu vidéo à la mode qu’à concevoir des logiciels capables de réduire la consommation d’énergie, d’économiser l’eau ou d’améliorer l’éducation et la santé. Et plus encore qu’à bâtir des ponts, des routes, des usines de gestion des déchets, des barrages ou des centrales électriques.

Immense chaos

Quand la Californie deviendra vraiment invivable, ces firmes devront déménager, dans l’Oregon, dans l’Etat de Washington, ou du Massachusetts. Cela ne se fera pas simplement. Cela entraînera durablement un immense chaos, qui participera au déclin de la superpuissance américaine.

Toute proportion gardée, cela ressemble furieusement à ce qui s’est passé il y a vingt siècles, à Pompéi : en l’an 62 de notre ère les signes avant-coureurs de la catastrophe sont apparus, sous forme de tremblements de terre ; à partir de 70, les riches quittèrent la ville, qui déclina, avant d’être détruite en 79 par l’éruption du Vésuve. Sans jamais être reconstruite. Premier signal du lent déclin de l’Empire romain.

Les Américains ont encore tous les moyens de réagir. Placés dans des situations tout aussi difficiles, ils l’ont fait à plusieurs reprises de leur histoire. S’ils s’y lancent de nouveau, les infrastructures redeviendront le grand secteur de l’économie. On économisera l’énergie, l’eau et la terre. L’Amérique peut ainsi renaître, une fois de plus, comme la première puissance mondiale.

L’Europe, elle aussi, aurait tout à gagner à s’engager dans cette voie. Et non pas, comme tant de gens le croient, à se rêver comme une nouvelle Californie.

« La planète Terre fait face à une urgence climatique »: 11.000 scientifiques mettent en garde contre les « souffrances » à venir
Juliette Mitoyen
www.bfmtv.com/planete/la-planete-terre-fait-face-a-une-urgence-climatique-11-000-scientifiques-mettent-en-garde-contre-les-souffrances-a-venir-1800440.html

Dans une tribune, ils exhortent notamment de réduire drastiquement la déforestation, l’utilisation des énergies fossiles ou encore la consommation de viande pour éviter la catastrophe.

C’est un nouvel appel à lutter contre l’effondrement climatique qui a été lancé, mardi 5 novembre, dans la revue scientifique américaine BioScience.

Plus de 11.000 scientifiques de 153 pays différents ont signé une tribune mettant en garde contre « une souffrance indescriptible » vers laquelle le monde se dirige, à moins que « de grandes transformations ne soient apportées à la société dans son ensemble ».

« Nous déclarons clairement et catégoriquement que la planète Terre fait face à une urgence climatique. Pour sécuriser un futur durable, nous devons changer nos modes de vie. Cela implique des transformations majeures dans la manière dont fonctionne notre société globale et dont elle interagit avec les écosystèmes naturels », écrivent les milliers de spécialistes à l’occasion du 40e anniversaire de la première conférence mondiale sur le climat, qui s’est tenue à Genève en 1979.

Les scientifiques déplore que la crise climatique soit « plus grave que prévue » et « s’accélère » plus vite que la plupart d’entre eux ne le pensaient, « menaçant le destin de l’humanité ». 

« Les réactions climatiques en chaîne pourraient causer d’importantes disruptions aux écosystèmes, aux sociétés, aux économies, et rendre de grandes parties de la terre inhabitables« , poursuivent-ils.

Des changements profonds nécessaires

Selon eux, des changements en profondeur sont à apporter pour faire face à l’urgence. Ils préconisent par exemple de ralentir la croissance démographique mondiale, en promouvant notamment une éducation longue pour les filles dans les pays où elles n’y ont pas encore accès. Les scientifiques estiment qu’il est également urgent de mettre un terme à l’utilisation des énergies fossiles et d’établir des taxes sur leur extraction et leur vente.

Il faut par ailleurs, selon eux, arrêter de focaliser les objectifs de croissance sur le PIB, stopper la destruction des forêts et réduire drastiquement la consommation de viande au niveau mondiale.

Un appel aux décideurs à « revoir leurs priorités »

Les milliers de scientifiques pointent également du doigt le comportement de la partie la plus riche de l’humanité, dont le train de vie contribue grandement au réchauffement climatique, que ce soit via leur consommation excessive ou le recours de plus en plus fréquent à l’avion pour se déplacer.

Les signataires de la tribune exhortent ainsi les preneurs de décisions à « comprendre l’ampleur de la crise », à « revoir leurs priorités » et à « aller vers le progrès ».

Ils soulignent tout de même des avancées notables telles que les marches pour l’environnement et les grèves étudiantes pour le climat, qui se multiplient à travers le monde. Enfin, en tant que scientifiques, ils se disent « prêts à assister les personnes en charge de prendre les décisions pour aller vers une transition juste et un futur durable ».

Que puis-je faire pour limiter les dégâts ?
Txetx Etcheverry, Cofondateur d’Alternatiba, militant de Bizi! et d’Action non-violente-COP21.
www.politis.fr/articles/2019/11/que-puis-je-faire-pour-limiter-les-degats-41021

Le troisième procès d’une longue série intentée contre les «décrocheurs» protestant contre linaction climatique a débouché sur une relaxe courageuse. À chacun de se demander, maintenant, quels actes décisifs il peut poser.

Lundi 16 septembre, un juge de Lyon (1) a ordonné « la relaxe au bénéfice de l’état de nécessité et pour motif légitime » de deux activistes d’ANV-COP 21, poursuivis pour avoir décroché un portrait officiel du président Macron dans le but de dénoncer l’inaction climatique du gouvernement. Ce jugement, relayé par les journaux, les radios et les télévisions françaises, est abondamment commenté et conduit même des ministres à critiquer publiquement une décision de justice, sortant ainsi de leur devoir de réserve lié au principe de séparation des pouvoirs.

Le troisième d’une longue série de procès (une vingtaine, devant s’étaler jusqu’en septembre 2020) intentés aux décrocheuses et aux décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron vient donc d’éclater à la figure du gouvernement. Cette décision met en lumière, aux yeux de l’opinion publique, le vrai bilan climat du gouvernement et les conséquences tragiques de son inaction.

L’État, bien sûr, a fait appel de cette relaxe, et on peut penser qu’elle sera cassée en seconde instance. Mais l’impact du jugement et de ses motivations (voir encadré ci-dessous) marquera la bataille du climat, qui a justement décidé d’investir le terrain juridique – avec la procédure « l’Affaire du siècle » contre l’État pour « inaction climatique », des menaces de plaintes de maires contre la multinationale Total, etc.

Cette décision du juge de Lyon inspire deux réflexions.

D’abord, elle valide le potentiel indéniable des stratégies 100 % non-violentes à partir du moment où elles sont déployées avec constance, cohérence et détermination.

Ensuite, une série d’actions a priori purement symboliques interroge la société dans son ensemble et interpelle l’État de droit dans ses fondements mêmes. Le péril climatique est tellement imminent et décisif que l’inaction gouvernementale dans ce domaine peut justifier d’absoudre une action illégale visant à la dénoncer.

Une décision qui fait date : Extrait du jugement rendu le 16 septembre par Marc-Emmanuel Gounot: «Attendu que le dérèglement climatique est un fait constant qui affecte gravement lavenir de lhumanité en provoquant des cataclysmes naturels dont les pays les plus pauvres n’auront pas les moyens de se prémunir et en attisant les conflits violents entre les peuples, mais aussi l’avenir de la flore et de la faune en modifiant leurs conditions de vie sans accorder aux espèces le temps d’adaptation requis pour évoluer; que si la France sest engagée sur le plan international et sur le plan interne, selon essentiellement trois indicateurs, à respecter des objectifs qui sont apparus au gouvernement sans doute insuffisants mais du moins nécessaires à une limitation, dans une mesure supportable pour la vie sur terre, d’un changement climatique inéluctable, mais que les pièces produites par la défense témoignent que ces objectifs ne seront pas atteints […]. »

Cette relaxe et sa motivation constituent donc un acte courageux, à la hauteur du défi historique auquel nous avons à faire face, posé par un homme en situation de responsabilité, qui prend ainsi des risques évidents quant à sa carrière ou à sa réputation. Mais il le fait malgré cela, comprenant sans doute que chacun d’entre nous doit aujourd’hui répondre à une question lourde de sens. Et moi, que dois-je faire, que puis-je poser comme acte décisif, pour pouvoir me regarder dans un miroir dans vingt ou trente ans, quand ce que nous aurons fait – ou pas – aura contribué – ou non – à limiter les dégâts du dérèglement climatique en cours d’accélération et d’aggravation ?

Cette question, et la réponse que vient d’y apporter ce juge, interpelle toutes les personnes en situation de responsabilité. Quel acte d’ampleur, quel geste de rupture, quelle décision individuelle, forte et courageuse, prendront, maintenant, sans plus attendre, chaque élu·e, chaque personne en situation de responsabilité dans une entreprise, une administration, une institution, chaque dirigeant·e d’association, de parti ou de syndicat, chaque journaliste, enseignant·e, leader d’opinion… ? Les réponses individuelles à cette question peuvent, mises bout à bout, peser beaucoup dans la bataille actuelle, dont dépend rien de moins que le sort de l’humanité.

(1) Et pas n’importe lequel. Marc-Emmanuel Gounot est secrétaire général de l’Association française des magistrats instructeurs (Afmi). Cette association professionnelle, apolitique, indépendante, est fréquemment consultée par les pouvoirs publics sur les projets de réforme pouvant intéresser l’instruction et les magistrats instructeurs. Magistrat reconnu et respecté par ses pairs, il est partout décrit comme «un juriste respectueux des textes», « extrêmement rationnel», « accessible mais discret», selon le quotidien LeParisien.

Sortir du capitalisme: joli slogan mais on fait comment?
Guillaume Lohest
https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lohest/blog/021119/sortir-du-capitalisme-joli-slogan-mais-fait-comment

Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter, entre autres, contre le réchauffement climatique ? L’idée revient sur le devant de la scène, vu l’immobilisme total des pouvoirs publics malgré les mobilisations importantes de l’année écoulée. Répondre à cette question théorique ne donne cependant pas de mode d’emploi pour ce que cela implique comme stratégie efficace de mobilisation.

On l’entend depuis toujours dans les milieux militants mais c’est assez récent dans le grand public et dans les médias : sortir du capitalisme semble revenu à l’ordre du jour. Au printemps dernier, la blogueuse Emma, qu’on avait découverte grâce à sa mise en BD du concept de charge mentale, a publié un petit livre stimulant intitulé Un autre regard sur le climat. Elle y défend l’idée, avec pédagogie et humour, qu’on ne peut rien attendre des capitalistes et des États à leur solde, qu’il faut donc uniquement compter sur l’intelligence et les luttes collectives. Plus récemment, c’est Félicien Boogaerts, créateur de la chaîne Youtube Le Biais Vert, qui interrogeait la figure de Greta Thunberg dans son court-métrage Anita. Il y insinue, avec subtilité mais ambiguïté, la suspicion sur la récupération par le “système” du personnage d’Anita. Et même Nicolas Hulot, qui est loin d’être marxiste, l’affirmait lors de sa démission surprise : “On entretient un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques”.

Réponse : oui

La question, légitime, reprend donc place dans les grands médias : “Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter contre le réchauffement climatique ?” Réponse : oui. C’est étrange, au fond, quand y pense, qu’on reprenne le problème par cette question-là. Car cela fait des années que le capitalisme vert, la croissance verte, le développement durable, non seulement ont été démontés dans leurs fondements théoriques, mais donnent le spectacle permanent de leur totale inefficacité en la matière.

D’un point de vue théorique, Daniel Tanuro (L’impossible capitalisme vert, 2010) est l’un des auteurs qui explique le plus clairement pourquoi il est impossible de lutter contre le réchauffement climatique en restant dans le cadre d’une société capitaliste. “Il y a évidemment des capitaux « verts », puisqu’il y a des marchés « verts » et des possibilités de valoriser du capital. Mais la question n’est pas là. Si l’expression « capitalisme vert » a un sens, c’est en effet de supposer possible que le système rompe avec la croissance pour auto-limiter son développement et utiliser les ressources naturelles avec prudence. Cela ne se produira pas, car le capitalisme fonctionne sur la seule base de la course au profit, ce qui s’exprime dans le choix du PIB comme indicateur. Or, cet indicateur est totalement inapte à anticiper les limites quantitatives du développement, et encore plus inapte à percevoir les perturbations qualitatives induites dans le fonctionnement des écosystèmes (1).

Par ailleurs, en-dehors même de toute démonstration théorique, le capitalisme vert est empiriquement en échec, dans les faits. Le développement durable était peut-être sur papier une belle idée, mais il s’est avéré qu’en pratique, il a seulement pris la forme d’un capitalisme vert totalement inefficace. Les émissions mondiales de CO2 n’ont jamais diminué, pas une seule année depuis trente ans. Certains petits malins diront probablement que c’est parce qu’on n’a jamais essayé vraiment le capitalisme vert. On leur répondra que nous n’avons vraiment pas envie de passer les trente prochaines années à ré-essayer la pire des réponses possibles à laquelle d’ailleurs personne n’a vraisemblablement jamais vraiment cru.

L’anticapitalisme vert…

Le capitalisme vert est une impasse totale, considérons cela pour acquis. Comment expliquer, alors, qu’un vaste mouvement anticapitaliste n’ait pas déjà émergé ? C’est ici que cet article entre en zone de turbulences, parce qu’il va prendre à rebours le bon sens militant le plus élémentaire, voire le bon sens tout court. Il faudra certainement mettre ces réflexions à l’épreuve dans les mois à venir, mais c’est néanmoins ainsi qu’elles apparaissent, dans le tempo très rapide des mobilisations pour le climat, qui se réfléchissent et se critiquent presque plus rapidement qu’elles ne s’organisent. Cette provocation n’est pas gratuite : elle a pour but d’interroger un regain de discours anticapitalistes et antisystème dans l’espace des mobilisations actuelles, discours qui me semblent, en l’état, dépolitisants. Soyons clairs : ce n’est pas l’anticapitalisme comme analyse critique qui est en cause ici, mais son déploiement comme étendard, comme une sorte de fétiche qui pourrait soudain nous exonérer de penser le caractère inextricable de notre situation. Mais allons-y, mettons l’hypothèse en pâture.

J’avance donc l’idée que l’anticapitalisme, en tant que discours prosélyte de mobilisation, est une réponse en miroir aussi creuse, aussi rhétorique que la question posée par les médias. « Faut-il sortir du capitalisme pour lutter contre le réchauffement climatique ? » font mine de s’interroger les uns en connaissant parfaitement l’évidence de la réponse. « À bas le capitalisme » clament les militants. Le chien aboie, la caravane (du capitalisme) passe.

… mais l’impossible posture révolutionnaire  

Alors oui, le capitalisme est une impasse. Mais faire de ce constat de base une bannière de ralliement l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que l’enjeu n’est pas de faire comprendre théoriquement à nos contemporains que Marx avait raison, mais de se défaire collectivement des rapports sociaux et de l’imaginaire qui caractérisent le système capitaliste. Or, à brandir des slogans qui laissent penser qu’il existe une chose, le capitalisme, qui nous serait extérieure et qu’il suffirait d’abolir, on se ment collectivement sur l’ampleur du problème. Plus précisément, on cherche à attirer l’attention de tous sur un méga-objet théorique, totalisant, comme s’il s’agissait d’un bloc solide à dynamiter, alors qu’on est plutôt en présence d’un liquide visqueux qui nous colle à la peau, y compris à celle de la plupart des militants anticapitalistes.

L’image vaut ce qu’elle vaut ; je pense que les gens ne s’y trompent pas. Ils savent que la ligne de partage entre exploitants et exploités n’est plus aussi limpide qu’en 1917, qu’elle s’est démultipliée et a colonisé jusqu’à l’intime les rapports sociaux. Les classes moyennes et populaires occidentales, tant que l’on peut encore se permettre cette expression, ont comme intériorisé le pacte social passé avec le système capitaliste : elles savent qu’elles lui doivent une bonne partie de ce qu’elles ont encore, de ce qu’elles n’ont pas encore perdu. Elles ont conscience, au fond, que la question n’est pas d’abattre le capitalisme par une démonstration ou une révolution, mais de s’en défaire.

Il reste bien sûr des milliards de personnes, dans ce monde, qui peuvent légitimement se définir comme totalement perdantes dans l’histoire capitaliste, sous tous les rapports d’exploitation, et donc légitimement entrer en révolution contre des adversaires totalement distincts d’eux-mêmes. Ce n’est pas le cas des classes moyennes occidentales. Et elles le savent, confusément peut-être, mais assez clairement pour rendre le kit de la révolution anticapitaliste à la grand-papa peu praticable à leurs yeux.

Et pourtant, ce kit revient en force, sous la forme d’un expédient rhétorique qu’il suffirait de nommer pour solutionner toutes les difficultés d’un seul coup : non seulement celles, gigantesques, de l’intrication des crises (climat, dette, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, inégalités, etc.), mais aussi celles de toute mobilisation de masse, de toute lutte collective : la pluralité des approches, des leaderships, des visions et des stratégies, la superposition des dominations, les dynamiques provisoires et instables, la frustration du manque de résultat, les querelles d’ego.

Militer pour une abstraction

Revenons au climat. Depuis déjà plusieurs mois en Belgique, des voix s’élèvent pour dire qu’avec les marches climat, on fait fausse route. Que c’est trop gentil. Qu’on n’obtiendra rien de cette manière. Que ce sont des mobilisations de bobos. La frustration et l’impatience montent. On appelle à davantage de radicalité, ce qui, vu la situation, est indispensable !

Le problème ne se situe pas dans cette saine et logique frustration en soi, mais dans le fait qu’elle amène de nombreux militants à réhabiliter une conception de l’engagement que j’estime problématique, voire infantile. Il s’agit de ce que le philosophe Miguel Benasayag appelle “l’engagement-transcendance”. “Dans les dispositifs transcendants, écrit-il, le moteur de l’agir se trouve ailleurs que dans les situations concrètes : dans une promesse (2).” Appliquée aux mobilisations pour le climat, cette analyse pointe le risque d’une fuite en avant dans un discours anticapitaliste ou, plus sommairement encore, antisystème, qui résonnerait comme la promesse d’un monde non capitaliste, avec un réchauffement climatique qu’il serait encore possible de maintenir sous les 2°C. Cela signifie que l’action militante devient subordonnée à ce rêve, à cette illusion, à ce que Nietzsche appelait un “arrière monde”, poursuit Benasayag, “un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, société de fin de l’histoire au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir.”

L’idéal de “stabilisation” du climat réactive un rêve de stabilisation plus globale : un monde sans capitalisme, sans conflits, sans pollution, sans compétition, sans injustices. Or ce monde est une pure abstraction, il n’existe pas : croire en lui et militer pour le faire advenir condamne ceux qui se livrent à cette chimère à devenir des “militants tristes”, dit Benasayag, car sans cesse déçus par un réel toujours en-deça de leurs attentes. “La “tristesse” du militant renvoie à l’affect propre à l’interprétation du monde qui est la sienne. Pour lui, le monde est une erreur : il n’est pas tel qu’il doit être. Le vrai monde est autre, ailleurs, et militer, c’est sacrifier le présent à l’avenir, ce monde-ci à l’autre, le vrai, le parfait : le seul qui vaille la peine d’être vécu (3).

Contre un anticapitalisme de posture

Ainsi déçu, aigri, le militant se met à chercher sans fin les causes de l’échec dans des erreurs théoriques et stratégiques. Il accuse les autres militants d’être trop ceci, pas assez cela, endormis, instrumentalisés ou manipulés, jamais assez “purs” en somme. Le blabla prolifère, semant la division. C’est la course à qui sera le plus radical, le plus intransigeant. Le moindre lien avec ce qui est assimilé au capitalisme (qui est partout) est signe de compromission. N’y a-t-il pas quelque chose de cet ordre dans les débats sans fin au sujet de la bonne stratégie à adopter au sein des luttes climatiques, dans la suspicion à l’égard de Greta Thunberg, dans les critiques de plus en plus dogmatiques entre différentes chapelles stratégiques, ceux qui organisent les marches, ceux qui ne croient qu’en l’action directe, ceux qui ne croient qu’en la révolution ?

L’analyse anticapitaliste globale est éclairante mais ne nous dispense pas d’affronter le réel. Elle est à distinguer d’un anticapitalisme de posture qui ne sert, lui, qu’à cela : se masquer à soi-même l’extrême complexité de la situation de lutte dans le réel. C’est, en quelque sorte, la soupape de sécurité du désespoir militant. Ou, pour le dire autrement, la soupape de sécurité du désarroi vis-à-vis d’un agir complexe, que Benasayag appelle un agir “situationnel”, un engagement-recherche ou un engagement immanent. Ce type d’engagement, au contraire de l’engagement-transcendance qui “est le fruit d’une raison consciente d’agir”, est “l’expression d’un désir vital. Et c’est ce désir qui fait sa force, celle de répondre au défi de cette époque (4).”  Même si on ne sait pas précisément où on va ni comment.

Inlassablement et minutieusement

J’ai conscience qu’il est très compliqué d’accepter ce que disent ces lignes, car cela rompt avec la vision classique, tellement répandue, de l’utopie nécessaire pour “changer le monde”. Mais je pense que cela vaut la peine d’essayer de sortir de ce schéma. Sinon, on reste dans une mentalité à la fois religieuse (dans la lutte) et binaire (dans l’analyse). “Puisque les politiques ne réagissent pas, puisqu’il est de toute façon certain qu’on ne pourra contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C, alors les marches climat sont inutiles”, pense le militant religieux binaire.

Je pense, pour ma part, que les marches pour le climat sont à la fois totalement inutiles ET absolument indispensables. Vivre et militer au coeur de ce paradoxe implique de sortir d’une vision idéaliste, celle d’un changement qui serait “causé par la volonté et l’action d’une conscience éclairée”, pour lui opposer une “vision plus réaliste du changement comme émergence liée à une série de processus tout à fait décentralisés et aveugles, non voulus et non concertés, donc (5).

Les marches pour le climat sont totalement inutiles en regard de l’objectif concerté – et un peu abstrait – de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Elles sont par contre totalement indispensables car elles sont une matrice dans laquelle se déploie une pluralité de situations réelles  : situations de lutte, de vie, d’analyse, de cheminements, d’alliances, etc. Et toutes ces situations, liées selon les mots de Benasayag à un “désir vital” et non à un objectif programmatique, peuvent déboucher sur des transformations, peut-être insoupçonnées, peut-être même souvent insoupçonnables. Par ailleurs, dans cet engagement “en situations”, les “groupes, classes, genres, secteurs sociaux, ne sont pas d’emblée et pour toujours dans un rôle invariant : un même groupe profondément réactionnaire dans une situation peut par exemple participer dans un autre à l’émancipation, et inversement.

Enfin, contenir au maximum le réchauffement garde du sens même en-dehors de la fixation d’un seuil réaliste ou souhaitable. On peut lutter en-dehors de la vision “solutionniste” d’un objectif programmatique préétabli. Obtenir des changements radicaux dans les politiques fiscales, agricoles, énergétiques, dans les domaines de la consommation, du logement, etc., tout cela demeure absolument indispensable et urgent, quel que soit le degré de réchauffement. Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen dans une tribune extraordinaire, même si on accepte que la bataille du réchauffement climatique est perdue dans sa globalité, “tout mouvement vers une société plus juste et plus civile peut désormais être considéré comme une action significative en faveur du climat. Assurer des élections équitables est une action climatique. La lutte contre l’inégalité extrême des richesses est une action climatique. Fermer les machines de la haine sur les médias sociaux est une action pour le climat. Instaurer une politique d’immigration humaine, défendre l’égalité raciale et l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, voilà autant de mesures climatiques significatives. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi solide et sain que possible (7).

Se défaire du capitalisme est indispensable, redisons-le. Pour lutter contre le réchauffement climatique entre autres. Mais c’est un point de départ, un moteur, une nécessité au sens philosophique du terme : cela “ne peut pas ne pas être”. Faire de l’anticapitalisme un slogan ou une posture de ralliement reviendrait à transformer cette puissance d’agir en folder marketing (pour les autres) voire en exutoire (pour soi). Passer de la nécessité au processus de transformation, commencer à se défaire du capitalisme en un mot, c’est le prendre par tous les bouts de réel où il revêt l’habit d’une injustice précise, d’une insoutenabilité, d’un dégât, d’une exploitation, d’une violence. Pas en mode cosmétique bien sûr. Il ne s’agit pas de le peindre en vert, mais de le prendre et de ne pas le lâcher. De s’en défaire inlassablement et minutieusement jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là.

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Article initialement publié dans la revue Valériane de Nature&Progrès Belgique sous le titre : « L’anticapitalisme, impossible slogan, impérieuse nécessité » (nov-déc. 2019)

Notes

[1] Daniel Tanuro, “Le capitalisme ne sera jamais vert”, sur https://grozeille.co
[2] Miguel Benasayag, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager Clandestin, 2011, p. 18.
[3] Idem, pp. 20-23.
[4] Idem, p. 18.
[5] Idem, p. 26.
[6] Idem, p. 18.
[7] Jonathan Franzen, “What If We Stopped Pretending?” [Et si on arrêtait de faire semblant ?], The New Yorker, 8 septembre 2019, traduction par Jean-Marc Jancovici.

 

Naomi Klein : «Les gens veulent qu’on leur montre un futur où le monde ne s’effondre pas»
Isabelle Hanne, correspondante à New York
https://www.liberation.fr/debats/2019/11/03/naomi-klein-les-gens-veulent-qu-on-leur-montre-un-futur-ou-le-monde-ne-s-effondre-pas_1761343

Vingt ans après son best-seller anticapitaliste «No Logo», la journaliste canado-américaine publie «On Fire», plaidoyer pour une révolution à la fois écologique et sociale. Face aux «flammes du changement climatique et aux flammes des mouvements d’extrême droite» qui consument la planète, l’essayiste défend le Green New Deal de la gauche américaine, et se dit ragaillardie par l’activisme de la nouvelle génération.

Son premier livre paru il y a vingt ans, No Logo, dénonçait les ateliers de la misère, la «tyrannie des marques», l’idéologie néolibérale et la cupidité des multinationales manufacturières, aux méthodes de fabrication aux antipodes de leur marketing pseudo progressiste. Un ouvrage clé à l’aube du XXIe siècle, traduit dans 28 langues, dont la pertinence a marqué des générations d’intellectuels, de militants et d’artistes. La journaliste, essayiste et réalisatrice altermondialiste canado-américaine Naomi Klein, 49 ans, a publié en septembre aux Etats-Unis son septième livre, On Fire (Plan B pour la planète : le New Deal vert, à paraître mercredi chez Actes Sud). Un état des lieux de l’urgence climatique et de l’activisme pour tenter d’y faire face, ainsi qu’un plaidoyer en faveur d’un Green New Deal (GND), à l’instar de celui porté par la représentante américaine Alexandria Ocasio-Cortez (AOC). Un vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à endiguer le réchauffement climatique tout en promouvant la justice sociale. Le soutien à ce plan, inspiré du New Deal de Roosevelt qui avait sorti les Etats-Unis de la Grande Dépression, est devenu un critère déterminant pour l’aile progressiste du Parti démocrate, en pleine campagne pour les primaires avant l’élection présidentielle de 2020.

Sacrée «personnalité la plus visible et la plus influente de la gauche américaine» en 2008 par le New Yorker, Klein construit depuis deux décennies des passerelles entre les sphères académiques, militantes et médiatiques. Elle a dénoncé le «capitalisme du désastre» (la Stratégie du choc, 2007) et les vautours de la privatisation, en embuscade après la guerre en Irak ou l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans. Dans son dernier livre, elle analyse le «dialogue mortel entre les tendances planétaires et politiques», du réchauffement aux montées des droites extrêmes. Fait des parallèles entre le suprémacisme blanc, la violence armée et la destruction de l’environnement. Mais assure que l’activisme de la jeunesse (le Sunrise Movement, les climate strikes), les nouvelles figures politiques et militantes (AOC, Greta Thunberg), ainsi que l’élaboration de programmes politiques très ambitieux comme le Green New Deal lui donnent de l’«espoir».

Comment faites-vous pour ne pas être complètement déprimée, alors que vous sonnez l’alarme climatique, analysez l’inertie politique et le cynisme des multinationales depuis des années ?

Je suis souvent déprimée. Peut-être que «déprimée» n’est pas le bon mot, mais je suis souvent anéantie et bouleversée. Nous sommes en train de détruire quelques-uns des éléments structurants de notre planète : l’Arctique, l’Amazonie, la Grande Barrière de corail… Et nous poussons la destruction au-delà du point de non-retour. Il serait donc ridicule de me montrer optimiste et détendue. Mais je sens vraiment qu’on assiste à un changement considérable : nous avons enfin des figures politiques qui ont conscience de l’ampleur de la crise, et qui proposent une réponse politique à la hauteur de cette crise. La probabilité qu’on parvienne à contenir l’augmentation des températures en dessous de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle est très faible. Mais tant qu’il y a une chance d’y parvenir, tant qu’il y a une dynamique vers ça, je ne vais pas perdre mon temps à me vautrer dans mon désespoir.

Avec No Logo, vous avez commencé votre carrière en disant «non». Puis, dans le sillage de l’élection de Trump, «non ne suffit plus». Le Green New Deal est-il le «oui» que vous attendiez ?

Ce qu’il y a de vraiment intéressant avec le Green New Deal, c’est qu’il ne demande pas aux gens de choisir entre la fin du mois et la fin du monde. C’est une vision qui reconnaît que nous sommes à un moment où les crises sont complètement transversales, imbriquées. Vous avez peur de ne pas réussir à payer votre loyer, à nourrir votre famille, de perdre votre boulot, de devoir quitter votre pays, d’avoir à faire face à la violence policière, ce sont des menaces existentielles pour vous. Que les défenseurs de l’environnement disent «mais non, le changement climatique est LA crise existentielle, parce qu’il en va de l’espèce humaine» ne servirait à rien. Nous attendions depuis longtemps une réponse à la crise écologique qui soit également une réponse à la précarité économique, aux inégalités, aux injustices. Mettre au point des programmes politiques qui fassent toutes ces connexions a pris un temps fou.

Mais nous y sommes enfin arrivés, et c’est un moment excitant. Effrayant également, parce qu’il est possible d’arriver près du but, mais d’échouer quand même. En fait, c’est assez probable.

Le GND est beaucoup critiqué pour son coût, les difficultés de sa mise en place… Comme s’il était impossible, sans espoir, de penser à des solutions au changement climatique, tant la tâche est immense. Ce sentiment d’impuissance qui nous engourdit est-il une construction idéologique ? D’où vient-il ?

Il s’agit, selon moi, de l’héritage le plus durable du néolibéralisme. Son projet idéologique est en pleine déroute : plus personne n’ose argumenter que tout s’améliorerait si on n’avait plus de dérégulation et plus de privatisations. C’est une vision du monde discréditée aujourd’hui. Mais une partie du projet néolibéral est restée : la guerre contre l’imagination. Cette idée qu’il n’y a pas d’alternative, que nous sommes trop cupides et égoïstes, que nous ont enseignée les économistes néolibéraux. Ça rend les gens sans espoir. Hollywood et la télévision nous ont également fait défaut : scénario après scénario, on nous a montré une vision de notre futur proche dans laquelle nous ne sommes que des pires versions de nous-mêmes, des caricatures. Récemment, on l’a vu dans la Servante écarlate ou dans Years and Years. Ce sont d’excellentes séries, mais les auteurs pensent qu’en braquant un miroir déformant sur nos sociétés, ils vont produire un électrochoc. Et qu’on va se dire : «Oh, je ne veux pas qu’on continue sur ce chemin, je vois où ça nous mène.» Mais nous avons vu tellement de variations de la même dystopie qu’elles finissent par agir comme des prophéties autoréalisatrices, et non comme des avertissements. Personne ne nous montre une vision du futur dans laquelle on déciderait de changer. Ça fait partie de ce ressenti global de désespoir et d’impuissance. C’est pour ça qu’on a fait ce petit film avec Alexandria Ocasio-Cortez [A Message From the Future, un court film d’animation diffusé en avril, ndlr]. La réception a été bien au-delà de nos attentes : 10 millions de vues en une semaine ! Les gens ont faim de ça, qu’on leur montre un futur dans lequel le monde et la race humaine ne s’effondrent pas. Les artistes ont vraiment un rôle à jouer, notamment pour remettre en question ce paradigme cataclysmique de la «cli-fi» [climate fiction], qui ne cesse de faire peur aux gens. Il faut au contraire donner de l’inspiration aux gens, grâce à une vision d’un futur vers lequel on veut aller.

Dans On Fire, vous dressez cette continuité entre esclavage, colonisation et attitude destructrice vis-à-vis de l’environnement.

J’avais en tête le concept de Cedric Robinson, le «capitalisme racial». Je trouve qu’il permet de comprendre le moment dans lequel on se trouve, où l’on voit dans le même temps les flammes du changement climatique et les flammes des mouvements d’extrême droite. Le capitalisme moderne a été fondé sur le vol d’êtres humains et de terres. Il fallait une théorie pour rendre tout cela acceptable. D’où la hiérarchie des races, qui permettait de dire que certaines personnes étaient moins humaines que d’autres, et qu’il était donc convenable de les traiter comme du bétail. Les idées suprémacistes ne sont pas nouvelles. Elles sont profondément enchâssées avec les bases légales justifiant l’existence même des nations de l’anglosphère, de la doctrine chrétienne de la découverte à la terra nullius. Le moment dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, où on laisse des gens se noyer par milliers en Méditerranée, ou mourir dans le désert d’Arizona, ou enfermés dans des camps de rétention où on les traite comme des animaux : il faut des théories pour justifier tout cela. C’est pour ça que l’on voit resurgir ce même type de théories sur la hiérarchie des races pour justifier cette ère que je nomme le barbarisme climatique. Guerre, pauvreté, violence des gangs, violences sexuelles… Les causes des migrations de masse sont complexes, mais ce qu’on sait, c’est que les dérèglements climatiques intensifient toutes ces autres crises. Alors qu’ils en sont très conscients, les pays les plus riches de la planète semblent déterminés à les aggraver.

Vous pointez du doigt l’anglosphère (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni et Australie), pour sa responsabilité historique dans l’esclavage et la colonisation, mais également dans le réchauffement climatique. C’est d’ailleurs dans certains de ces pays, parmi les plus gros pollueurs, que les populations sont les plus climatosceptiques…

Le déni face au changement climatique, aux Etats-Unis, en Australie et, dans une moindre mesure, au Canada, est lié à l’histoire de la colonisation. Ces territoires ont été vus comme une extension de l’Europe. On parlait alors de Nouvelle France, de Nouvelle Angleterre, de Nouvelle Amsterdam… Quand les Européens débarquent en Amérique du Nord pour la première fois, ils n’arrivent pas à croire à la quantité de nature qui les entoure. Ils n’en reviennent pas ! Pour eux, c’est le jackpot au moment où les grandes forêts d’Europe disparaissent, où les zones de pêche sont épuisées, où les grands animaux d’Europe ont été chassés jusqu’à l’extinction. D’un coup, ils découvrent cette doublure, ce continent de rechange, bien plus immense que ce que leurs esprits d’Européens leur permettent de concevoir. On le voit dans les écrits de l’époque : ils n’ont de cesse de décrire cette idée d’infinitude, plus de poissons que de grains de sable, des arbres à perte de vue…

Cette idée d’une nature infinie, inépuisable, est restée centrale dans nos récits nationaux. L’idée qu’il faudrait mettre, logiquement, des limites est inimaginable, particulièrement pour les gens les plus attachés à ces récits nationaux.

Aux Etats-Unis, il n’est pas rare d’ailleurs de rencontrer des gens qui se disent amoureux de la nature, mais qui possèdent trois SUV et ne croient pas au changement climatique…

Il existe une forme de rage profonde face à l’idée qu’on veuille nous imposer des limites. Le dernier exemple que j’ai en tête est cette histoire de pailles Trump [cet été, le directeur de campagne de Trump pour 2020 s’en est pris aux pailles en papier, qu’il appelle les «pailles progressistes» ou liberal straws, et a fait fabriquer des milliers de pailles en plastique avec le logo «Trump 2020»]. Cette guerre des pailles aux Etats-Unis illustre bien le problème. D’un côté, vous avez la campagne Trump qui a gagné des centaines de milliers de dollars avec ces pailles en plastique rouge. Ses supporteurs les achètent parce que c’est une façon de montrer leur révolte contre tout type de limite. C’est une façon de dire «personne ne peut m’imposer ce que je dois faire ou ne pas faire, et je vais avoir mes pailles en plastique avec Trump écrit dessus si je veux». C’est un caprice. Mais de l’autre côté, vous avez les pailles en papier, et cet accent qui a été mis sur les pailles [aux Etats-Unis, où 500 millions de pailles en plastique sont utilisées chaque jour, plusieurs villes les ont interdites] illustre également l’incrémentalisme progressiste. Il est beaucoup plus facile de parler de nos modes de vie, via la question des pailles par exemple, que de stratégies globales et de politiques pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Bien sûr, la pollution des océans par les plastiques est un problème très grave. Ce que je dis, c’est que l’accent a toujours été mis sur des changements mineurs ou marginaux de modes de vie, le tout dans un contexte de consommation sans limite, et même chez les progressistes. Donc vous avez ce genre de guerres sur les pailles, qui produisent peu d’effet mais beaucoup de retours de bâton. Autant mener des combats pour des politiques réellement transformatives.

Dans votre livre Dire non ne suffit plus, vous expliquiez que Donald Trump était la première incarnation d’une marque sous la forme d’un président, avec son nom sur des immeubles, des avions, des steaks… Il a même voulu un temps organiser le prochain G7, durant l’été 2020, dans l’une de ses propriétés à Miami. La résistance à Trump ne devrait-elle pas, en conséquence, utiliser les mêmes techniques que les altermondialistes vis-à-vis des multinationales ? Comment se battre contre une marque ?

D’abord, nous devons comprendre quelle est la nature de la marque Trump, et quelles sont ses vulnérabilités, pour la combattre avec efficacité. Si une marque est fondée sur une image inspirante, progressiste, comme Nike, alors elle est très vulnérable à la critique : il est facile de montrer le contraste entre ses campagnes marketing et la réalité de ses méthodes de production et des conditions de travail. Mais le discours derrière la marque Trump consiste à dire : «Je suis le boss, je fais ce que je veux, à qui je veux.» Ça explique pourquoi le gotcha journalism, le journalisme «je t’ai eu», n’a aucun effet sur lui. Voire qu’il renforce son image de patron qui s’en est toujours tiré. Vous pouvez prouver qu’il a menti sur l’origine de sa fortune, que ses entreprises n’ont été qu’une succession de faillites… La réalité, c’est qu’il est toujours au sommet. Alors qu’il a arnaqué tout le monde, ce qui contribue encore plus à montrer à quel point c’est lui le patron, dans le récit qu’il a créé. La marque Trump est fondée sur un récit amoral. Elle est donc très difficile à attaquer, puisqu’elle annonce la couleur. D’ailleurs, là où Trump est vulnérable, c’est quand il semble être redevable envers quelqu’un, comme on l’a vu avec son conseiller Steve Bannon [limogé en août 2017]. L’organisation du G7 dans l’une de ses propriétés aurait été un véritable scandale : de la corruption pure et simple, puisque des gouvernements étrangers se seraient retrouvés à payer le président américain pour participer au sommet. La plupart des coûts, la sécurité, les chambres d’hôtel : cet argent serait allé dans sa poche.

No Logo a bientôt 20 ans, et les marques, omniprésentes, semblent n’avoir jamais été si puissantes…

On peut, à raison, regarder ces vingt années et se dire qu’on a perdu toutes les batailles. Mais je vois également que la critique du néolibéralisme, surtout parmi les jeunes, n’a jamais été aussi sévère et argumentée, et est totalement intégrée dans la plupart des milieux. Même chez de nombreux candidats démocrates pour l’élection de 2020 ! Autre chose qui a beaucoup évolué depuis le tournant des années 2000, c’est l’irrévérence très saine que les jeunes générations ont envers la classe politique. Il n’y a plus cette déférence automatique. Ils regardent le bilan des élus, font la liste de leurs échecs, les mettent face à leurs responsabilités les plus basiques, et les traitent en conséquence.

Mais cette même génération est totalement cernée par les marques, les plateformes, les réseaux sociaux… Le personal branding, où chacun d’entre nous peut devenir une marque avec un compte Instagram et des followers, où l’on peut devenir un «influenceur» même à un très jeune âge : ça aussi c’est une nouveauté depuis No Logo.

Je dispense un cours [à la Rutgers University] qui s’appelle «Corporate self». Je commence avec No Logo, pour aller vers la marchandisation de l’individu à travers l’extraction de nos données personnelles, avec notre intimité comme dernière frontière du néolibéralisme. J’ai voulu regarder les différentes étapes du capitalisme et de la propriété, de la privatisation des terres, des moyens de production, des services et des espaces publics, jusqu’à la marchandisation de nos conversations avec nos amis, de la mise en scène de notre identité en ligne. Les gens ont de plus en plus conscience du pouvoir des entreprises de la tech et de leur impact dans nos vies. L’ironie, c’est que le discours critique est formulé à l’intérieur même des plateformes créées et contrôlées par ces entreprises.

Qu’en pensent vos étudiants ?

Ils sont dans une situation très ambivalente et inconfortable : ils ressentent fortement la pression commerciale et professionnelle à bâtir une marque autour de leur propre identité et, éventuellement, la monétiser sur les réseaux sociaux, s’ils veulent un jour décrocher un travail. Ils savent que les employeurs regardent leur nombre de followers comme une marchandise commercialisable avant de les embaucher. A la fin de No Logo, j’abordais l’idée, assez nouvelle à l’époque, que des personnes allaient devenir leur propre marque. A la fin des années 90, ça ne concernait que des célébrités. Ce n’est qu’avec l’avènement des réseaux sociaux qu’un ado lambda, sans notoriété préalable, a pu avoir accès à des outils pour faire sa propre publicité. Mes étudiants le font par obligation, pas par plaisir. Comment un employeur potentiel regardera dans quinze ans ce que j’ai posté aujourd’hui ? A travers quels filtres mon identité va-t-elle être consommée ? C’est une gymnastique mentale extraordinaire qu’ils ont appris à accomplir sans forcément la questionner. C’est pour ça que je fais venir dans mon cours des activistes qui sont en résistance contre ces plateformes. J’ai par exemple invité l’une des organisatrices des débrayages chez Google, Meredith Whittaker, qui a depuis été mise dehors. Mais également des salariés qui ont été impliqués dans l’organisation des travailleurs de la tech. Il est important de voir comment on peut utiliser ces outils sans céder toutes nos données personnelles, ni tout notre pouvoir aux algorithmes. Tout cela pourrait être issu d’un vrai processus démocratique, où les utilisateurs décideraient qu’à partir du moment où ce sont eux qui fournissent ce travail et ces contenus gratuits, ils ont leur mot à dire sur le type d’espaces d’information et de communication qu’ils veulent créer. Je crois qu’on a trop tendance à présenter la situation comme tout ou rien : soit tu te soumets à jamais à Mark Zuckerberg, soit tu jettes ton smartphone dans la rivière.

La vulnérabilité de cette génération vis-à-vis des réseaux sociaux et des employeurs est sans doute particulièrement vraie à l’ère de la «gig economy», dans laquelle de nombreux travailleurs indépendants et sous-traitants sont payés à la tâche par des plateformes, et non au mois par un employeur unique. Autre nouveauté, depuis No Logo

No Logo parlait des entreprises qui fabriquent des objets, des baskets, de l’électronique, et qui avaient réussi à externaliser leur production à des réseaux de sous-traitants, dans le but de ne plus être responsables de gros effectifs de travailleurs. Le modèle Nike, par exemple. Mais il y a vingt ans, l’industrie des services n’avait pas encore trouvé le moyen d’adapter ce modèle. Elle proposait déjà des emplois médiocres, mais des emplois salariés. Aujourd’hui, le secteur des services a réussi cette adaptation, et ça donne la gig economy : avoir le moins d’employés possible, être une entreprise la plus légère possible en termes d’actifs physiques et salariés. Ce modèle a migré vers l’économie des plateformes. Si vous prenez le modèle économique d’entreprises comme Uber ou Lyft [concurrent d’Uber aux Etats-Unis], elles ont compris comment gérer une entreprise de taxis sans posséder un seul taxi et sans salarier un seul chauffeur : ce sont des sous-traitants. Leurs salariés sont ultramajoritairement des experts en marketing, des développeurs et beaucoup, beaucoup de lobbyistes pour détricoter les législations.

Quels sont les points communs entre les «McJobs» que vous dénonciez il y a vingt ans, ces emplois peu qualifiés et mal payés du secteur des services, surtout dans la restauration rapide et la vente au détail, et ceux de la gig economy ?

Les McJobs étaient présentés non comme des vrais emplois, mais comme des petits boulots de complément, pour les étudiants par exemple. Une façon de justifier le fait de sous-payer les travailleurs. Uber use de la même rhétorique : travailler pour cette entreprise permettrait d’avoir un job d’appoint et d’arrondir ses fins de mois. Or c’est faux : beaucoup de chauffeurs sont des immigrés nouvellement arrivés qui travaillent à temps plein, voire au-delà, pour ces plateformes. L’intérêt pour Uber ou Lyft de présenter ces emplois comme des McJobs, c’est qu’en conséquence ils n’ont pas à prendre leurs responsabilités concernant les conditions de travail. La gig economy est un mélange entre le pire des McJobs et les méthodes d’externalisation du secteur manufacturier appliquées aux services.

Vos grands-parents paternels étaient marxistes, vos parents des militants pacifistes et votre mère documentariste féministe. Comment cet héritage a-t-il façonné votre vision du monde ?

Mes grands-parents étaient très actifs dans les jeunesses socialistes de Newark, dans le New Jersey, où ils vivaient. Ils faisaient partie d’un mouvement de reconnexion à la terre et à la nature, et vivaient dans une communauté politique et artistique. Mon grand-père était dessinateur, animateur et sculpteur. Ma grand-mère était tisseuse et danseuse. Des hippies avant l’heure ! Les choix politiques des membres de ma famille ont bouleversé leurs vies, et ça a forcément eu un impact sur moi. Mon grand-père a organisé les premières grèves aux studios Disney, et à cause de ça il a été blacklisté pour le reste de sa vie. Il n’a jamais pu retravailler dans l’animation. Au chômage, il a trouvé un boulot sur un chantier naval et faisait son art dans son coin. Et puis mon père, parce qu’il refusait d’aller au Vietnam, a déménagé au Canada, où je suis née et où j’ai grandi, quand tout le reste de ma famille est resté aux Etats-Unis. J’ai forcément tiré quelques choses de ces choix de vie. J’ai également beaucoup appris de mes grands-parents et de mes parents en passant du temps à la campagne, loin des villes. Mon travail pour l’environnement vient sans doute de là, d’avoir eu la chance d’être très souvent exposée à la beauté et aux merveilles de la nature.

A quel point le féminisme sous-tend-il votre travail ?

J’écris sur le féminisme quand j’analyse les inégalités économiques hommes-femmes, ou à travers la question de la représentation, en politique ou par les marques. Mon engagement politique est né par le féminisme. Le premier article que j’ai écrit, les premières réunions que j’ai organisées, portaient sur les violences contre les femmes. J’étais étudiante au Canada au moment du massacre de l’Ecole polytechnique de Montréal, en 1989, où 14 étudiantes ont été abattues. Le tireur, Marc Lépine, avait crié «je hais les féministes». Ça a été un choc pour tout le monde, et un catalyseur de mon engagement. J’avais 19 ans, je n’avais jamais parlé en public et j’ai dû présider des réunions très mouvementées. Au même moment, notre campus était la cible d’un violeur et tueur en série [Paul Bernardo]. Tous ces crimes horribles contre les femmes, autour de nous… C’est comme ça que mon engagement a commencé.

Vous étiez une femme de 29 ans quand vous avez acquis le statut de figure internationale de la gauche altermondialiste. Vous a-t-on toujours prise au sérieux ?

Quand j’y repense, non : c’était très difficile d’être prise au sérieux en tant que jeune femme qui critique le néolibéralisme, surtout à cette période [dans la foulée de la parution de No Logo, l’hebdomadaire libéral The Economist critique frontalement son livre avec un dossier en une intitulé «Pro Logo» ; un an plus tard, le même journal publie un article intitulé «Pourquoi Naomi Klein doit grandir»…]. J’ai sans doute surcompensé en faisant des présentations assez froides, en prenant garde à ne pas être vue comme trop sensible, et en me rendant la plus inattaquable possible. Mais parler du changement climatique en 2019 en étant austère me pose problème. Je sens qu’il est temps que je me débarrasse de ces techniques acquises au fil du temps pour être considérée dans des milieux dominés par les hommes. Je n’ai pas envie d’être calme en permanence. Je ne suis pas calme. Et il faut refléter l’urgence du moment : nous devrions tous être en train de crier. Aujourd’hui, je veux être moins dans la retenue. Je veux désapprendre tout ce refoulé acquis ces vingt dernières années dans le but d’être prise au sérieux en tant que femme dans l’espace public. Parce que quelque part, je ne m’en soucie plus vraiment.

Klima larrialdiaren sokatik tiraka
Unai Pascual – Ingurumen Ekonomian doktorea
www.berria.eus/paperekoa/1876/020/001/2019-11-08/klima-larrialdiaren-sokatik-tiraka.htm

«Klima larrialdian» gaude. Gizarte zibilak eta administrazioak bere egin dute klima larrialdiaren diskurtsoa. Hamarkada batetik hona, eszeptizismoaren eztabaida garaitua izan da. Negazionismoaren matrakan dauden gutxi horiek statu quo-a mantentzeko ahaleginetan badabiltza ere, gizarteak negazionismoari bizkarra eman dio. Bejondeiola! Diskurtsotik haratago, klima larrialdia hemen dagoela (ez bakarrik Artikoan edo Bangladeshen), eta harekin batera datozen hainbat inpaktu jadanik pairatzen ari garen ebidentzia ezkutatu ezina da. Gizarteko hainbat sektoretako diskurtsoetan eta agintarien erretoriketan ideia hori txertatuta dago hein handi batean. Eta orain zer?

Askok diogu goitik beherako neurri epeletatik neurri eraldatzaileetara atzera-bueltarik gabeko jauzia egin behar dugula, eta, horretarako, legegileek (legebiltzarrean adibidez) ausardia frogatu behar dutela. Marko legalak ezin dio muzin egin larrialdi sakon honi. Hainbat sektoretan (industria, nekazaritza, hirigintza, mugikortasuna, turismoa, etab.) darabilkigun legedia eguneratu beharra dago klima larrialdiaren egoerari egoki erantzun ahal izateko. Ezin dugu XX. mendeko legedia klima larrialdia existituko ez balitz bezala erabiltzen jarraitu, sektore guztiak zipriztintzen baititu arazo erraldoi honek.

Legedia egokitzeko anbizio politikoa behar da. Erretorikatik haratago saltoa egitea beharrezkoa da. Eraldaketaren bertigoa ulergarria izan daiteke, baina agintarien politiken anbiziorik eza sumatzen da oraindik. Txikira jolasten ari dira, mundua errotik aldatuko ez den esperantzarekin agian. Dramatismoan erori gabe, politika berriak behar ditugu, bestela epe motzean agintarien klima larrialdiaren diskurtsoak frustraziora garamatzalako. Gizartean antolatutako aktore guztiek (emakumeak, ikasleak, langileak, pentsio duinak eskatzen dituztenak, etab.), norberak bere eremutik (hezkuntza sistematik, sindikatuen arlotik, zein gobernuz kanpoko erakundeen sareetatik), presioa areagotu behar dute klima alorreko politika ausartek aurrera egin dezaten. Klimaren afera alderdi politikoen jokoaren gainetik dagoen zerbait da. Hori ulertu ezean jai dugu.

Klima larrialdiaren aterkiaren azpian dauden erronkak anitzak dira, eta denok interpelatzen gaituzte. Ezin dugu naturarekiko balioak bigarren mailako gaitzat hartzen jarraitzen duen hezkuntza sistema bat mantendu. Ezin dugu lan baldintza eta pentsio duinekin amets egin, sektore produktiboek klimaren inpaktuetatik babesteko inbertsiorik egiten ez badute. Ezin dugu baserritarren eta, batez ere, lehenengo sektore osoaren etorkizuna bermatu klima aldaketak dakarren eguraldi zoroak berean jarraitzen badu. Ezin dugu kostaldeko turismo jasangarririk garatu itsas mailaren igoeraren kontrako egokitzapen neurri estrategikoak martxan jartzen ez baditugu. Kate luze horretatik tira egin genezake bizitzako alor guztiak ukitu arte. «Ezin dugu»-tik «ahal dugu» fasera pasatu behar dugu berandu baino lehen, eta datuek diotenari erreparatzen badiogu, badakigu ekintzak abiatzeko denbora agortzen ari zaigula dagoeneko. Hau ez da erretorika, errealitate gordina baizik.

Euskal Herria ez da irla bat, ez eta klima larrialdiaren aurrean oasia ere. Hemen pairatzen jarraituko ditugun eraginak munduko beste edozein txokotan pairatuko dituztenak bezain larriak izango dira. Jakin badakigu garapen bidean dauden herrialdeek eragin ezkorragoak izango dituztela, baina horrek ez du esan nahi hemen gaizki pasatuko ez dugunik. Are gehiago, garapen bidean dauden herrialdeen gaineko presio latza, migrazio eta ezegonkortasun politikoen iturri nagusi bilakatuko da. Mundu globalizatu honetan, edozein gertakizunen eragina txoko guztietara barreiatzen da abiadura osoz. Gogora dezagun Siriako, Libiako eta beste hainbeste lekuetako gertaerek guregan izan duten eta izaten jarraituko duten eragina bai zeharka, bai eta zuzenean ere. Horren adibide dira erregai fosilen prezioen gorakadek ekonomian eta gizartean sortzen dituzten desorekak, edota Mediterraneoaren ur sakonetan suertatutako milaka hildakoen oihartzunak. Argi baino argiago aurreikusten dut guztion eskubide zibilak desagertzeko presioa areagotuko duela klima aldaketak, ausardiaz haren kontra egiten ez badugu.

Beraz, hauxe dugu erronka: «Denok eman behar dugu zerbait…» klima larrialdiari aurre egiteko. Are gehiago, goian dauden agintariak ez dira deus mugituko itolarria sentitu arte, eta itolarri hori, nonbaitetik etortzekotan, behetik etorriko da, eraldaketa sozial guztiak bezalaxe. Goitik behera eta behetik gora. Biak ala biak beharrezkoak ditugu. Hau ez da sokatira. Bi ekipoek batera egin behar dute tira sokatik. Soka luzea da, mugitu behar ditugun kontzientziak astunak dira, are astunagoak statu quo-a mantendu nahi dituztenen interesak.
Gogaikarria izanik ere, hauteskunde berri batzuen aurrean gaude. Bozen indarra mugatua izan daiteke, baina estrategia guztiak erabilgarriak dira agintariak erretorikatik ekintzara pasa daitezen. Bai kaletik, bai eta bozen bidez, presioa areagotu behar dugu. Azaroaren 10ean klima larrialdearen sokatik tira egin dezagun.