Le genre humain, menacé
Michel Rocard, ancien premier ministre, coauteur avec Alain Juppé de “La politique, telle qu’elle meurt de ne pas être” (JC Lattès, 314 p., 18 €).
Dominique Bourg, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne, membre du Comité de veille écologique de la Fondation Nicolas Hulot
Floran Augagneur, philosophe, enseigne la philosophie de l’écologie à l’Institut d’études politiques de Paris
Le Monde du 02.04.11
“Tous les prétextes ont été bons pour limiter le développement des énergies renouvelables”
Bernard Laponche, physicien nucléaire, expert en politique énergétique, ancien directeur de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)
Le Monde du 05.04.11
Changer de cap
PAUL ARIES, directeur de la rédaction du Sarkophage et un des théoriciens de la décroissance
Enbata-Alda ! du 07.04.11
Quelques réflexions sur la montée du FN
Isaac Johsua
Rubrique “Phénix” du site www.europe-solidaire.org 30.03.11
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Le genre humain, menacé
Michel Rocard, ancien premier ministre, coauteur avec Alain Juppé de “La politique, telle qu’elle meurt de ne pas être” (JC Lattès, 314 p., 18 €).
Dominique Bourg, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne, membre du Comité de veille écologique de la Fondation Nicolas Hulot
Floran Augagneur, philosophe, enseigne la philosophie de l’écologie à l’Institut d’études politiques de Paris
Le Monde du 02.04.11
Une information fondamentale publiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est passée totalement inaperçue : le pic pétrolier s’est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l’heure cette réalité.
Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d’exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L’exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l’étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l’énergie ne peuvent ainsi que s’affoler.
Le silence et l’ignorance d’une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l’atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires… Chocs pétroliers à répétition jusqu’à l’effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l’aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.
De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d’une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l’aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une “épistémophobie” ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d’analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d’adaptation la cause du bouleversement.
Ce qui change radicalement la donne, c’est que notre vulnérabilité est désormais issue de l’incroyable étendue de notre puissance. L'”indisponible” à l’action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l’action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé (“biohackers”). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible : l’atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.
Cette situation fait apparaître “le spectre menaçant de la tyrannie” évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n’auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l’état d’exception et de céder aux dérives totalitaristes.
Prenons l’exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l’historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l’origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed (“à comité de lecture”), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.
Ce décalage s’explique par le remplacement du souci d’une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l’étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l’effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.
Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l’objectif des seconds sont encore loin. S’il en est ainsi, c’est parce que les dirigeants de la planète (à l’exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l’ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l’éviter ?
Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s’est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l’appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.
Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l’improbable ; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu’au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu’il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n’aurons aucun moyen de les refroidir.
La démocratie sera la première victime de l’altération des conditions universelles d’existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l’eau, la fin de l’énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes… produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s’en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.
L’ampleur des catastrophes sociales qu’elles risquent d’engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C’est, hélas, une réalité historique objective. A cela s’ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.
Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s’être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.
Le stade ultime sera l’autodestruction de l’existence humaine, soit physiquement, soit par l’altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l’individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C’est l’unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s’agit guère de l’avenir, il s’agit du présent. Le cyborg n’est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu’il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d’associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.
L’idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. A l’époque des Lumières, il n’existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d’une autre. Aujourd’hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).
Les échecs répétés des conférences de l’ONU montrent bien que nous sommes loin d’unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des Etats comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l’avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.
Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d’économie 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.
Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l’immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n’agissons pas promptement, c’est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.
Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l’écologie.
“Tous les prétextes ont été bons pour limiter le développement des énergies renouvelables”
Bernard Laponche, physicien nucléaire, expert en politique énergétique, ancien directeur de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)
Le Monde du 05.04.11
Dans un chat sur LeMonde.fr, Bernard Laponche, physicien nucléaire, expert en politique énergétique, ancien directeur de l’Ademe, estime que la réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité, jusqu’à sa disparition d’ici une vingtaine d’années, est un chemin crédible.
Jean : Au regard du facteur de charge des énergies renouvelables : 20-25% pour l’éolien et 10-15% pour le solaire, contre 60-90% pour le nucléaire et les énergies fossiles, n’est-il pas illusoire de penser pouvoir répondre à la demande mondiale uniquement par ces énergies dites “vertes” ?
Bernard Laponche : Un certain nombre d’énergies renouvelables sont effectivement intermittentes ou variables. Par exemple, le photovoltaïque ne marche que le jour, l’éolien a besoin de vent. En revanche, l’hydraulique au fil de l’eau marche en permanence, donc a un facteur de charge du même ordre que celui du nucléaire ou des fossiles. Et quant à l’hydraulique de barrage, elle est faite exprès pour fonctionner en périodes de pointe, pour suivre la courbe de charge de la consommation, ce que ne peut pas faire le nucléaire, par exemple.
Ensuite, c’est vrai qu’une éolienne ou un parc d’éoliennes dans un lieu donné a une production variable avec le vent, mais si l’on prend un territoire géographique assez étendu, on sait qu’il y a des compensations, et cette variabilité est beaucoup moindre.
Deuxièmement, il ne faut pas raisonner sur une seule énergie renouvelable. Ce qui est important, c’est la combinaison des énergies renouvelables. Et si l’on combine hydraulique, éolien, photovoltaïque et biomasse, celle-ci pouvant suivre n’importe quelle courbe de charge, on voit qu’on peut répondre à la demande aussi bien qu’avec des centrales à combustible fossile.
Si la demande mondiale continue à augmenter au rythme actuel, ni les fossiles, ni le nucléaire, ni les énergies renouvelables ne pourraient y répondre. Il faudrait les ressources de quatre planètes. Donc le premier effort doit porter sur les économies d’énergie, la réduction très forte de consommation des pays riches.
A cette condition, et à l’horizon d’un demi-siècle, je pense qu’on peut arriver à ce que l’ensemble de la consommation mondiale d’énergie soit couvert par les énergies renouvelables.
Denis : Ne pensez-vous pas qu’il faille privilégier la sortie du pétrole plutôt que celle du nucléaire ?
Là encore, la situation de la France est très particulière par rapport aux autres pays. Si vous vous placez au niveau mondial, le pétrole représente 33 % de la consommation d’énergie mondiale, l’uranium, 6 %. Donc au niveau mondial, la question du pétrole est prépondérante, et la question du nucléaire est tout à fait secondaire.
En d’autres termes, si on considérait globalement qu’il faut arrêter le nucléaire, cela ne changerait pas grand-chose, alors qu’en France c’est un problème majeur car les trois quarts de notre consommation d’électricité sont assurés par le nucléaire.
Donc la France a un double problème : une dépendance au pétrole, à peu près la même que celle des autres pays, et doit donc faire des politiques de réduction de la consommation de pétrole, c’est-à-dire agir essentiellement sur les transports ; et elle a aussi une dépendance au nucléaire, et doit donc faire des économies d’électricité.
Par rapport à ces deux dépendances, elle doit développer des énergies renouvelables à la fois pour la production d’électricité et pour la production de chaleur.
Elise : Le nucléaire monopolise environ 90 % du budget recherche sur l’énergie en France ? Ne faudrait-il pas commencer par réorienter cet argent pour offrir à d’autres énergies moins dangereuses et si possible renouvelables la possibilité d’évoluer véritablement ?
Il y a une disproportion évidente et historique entre les budgets de recherche sur le nucléaire – il faut voir par exemple l’argent consacré à ITER – et ceux consacrés aux énergies renouvelables. Il y a deux raisons à cela : d’une part, l’Etat a toujours considéré que le nucléaire devait être prioritaire ; et d’autre part, le nucléaire est tellement complexe que les recherches nécessaires sont sans fin. Et d’une façon générale, s’il n’y avait pas un soutien permanent et très fort de l’Etat sur le nucléaire, il est certain qu’il y a longtemps qu’on l’aurait abandonné.
Annie Laroquebrou : Parmi les pays ayant à peu près le même niveau de vie que la France, que sait-on des consommations d’énergie électrique par habitant ?
Je peux vous donner l’exemple pour deux pays voisins, la France et l’Allemagne : les consommations d’électricité par habitant en 2008 sont pour l’Allemagne 6 000 kWh par an, et pour la France, 7 000 kWh, donc nettement plus. D’autre part, l’industrie allemande est plus importante que l’industrie française, et donc une part importante de l’électricité en Allemagne va vers son industrie.
La consommation d’électricité dans le secteur résidentiel en France comprend une part importante pour le chauffage électrique, ce qui est une aberration. Mais même si on compare les consommations dans ce secteur entre l’Allemagne et la France, sans compter les utilisations thermiques – le chauffage, l’eau chaude et la cuisson –, la consommation en Allemagne par habitant est inférieure de 20 % à 30 % par rapport à celle de la France.
Autre exemple : la Californie, l’un des Etats parmi les plus riches et les plus développés de la planète, probablement. La consommation d’électricité par habitant est de 6 000 kWh par an, donc nettement inférieure à celle de la France. Cela montre qu’il y a un potentiel très important d’économies d’électricité en France, par exemple dans l’industrie, où on introduit partout des moteurs très performants, sachant que 70 % de la consommation d’électricité dans l’industrie est justement celle des moteurs. Dans le secteur des bâtiments – logements ou activités tertiaires –, il y a des dépenses de chauffage et d’eau chaude qui peuvent être assurées par autre chose que par l’électricité, et en particulier par le chauffe-eau solaire, qui est une technique très simple, très répandue dans certains pays.
Il est quand même assez étonnant de constater qu’il y a dix fois plus de chauffe-eau solaires en Allemagne qu’en France, alors que notre potentiel solaire est beaucoup plus important que celui de l’Allemagne.
Super5 : L’Allemagne, qui veut sortir du nucléaire, fonde son modèle énergétique sur le charbon, le pétrole… et l’importation d’électricité nucléaire française ! Peut-on parler d’hypocrisie ?
La question a beaucoup de points faux. Il y a deux légendes : l’Allemagne se repose essentiellement sur le pétrole, et celle de l’importation d’électricité. La France importe plus d’électricité d’Allemagne que celle-ci n’en importe de France. Donc l’hypocrisie est plutôt du côté de la France, qui importe une électricité dont la production génère des émissions de CO2, qui ne sont pas comptées en France.
Deuxièmement, sur le pétrole par habitant, la France consomme un peu plus de pétrole que l’Allemagne. En ce qui concerne le charbon, il est surtout utilisé en Allemagne pour la production d’électricité, dont il représente 40 %. A comparer aux 80 % de nucléaire en France. D’autre part, si on regarde la production d’origine renouvelable, en 1991, l’année de la réunification de l’Allemagne, la part des renouvelables dans la production d’électricité en Allemagne était de 4 %. Aujourd’hui, elle est de 18 %, et l’objectif pour 2020 est de 35 %. C’est-à-dire supérieur à la part du nucléaire pour la production d’électricité en Allemagne, qui est de 30 %.
A l’inverse, la France avait une proportion de production d’électricité d’origine renouvelable de 11 % en 1991, surtout basée sur la composante historique hydraulique, les grands barrages des années 1950, et cette proportion n’est que de 14 % aujourd’hui. Donc on voit bien que l’Allemagne s’est placée sur une trajectoire plus importante du côté efficacité énergétique, d’une part, et beaucoup plus importante du côté du développement des énergies renouvelables.
Patrick : Au delà de l’incitation simple à l’économie d’énergie, comment changer les comportements ? En augmentant les prix ?
Effectivement, il y a de bons esprits qui expliquent que c’est très simple, il suffit d’augmenter considérablement les prix, les gens seront coincés, et on baissera les consommations d’énergie. C’est très discutable à deux points de vue.
Le premier, c’est que dans certains cas, vous êtes obligé d’utiliser votre voiture parce qu’il n’y a pas de transports en commun, donc l’augmentation des prix réduira vos ressources financières, mais pas forcément la consommation d’énergie. A ce moment-là, l’effet des prix entraînera chez les gens les plus pauvres ou même la classe moyenne une réduction du niveau de vie, du confort. Ce ne sera donc pas une méthode qui conservera le type de vie qu’ils avaient, mais qui représentera des restrictions.
C’est encore plus vrai pour les pays pauvres au niveau de la planète, qui importent des produits pétroliers très chers. De la même façon qu’on peut ruiner les moins riches dans les pays riches, on peut certainement ruiner les pays pauvres. C’est donc une réponse facile, mais qui peut être inefficace, et qui est extrêmement injuste.
La deuxième attitude, c’est qu’il y ait à la fois des prises de conscience qui font qu’on a un comportement différent par rapport à l’énergie. Par exemple la température de confort, même du point de vue de la santé, on dit que c’est plutôt 19°C que 23°C. C’est donc mieux du point de vue énergétique, mais aussi de celui de la qualité de vie.C’est vrai pour beaucoup de choses. Par exemple quelqu’un, que ce soit chez lui ou au bureau, ne laissera pas un robinet ouvert. En revanche, il laissera la lumière allumée.
Donc on peut jouer sur les comportements d’usage et les comportements d’achat, par exemple, acheter des appareils plus efficaces. Personnellement, j’ai travaillé dans beaucoup de pays sur cette question d’économies d’énergie, et je pense que les réglementations, les informations, le développement de bâtiments qui consomment peu, la commercialisation d’appareils efficaces, c’est-à-dire des politiques et des mesures, sont beaucoup plus efficaces et intelligentes que l’effet prix.
Orel : Quelle crédibilité accordez-vous aux propositions de sortie du nucléaire en France à l’horizon 2050 avancées notamment par le Parti socialiste et Europe Ecologie-Les Verts ?
Sur les politiques proposées actuellement, je pense qu’il faut qu’elles soient exprimées clairement, c’est-à-dire que la priorité doit être donnée aux économies d’énergie et d’électricité. Dans ces conditions, il est crédible de modifier profondément le système énergétique et de réduire progressivement la part du nucléaire dans la production d’électricité, jusqu’à arriver à son extinction sur une vingtaine d’années, et d’assurer une part très majoritaire de la production d’électricité par des énergies renouvelables. Mais la crédibilité repose sur la mise en place de programmes effectifs de rénovation énergétique des bâtiments, de transports collectifs, de trains et de diffusion d’équipements et d’appareils performants.
Nicolas : A l’échelle de la France, compte tenu de sa géographie (vent, fleuves, rivières, ensoleillement…), peut-on sortir d’un modèle 80-85% thermique ou nucléaire sans recouvrir le territoire de panneaux solaires ou d’éoliennes ?
Ogier : J’ai entendu dire que, en France, pour passer du nucléaire à des énergies renouvelables telles que les éoliennes, il faudrait des parcs à éoliennes d’une superficie plus grande que celle de la France elle-même. Est-ce correct ?
Barbara : Le potentiel énergétique de la France toutes énergies renouvelables confondues permet-il de supprimer totalement le nucléaire ?
Il faut voir que le premier avantage des énergies renouvelables est leur caractère local. Je reviens sur l’exemple des chauffe-eau solaires. Il doit y en avoir quelques unités sur la ville de Marseille, alors que l’ensoleillement y est colossal. Donc on pourrait, en équipant les toitures d’une ville comme Marseille, avoir une production pour le chauffage et l’eau chaude considérable, sans gâcher quoi que ce soit et occuper des terrains. C’est un peu pareil pour le photovoltaïque. Il est évident qu’il ne faut pas mettre de grandes installations photovoltaïques sur des terres agricoles. En revanche, on peut équiper des terrains stériles, mais surtout, là encore, équiper les toitures.
De la même façon, nous avons en France un potentiel considérable de biomasse, et on sait qu’une forêt bien entretenue fournit un potentiel annuel très important pour la production de chaleur et même d’électricité, avec des unités de taille petite adaptées aux besoins locaux. Par exemple les petits réseaux de chaleur. Et encore une fois, l’entretien de la forêt est plutôt favorable au respect du patrimoine que l’inverse. Donc on peut très bien développer beaucoup plus les énergies renouvelables sans gaspiller des terrains ou détruire des forêts. C’est moins destructeur que de faire des trous pour le gaz de schiste.
Melajara : Quelle est la véritable raison pour laquelle l’Etat a tué l’économie florissante qui commençait à s’établir à propos des équipements solaires ? Pression du lobby électronucléaire ?
D’une part, la seule préoccupation sur ces questions énergétiques, à part des efforts assez importants sur les économies d’énergie et même sur les énergies renouvelables, entre le premier choc pétrolier de 1975 et le contre-choc pétrolier de 1986, a été le soutien inconditionnel au programme nucléaire. Dans ces conditions, le développement des énergies renouvelables, malgré les déclarations fanfaronnes, a été considéré comme contradictoire à cette domination nucléaire.
Et par conséquent, de la même façon qu’il a été pratiquement impossible de faire des économies d’électricité, tous les prétextes ont été bons pour limiter le développement des renouvelables. Et il est clair que le lobby électronucléaire a été et reste extrêmement actif dans ce domaine. Le drame est qu’il est totalement soutenu par l’appareil d’Etat.
Tania : Les énergies renouvelables sont-elles plus chères pour le consommateur ?
Gwendal : Quel budget pour passer au “tout renouvelable” ?
Sur la question des coûts, premier point : ce qui compte, ce n’est pas seulement le coût de l’énergie, c’est à combien vous revient un service rendu, le confort dans votre maison. Donc la comparaison n’est pas seulement entre différentes façons de produire de l’énergie ou de l’électricité, mais aussi la question de la consommation. Et on comprend bien que si j’ai une maison très bien isolée et qui utilise au mieux les apports solaires, ma facture énergétique, quel que soit le produit énergétique que j’utilise, sera très inférieure. Donc du point de vue économique, ce sont à nouveau les économies d’énergie qui sont prioritaires.
Si maintenant on compare les coûts de production de l’électricité, ce que l’on constate d’abord, c’est que depuis le début de la construction des centrales nucléaires, le coût du kWh nucléaire n’a cessé d’augmenter. Le dernier exemple étant le coût estimé aujourd’hui du kWh produit par la nouvelle centrale EPR, qui est très supérieur au coût des centrales précédentes.
Il faut également tenir compte du fait que certains coûts ne sont pas correctement pris en compte, comme le coût du démantèlement des centrales, et celui des déchets radioactifs, dont on sait que c’est une dépense qui durera très longtemps.
A l’inverse, le coût du kWh produit par les énergies renouvelables est nettement inférieur pour l’hydraulique, proche de la compétitivité pour l’éolien et la biomasse, encore nettement supérieur pour le photovoltaïque, mais le coût de celui-ci diminue actuellement d’environ 5 % par an. Donc on peut dire que très probablement aux environs de 2020, du fait de l’augmentation plus que probable des coûts des combustibles fossiles et du nucléaire, la compétitivité sera atteinte pour pratiquement toutes les énergies renouvelables.
Jp Guébourg : Merci de nous parler des grands espoirs que représente la biomasse.
Tao : Les énergies alternatives ne concernent pas uniquement les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, pourquoi n’est-il pas fait mention des centrales solaires thermodynamiques et de géothermie à haute température ?
Marc : Quand on parle d’énergies renouvelables, on cite toujours l’éolien et le solaire. On ne parle jamais des hydroliennes. Or l’hydrolien présente une efficacité plus élevée car les courants marins sont toujours là, contrairement au vent ou au soleil absent la nuit. Croyez-vous que l’hydrolien constitue une alternative crédible ? Où en est le développement dans ce domaine ?
Le mot énergie renouvelable recouvre des techniques très différentes. Celles qui sont aujourd’hui sur le marché et qui se développent le plus, c’est l’hydraulique, la biomasse, et plus récemment, l’éolien et le photovoltaïque. Mais il y en a bien d’autres.
Commençons par la biomasse. J’en ai parlé pour la production de chaleur ou d’électricité. Il y a aussi la possibilité de produire des carburants. Mais il faut faire très attention car il ne faut pas que cette production prenne le pas, d’une part sur la production agricole, et, d’autre part amène, comme c’est déjà le cas dans certains pays, à la destruction des forêts primaires. Je crois qu’il faut résister à cette tentation de trouver un nouvel “eldorado vert”.
Les autres sources : d’abord la géothermie, qui utilise l’eau chaude à température moyenne pour le chauffage, comme en Ile-de-France. Cela pose parfois des problèmes de corrosion, mais c’est une énergie intéressante. On peut aussi utiliser la chaleur de la terre ou des nappes d’eau pour des pompes à chaleur.
Il existe quelques projets de géothermie à haute température en zones volcaniques, comme à Bouillante, en Guadeloupe, et des expérimentations sur la chaleur des roches profondes. L’autre grande catégorie, ce sont les énergies marines, comme la marémotrice, les hydrauliennes, et l’énergie des vagues.
Enfin, effectivement, le solaire, qui est utilisé pour la production de chaleur ou d’électricité, comprend également les centrales thermodynamiques par concentration du rayonnement solaire par des miroirs.
Patrick : Et l’Europe dans tout ça ? Que pensez-vous de la dynamique européenne en matière d’énergies renouvelables ?
Pour le moment, la France est tirée par l’Europe. Il y a un certain nombre de pays en pointe, et petit à petit, l’Europe progresse en suivant les meilleurs. C’est ainsi que les directives sur les équipements efficaces, l’étiquette sur les performances des appareils sont venues d’Europe. De même, les directives sur la part d’énergies renouvelables dans la consommation d’énergies en 2020. Et auparavant, les obligations sur la part dans la production d’électricité. Et aussi les directives sur la qualité énergétique des bâtiments, et même la directive très précise sur l’efficacité énergétique. Donc, quelquefois, on peut se plaindre de l’Europe, mais sur le plan de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, elle est plutôt moteur, surtout le Parlement européen. Car sur ces questions, chaque Etat, à part quelques-uns, a tendance à freiner, et le Parlement européen est en avant par rapport aux Etats.
Chat modéré par Grégoire Allix et Emmanuelle Chevallereau
Changer de cap
PAUL ARIES, directeur de la rédaction du Sarkophage et un des théoriciens de la décroissance
Enbata-Alda ! du 07.04.11
Paul Ariès, directeur du Sarkophage (journal d’analyse politique des gauches antiproductivistes), répond aux questions d’Alda! avant la visio-conférence “Changer de cap” qu’il animera le mardi 19 avril à 20h30 au local de la Fondation Manu Robles-Arangiz à Bayonne.
“Nous vivons une véritable crise systémique (écologique, économique sociale, politique, humaine, etc). Ce qui fait lien, c’est le fait que nous avons perdu la capacité à nous donner des limites. Un individu incapable de se donner des limites va nécessairement les chercher dans le réel : conduites à risque, toxicomanie, suicides, etc. Une société incapable de se donner des limites va aussi les chercher dans le réel : épuisement des ressources, réchauffement planétaire, explosion obscène des inégalités. La grande question pour le 21e est donc de renouer avec cette capacité à se donner des limites, ce qui suppose d’en finir avec l’économisme (cette idée que «plus serait forcément égal à mieux») de droite ou de gauche. (…) Ce monde de la marchandise, cet univers capitaliste, ne font plus société. La déliaison domine partout. Mon inquiétude est donc tout autant anthropologique que sociale ou écologique. Il ne faut pas seulement se demander quelle Terre nous léguerons à nos enfants mais quels enfants nous lèguerons à la planète.(…) Le grand enjeu est donc de remettre la «fabrique de l’humain» au cœur des réflexions et actions et pour cela d’admettre que la décroissance économique des riches est la condition d’une croissance en humanité de tous.(…)
Mots-obus et mots chantiers
Nous ne pouvons donc plus refouler la grande question historique qui est celle du partage. Puisque le gâteau mondial (PIB) ne peut plus grossir, nous devons changer sa recette (qu’est-ce qu’on produit ? comment ? pour qui ?) afin de pouvoir le partager. L’époque est donc bien au retour des partageux. Le moment est donc venu pour moi de lier nos mots-obus (décroissance, anticapitalisme, antiproductivisme) à des mots chantiers: le ralentissement contre le culte de la vitesse, la relocalisation contre le mondialisme, la coopération contre l’esprit de concurrence, le choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance, la gratuité contre la marchandisation. La décroissance La décroissance est un mot-obus qui sert à décoloniser notre imaginaire. La décroissance ce n’est certainement pas de faire la même chose en moins, ce n’est donc pas une incitation à se serrer la ceinture, un peu, beaucoup, passionnément, etc. Je sais bien que cette tentation existe au sein de certains membres de la décroissance mais qu’on ne compte pas sur moi pour être un relais du MEDEF ou du FMI (DSK). La bonne façon de différencier un décroissant de droite et un objecteur de croissance de gauche est simple. Le premier croit que le système va s’effondrer de lui-même en raison notamment d’une panne sèche, le second pense, au contraire, que le productivisme n’a pas fini de nous pourrir la vie et de détruire la planète (gaz de schiste par exemple).
Gratuité du bon usage
Un autre critère est celui de la gratuité et du revenu minimum inconditionnel. Tous les OC sont partisans d’un revenu maximum autorisé, mais ils se divisent ensuite sur la nécessité de donner à chacun de quoi vivre sans contrepartie. Je suis tout autant pour la décroissance économique que pour la gratuité du bon usage. L’un ne peut aller selon moi sans l’autre, sauf à rester prisonnier de l’économisme. Le «toujours moins» est simplement l’autre face du «toujours plus». C’est la raison pour laquelle j’ai lancé le mot d’ordre de grève générale de la consommation, autre façon de dire que je suis pour l’usager maître de ses usages, bref pour une société qui satisfasse d’abord démocratiquement les besoins sociaux fondamentaux. Je n’ai pas par ailleurs le fétichisme des mots, décroissance, objection de croissance, simplicité volontaire, sobriété joyeuse, convivialisme, «buen vivir» mexicain et bolivien, «sumak kawsay» en langue quinchua (indigènes amerindiens), tous ces termes cherchent une façon de dire que la voie vers la vie bonne (eudémonia) n’est pas dans le «toujours plus», donc pas dans le capitalisme intrinséquement productiviste, mais pas davantage dans un socialisme productiviste et autoritaire.
Relocalisation
La relocalisation n’est pas d’abord selon moi un enjeu écologique ou économique. C’est avant selon moi une question politique, culturelle, anthropologique, bref humaine. Cette relocalisation ne peut aller sans transfert de compétences, sans invention d’un espace géo-politique capable de porter un projet antiproductiviste, sans respect et valorisation des cultures, des façons de faire et de sentir différentes. Redonner de la vie aux identités c’est tout sauf de s’enfermer dans des identités figées. Ma conception du local est donc celle du «local sans les murs», c’est dire que le projet de société que je porte n’a rien de commun avec la xénophobie, l’enfermement sur soi. J’ai pu montrer lors de mes travaux sur l’alimentation mais aussi sur les sectes que l’ouverture à soi est la condition même de l’ouverture aux autres (et réciproquement). Cette relocalisation a néanmoins un versant économique essentiel. La globalisation économique a permis certes de réaliser des économies d’échelle mais grâce à une énergie bon marché, grâce à l’exploitation des peuples et des pays du Sud, grâce aussi à la casse des cultures populaires, régionales, nationales. Cette globalisation est un échec pour les peuples car elle ne profite qu’à une infime minorité. La seule façon par exemple de nourrir 7 milliards d’humains n’est pas la fuite en avant dans les biotechnologies mais de développer une agriculture relocalisée, mais aussi resaisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée, assurant la bio-diversité. Nous devons changer la fiscalité pour pénaliser les déplacements de produits mais nous devons aussi créer des monnaies régionales (et pourquoi pas même fondantes). Cette relocalisation imposera aussi de repenser des normes juridiques en fonction des lieux, afin de préserver par exemple la biodiversité des lieux de vie et empêcher ce processus immonde à la fois de standardisation (banlieues entrepôts) et de gentrification urbaines, avec des règles d’architectures différentes d’un lieu à l’autre. Je suis enfin convaincu que la seule chance d’en finir aujourd’hui avec le capitalisme c’est de réapprendre à lier socialisme et autochtonie, émancipation et cultures. Ce n’est pas par hasard que le seul continent où le socialisme se conjugue encore au présent soit l’Amérique du Sud car la gauche a su y épouser les communautés indigènes. Le jour où la gauche retrouvera le chemin des cultures populaires, des cultures rurales, des cultures locales, elle aura déjà accompli un bout du chemin…qui conduit à la fois vers l’émancipation économique, sociale, politique, bref humaine.
Renchérissement du mésusage
Le grand combat aujourd’hui n’est plus de manifester pour le pouvoir d’achat mais de défendre et étendre la sphère de la gratuité. Tout ne peut être gratuit, donc il faut faire des choix. Veut-on la gratuité du stationnement pour les voitures, ou celle de l’eau vitale, de la restauration scolaire, des transports en commun, des services funéraires, etc. Je propose donc un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage. Pourquoi paye-t-on l’eau, le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ? Ce qui vaut pour l’eau vaut pour l’ensemble des biens communs. Il n’y a pas de définition objective ou moraliste du bon usage et du mésusage, mais seulement une définition politique, c’est ce que les gens en feront. L’enjeu est double : donner du grain à moudre à la démocratie participative en n’oubliant jamais que la vraie démocratie, c’est toujours de postuler la compétence des incompétents, de rendre la parole à ceux qui en ont été privés, réapprendre à redevenir des usagers maîtres de nos usages, mais aussi combattre l’insécurité économique. La force du système est sa capacité à insécuriser les gens…ce qui fonde la possibilité d’un gouvernement par la peur et du renforcement répressif. Sécuriser les personnes économiquement Si je suis partisan d’un revenu garanti couplé à un revenu maximal autorisé, c’est aussi parce que je fais le pari que des personnes sécurisées économiquement pourront développer les autres facettes de leur personnalité : nous ne sommes pas seulement des forçats du travail et de la consommation, mais aussi des citoyens, des artistes, des amants, etc. Nous devons repoétiser nos existences, libérer un désir authentique. Souvenons-nous de la place des poètes dans la Résistance ? C’est pourquoi je suis aussi pour un retour de la morale en politique. Nous devons réapprendre à parler au cœur et aux tripes. Nous devons regarder davantage les «gens de peu» que les couches moyennes. Le slogan de la décroissance «moins de biens, plus de liens» exprime ce désir d’une décroissance économique et d’une croissance en humanité. L’une ne peut pas aller sans l’autre.”
Quelques réflexions sur la montée du FN
Isaac Johsua
Rubrique “Phénix” du site www.europe-solidaire.org 30.03.11
Les récentes élections cantonales ont été l’occasion d’une forte montée du FN. Vote de désespoir, fait de rejets, de dégoûts, et qui s’explique avant tout par la terrible fermeture de l’horizon politique, où il y a peut-être une alternance, mais certainement pas d’alternative. Cependant, on ne peut rendre compte des points marqués par le FN par cette seule configuration, qui valait avant les cantonales et vaudra sans doute après. Un changement rapide et récent du positionnement politique de cette formation a contribué à ce succès, une évolution sans doute facilitée par les modifications à la tête du parti, mais qui ne s’y réduit pas.
Le programme raciste et xénophobe du FN est bien connu, qu’il s’agisse de la guerre contre l’immigration et les immigrés, de la dénonciation de « l’étranger » ou de la « préférence nationale » (à l’emploi, au logement, aux prestations sociales). S’y ajoute une politique familialiste et « le retour des femmes au foyer », amplifiée par la demande de Marine Le Pen de « cesser de rembourser l’avortement » . Ces tendances lourdes sont toujours présentes (Marine Le Pen demande « un moratoire » sur l’immigration et que les clandestins soient « repoussés » hors des eaux territoriales ) et s’il y a bien un glissement récent des énoncés politiques, il a lieu ailleurs. Sous l’égide de Jean-Marie Le Pen, le programme économique du FN était d’inspiration nettement libérale : il fallait « libérer le travail », l’Etat était accusé de « prendre à la gorge » des entreprises victimes des taxes mais surtout soumises à « une législation du travail pesante et empêchant toute souplesse » . Ainsi que le dit Jean-Richard Sulzer, professeur de finance à Dauphine et conseiller économique du Front, « alors que son père était ultralibéral, par réaction au communisme, Marine Le Pen est dirigiste, dans le sens colbertiste du terme. C’est-à-dire qu’elle n’est pas contre un Etat fort » . Ainsi, face à la hausse des prix de l’énergie, elle propose une nationalisation des entreprises « stratégiques » de l’énergie et des transports, voire de certaines banques .
Rien n’est encore définitivement fixé, l’évolution se fait par à-coups, mais le sens dans lequel elle se fait est clair : l’accent est mis désormais sur l’intervention de l’Etat et sur « le social ». Ainsi, en ce qui concerne les retraites, en-dehors de 40 annuités de cotisation et du développement de régimes de retraite complémentaires par capitalisation, le FN demandait un âge légal de départ à la retraite à 65 ans Lors du grand conflit sur les retraites, ce passage a mystérieusement (et significativement) disparu du programme en ligne . Ensuite, dans la présentation faite par Challenge, bien plus récente, la position du FN est énoncée de la façon suivante : 40 années de cotisation pour tous, mais suppression de tout âge légal de départ .
Enfin, lors de sa campagne des cantonales, Marine Le Pen a simplement demandé « la retraite à 60 ans » , comme les innombrables manifestants l’avaient fait il n’y a pas si longtemps. Du temps de Jean-Marie Le Pen, les 35 heures étaient considérées par le Front comme une source de « désorganisation des entreprises et d’augmentation injustifiée de la masse salariale » . Après son enquête auprès du FN, Jérôme Lefilliâtre affirme le 11/03/2011 sur Challenge.fr « le Front national ne touchera pas à la durée légale du travail » et Jean-Richard Sulzer précise « Nous ne sommes pas opposés aux 35 heures, sauf accord de branche » . Du temps de Jean-Marie Le Pen, il s’agissait surtout de dénigrer l’emploi public. L’Etat, disait le programme du FN, avait été « progressivement paralysé par la masse arthritique des fonctions publiques hypertrophiées, véritables troupeaux de mammouths ». Il fallait abolir les « privilèges » de la fonction publique, et s’il y avait accord pour maintenir les services publics c’étaient ceux, « stratégiques », liés à la fonction régalienne et, prioritairement (bien évidemment) la police. Pour le reste, étaient prévus « introduction du principe de mobilité » et « non-remplacement d’une partie des départs en retraite » . Pour la campagne des cantonales, ce langage a disparu et Marine Le Pen, s’adressant aux fonctionnaires, promet (selon Le Parisien) « la fin des réductions d’effectifs » ainsi que « des hausses de salaires » . D’ailleurs, l’économiste Nicolas Pavillon, qui travaille également au projet du FN, affirme « nous défendons le retour à l’échelle mobile des salaires », qui est une vieille revendication syndicale.
Nous sommes face à une véritable transformation du FN, d’ampleur, qui n’est pas d’ordre conjoncturel, ou seulement liée au changement de direction à la tête de la formation ou encore d’ordre strictement opportuniste, pour « tromper son monde », « faire social ». Il s’agit d’une évolution de fond, par laquelle le FN, loin de prendre ses distances avec l’idéal fasciste, s’en rapproche au contraire et trouve ses véritables bases. N’oublions pas que le parti nazi allemand s’appelait « national-socialiste ». Ramassée en deux mots accolés, nous avons ici l’articulation contradictoire qui forme le fascisme. En effet, le discours fasciste a deux ennemis, et c’est le combat sur ces deux fronts qui en fait l’originalité. D’un côté, l’ennemi c’est le capitaliste, sous la forme du riche, du manipulateur d’argent, du spéculateur ; de l’autre côté, l’ennemi c’est l’autre travailleur, avec qui on est en situation de concurrence directe, pour l’emploi, le salaire, le logement, les allocs, etc. Il est frappant de constater que nous sommes ainsi confrontés aux deux dimensions constitutives du prolétaire : opposé à la bourgeoisie, mais aussi aux autres travailleurs, avec qui il est en situation de concurrence perpétuelle, cette seconde opposition prenant la forme du racisme ou de la xénophobie. Le syndicat ne se fixe-t-il pas comme première mission de constituer un front de classe face au patronat, et, pour cela, de surmonter les divisions qui scindent les rangs ouvriers ? Qui dit surmonter ne désigne-t-il pas des divisions qui ne sont pas effacées, mais seulement dépassées, ne désigne-t-il pas cette tendance permanente, créée et encouragée par le système, à se faire la guerre les uns les autres ?
Le public fasciste est celui des « petites gens », qui demandent qu’on les protège, d’un côté des « gros » (et de leurs connivences) et de l’autre, de ceux qui sont encore plus démunis qu’eux et peuvent, de ce fait même, les menacer. N’est-il pas intéressant de relever que c’est sur ces deux dimensions que s’ouvre et se ferme le Manifeste du parti communiste, de Marx et d’Engels ? Il débute par la formule bien connue : « L’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes », désignant d’entrée de jeu l’ennemi, c’est-à-dire un système d’exploitation et la classe qui en tire profit. Mais le même Manifeste se clôt en nous disant, au contraire, qui n’est pas l’ennemi, en lançant l’appel : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
Cela explique pourquoi le vote populaire de rejet de la politique suivie en commun par la droite et la gauche auquel nous assistons est un vote d’extrême-droite et non d’extrême-gauche. En effet, s’il s’agit d’exprimer une radicalisation, une colère, le refus d’une politique au service des riches, pourquoi voter FN plutôt que révolutionnaire ? C’est que le vote FN vise deux ennemis, alors que le vote révolutionnaire appelle à la solidarité des travailleurs de tous pays. Un tel vote révolutionnaire a surtout un sens quand nous sommes dans une phase montante de la lutte des classes, quand les travailleurs ont l’impression qu’on peut « sortir par le haut », en s’y mettant « tous ensemble ». Il perd de son sens, au contraire, quand nous sommes dans un phase de reflux, même temporaire : le grand mouvement sur les retraites s’est quand même terminé sur un échec et le vote FN est un vote de défaite.
Ceci étant dit, la montée du FN n’est pas seulement due à une conjoncture qui lui est favorable. Le nouveau programme qu’il a mis en avant a aussi joué son rôle. Tel a été plus particulièrement le cas pour un point de ce programme, qui a eu un très grand impact : le protectionnisme. Le FN demande « l’arrêt du dumping social des pays où la concurrence de la main-d’œuvre ruine des pans entiers de nos industries » et « le rétablissement de nos frontières qui permettrait de réguler ces dumpings sociaux, économiques et environnementaux », en particulier à l’aide de droits de douane élevés . Voilà un discours qui demeure en porte-à-faux quand, de façon totalement contradictoire, il se combine avec une orientation libérale, comme c’était le cas de l’ancien programme du FN. Mais voilà un discours qui, au contraire, fait mouche (y compris auprès de militants syndicaux) quand, renonçant à la visée libérale, il se combine avec des propositions en apparence « sociales ». Alors que les programmes de gauche se contentent, soit d’entériner la mondialisation libérale (cas du PS), soit de la dénoncer (mais sans guère faire de propositions), le FN, avec ce thème, donne l’impression d’apporter une solution concrète, à portée de main. « Y a qu’à » fermer les frontières, se protéger de l’extérieur. Dès lors, la lutte contre l’immigration, contre « l’étranger » trouvent leur place, n’apparaissant plus que comme des dimensions d’un programme plus vaste : l’ennemi, c’est ce qui vient du dehors, replions-nous, restons entre nous.
Ce discours porte d’autant plus qu’à gauche la question du protectionnisme est pratiquement taboue. Le PS entérine sans discussion le modèle néolibéral actuel ; même la plus grave crise économique depuis celle de 1929 n’a pas suffi à le remettre en cause à ses yeux. A la gauche du PS, la critique du néolibéralisme est radicale, mais la question du protectionnisme est rarement débattue ouvertement en tant que telle. C’est pourquoi quelques mots sur le sujet peuvent être utiles. N’oublions pas que le mouvement altermondialiste a d’abord été désigné comme antimondialiste, et qu’il a fallu toute une bataille pour que, dans les médias, il prenne son véritable nom. Le FN est contre la mondialisation, nous sommes pour une autre mondialisation. Nous sommes contre une mondialisation gouvernée par des forces de marché, pour une mondialisation maîtrisée par les peuples, par le biais de débats et d’une entente politique.
Pour autant, nous ne sommes pas dupes. Pouvons-nous construire un système social au service des travailleurs avec une économie ouverte à tous les vents ? Pouvons-nous sauver la protection sociale dans le cadre d’une économie dévastée par la concurrence universelle de tous contre tous ? Ce n’est guère envisageable.
C’est pourquoi, dans mon dernier ouvrage (La grande crise du XXIe siècle ) j’avais fait la proposition suivante : « Nous devons remettre en cause l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et conserver l’option d’un contrôle des flux de capitaux. La politique actuelle de l’émergence (telle que pratiquée, par exemple, par la Chine) installe la guerre féroce de tous contre tous. Il faudrait faire basculer son centre de gravité du “tiré par les exportations” vers un développement autocentré, qui se tournerait vers les immenses besoins non satisfaits des populations concernées. La traduction de ces principes devrait être, dans les rapports avec les pays en voie de développement, des accords commerciaux bi ou multilatéraux fréquemment révisés, des accords qui soumettraient à contrôle et à encadrement les flux commerciaux dans les deux sens. Le pendant du décrochage de la locomotive exportations serait l’instauration d’une véritable aide publique au développement. Il ne s’agit pas simplement de revenir en arrière, en restaurant les anciens volumes de l’aide: il faut faire bien plus et mieux, en insistant sur les projets locaux et la participation des populations concernées, en contrôlant l’utilisation des fonds, en surveillant l’application (souvent inconsidérée) des techniques des pays développés. Evidemment, le préalable à toutes ces mesures c’est faire face aux besoins les plus urgents, et en particulier, abroger la dette des pays pauvres et mettre en pratique la souveraineté alimentaire » .
On le voit : il ne s’agit pas d’une orientation de repli, d’isolement, mais d’un plan d’ensemble, qui concerne les rapports entre grands blocs dans le monde. Il ne s’agit pas d’agressivité et de rapports de force, mais de mettre la politique au poste de commande, il s’agit de négociations qui placeraient au premier plan l’incontournable vie en commun sur le même globe. Il ne s’agit pas de nationalisme, mais de solidarité, conscients que nous sommes de nos responsabilités envers les plus démunis de la planète. L’Europe devrait être le principal protagoniste d’une telle redistribution des cartes, la tâche étant trop lourde à porter pour un seul pays.
Le thème du protectionnisme n’est que l’un de ceux qui ont été propulsés sur le devant de la scène par la récente montée du FN : la sortie de l’euro, également demandée par le Front, en est un autre, qui fait polémique (je renvoie sur ce point aux très bons articles de Catherine Samary et de Pierre Khalfa). Preuve, s’il en était besoin, de l’urgence qu’il y a à alimenter le débat sur le programme et à fournir à la gauche des propositions pour faire barrage à la nouvelle formule du poison FN.
Achevé de rédiger le 30/03/2011.