Articles du Vendredi : Sélection du 8 décembre 2023

Climat : les COP peuvent-elles organiser la sortie des énergies fossiles ?
Maxime Combes, Economiste, travaillant sur les politiques climatiques, commerciales et d’investissement
https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/061223/climat-les-cop-peuvent-elles-organiser-la-sortie-des-energies-fossiles

Voilà un progrès : longtemps restées dans l’ombre, les énergies fossiles sont désormais au cœur du débat public autour de la COP28 sur le climat qui se tient à Dubai. La COP28 sera même évaluée à l’aune de la formulation qui sera retenue à ce sujet. Néanmoins, même dans le cas où cette formulation serait ambitieuse, elle restera non contraignante et de portée symbolique. Explications.

COP28 : lever le tabou sur les énergies fossiles” titrait Le Monde en ouverture de COP. Puisqu’un débat public s’organise autour de la capacité de la COP28 à nous faire avancer sur une sortie programmée et organisée des énergies fossiles, je voudrais dans ce post expliquer pourquoi c’est à la fois un progrès, mais qu’il ne faut pas trop se faire d’illusions sur le résultat, même s’il devait être positif, de la COP28 en la matière. En plus de l’inertie historique, du rôle des lobbys pétro-gaziers et du manque volonté des Etats, il existe des raisons structurelles expliquant pourquoi les COP n’ont jamais su / pu s’emparer pleinement de la question des énergies fossiles. Ainsi que des raisons économiques et financières structurantes qui rendent toute évolution en la matière extrêmement difficile.

Ce qui suit est pour partie extrait et retravaillé d’une note publiée en 2021.

Quel que soit le résultat de la COP28 sur le climat organisée à Dubai (Emirats arabes unis), cette COP a fait éclater au grand jour l’un des points aveugles des négociations sur le réchauffement climatique menées depuis trente ans : l’urgence de sortir des énergies fossiles pour conserver une chance de ne pas dépasser les 1,5°C ou 2°C de réchauffement climatique. Pour qui a passé des années à expliquer, malgré un intérêt médiatique limitée, qu’il était totalement aberrant de parler des symptômes, les gaz à effet de serre relâchés dans l’atmosphère, sans traiter les causes, ces quantités astronomiques d’énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole) nécessaires pour alimenter la formidable machine à réchauffer la planète qu’est l’économie mondiale, il est heureux de lire des édito de grands médias et d’entendre des reportages radios-TV grand public évoquer cette question : lorsque j’ai publié « Sortons de l’âge des fossiles » en octobre 2015, avant la COP21 à Paris, combien de fois ai-je entendu des ONG (pas toutes), des journalistes (pas tous) et des négociateurs (pas tous) me rétorquer qu’il n’était pas opportun de poser les questions ainsi. Réjouissons-nous donc que le sujet soit désormais dans le débat public. Mais rien n’est réglé. Explications.

Bref historique des énergies fossiles dans les COP

Jusqu’à la COP26 de Glasgow, les énergies fossiles, responsables de plus de 80% des émissions mondiales de gaz à effet de serre n’avaient jamais été mentionnées dans les décisions de COP, pas plus que dans les accords internationaux qui en sont issus (Protocole de Kyoto, Accord de Paris etc). Par exemple, dès le début des COP, au milieu des années1990, une proposition de moratoire sur de nouvelles explorations et exploitations d’énergies fossiles, avait déjà été portée par des ONG de pays du Sud confrontés à l’exploitation pétrolière (Nigéria, Equateur). Elle avait été largement ignorée, tant par les ONG du Nord que par les Etats et négociateurs, ainsi que des médias. Plus récemment, malgré les propositions de chercheurs et d’une partie de la société civile, l’Accord de Paris ne dit rien sur les énergies fossiles : il ne les mentionne même pas, pas plus qu’il ne prévoit de programme de travail afin de s’accorder sur des restrictions, des contraintes ou des interdictions à l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements. Ainsi, il n’a jamais été possible de mettre sur la table des négociations ne serait-ce que l’idée d’un moratoire international sur toute nouvelle exploration et mise en exploitation d’hydrocarbures non conventionnels comme les hydrocarbures de schiste. Cela n’est malheureusement pas prêt de changer.

Pourquoi ces oeillères ? Lobbys, déni, inertie et neutralité des négociations.

Lobbys – Alors que nous apprenons que la COP28 détient désormais le nombre record de lobbyistes du pétrole, du gaz et du charbon présents au sein d’une COP, avec près de 2500 personnes, soit 4 fois plus qu’à la COP27, il est aisé et justifié d’évoquer le rôle néfaste joué par les lobbys des énergies fossiles depuis des décennies. En effet, depuis trente ans, les multinationales des énergies fossiles ont tour à tour nié 1) le réchauffement climatique alors qu’elles en connaissent l’existence et les risques depuis les années 1950-60, puis 2) son origine anthropique et/ou l’urgence à agir et enfin 3) le fait d’en être pour une grande partie les responsables.

Déni – Il est également juste et approprié de rappeler combien les Etats, et les pouvoirs publics en général, se complaisent dans l’idée qu’il serait possible de résoudre la crise climatique par des dispositifs techno-scientifiques ne nécessitant pas de transformer de fond en comble leurs mix énergétiques. De fait, en trente ans de négociations et de déni, aucun Etat n’a jamais mis sur la table de proposition concrète pour limiter, conditionner ou interdire l’exploration et/ou la mise en production de nouveaux gisements d’énergies fossiles. Pas plus hier qu’aujourd’hui : ce qui est proposé pour la COP28 se limite à faire mention des énergies fossiles dans le texte de décision finale, sans dispositifs juridiques précis.

Inertie – Il est enfin pertinent de faire remarquer qu’obtenir une limitation ou une interdiction de l’exploration et/ou la mise en production de nouveaux gisements d’énergies fossiles ne faisait pas partie du mandat de négociations que les Etats de la planète se sont collectivement donnés au Sommet de la Terre en 1992 à Rio de Janeiro en créant la Convention cadre sur le réchauffement climatique (CCNUCC). Puisque ce document est toujours celui qui encadre les négociations climatiques internationales à l’oeuvre, il paraît dès lors difficile d’obtenir d’Etats souverains qu’ils négocient et prennent des engagements sur des sujets sur lesquels ils ne se sont pas engagés à en prendre.

Neutralité – La réduction de la production d’énergies fossiles ne fait donc pas légalement partie du mandat des négociations sur le changement climatique. Celles-ci fonctionnent comme si elles étaient « neutres » du point de vue des sources d’énergie et du mix énergétique de l’économie mondiale, tout en faisant une place de choix aux avis de l’Agence internationale de l’énergie atomique et en reconnaissant la situation spécifique des pays dont « l’économie est fortement tributaire (…) des revenus de la production, de la transformation et de l’exportation des énergies fossiles » (article 4.10 de la CCNUCC).

 

De bonnes raisons expliquent l’absence de négociations sur les énergies fossiles

Parler d’Etats souverains conduit à toucher du doigt l’une des raisons fondamentales pour lesquelles les « énergies fossiles » ne sont pas à l’ordre du jour des négociations sur le réchauffement climatique. En effet, les mix énergétiques nationaux font partie des compétences nationales les mieux protégées par les Etats, une dimension intangible de leur souveraineté. Pour deux raisons. D’abord parce que les chefs d’Etat et de gouvernement sont redevables devant les populations des choix énergétiques qu’ils effectuent, et ces dernières doivent pouvoir avoir prise, dans un cadre démocratique, sur ces décisions.

De plus, disposer de ressources fossiles en son sol est un gage d’indépendance et de souveraineté, notamment vis-à-vis des anciens pays colonisateurs. Après la décolonisation et l’indépendance de bon nombre d’entre eux, les Etats du Sud ont cherché à ce que le principe de souveraineté permanente d’un Etat sur ses ressources naturelles soit entériné par l’Assemblée générale des Nations unies et progressivement introduit dans le droit international. Comme un moyen d’assurer la pleine souveraineté des Etats et la pleine autodétermination des peuples. Par cette reconnaissance légitime, le droit international existant est donc plutôt un frein et, en tout cas, ne donne pas d’outil pour contraindre les Etats à ne pas exploiter leurs ressources fossiles.

La « non-négociabilité » des choix énergétiques nationaux dans un cadre multilatéral est le résultat de cette histoire. Il en découle une tension inévitable entre des politiques énergétiques nationales (ou régionales) qui déterminent grandement le mix énergétique mondial, et donc l’accélération du réchauffement climatique, et l’impossibilité de débattre directement de ces politiques nationales dans un cadre multilatéral onusien. L’accord de Paris ne prévoit en effet aucune obligation à transcrire les engagements pris en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre en baisse de production d’hydrocarbures. Ainsi, aucun des grands producteurs mondiaux de pétrole et de gaz n’a inclus dans sa contribution nationale (NDC) un plan organisant précisément la décroissance de l’exploitation d’énergies fossiles sur son territoire.

Inflexions internationales à l’AIE et à la COP26

Au printemps 2021, l’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport en forme de déflagration dans l’industrie pétro-gazière, habituée à se considérer comme un secteur aux perspectives de croissance infinie. L’AIE conclut son rapport – qui peut être critiqué par ailleurs – en indiquant que limiter le réchauffement à 1,5°C implique de ne plus développer de nouveaux champs de pétrole, de gaz ou de charbon dès 2021. Cette prise de position est venue à la fois légitimer les propos de celles et ceux qui alertent depuis des années sur la nécessité de ne plus programmer de nouveaux investissements et nouvelles infrastructures dans les énergies fossiles, et d’autre part clairement indiquer qu’il n’est plus possible d’envisager la lutte contre les dérèglements climatiques sans envisager la fin des énergies fossiles. Un progrès.

Ce rapport a notamment permis de faire évoluer les positions de nombreuses institutions internationales, à commencer par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui ne cesse désormais d’affirmer qu’il faut « sonner le glas du charbon et des énergies fossiles, avant qu’ils ne détruisent la planète ». Des propos qui étaient ceux de quelques chercheurs et ONG il y a vingt ans, et qui sont désormais repris, et légitimés, par le secrétaire général de l’ONU. Néanmoins, une prise de position aussi claire ne s’est pas encore traduite précisément dans les décisions de COP. Une légère avancée a eu lieu lors de la COP26 à Glasgow mais la formulation choisie est plus dilatoire que transformatrice : « réduction progressive de l’électricité produite à partir du charbon non adossée à des dispositifs de captage ou de stockage de carbone (« unabated ») et des subventions inefficaces aux énergies fossiles ». Cette mention, certes première historique, qui n’engage finalement aucun Etat de la planète à changer ses priorités en la matière. Le seul principe que les Etats appliquent consciencieusement en 30 ans de négociations persiste : «notre mix énergétique national est non négociable ».

Qu’attendre de la COP28 à ce sujet ? Cet engagement sera-t-il contraignant ?

Evitons de nous bercer d’illusions. Le plus probable est que la décision finale de la COP28 reste assez proche des formules de la décision de la COP26. Au mieux avec une formulation plus explicite et élargie, marquant la reconnaissance de la Communauté internationale qu’il ne saurait y avoir de lutte contre le réchauffement climatique sans réduction de la consommation et de la production d’énergies fossiles. Cela constituerait une avancée diplomatique. Tant sur le plan du symbole que de nature à continuer à faire évoluer le débat dans les institutions internationales. Néanmoins, quelle que soit la formulation, il faut immédiatement en mesurer la portée. Les décisions de COP ne sont pas de la même nature qu’un traité international (Protocole de Kyoto ou Accord de Paris) et n’impliquent rien d’immédiat dans les politiques publiques des Etats. Si la COP a certainement le pouvoir d’émettre des recommandations sur les énergies fossiles, notamment parce que les objectifs de l’Accord de Paris de rester en deçà de 1,5 ou 2°C sont en danger, il ne s’ensuit pas qu’une décision de la COP impose une obligation aux États. Si la formulation finale devait être ambitieuse – ce qui est loin d’être gagné – elle n’obligera aucun Etat à réduire, limiter ou interdire l’exploration ou l’exploitation des énergies fossiles sur leur territoire national. Au contraire, tous les projets annoncés ces dernier mois, au mépris des recommandations de l’AIE, pourront perdurer. Le plus intéressant serait que la décision de la COP28 soit composée d’une recommandation générale sur les énergies fossiles et de la constitution d’un programme de travail interne aux COP afin qu’il y ait désormais une négociation permanente entre les Etats-membres sur l’exploration et l’exploitation des énergies fossiles. C’est dans le cadre d’une négociation permanente qu’il pourrait y avoir une avancée tangible dans les années à venir. A titre de comparaison, cela a pris près de 30 ans pour la reconnaissance des pertes et dommages et la création d’un fonds pour les pays pauvres. Un tel cadre permanent de négociations sur les énergies fossiles n’est à ce stade pas prévu.

Compliquons les choses : les énergies fossiles alimentent l’économie mondiale

Si les Etats voulaient vraiment limiter à 1,5°C le réchauffement climatique mondial, il faudrait qu’ils s’engagent à organiser et planifier une baisse de la production mondiale de gaz et de pétrole de 3 % par an jusqu’en 2050 et de 7% pour le charbon, comme le recommandent les scientifiques. Les trois ont pourtant continué à augmenter rapidement depuis trente ans. Notamment parce que les énergies fossiles sont indissociablement liées au mode d’organisation de la mondialisation capitaliste, principal moteur de la croissance mondiale de ces trente dernières années : sevrer l’économie mondiale des énergies fossiles ne saurait se faire sans réorganisation complète de cette économie mondiale complètement accro aux énergies fossiles.

Ce n’est pas l’objet de ce papier de prétendre résoudre cet immense défi en quelques paragraphes, mais notons néanmoins quelques points :

  • il a été montré que les grandes bourses mondiales, et plus largement le système financier international, est totalement dépendant de l’industrie fossile (valorisations boursières, flux financiers et physiques, etc)
  • de nombreuses entreprises multinationales ne peuvent pas sortir des énergies fossiles seules et le droit existant (international et national) ne dispose de quasiment aucun outil pour les y forcer ;
  • le régime de croissance mondial est structurellement dépendant d’énergies fossiles disponibles en grande quantité et à prix modérés et ne saurait perdurer tel qu’il existe sans elles ;

Or, tous ces sujets ne sont pas l’objet des négociations climatiques internationales et sont même exclus du cadre de négociation par le texte fondateur de la CCNUCC (art. 3.5).

Quelles pistes pour avancer plus vite ?

Puisque le droit international et les droits nationaux sont aujourd’hui trop faiblement dotés d’outils en mesure d’organiser le sevrage de l’économique mondiale et des économies nationales accros aux énergies fossiles, il faut faire feu de tout bois :

  • accueillir positivement d’éventuelles avancées au sein de la COP28 en indiquant immédiatement quelles en sont les limites ;
  • tenter de faire évoluer la CCNUCC et les négociations climatiques internationales pour ouvrir des négociations sur les choix énergétiques des pays ;
  • pousser pour que l’AIE, suite à son rapport, s’empare pleinement de ces enjeux et devienne prescripteur international, mandaté pour évaluer les scenarii énergétiques nationaux des pays riches et établir des recommandations / normes internationales en la matière ;
  • soutenir toutes les coalitions plurilatérales ad hoc lancées à ce sujet en marge des négociations climatiques internationales (BOGA, etc-, en les arrimant le plus fortement possible à la CCNUCC (redevabilité, NDC sur les mix énergétiques, etc) ;
  • proposer que la COP commande au GIEC un rapport d’analyse de la cohérence des mix énergétiques nationaux avec les engagements climatiques mondiaux ;
  • soutenir à la mise en oeuvre de protocoles additionnels au titre de la CCNUCC sur des sujets touchant les énergies fossiles (fuites méthane, etc), obligeant les Etats à une forme de redevabilité ;
  • appuyer la mise en œuvre d’un Traité de non-prolifération des énergies fossiles tel que le proposent des organisations de la société civile.
  • exiger une refonte de l’OMC et de ses principes à l’aune des objectifs climatiques ; pareil au FMI et à la BM ;
  • etc.

Quel que soit le résultat de la COP28, laisser les énergies fossiles dans le sol n’est plus perçu comme une idée farfelue, mais comme la condition sine qua non d’une possible « neutralité carbone » en 2050. Il est donc urgent d’essayer de trouver comment progresser sur ce terrain.

En refusant de substituer une politique drastique de sobriété énergétique à leur dépendance russe, les pays européens sont en train de nous faire perdre de nombreuses années de lutte contre le changement climatique en Europe, mais également à l’échelle mondiale. Nous allons payer très cher le fait de ne pas avoir profité de la pandémie de COVID puis de la guerre en Ukraine pour mettre sur pied des plans de relance puis des plans de sobriété 100% climato-compatibles en mesure de réduire notre dépendance aux énergies fossiles. Mais l’histoire n’est pas finie.

Trouver du nouveau : sortir de l’impasse climatique
Pierre Charbonnier
https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/31/trouver-du-nouveau-sortir-de-limpasse-climatique

Il n’y a pas d’impasse climatique. Mais l’idée qu’elle existerait produit des effets qui empêchent toute politique décisive en faveur de la transition. Pour Pierre Charbonnier, il faut comprendre comment naviguer dans le triangle politique de l’anthropocène, si l’on entend mobiliser largement pour sortir de l’aporie actuelle.

L’une des choses les plus surprenantes à propos de la question climatique et écologique est qu’il n’y a plus aucune difficulté à imaginer un monde décarboné, un monde dans lequel l’organisation socio-économique relâche sa pression sur les milieux tout en assurant une vie digne au plus grand nombre. Les politiques actuelles d’inaction, de délai, de déni, de relativisation, l’accumulation des catastrophes et des conflits, ne s’expliquent pas par un défaut de possibilités objectives : elles se déploient dans un moment où les savoirs, les techniques, les dispositifs institutionnels nécessaires à une transition rapide et rigoureuse sont en train d’apparaître. Bien qu’ils bouleversent des schémas économiques et politiques bien installés et des intérêts en place, ils sont en mesure de nous sortir et de nous épargner les conséquences les plus dramatiques de la crise climatique.

L’imagination ne suffit pas en politique, mais laissons la fonctionner un instant. Le monde idéalement reconstruit selon l’impératif climatique est un monde où les biens publics — l’eau, le sol, l’air — sont protégés par une armature juridique et démocratique contraignante, où l’on ne brûle presque plus de carburants fossiles pour se chauffer ou produire des biens de consommation car la substitution renouvelable est achevée partout où elle peut l’être, où les infrastructures de transports publics sont fiables, également distribuées dans l’espace et efficaces, où les systèmes alimentaires sont largement végétalisés et locaux, où les procédés industriels sont décarbonés, capables de réutiliser de façon optimale les ressources, et où la distinction sociale par la consommation est marginalisée.

L’électrification des usages1, la régénération des sols et des puits de carbone, une efficace combinaison de sobriété et de substitutions techniques, tout cela porté par un courage politique affirmé, peuvent nous sortir de l’ornière. Ainsi décrit, le monde ayant pacifié ses relations à la planète n’est absolument pas une utopie. C’est plutôt l’actualisation de possibilités bien réelles, assez largement en continuité avec les promesses d’amélioration techno-scientifique du quotidien et de démocratisation de l’espace public. Une nouvelle étape de la modernité en somme, que l’on pourrait définir avec Robert Boyer comme « anthropogénique »2 plutôt que bêtement compétitive, mais certainement pas sa remise en question subversive : l’État, la division du travail, la prévision des risques, la rationalisation de l’expérience collective, l’idéal de justice et même la compétition entre les États sont toujours là, au centre de l’histoire, mais ils remplissent simplement des fonctions nouvelles dictées par le présent.

Nous sommes aujourd’hui cernés par l’imaginaire visuel et narratif de la catastrophe, et émergent çà et là quelques scénarios véritablement utopiques de retour à la nature ou d’abandon plus ou moins total de l’univers industriel. Ces possibilités, qui sont à la fois les moins souhaitables et les moins réalistes, laissent peu de place à un imaginaire culturel où prévaut le scénario rapidement esquissé plus haut. À l’exception par exemple du courant Solarpunk, que l’on peine à trouver dans les grandes productions cinématographiques, sur les plateformes de diffusion de contenus, dans la publicité ou la communication politique mainstream, l’idée même d’un monde commun soutenable semble ne pas prendre racine dans la conscience collective. S’agit-il d’une défaite idéologique traduite dans les représentations culturelles ?

On sait combien le rêve moderniste de la ville, de l’émancipation par la consommation, de la liberté de mouvement, a été promu aux 19e et 20e siècles via la production tous azimuts d’images, de discours dominants3.

On sait que pour faire exister une réalité il faut d’abord la représenter. Alors pourquoi ne sommes nous pas bombardés quotidiennement par un arsenal médiatique d’images, de récits, de personnages et de symboles qui convergent dans la constitution d’un système visuel où prolifèrent les éoliennes, les fermes régénératrices, les bâtiments zéro émissions, les trains à grande vitesse, pourquoi le modèle social du partage, de l’efficacité et de la sobriété ne fait-il pas l’objet d’une vaste campagne de communication, voire, disons le, de propagande ? Pourquoi ce surprenant sous-investissement, y compris par les milieux censés promouvoir la transition, dans l’imaginaire du monde post-fossile ? Le mouvement climat, en particulier, se limite souvent à un catéchisme accusatoire qui tout en désignant les bons ennemis — le système économique et politique qui soutient les fossiles — continue à invoquer la défense la planète ou du vivant comme une cause en elle-même, un principe d’action aussi vague que dénué de quelconque prise sur le réel et les intérêts.

On se trouve donc dans une situation où une bonne partie de la population sait que le modèle socio-économique dans lequel elle vit n’est pas soutenable, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemblerait le monde vers lequel il faut aller. Comment alors pourrait-elle vouloir de ce monde ? Comment échanger une réalité instable mais bien tangible contre une autre, totalement abstraite et sans séduction. À défaut de cet imaginaire là, celui, obsolète, des libertés fossiles — voiture, avion, viande, pavillon de banlieue, etc. — conserve sa puissance d’attraction et, pire, devient un bastion à défendre dans le cadre d’une guerre culturelle. L’explication de ce paradoxe — celui d’un monde objectivement souhaitable mais subjectivement non désiré — réside peut-être dans l’ampleur des obstacles qui se dressent au milieu du chemin vers cette démocratie symbiotique. Même en admettant que l’objectif final soit réalisable et fasse consensus, les entraves socio-économiques qui nous tiennent à distance de ces potentialités seraient de nature à engendrer défaitisme et découragement. On sait certes imaginer un paysage transformé par la révolution écologique, mais pas mobiliser pour l’exiger ni constituer le bloc social qui en sera le vecteur. La puissance de traction de l’idéal serait ainsi annulée ou amoindrie par l’idée selon laquelle ce monde souhaitable et possible, voire nécessaire, reste en définitive lointain et peu probable. Alors peut-être est-il temps de mieux comprendre ces entraves, de démontrer qu’elles peuvent être levées, pour que l’imaginaire culturel et politique d’un monde post-fossile se fasse enfin une place dans notre quotidien. Car répétons-le, il n’y a absolument pas d’impasse climatique, si ce n’est dans notre incapacité à croire en notre puissance de transformation.

Comprendre la panne de l’imaginaire écologique

Il faut dire dans un premier temps que ce chemin est rendu complexe par des obstacles structurels, liés aux attentes collectives et aux formes d’action politiques qui prédominent dans le monde social où survient la crise climatique. L’un des principaux est celui que l’on peut résumer par le débat entre gradualisme et radicalité. D’un côté, on trouve un groupe d’acteurs qui recommande la prudence dans l’action transformatrice : de sorte à ne pas froisser trop d’intérêts, et donc à ne pas compromettre les étapes ultérieures de la transition, il s’agirait de procéder avec précaution, en récoltant d’abord les fruits de mesures bipartisanes, qui ne soulèvent pas ou peu d’oppositions. Le gradualisme plaide une stratégie socialement réaliste, qui vise à ne pas échauder l’électorat et à constituer, nécessairement lentement, un public réceptif aux bénéfices de la transition. De l’autre, les radicaux avancent l’impératif absolu de la transition et son urgence, ils acceptent de bouleverser de manière transitoire les intérêts en place au nom d’une obligation qui met en jeu la survie4. Le dosage entre gradualisme et radicalité anime une bonne partie du discours politique sur le climat de nos jours, il détermine l’espace des positions par rapport au capitalisme, à l’État, aux mobilisations sociales. Il existe un gradualisme hypocrite, qui contribue à donner du crédit aux intérêts fossiles en supposant que même ces derniers ne peuvent être trop froissés ; il existe réciproquement une radicalité incantatoire, inattentive aux leviers sociaux de transformation sur lesquels elle peut effectivement s’appuyer. Cette polarité, surtout, tend à créer les conditions d’un attentisme artificiel, puisque chaque camp prend prétexte de l’existence de l’autre pour ne pas engager une voie de transformation qui, lente ou rapide, soit au moins tangible. Ce débat est lui-même enchâssé dans une réflexion plus méta-politique, sur la nature du défi qui nous est imposé. L’une des caractéristiques déstabilisantes de la question climatique est en effet qu’elle tend à absolutiser les enjeux. Si dans le passé les conflits politiques mettaient aux prises des groupes sociaux assez bien identifiés, qu’il s’agisse d’ordres, de groupes religieux, de classes, de nations, la crise climatique introduit une forme de politisation dans laquelle l’humanité comme catégorie abstraite est engagée, et dans laquelle le théâtre sur lequel on se battait jadis fait désormais partie de l’intrigue.

D’où le reflux de catégories de pensée théologico-politiques comme celle du salut, ou l’ensemble du lexique de la fin du monde, du planétaire. Cela ne revient pas à dire que les inégalités socio-économiques intra et internationales soient obsolètes, loin de là, mais que la réflexion sur les clivages internes au monde social doit être reprise à l’aune d’une expérience qui en déborde en partie le cadre. L’entrée dans l’anthropocène bouleverse les appartenance sociales, les intérêts, les logiques de coalition et d’opposition telles qu’on les hérite du passé — elle les remet en jeu. La conséquence la plus visible de cette mutation est que l’espace politique officiel, fait de partis, de promesses, d’agendas, se trouve en porte-à-faux par rapport à un nouvel impératif qui n’a pas de clientèle sociale pré-constituée. Il n’existe pas de « classe géosociale », pour reprendre le terme de Bruno Latour5, il n’existe même pas réellement de bloc socio-écologique visible et ayant atteint sa masse critique, et donc il n’existe pas de porte-parole légitime pour cette question.

À son tour, cette question en soulève une autre. L’un des prérequis pour ancrer dans la société ce nouveau jeu de questions politiques — et donc être en mesure d’y répondre — est l’existence d’un espace public sain, structuré par un système scolaire en état de marche et une économie des média raisonnablement indépendante. Il faut en d’autres termes un public formé et intégré d’une manière suffisamment efficace pour que les transformations en cours n’apparaissent pas comme aberrantes, comme une source d’anomie, ou pire comme des menaces. Le rêve républicain de l’instruction généralisée et de la démocratisation des aptitudes à décoder le monde a tout son sens dans le contexte d’une crise épistémologique et sociale comme celle que nous vivons.

Or de ce point de vue, il faut bien admettre que la crise politique du climat intervient au pire moment possible (ou plus radicalement que son développement non contraint est une conséquence de la désagrégation de l’espace public). L’investissement dans le capital humain est dans la plupart des pays dits développés dans une dynamique négative, il tend à accroître les inégalités d’accès aux savoirs essentiels, et à compromettre la capacité collective à entrer dans l’anthropocène6. La presse, surtout en France, est largement aux mains d’une oligarchie financière qui n’a aucun scrupule à l’instrumentaliser pour ses intérêts immédiats7. Les réseaux sociaux peuvent aussi alimenter cette situation d’anomie en obscurcissant la frontière entre l’information et le bruit. Dans ces conditions, l’espace public nécessaire à la formation d’un idéal social de transition a peu de chances de se former.

Enfin, quatrième et dernier aspect de ces coordonnées structurelles qui entravent le développement d’une réelle politisation du climat, l’incertitude plus ou moins sciemment entretenue sur les bénéfices de la transformation écologique. Pour beaucoup, y compris de façon surprenante du côté des écologistes, la transition serait autant un risque qu’une opportunité. S’il existe, en dehors de ses lobbyistes, un accord sur la nécessité de se passer des énergies fossiles, il n’y en a pas à ce jour sur les modalités de la substitution énergétique et technique, ni sur l’ampleur du levier qu’est la sobriété choisie : en somme, quelle est la part respective de l’innovation/substitution et de la sobriété dans le processus de décarbonation ? Souvent épris d’un rêve édénique de vie discrète et sans accrocs, les environnementalistes hésitent à endosser le tournant énergétique des renouvelables : ils rappellent fréquemment que les éoliennes occupent de l’espace, demandent des matériaux, que les usines de batteries et les mines de lithium polluent, que l’ouverture de nouveaux secteurs industriels et l’innovation technologique qui les soutient ressemblent trop aux solutions du passé. L’imperfection manifeste de la transition, le fait qu’elle déplace parfois plus qu’elle n’annule les déprédations environnementales8, obscurcit la nécessité brute, évidente, massive, de la décarbonation et de l’économie de matériaux, et plus encore l’opportunité socio-économique qui se profile derrière elle.

Historiquement, l’environnementalisme est né en Europe comme une critique de la modernité industrielle, et le fait que les politiques climatiques aient aujourd’hui le visage de sa renaissance crée un électrochoc chez ses acteurs principaux. Autrement dit, il existe une ambiguïté y compris et surtout dans les segments de l’espace politique qui sont en position de défendre la transition. Voit-on les Verts européens noyer l’espace politique d’images du monde post-fossile ? Cela ne s’est produit que dans le contexte de la guerre en Ukraine9. Les voit-on revendiquer l’autorité intellectuelle et politique permettant de se projeter dans un avenir sûr ? Non. Faute de le faire, il est assez facile pour les opposants à cette transition de l’accuser de tous les maux : augmentation des prix de l’énergie, menaces sur la sécurité de l’approvisionnement, menaces sur l’emploi et la croissance, tout peut être mis sur le dos de la transition si celle-ci n’est pas présentée au public avec l’énergie qui convient.

Ces quatre freins, ces quatre conditions défavorables à la transition si l’on peut dire, relativisent sans doute notre constat de départ selon lequel il n’y a pas d’impasse climatique. On comprend en réalité que, si impasse il y a, elle ne se situe pas au niveau de la faisabilité technique et institutionnelle — nous avons les machines et le cadre normatif à portée de main pour y parvenir et il n’y a pas d’impossibilité anthropologique profonde —, ni même au niveau de sa désirabilité objective, mais au niveau de la mobilisation des intérêts. La panne de l’imaginaire politique renvoie alors à la dégradation des conditions sociales générales, à l’incapacité de créer et de diffuser un message clair et suffisamment universel pour qu’il ait un effet de traction sur les attentes et les pratiques collectives. Mais ce constat ne fait que rendre plus regrettable, plus rageante pourrait-on dire, cette panne de l’imaginaire, car il pourrait tout à fait venir combler le déficit actuel de mobilisation pour la transition.

La nécessaire transformation des discours politiques

Pour se convaincre que l’impasse climatique n’est que relative, ou subjective, et ainsi croire en nos forces de transformation, il est essentiel que la communauté politique ait conscience à la fois de la nature des obstacles à renverser et du fait qu’il peuvent l’être. Pour qu’un certain niveau de confiance dans un chemin de transition apparaisse et se diffuse, il faut en d’autres termes que la guerre climatique apparaisse bien pour ce qu’elle est, et comme pouvant être gagnée. La description de la ligne de front, si l’on veut prolonger cette métaphore, est donc nécessaire pour identifier les points de bascule possibles entre statu quo et transformation, ainsi que les forces à engager sur chacun d’entre eux.

La transition vers un système de production et de distribution de la richesse, vers un système de libertés publiques décarboné et soutenable repose fondamentalement sur l’art de piloter les dilemmes qu’elle engendre.

Ces dilemmes, nous les rencontrons désormais quotidiennement : nous nous demandons comment maintenir l’emploi et le développement humain sans le recours aux infrastructures héritées du passé ; comment financer cette transition sans peser trop fort sur le budget des ménages ; comment articuler la réindustrialisation des économies nationales sans compromettre la coopération internationale par un excès de protectionnisme ; comment intégrer des nouvelles pratiques de consommation, de déplacement, d’alimentation aux expériences ordinaires de la population sans provoquer de guerre culturelle ou de sentiment de déclassement. Ces dilemmes sont au coeur des nouveaux mouvements sociaux comme celui des gilets jaunes en France, des révoltes liées au prix des marchandises de base qui parcourent le monde, et des conflits internationaux sur l’innovation technologique.

Pour relâcher la pression sur les milieux naturels et préserver les biens publics mondiaux comme l’atmosphère, les océans, et plus largement les fonctions écologiques élémentaires qui assurent l’habitabilité de la planète, il est nécessaire, en d’autres termes, d’élaborer un art politique du compromis entre nations, entre classes sociales, entre secteurs d’influence.

Il faut que se constitue une coalition post-fossiles plus puissante que la coalition fossile issue du passé10. Nous commençons à entrevoir le déploiement de cet art politique dans les stratégies industrielles et climatiques des États-Unis, de la Chine, de l’Union, mais ces stratégies n’ont pas encore atteint leur vitesse et leur masse critique, entendue comme le point à partir duquel elles impriment leur mouvement à la société toute entière. C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons dans ce que l’on pourrait appeler une « drôle de guerre climatique » : nous savons que le conflit est déclenché, que l’ordre ancien ne reviendra pas, mais nous restons au milieu du chemin, les vainqueurs et les perdants ne sont pas déclarés, et les coups les plus forts n’ont pas même encore été portés. Le récent discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen témoigne de cet entre-deux : l’horizon historique avait été défini par le Green Deal et un premier round de financements stimulés par la conjoncture de la guerre en Ukraine (RePowerEU, NZIA), mais le soulèvement des droites européennes qui agitent la menace d’une transition déstabilisatrice et demandent un ralentissement des mesures provoque un refroidissement de l’establishment11.

En élevant artificiellement le coût politique de la transition et en agitant la crainte d’une société post-fossile ingouvernable ou indésirable, les droites européennes augmentent le coût futur des catastrophes. C’est la raison pour laquelle une analyse lucide de cette transition, dans ses différentes dimensions industrielle, financière, scientifique, géopolitique, ne peut pas prendre la forme d’une mise en regard neutre des coûts et des bénéfices. Elle doit démontrer de façon performative comment la conduite de la transition peut intégrer l’abaissement de son coût socio-politique, en construisant une coalition d’intérêts sociaux qui en est bénéficiaire, et ultimement demandeuse12. La multiplication des discours d’auto-satisfaction sur la grande marche vers l’innovation et le développement industriel vert traduit le déséquilibre entre la facilité qu’il y a à définir un horizon technique et industriel de décarbonation, et la difficulté, dans le cadre politique actuel, à définir les contours de cette coalition. L’Union, mais peut-être est-ce également le cas des États-Unis, définit un programme de reconversion ajusté à la contrainte climatique, mais qui n’est pas conçu pour répondre aux demandes de justice qui animent la société et le salariat. Un programme, en d’autres termes, qui risque de tourner à vide.

Les trois pivots du problème climatique 

Encore une fois, sortir de ces incantations passe par l’abandon d’une conception fataliste de la transition. Que l’on y voie la marche automatique de l’histoire, selon une nouvelle téléologie verte, ou une impossibilité socio-économique radicale, comme c’est le cas des droites fossilisées un peu partout dans le monde, le défaut est le même : les forces sociales restent absentes de l’équation. Aussi faut-il reprendre chacun des trois grands pivots historiques qui se déploient sous nos yeux autour du problème climatique pour mieux comprendre comment se présente la ligne de front sur laquelle nous devons combattre, et comment les forces sociales réelles peuvent s’y retrouver et s’y mobiliser, pour le climat et pour elles-mêmes.

Ces trois pivots sont d’ordre géopolitique, socio-économique, et culturel — faute d’un meilleur terme.

On peut commencer par l’échelle géopolitique, ou internationale, dans la mesure où il s’agit de la plus englobante. L’histoire et la problématique de la crise climatique est en effet en très large partie une question de guerre et de paix, une question qui met en jeu le socle des États modernes, à savoir le principe de sécurité. En effet, depuis les Lumières et la naissance de l’économie politique moderne, il est admis par l’essentiel des élites politiques que le meilleur substitut à la guerre est le commerce, et que l’extension des circuits commerciaux rend possible à la fois une meilleure connexion entre les humains, et une domestication accrue de la nature13. La société marchande, telle qu’elle a été conçue par Hume, Smith, puis par exemple par Bentham, Spencer, mais aussi par des théoriciens d’inspiration socialiste comme Saint-Simon ou Marx, a cela de fantastique qu’elle crée en même temps l’unification du genre humain et la transfiguration d’une nature réputée dangereuse par les forces productives. La théodicée moderne du progrès est en très large partie motivée par les dilemmes de l’État territorial, c’est-à-dire par le besoin de créer de la coopération entre nations sur une planète unique et finie, tout en préservant un avantage domestique. Au cours du XIXe siècle, avec le développement des technologies fossiles, l’utopie commerciale s’est muée en utopie industrielle14, et la vocation historique de l’humanité a été identifiée de façon quasiment universelle avec l’effort productif, auquel on prêtait une vertu pacificatrice et civilisatrice. L’élimination tendancielle de la violence par la substitution de la production à la guerre a pris racine dans le système international, sous la forme de l’ouverture du commerce mondial, de transferts technologiques, de dispositifs d’aide au développement. Mais cet idéal est paradoxalement devenu aujourd’hui le principal frein à l’action climatique puisqu’il lie profondément la stabilité de ce système international à la poursuite d’une mobilisation productive totale. Ce lien entre stabilité internationale et intensité fossile se manifeste aussi négativement : le fait par exemple de dénoncer des contrats d’approvisionnement énergétique, de refuser l’importation de marchandises au nom du climat, le fait de choisir ses partenaires au nom de principes environnementaux, revient à déclarer la guerre — ou du moins à remettre en question l’ordre international tel qu’il a été façonné après la Seconde Guerre mondiale.

Dans ce contexte, les stratégies industrielles de transition induisent la formation d’un nouveau dilemme géopolitique, que l’on pourrait ainsi résumer.

L’enjeu climatique nécessite un haut niveau de coordination internationale, parce qu’il s’agit d’un intérêt partagé de l’humanité, parce que les émissions de CO2 et le climat sont indifférentes aux frontières territoriales interétatiques, et parce qu’il est nécessaire de négocier un partage équitable du fardeau entre nations. Mais dans la mesure où la décarbonation de l’économie doit être intégrée à la recherche de la légitimité par les prétendants au pouvoir (il faut pouvoir se faire élire sur la base d’un programme climatique), chaque nation tend à vouloir capturer pour elle-même les bénéfices socio-économiques de cette transition — et à rejeter sur les autres ses inconvénients. Le résultat de ce dilemme est tout à fait présent dans le discours politique dominant sur ces enjeux, que ce soit chez Emmanuel Macron et son nouveau slogan de « l’écologie à la Française »15, ou dans le récent discours de Rishi Sunak en UK, qui conditionne l’action climatique au développement de filières nationales dans la green tech16.

Ce dilemme géo-écologique structure désormais les relations internationales, comme en témoignent les conflits économiques entre les USA, l’Union et la Chine qui ont été alimentés notamment par l’IRA et le Green Deal, mais aussi l’attitude des prétendants du Sud global à une voie de développement soutenable dans le contexte de la guerre en Ukraine. C’est l’hypothèse que nous faisons dans la revue GREEN.

Or il n’y a à ce jour pas réellement de synthèse doctrinale proposée par le mouvement démocratique et social, une synthèse qui permettrait d’intégrer sa stratégie politique à ce jeu de contraintes historiques. Pour sortir du dilemme climatique international, il est pourtant nécessaire de définir un point d’équilibre entre la pression à exercer sur les partenaires économiques et politiques trop dépendants des fossiles, et l’assistance tout aussi nécessaire que les pays les plus développés doivent apporter aux autres pour accélérer leur décarbonation. Ainsi par exemple la vogue actuelle du protectionnisme écologique, défendue sur la quasi-totalité du spectre politique, ne peut-elle être cohérente que si elle correspond à l’émergence d’une coalition inter-étatique résolue à diffuser des normes de production décarbonées par des instruments réglementaires et douaniers. On doit donc se demander si l’Union a l’impact économique suffisant pour le faire, ou si elle doit s’allier à cette fin avec d’autres partenaires, et si oui lesquels. En complément de cette utilisation stratégique du pouvoir économique, qui risque de créer des frustrations, voire des répliques, les pays riches doivent cesser leur réticences aux transferts technologiques, à l’assistance à l’adaptation, c’est-à-dire à des mesures plus positives qui pourraient à la fois tempérer les rivalités suscitées par les mesures punitives, et anticiper des risques futurs.

L’équilibre entre ces deux registres d’action doit être défini par la rationalité stratégique, c’est-à-dire une balance entre promesses et menaces.

Sur le volet socio-économique, énormément de choses ont déjà été écrites pour alimenter le débat sur la compatibilité entre fin du monde et fin du mois. J’ai développé dans Abondance et liberté une réflexion sur le processus historique qui a abouti à la confiscation des structures de l’État social par la croissance fossile, et au-delà par la formation d’une imaginaire social de l’émancipation par la consommation, à la fois outil de distinction et levier de négociation socio-politique.

On pourrait faire à ce sujet trois remarques similaires à ce qui a été dit plus haut à propos du géopolitique. Premièrement il s’agit d’un héritage historique à réinventer, deuxièmement la question prend fondamentalement la forme de dilemmes à trancher, et troisièmement il n’existe pas de synthèse théorique et politique aboutie.

Sur le premier point, il est évident désormais que dans le cadre des démocraties sociales où le budget de l’État a vocation à assumer le coût de la transition et de l’exposition à de nouveaux risques, l’aggravation de la crise climatique correspond à une menace supplémentaire sur son équilibre. On observe partout un phénomène de chantage au financement des prestations sociales dès que la question climatique est évoquée : comment ralentir le rythme de production d’automobiles ou d’avions de ligne dans ce contexte, puisqu’il faut des revenus à l’État ? Comment remettre en question, plus largement, les moteurs de la croissance si la transition énergétique est un poids budgétaire en augmentation ? Ce dilemme est réplicable à la question de l’emploi : comment assumer des pertes d’emploi dans les secteurs les plus émetteurs s’il faut construire une plateforme politique de transition qui s’adresse aux classes moyennes et défavorisées déjà touchées par le chômage et la précarité ? Il est tout à fait frappant de noter que la crise climatique intervient dans un contexte où l’affaiblissement des services publics est déjà un phénomène relatif, et non pas absolu : leur efficacité baisse car les besoins augmentent plus vite que les équipements17, et on sait combien ce processus a servi dans le passé à construire un discours sur leur inefficacité structurelle. Un mécanisme similaire de remise en question de l’accès aux droits et infrastructures publiques via l’enjeu climatique est déjà en cours, et il est évidemment urgent d’y répondre.

Comme dans le cas des relations internationales, les dilemmes sont réels mais pas insolubles. Il est possible, dans un premier temps, d’en desserrer l’étau en montrant que l’émancipation à l’égard des modes de production et de consommation les plus néfastes au climat et à la biodiversité a des co-bénéfices importants, notamment en termes de santé. Mais cela ne suffit pas à rétablir la balance. On peut ensuite, et c’est un argument devenu omniprésent aujourd’hui, montrer que le processus de destruction créative qui conduit à fermer les secteurs carbonés pour ouvrir des filières de production et de consommation alternatives est créateur de richesse. Mais là non plus, l’équilibre n’est pas totalement retrouvé, d’autant que la phase de transition elle-même coûte assez cher18, s’il faut financer et accompagner de nouveaux parcours de formation et de requalification de la force de travail. Il faut en effet en passer, pour revenir dans les limites planétaires, à un sérieux changement d’échelle des flux de matières qui structurent notre réalité économique, en d’autres termes à des mécanismes de sobriété obtenus par la discipline des comportements individuels et par l’élaboration de dispositifs de partage et de coopération. Dans ce cadre, le renouveau industriel et la croissance verte ne peuvent avoir un effet que limité sur les structures générales de l’économie nationale, et les mécanismes de l’endettement, de la fiscalité doivent être remis sur la table, ainsi que le développement d’une rationalité macroéconomique compatible avec les objectifs climatiques19 : émancipation à l’égard du PIB, non comptabilisation des investissements climat dans le budget national, développement de la double matérialité.

La raison pour laquelle il n’existe pas encore de synthèse théorique et stratégique pour naviguer dans les incertitudes et les risques de la transition est que le spectre politique est désormais clivé entre un bloc qui s’affaire à démontrer les bénéfices économiques de la transition (elle apporterait croissance, emplois, innovation, compétitivité, c’est-à-dire tout ce que la doctrine économique classique recommande d’apporter), et un bloc d’opposition essentiellement occupé à mener la critique des pathologies économiques et des intérêts en place. Le grand défaut des premiers, qu’on trouve essentiellement au centre et chez une partie des écologistes, est de promettre une réinvention de l’économie politique classique autour de la décarbonation, quitte à se donner la tâche facile en ne percevant de la crise objective que les aspects facilement incorporables à une doctrine préexistante. La transition serait ainsi une panacée un peu trop miraculeuse. Quant aux seconds, leurs limites sont différentes en fonction de leur culture politique, d’inspiration socialiste ou écologiste. Chez les premiers, en France le mouvement insoumis, on tend à considérer que la crise écologique est une crise exogène : elle vient d’ailleurs, d’intérêts privés, d’influences étrangères, de structures économiques externes au corps social, ou au « peuple ». C’est évidemment une limite importante car elle interdit de mener l’analyse des raisons pour lesquelles la coalition fossile s’étend à de larges pans de ce fameux peuple, pourquoi la voiture, le barbecue, les chaudières à gaz et les week ends Easyjet sont un ennemi intérieur à éliminer20. Dans ces conditions, la promotion opportune d’une planification écologique par ce mouvement entre en contradiction avec le discours politique général, qui en devient difficile à lire. Du côté des écologistes, l’impasse est inverse : ce mouvement investit avant tout une critique des comportements de consommation, qui provoque depuis longtemps un rejet des groupes sociaux les plus captifs des émissions contraintes et des perspectives de distinction par la consommation — ceux-là même qu’il faudrait rapatrier dans la coalition écologique.

Il n’y a pas de solution miraculeuse pour trancher ces dilemmes, pour définir un juste point d’équilibre entre les opportunités bien réelles de la transition et les bouleversements non moins prévisibles qu’elle va engendrer. Néanmoins, il est possible de mieux présenter les différentes options en termes de choix technologiques, de stratégies industrielles, de dispositifs d’accompagnement et d’adaptation, c’est-à-dire de reconstruire un projet pour l’État social centré autour de cette transition21. Il est également possible, de façon accrue depuis 2022, de lier la nécessaire transition à des risques de plus grande échelle, notamment l’influence idéologique de la Russie et des acteurs internationaux qui entendent prolonger l’existence de la civilisation fossile22, de reconstruire l’impératif écologique comme un principe de sécurité et de stabilité, et ainsi d’en faire un élément constitutif de la légitimité et de l’autorité politique, au cœur de l’État et de ses missions, au cœur de la production de l’avenir collectif. Un principe en d’autres termes au nom duquel quelques sacrifices temporaires et contrôlés peuvent être consentis s’ils sont justement distribués dans une période de crise profonde. Les politiques climatiques s’intègrent ainsi à un récit plus large de lutte contre l’extrême droite et de réinvention de la nationalité et des frontières.

Le troisième et dernier angle de ce triangle des politiques climatiques est d’ordre culturel. J’emploie ce terme pour faire écho à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « culture wars », c’est-à-dire le développement d’identités sociales très marquées, très férocement opposées les unes aux autres, et bien évidemment exploitées par les acteurs politiques pour faire avancer leur agenda. En France, nous avons un aperçu de cette guerre culturelle dans le débat interminable entre Fabien Roussel et Sandrine Rousseau au sujet de la consommation de viande et du symbole culturel du barbecue, mais il est en passe de devenir le cœur d’un clivage social plus large au sujet de la transition. Durant le mouvement des Gilets Jaunes, et parallèlement à l’émergence d’un conflit socio-économique sur la répartition de l’effort écologique, nous avions déjà entrevu quelques aspects de la guerre culturelle sur l’écologie avec l’expression d’un sentiment d’abandon des groupes sociaux se vivant comme périphériques, à distance des centres de décision, de savoir, de communication : ce moment avait déjà laissé l’impression que la transition écologique ne pouvait résonner qu’au sein d’une élite culturelle urbaine, et au détriment de ses laissés pour compte.

Le premier point à noter au sujet de la bataille culturelle qui se noue autour de l’écologie est que la stratégie historique de l’environnementalisme européen est en échec. Celle-ci se caractérisait justement par l’idée de « guerre culturelle », l’idée étant qu’une modification graduelle des normes de comportement, de consommation, des attentes sociales, allait se produire sous l’égide d’une avant garde verte — un peu à la manière de l’émergence des formes de politesse telle que Norbert Elias l’avait décrite. Mais si l’écologie est un enjeu hautement culturel, et si cette dimension de la guerre climatique est en train de s’intensifier sous nos yeux, c’est précisément parce que la transformation des normes sociales n’est jamais un processus pacifique et uniforme : dans le cas présent, le fait que l’avant garde culturelle en question se trouve être principalement composée de personnes plutôt privilégiées tend à associer le mode de vie écologique à ces privilèges, et à susciter par contrecoup les réticences des groupes moins favorisés.

Aux États-Unis, cette guerre culturelle est devenue un élément absolument central dans la vie politique, au moins depuis la campagne présidentielle de Trump. En 2016, par exemple, le milliardaire Charles Koch, qui a fait fortune dans le pétrole, se déclarait inquiet des politiques climatiques, qui d’après lui devait sévèrement toucher les classes populaires dépendantes de l’énergie bon marché (et lui aussi par la même occasion23). La société, et la transition climatique, sont ainsi prises en étau par une alliance entre élites fossiles et classes populaires, dont les intérêts convergent par la force des circonstances, et dont l’expression la plus manifeste au quotidien est cette insistance répétée, à droite et dans l’écosystème médiatique qu’elle entretient, pour qualifier toute action climatique de crime contre les valeurs traditionnelles de l’homme ordinaire. Le clin d’oeil d’Emmanuel Macron à la culture automobile dans sa récente intervention médiatique  (« J’adore la bagnole ») est une nouvelle manifestation de cette bataille culturelle : il est désormais quasiment impossible de ne pas rassurer les habitudes de l’âge fossile, pour prévenir le douloureux backlash de la transition.

Plus frappant encore, une bonne partie de cette bataille culturelle se focalise sur l’aspect esthétique de la transition. Il est vrai que le développement de l’énergie éolienne, la place de plus en plus grande occupée par ces moulins modernes dans l’environnement visuel des résidents de la ruralité, constitue une transformation absolument gigantesque de la vie quotidienne. La critique de cette nuisance esthétique devient alors un élément central des droites et de l’extrême droite, qui peuvent se prévaloir d’un discours de préservation du milieu tout en donnant des garanties à la coalition fossile24.

Le grand avantage des énergies fossiles était en effet que leur formidable concentration, et le fait qu’elles étaient extraites hors de nos frontières, les rendaient quasiment invisibles, ayant l’effet paradoxal de libérer notre environnement de l’emprise énergétique. C’est ainsi que, par ce croisement entre agitation des craintes au sujet de la transition, appel aux valeurs traditionalistes et à l’égoïsme NIMBY, l’extrême droite devient un choix électoral massif chez les groupes sociaux les plus dépendants des fossiles. Le facteur strictement socio-économique se double en effet d’un élément de politique identitaire absolument central.

L’Europe doit se préparer au déferlement de cette guerre culturelle. Récemment, la présidente du Parlement Européen Roberta Metsola a demandé à Ursula von der Leyen de ralentir son programme de régulations environnementales en agitant la crainte d’une vague populiste déclenchée, encore une fois, par les craintes de déstabilisation qu’elle entraînerait25. En d’autres termes, les droites se réorganisent autour de la résistance contre les politiques climatiques sur un socle idéologique qui a une dimension économique, mais qui s’exprime avant tout dans le registre de la frustration culturelle des classes moyennes et populaires (ou plutôt de leur instrumentalisation).

Quelle doit alors être la stratégie pour faire face à cette guerre culturelle ? Le point le plus évident est qu’il est impératif pour les acteurs et promoteurs de la transition de se défaire des stéréotypes culturels qui y sont généralement attachés : celui d’une bourgeoisie urbaine éduquée qui investit dans le mode de vie écologique par stratégie de distinction. Réciproquement, rassurer les tenants du stéréotype inverse n’a aucun sens, parce qu’il s’agit plus d’un stéréotype que d’une réalité sociale cohérente. Dans son récent petit livre, Léa Falco donne une indication à la fois théorique et stratégique clé : ce qu’elle appelle “écologie par design” signifie que la modification des habitudes ne peut pas prendre la forme d’un acquiescement explicite, mais d’une réorganisation des modes de production, de circulation, de consommation par défaut26. Quelques exemples : la viande doit être plus chère et de meilleure qualité pour en limiter la demande, le vrac doit être généralisée par les distributeurs, les voitures électriques doivent être moins chères et plus commodes d’usage que les voitures thermiques, les transports en commun encore moins chers et plus commodes que le véhicule individuel, etc. C’est l’architecture normative et l’organisation des infrastructures matérielles qui doivent intégrer les principes écologiques, exactement comme par le passé l’ébriété énergétique a été imposée par défaut. Ainsi il n’est nul besoin de faire appel à un positionnement culturel très marqué de la part des citoyens, et le front de la bataille se déplace de l’espace culturel vers l’espace proprement politique (puisqu’il faut gagner des batailles politiques pour imposer à l’industrie les normes décrites plus haut).

En complément de cette stratégie de dédramatisation des conflits identitaires qui commencent à se nouer autour de la transition, et pour revenir aux premières lignes de ce texte, il faut investir dans le développement d’un imaginaire politique propre à une écologie sociale de construction. Une troisième culture écologique, si on peut dire, qui ne se résume ni à l’idéalisme contestataire ni au défaitisme catastrophiste, mais qui reprend, affine et développe les codes esthétiques et narratifs du mouvement Solarpunk en montrant les aboutissements réels d’une stratégie industrielle verte pour la ville, les transports, le travail, l’agriculture. Si il doit y avoir une bataille culturelle autour de l’écologie, alors autant s’y lancer avec les bonnes armes.

Imposer les termes du débat

Il n’y a donc pas d’impasse climatique, mais il y a de nombreux acteurs sociaux qui réussissent très bien à l’inventer, à la mettre en scène. Et d’autres, moins puissants, qui cèdent au pouvoir de conviction de cette stratégie par intérêt ou en fonction d’intérêts imaginés. Cette confrontation, qui se déploie à l’échelle internationale, sur le plan socio-économique et culturel, ne permet pour l’instant que des avancées très limitées. Ce qui manque à la coalition post-fossile, ou socio-écologique, est la capacité à imposer les termes du débat telle qu’elle les comprend : la transition est une question de justice internationale et de sécurité, une question d’égalité fondamentale entre groupes sociaux au sein de la division du travail, et si elle engage chacun et chacune d’entre nous en fonction de ses habitudes et systèmes de valeurs, elle ne peut pas être le fait d’une minorité active.

Dans la conjoncture historique actuelle, quelques éléments permettent de donner du poids à cette stratégie. On les a rappelés : le développement des stratégies industrielles de transition, surtout depuis l’adoption du plan IRA aux USA, l’accentuation des conflits de répartition du coût de la transition, qui sont susceptibles de réveiller les forces sociales, et l’ouverture du front ukrainien, qui permet de donner à l’impératif climatique une dimension de sécurité internationale. Mais comme nous l’indiquions au début de ce texte, il manque encore à la coalition socio-écologique le soft power qui pourrait la propulser plus vite dans l’imaginaire collectif, et lui permettre de lutter contre le fatalisme. Cet imaginaire dans lequel la transition n’est ni un renoncement ni une somme d’incertitudes, mais plutôt l’actualisation de tendances modernisatrices encore latentes autour de l’égalité, de la sécurité, de la science au service du commun, de la prise de contrôle sur notre destin collectif.

Sources
  1. International Energy Agency, 2023.
  2. Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, Paris, Éditions La Découverte, 2020.
  3. Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies. Decolonization and the Reordering of French Culture, Boston, The MIT Press, 1996.
  4. Alyssa Battistoni, « There’s No Time for Gradualism», The Wire, 2018.
  5. Pierre Charbonnier, Bruno Latour et Baptiste Morizot, « Redécouvir la terre », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°33, 2017, p. 227-252.
  6. Peter Achterberg, Willem de Koster, Jeroen van der Waal, « Science confidence gap : Education, trust in scientific methods, and trust in scientific institutions in the United States », Public understanding of science, n°26, 2017, p. 704–720.
  7. Olivier Godard, « Le climato-scepticisme médiatique en France : un sophisme moderne », Cahier du département d’économie de l’école Polytechnique, n°20, 2011.
  8. Maeve Campbell, « In pictures : South America’s ‘lithium fields’ reveal the dark side of our electric future», Euronews, 2018.
  9. Greens / EFA, « Stand with Ukraine : Let’s stop fuelling war !».
  10. Thomas Oatley, Mark Blyth, « The Death of the Carbon Coalition. Existing models of U.S. politics are wrong. Here’s how the system really works », Foreign Policy, 2021.
  11. Andy Bounds, « Climate regulation is driving support for populism, says EU parliament chief », The Financial Times, 7 septembre 2023.
  12. Neil Makaroff, « Réindustrialiser l’Europe, prochaine étape du pacte vert européen», Fondation Jean Jaurès, 2023.
  13. Istvan Hont, Jealousy of Trade. International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 2010.
  14. Arnault Skornicki, « La deuxième vie du doux commerce. Métamorphoses et crise d’un lieu commun à l’aube de l’ère industrielle », Astérion, n° 20, 2019.
  15. Matthieu Goar, « Emmanuel Macron dessine les contours de son “écologie à la française” : inciter sans contraindre », Le Monde, 26 septembre 2023.
  16. Discours du Premier ministre Rishi Sunak, 2023.
  17. Rapport sur l’état des services publics, 2023.
  18. « Les incidences économiques de l’action pour le climat. Rapport de synthèse», 2023.
  19. Eric Monnet, La Banque Providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Paris, La République des idées, 2021.
  20. Antonin Pottier, Emmanuel Combet, Jean-Michel Cayla, et al., « Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France », Revue de l’OFCE, 2020/5, n°169, p. 73-132.
  21. Colin Hay, « The ‘New Orleans effect’ : The future of the welfare state as collective insurance against uninsurable risk », in Renewal : A journal of social democracy, vol. 31 n°3, 2023, pp. 63-81.
  22. Aleksandra Krzysztoszek, « Extrême droite polonaise : le nouveau patron veut reprendre les importations de charbon russe», Euractiv, 2022.
  23. Matea Gold, « Charles Koch on the 2016 race, climate change and whether he has too much power», The Washington Post, 4 août 2015.
  24. Communiqué de presse de André Rougé, député (RN) au Parlement européen, 2022.
  25. Andy Bounds, « Climate regulation is driving support for populism, says EU parliament chief », The Financial Times, 7 septembre 2023.
  26. Léa Falco, Faire écologie ensemble. La guerre des générations n’aura pas lieu, Paris, Rue de l’échiquier, 2023.

Lobbygintza toxiko bat dago glifosatoa baimentzeko Europaren erabakiaren gibelean
Jenofa Berhokoirigoin
www.argia.eus/argia-astekaria/2850/lobbygintza-toxiko-bat-dago-glifosatoa-baimentzeko-europaren-erabakiaren-gibelean

Glifosato herbizida erabiltzeko baimena beste hamar urterentzat luzatu zuen azaroaren 16an Europako Batzordeak. Erabaki inkoherentea, ikusirik produktuaren toxikotasuna frogatzen duten ehunka ikerketa zientifiko daudela publikaturik. Inkoherentea ere, jakinik AEBetako 113.000 herritar indemnizatu dituela glifosatoaren ekoizle Bayer enpresak eta beste 47.000 auzi dituela oraindik esperoan –hain zuzen, herbizida erabili ondoren minbizia garatu izanagatik–. Baina, dirudienez, horrek guztiak ez du nahikoa pisu agroindustriako lobbyen parean.

Arrisku heina ikusirik, glifosatoa debekatzeko beharrik ez dagoela ondorioztatu berri du Elikagaien Segurtasuneko Europako Agintaritzak. Animalien, gizakion eta ingurumenaren gaineko ondorioak azterturik, herbizida erabiltzen segitu daiteke. Bide beretik doa Produktu Kimikoen Europako Agentzia: glifosatoa ez da kantzerigenoa eta ez dago arriskurik erabilpenean. Horiek horrela, erabileraren baimena hamar urtez luzatzearen alde agertu da Europako Batzordea azaroaren 16an.

Estatu kideen postura argirik ez denez agertu, erabilerarekin segitzearen alde egin du Bruselak, estatu bakoitzari utziz erabilpenerako baldintzak finkatzeko erabakia. Hain zuzen, Europar Batasuneko biztanleriaren %65 ordezkatuz, 15 estatuk egin behar lukete alde edo kontra, baina bi baldintza horiek ez dira bete: hamazazpik alde bozkatu dute, hiruk aurka (Luxenburgo, Kroazia eta Austria) eta zazpi abstenitu dira (Frantzia, Alemania, Italia, Herbehereak, Bulgaria, Belgika, Malta). “Beste behin, Europako Batzordeak nahiago du agrokimikaren sektoreko lobbyen aldean kokatu; abisu zientifikoak segitu, zuhurtasun printzipioa kontuan hartu eta pestizidaren debekua bere gain hartu beharrean”. Horra Greenpeacen erreakzioa.

Ozeanoaren beste aldetik etorritako abisua balitza bezala, biharamunean, azaroaren 17an, AEBetako Missouri estatuko auzitegi batek 1.500 milioi dolarreko kalte-ordaina pagatzera behartu zuen Bayer enpresa, hain zuzen, glifosatoz osaturiko Roundup produktua erabiltzen arituriko hiru herritarrek minbizia garaturik. Herbizidaren eta minbiziaren arteko lotura frogatua delako zientifikoki: 2019ko Exposure to glyphosate-based herbicides and risk for non-Hodgkin lymphoma: A meta-analysis and supporting evidence (“Glifosatoan oinarritutako herbizidekiko esposizioa eta Hodgkin ez den linfoma izateko arriskua: meta-analisia eta frogak”) ikerketak argira ekarri zuen glifosatoarekin kontaktuan dabiltzanek gisa horretako minbizia garatzeko %41 aukera gehiago dutela. Funtsean, 2015az geroztik “kantzerigeno probable” gisa sailkaturik du Minbiziari buruzko Nazioarteko Ikerketa Zentroak. Mila ikerketa “independenteren gainean” oinarritu da Munduko Osasun Erakundearen parte den egitura ondorio hori ateratzeko.

Horregatik, Europako Batzordearen erabakiaren aurka egin dute Europako bost elkartek, eta prozedurari segi, bi hilabete dituzte erabakiaren berrikuspena galdatzeko.

Glifosatoaren arriskua baieztatzen duten ikerketa zientifikoen kopurua eta Europar Batasunak ingurumenari eta elikadurari begira harturiko helburu berdeak –Farm to fork edo “etxaldetik sardexkara” programaren baitan, pestiziden erabilpena erdira jaistea 2030erako eta laborantza lurren %25 ekoizpen ekologikora bideratzea– kontuan harturik, ulergaitza da Europar Batzordearen erabakia. Soilik agroindustriako lobbyei begiratuz gero konprenitu dezakegu. “Elikagaien Segurtasuneko Europako Agintaritzak ikerketa zientifiko anitz baztertzen ditu –%90 inguru–, industrialek buruturikoak lehenetsiz”, Laurence Huc ikerlariaren arabera. Froga gisa pestiziden arloan dabilen Chuck Benbrook ekonomialari amerikarraren datua plazaratzen du: interes aurkakotasunik gabeko egileen ikerketen %75ak frogatzen du glifosatoaren toxikotasuna.

Eragin handiko lobby lana

Un lobby bruyant pour un printemps silencieux. Les tactiques de lobbying toxiques de l’industrie des pesticides contre Farm to Fork (“Udaberri isil batentzako lobby zaratatsua. Farm to Fork-aren aurka pestiziden industriak eraman lobby toxikoa) txostenean argiki agertzen da zer nolako estrategia eraginkorra duen agroindustriak montaturik. Lobbygintzak leku handia hartzen du sektoreko multinazionalen lan eta aurrekontuan. Bayer enpresak, demagun, 7.000.000 euro baliatu zituen 2021ean Europar Batasunaren baitan eragiteko. Oro har, lan ardatz ezberdinak dituzte: kontra-ikerketak glifosatoaren aldeko ondorioak zabaltzeko eta toxikotasunaz duda zabaltzeko; farm to fork-aren zikintzeko komunikazioa; AEBen gisara, aliatu dituzten beste estatuen presioa; eta beste.

Gosetearen mamuaren argudioa dute seguruenik landuenetarikoa: populazioa asebetetzeko behar den elikagai kantitatea ezin daiteke produzitu ekoizpen ekologikoan eta herbizida eta pestizidarik gabe. Ukrainako gerrak merkatuan duen inpaktua ere ederki baliatu dute argudio horri inportantzia gehiago emateko. Alta, Bioaniztasunaren Munduko Kontseiluko kopresidente Josef Settelek argi du: “Green Deal-aren iraunkortasun-helburuak deuseztatzeko saiakera politikoek ez gaituzte elikadura-krisiaz babesten, alderantziz, krisiaren areagotzea eta betikotzea dakarte”.

Hori horrela, haserre eta inpotentzia gorputzarekin begiratzen dio dagoenari Huc ikerlariak: “Substantzien segurtasuna ziurtatzean datza nire lana. Bost urte nabilela pestiziden arloan, eta hogei urte hidrokarburo eta dioxinarenean. Sutan jartzen nau ikusteak jakintza zientifikoak dauzkagula [glifosatoaren toxikotasuna frogatzeko] baina ez dutela arautegirako eta erabaki politikoetarako ezertarako balio”.

Jakinik AEBetan milaka salaketa direla glifosatoaren ekoizle Bayer-en aurka, indemnizazioak ordaintzeko prestutasuna adierazi zuen enpresak 2020an: roundup produktua erabiltzeagatik minbizia pairaturiko 113.000 herritarrei 16.000 milioi dolar banatzea. Beste 47.000 auzi ditu, ordea, bere esperoan. 113.000 zenbaki potoloa da… baina seguruenik ez da nahikoa lobbyen presioaren aitzinean burua zut gelditzeko.

Glifosatoa debekatzeko nahia deitoratzeko orduan, lobby lan horretan ezaguna dugun FNSEA sindikatuko presidenteak dio ingurumena ezin dela “laborantzatik bereizirik kudeatu”. Baina hain justu, horrek gintuen gaur egungo krisi ekologikora eraman: laborantza ingurumenetik bereizi eta produktibismoari bakarrik begira jarri  ziren. Ingurumena xehatuz. Ingurumena eta milaka laborariren osasuna xehatuz.