Articles du Vendredi : Sélection du 7 novembre 2014

Rémi Fraisse, victime d’une guerre de civilisation

Edgar Morin (Sociologue et philosophe)
www.lemonde.fr/idees/article/2014/11/04/remi-fraisse-victime-d-une-guerre-de-civilisation_4517856_3232.html

GIEC : Nous devons sortir de l’ère des combustibles fossiles

RAC le 3 novembre 2014
www.rac-f.org/GIEC-Nous-devons-sortir-de-l-ere

Sale nuit pour le climat: l’UE tourne le dos aux recommandations du GIEC

Maxime Combes
http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/241014/sale-nuit-pour-le-climat-lue-tourne-le-dos-aux-recommandations-du-giec

« L’origine des problèmes aujourd’hui réside dans le dogme de la croissance économique »

Marie-Monique Robin
www.reporterre.net/spip.php?article6526


Evasion fiscale : Ikea, champion de l’optimisation

Anne Michel
www.lemonde.fr/economie/article/2014/11/05/luxembourg-ikea-champion-de-l-optimisation-fiscale_4518898_3234.html

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Rémi Fraisse, victime d’une guerre de civilisation

Edgar Morin (Sociologue et philosophe)
www.lemonde.fr/idees/article/2014/11/04/remi-fraisse-victime-d-une-guerre-de-civilisation_4517856_3232.html

A l’image d’Astérix défendant un petit bout périphérique de Bretagne face à un immense empire, les opposants au barrage de Sivens semblent mener une résistance dérisoire à une énorme machine bulldozerisante qui ravage la planète animée par la soif effrénée du gain. Ils luttent pour garder un territoire vivant, empêcher la machine d’installer l’agriculture industrialisée du maïs, conserver leur terroir, leur zone boisée, sauver une oasis alors que se déchaîne la désertification monoculturelle avec ses engrais tueurs de sols, tueurs de vie, où plus un ver de terre ne se tortille ou plus un oiseau ne chante.

Cette machine croit détruire un passé arriéré, elle détruit par contre une alternative humaine d’avenir. Elle a détruit la paysannerie, l’exploitation fermière à dimension humaine. Elle veut répandre partout l’agriculture et l’élevage à grande échelle. Elle veut empêcher l’agro-écologie pionnière. Elle a la bénédiction de l’Etat, du gouvernement, de la classe politique. Elle ne sait pas que l’agro-écologie crée les premiers bourgeons d’un futur social qui veut naître, elle ne sait pas que les « écolos » défendent le « vouloir vivre ensemble ».

Elle ne sait pas que les îlots de résistance sont des îlots d’espérance. Les tenants de l’économie libérale, de l’entreprise über alles, de la compétitivité, de l’hyper-rentabilité, se croient réalistes alors que le calcul qui est leur instrument de connaissance les aveugle sur les vraies et incalculables réalités des vies humaines, joie, peine, bonheur, malheur, amour et amitié.

Le caractère abstrait, anonyme et anonymisant de cette machine énorme, lourdement armée pour défendre son barrage, a déclenché le meurtre d’un jeune homme bien concret, bien pacifique, animé par le respect de la vie et l’aspiration à une autre vie.

Nouvel avenir

A part les violents se disant anarchistes, enragés et inconscients saboteurs, les protestataires, habitants locaux et écologistes venus de diverses régions de France, étaient, en résistant à l’énorme machine, les porteurs et porteuses d’un nouvel avenir.

Le problème du barrage de Sivens est apparemment mineur, local. Mais par l’entêtement à vouloir imposer ce barrage sans tenir compte des réserves et critiques, par l’entêtement de l’Etat à vouloir le défendre par ses forces armées, allant jusqu’à utiliser les grenades, par l’entêtement des opposants de la cause du barrage dans une petite vallée d’une petite région, la guerre du barrage de Sivens est devenue le symbole et le microcosme de la vraie guerre de civilisation qui se mène dans le pays et plus largement sur la planète.

L’eau, qui, comme le soleil, était un bien commun à tous les humains, est devenue objet marchand sur notre planète. Les eaux sont appropriées et captées par des puissances financières et/ou colonisatrices, dérobées aux communautés locales pour bénéficier à des multinationales agricoles ou minières. Partout, au Brésil, au Pérou, au Canada, en Chine… les indigènes et régionaux sont dépouillés de leurs eaux et de leurs terres par la machine infernale, le bulldozer nommé croissance.

Dans le Tarn, une majorité d’élus, aveuglée par la vulgate économique des possédants adoptée par le gouvernement, croient œuvrer pour la prospérité de leur territoire sans savoir qu’ils contribuent à sa désertification humaine et biologique. Et il est accablant que le gouvernement puisse aujourd’hui combattre avec une détermination impavide une juste rébellion de bonnes volontés issue de la société civile.

Pire, il a fait silence officiel embarrassé sur la mort d’un jeune homme de 21 ans, amoureux de la vie, communiste candide, solidaire des victimes de la terrible machine, venu en témoin et non en combattant. Quoi, pas une émotion, pas un désarroi ? Il faut attendre une semaine l’oraison funèbre du président de la République pour lui laisser choisir des mots bien mesurés et équilibrés alors que la force de la machine est démesurée et que la situation est déséquilibrée en défaveur des lésés et des victimes.

Ce ne sont pas les lancers de pavés et les ­vitres brisées qui exprimeront la cause non violente de la civilisation écologisée dont la mort de Rémi Fraisse est devenue le ­symbole, l’emblème et le martyre. C’est avec une grande prise de conscience, capable de relier toutes les initiatives alternatives au productivisme aveugle, qu’un véritable hommage peut être rendu à Rémi Fraisse.

GIEC : Nous devons sortir de l’ère des combustibles fossiles

RAC le 3 novembre 2014
www.rac-f.org/GIEC-Nous-devons-sortir-de-l-ere

La synthèse des trois groupes de travail du GIEC, publiée le 2 novembre 2014, met en lumière les impacts des changements climatiques ces dernières années et appelle à changement urgent de trajectoire, via des décisions politiques courageuses et immédiates. Le GIEC est formel : il faut mettre fin à l’utilisation des énergies fossiles, principales responsables des changements climatiques.

 

QUE NOUS DIT LA SCIENCE ?

• Les températures sont au plus haut depuis 1400 ans, et les indicateurs sont déjà dans le rouge (niveau des mers en hausse, fonte des glace en cours, etc.).

• Le lien entre les activités humaines et la hausse des températures est plus certain que jamais.

• D’après les scientifiques du GIEC, il est encore possible de maintenir la hausse des températures en dessous de 2°C, seuil au-delà duquel les gouvernements du monde entier estiment que le réchauffement planétaire sera trop dangereux. Pour cela, nos économies doivent sortir de leur addiction aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz).

• Si tous les pays ne réduisent pas rapidement leurs émissions de gaz à effet de serre, à commencer par les plus grands pollueurs, alors le monde s’expose à des risques de changements dramatiques et irréversibles :
La température moyenne globale pourrait augmenter d’environ 5°C d’ici 2100
Le niveau des mers pourrait augmenter d’environ un mètre d’ici à 2100
Les glaces, notamment la banquise en Arctique, pourrait fondre quasi-totalement en été.

• La fréquence et l’intensité des événements pluvieux vont augmenter d’ici à 2100. Cela veut dire plus de fortes pluies, notamment dans les hautes latitudes, donc en Europe.

 

QUELS SONT LES IMPACTS CONCRETS ?

• Les impacts des changements climatiques seront très importants, et pourront toucher l’ensemble de nos modes de vie : notre santé, notre production agricole, nos zones côtières qui souffrent d’érosion, nos économies, etc.

• Concrètement, cela signifie :

De plus en plus d’évènements extrêmes, comme la canicule de 2003 ou la tempête de 1999.
Des déplacements de populations et un nombre croissant de réfugiés climatiques.
L’extinction d’espèces incapables de s’adapter à un changement aussi brutal.
Une baisse des rendements agricoles : on voit déjà des impacts en France où les vendanges interviennent de plus en plus tôt dans l’année. A l’échelle mondiale, la production de blé, mais, ou de riz risque de baisser alors même que la population et les besoins en nourriture augmentent.
Le développement de moustiques : sur toute la côté méditerranéenne, on constate l’arrivée du moustique tigre, qui peut transmettre des maladies comme le chikungunya.

COMMENT ÉVITER CES CHANGEMENTS ?

• Pour réduire les risques liés aux changements climatiques, il faut que tous les pays réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre, et en premier lieu les grands pollueurs que sont Etats-Unis, la Chine et l’Union européenne. Sans mesure supplémentaire de la part de tous les pays, nous n’y arriverons pas.

• Sans efforts supplémentaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre, la croissance de ces émissions devrait continuer et nous mener à une hausse des températures entre 3,7 et 4,8°C.

• La première étape pour réduire nos émissions est de changer nos modèles énergétiques, notamment en développant massivement les énergies renouvelables.

• Nos émissions de gaz à effet de serre doivent baisser fortement : au niveau mondial, nous devons les diminuer de -40% à -70% d’ici à 2050 (par rapport aux niveaux de 2010). Elles devront atteindre des niveaux proches de zéro en 2100. Autrement dit, à la fin du XXI siècle, il ne faudra plus émettre de gaz à effet de serre.

• Pour cela, il faut mettre un terme aux subventions aux énergies sales et fossiles (comme le charbon, le pétrole et le gaz) et mettre un prix sur le carbone. Or aujourd’hui, les énergies fossiles reçoivent 6 fois plus de subventions que les énergies renouvelables. Entre 750 milliards et 1000 milliards de subventions aux énergies fossiles. Ces flux d’investissement doivent impérativement être réorientés vers la transition énergétique.

• Les secteurs majeurs dans lesquels il nous faut réduire les émissions sont la production d’énergie, et la consommation d’énergie dans les transports, les bâtiments et l’industrie.

POUR ALLER PLUS LOIN : LES SOLUTIONS AU CHANGEMENT CLIMATIQUE
• DONNER UN PRIX AU CO2 ET A L’ÉNERGIE
Pourquoi donner un signal prix au carbone ? Dans son 5ème rapport, le GIEC met en avant le signal prix carbone – une taxe sur les émissions de CO2 – comme l’un des principaux leviers pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de la manière la plus efficace possible.
Donner un prix au carbone revient à appliquer le principe pollueur-payeur.
Explications : les émissions de gaz à effet de serre comme le carbone ont un impact et un coût qui, sans taxe carbone, repose sur toute la société. C’est pourquoi il faut taxer la pollution à la source en l’intégrant dans les prix des produits. En fait, donner un prix au CO2 revient à dire la vérité sur les coûts : au-delà des impacts climatiques, l’utilisation des énergies fossiles engendre d’autres nuisances – sanitaires avec la pollution atmosphérique et environnementaux. Si le coût de toutes ces externalités était directement intégré dans le prix de l’énergie, les énergies renouvelables seraient bien moins onéreuses que les énergies polluantes.
Le signal prix doit être fixé en fonction des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre visant à maintenir la hausse des températures à moins de 2°C. Le signal prix renchérit le prix des énergies fossiles responsables des changements climatiques. Il doit être fixé à un niveau suffisant pour orienter et rentabiliser les investissements dans les énergies renouvelables et les économies d’énergies.
En France, la Commission « Quinet » a défini la valeur tutélaire du carbone à 100 euros la tonne de CO2 en 2030. L’Agence Internationale de l’Énergie mais aussi de nombreuses entreprises misent sur des prix similaires dans leurs scénarios de prospective pour orienter leurs investissements.

• AU NIVEAU FRANÇAIS
La France continue à plus subventionner les énergies fossiles que les énergies renouvelables. Cumulées, les niches fiscales dommageables à l’environnement et les aides directes aux transports les plus polluants représentent une dépense de plus de 15 milliards d’euros chaque année par l’Etat en faveur des énergies fossiles. La France stagne en queue de peloton des pays membres de l’Union Européenne en matière de fiscalité écologique (26 sur 27). L’Etat ne peut plus continuer à prétendre lutter contre le changement climatique, mener la transition énergétique en France et défendre la sauvegarde de la biodiversité, tout en subventionnant les activités qui s’y opposent.
La « composante carbone » instaurée en France en 2014 comme partie intégrante des taxes sur la consommation de produits énergétiques est l’une des taxes carbone les moins ambitieuses au monde. Il faut bâtir une véritable contribution climat énergie qui rejoigne la valeur tutélaire du carbone en affichant dès aujourd’hui la trajectoire à 2020 (56€/tCO2) et 2030 (100€/tCO2). Avec ses recettes, il faut en priorité protéger et améliorer la situation des personnes qui souffrent de précarité énergétique.
À ce stade, le projet de loi de transition énergétique se limite à l’élargissement de la composante carbone dans les taxes existantes mais ne prévoit pas de progressivité du signal prix.

• QUE DOIT FAIRE LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS A PARTIR DU RAPPORT DU GIEC ?
Les autorités françaises doivent cesser de subventionner et d’encourager la consommation d’énergies fossiles, les transports les plus polluants. En outre, elles ne doivent plus céder devant les lobbies comme nous l’avons constaté avec l’abandon de l’écotaxe. Au contraire, les autorités françaises doivent favoriser les solutions de la transition énergétique comme les transports en commun qui manquent cruellement de financement.
Sans véritable contribution climat énergie qui rejoigne la « valeur tutélaire » du carbone et fixe une trajectoire à 2020 (56€/tCO2) et 2030 (100€/tCO2), la transition énergétique restera un vœu pieu.
Ces mesures peuvent être mises en œuvre dès aujourd’hui. Le projet de loi de finance 2015 actuellement en débat au Parlement est l’occasion pour la France de faire preuve d’exemplarité et de cohérence.
En tant que présidente de la conférence climat, la France ne peut continuer à subventionner davantage les pollutions que les solutions et avoir la taxe carbone la moins ambitieuse au monde. Il faut repenser notre système fiscal pour le mettre au service de la transition énergétique et le rendre cohérent avec les objectifs fixés en matière de développement des énergies renouvelables et de diminution de la consommation d’énergie.

Sale nuit pour le climat: l’UE tourne le dos aux recommandations du GIEC

Maxime Combes
http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/241014/sale-nuit-pour-le-climat-lue-tourne-le-dos-aux-recommandations-du-giec

En se mettant d’accord sur un très faible objectif de réduction d’émissions et en abandonnant toute ambition d’amélioration significative de l’efficacité énergétique et du déploiement des énergies renouvelables, les Etats-membres de l’UE tournent le dos aux recommandations du GIEC et à leurs propres engagements visant à rester en deçà des 2°C de réchauffement climatique globale.

Sale nuit pour le climat. Le paquet-énergie climat 2030 (PEC 2030) validé durant la nuit de jeudi à vendredi à Bruxelles par les chefs d’Etat et de gouvernement des 28 Etats-membres institue un revirement majeur de l’UE en matière de lutte contre les dérèglements climatiques. Les représentants de l’UE et de ses Etats-membres ne manquent pas une occasion pour affirmer qu’il faut agir urgemment pour ne pas aller au delà des 2°C de réchauffement climatique global et qu’il faut, pour cela, agir « conformément aux exigences scientifiques ». Depuis la nuit du 23 au 24 octobre, les représentants de l’UE et de ses Etats-membres ne pourront plus l’affirmer. De facto, ils ont tourné le dos aux exigences et recommandations scientifiques. Ils rejoignent la classe des délinquants du climat.

Six années de perdues !

Les scénarios du GIEC qui permettraient de conserver une chance raisonnable de ne pas dépasser les 2°C de réchauffement climatique d’ici la fin du siècle le montrent clairement : les années précédant 2020 sont clefs et doivent être utilisées pour réduire beaucoup plus fortement les émissions dans les pays dits « développés ». En effet, selon un rapport du PNUE1, si rien ne change, les pays de la planète vont émettre 13 gigatonnes de CO2 de trop en 2020 (57 gigatonnes au lieu de 44 gigatonnes de CO2) par rapport aux trajectoires acceptables. Aucun Etat-membre de l’UE n’a pourtant proposé de revoir à la hausse l’objectif de 20 % de réduction d’émissions d’ici 2020. Et ce alors que cet objectif de 20 % devrait être atteint avant le terme par les pays de l’Union européenne, si l’on ne tient pas compte des émissions incorporées dans les biens et services importés.

Repousser les efforts après 2030

Pour l’après 2020, et d’ici 2030, les Etats-membres ont validé un objectif de 40 % de réductions d’émissions par rapport à 1990. Certains chefs d’Etat et certains commentateurs présentent cet objectif comme ambitieux. Il est vrai que les lobbies industriels et les Etats-membres les plus récalcitrants exigeaient de ne pas dépasser la barre des 35 %. Cet objectif de 40 % est pourtant largement insuffisant.

Avec un tel objectif, l’UE repousse à l’après 2030 l’essentiel des efforts à réaliser d’ici à 2050. En effet, pour obtenir une réduction de 80 % des émissions, objectif minimal que s’est fixé l’Union européenne d’ici à 2050, cela reviendrait à planifier une diminution de 5 % par an de 2030 à 2050, contre à peine 1,3 % par an jusqu’en 2030. Un effort continu dans le temps permettrait de tabler sur un taux de réduction d’émissions de 2,5 % par an. Selon les derniers scénarios rendus publics par le GIEC qui permettent de ne pas aller au-delà des 2°C de réchauffement climatique global, l’UE est invitée à s’orienter encore plus rapidement vers une décarbonisation complète de son économie. Selon le climatologue Kevin Anderson du Tyndall Centre for Climate Change Research, ceci impliquerait que l’UE réduise de 80% ses émissions liées à son système énergétique d’ici 2030.

Maximiser le stock de carbone dans l’atmosphère

En matière de dérèglements climatiques, les scientifiques rappellent que l’important n’est pas le niveau d’émissions une année donnée, mais l’accumulation des gaz à effets de serre dans l’atmosphère au cours des années. Pour le dire autrement, l’important n’est pas tant de savoir quel sera le niveau d’émissions en 2050 que de connaître le chemin de réduction d’émissions année après année par lequel on y arrive. Plus les émissions sont réduites fortement en début de période, plus le montant d’émissions accumulées dans l’atmosphère sera faible. Plus on attend la fin de période pour réduire les émissions, plus le montant accumulé sera important. En repoussant à l’après 2030 l’essentiel des efforts de réductions d’émissions, les Etats-membres maximisent donc la quantité totale d’émissions que l’UE va accumuler2 dans l’atmosphère au cours de la période 2020-2050.

Les énergies renouvelables abandonnées à leur triste sort

En octobre 2013, une douzaine de grandes multinationales de l’énergie européennes avaient appelé l’Union européenne à freiner le soutien public au développement des énergies renouvelables3. Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont été entendues. Le maigre objectif de 27 % d’énergies renouvelables d’ici 2030 ne permettra par d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables en Europe. A l’inverse du paquet énergie climat 2020, cet objectif ne s’accompagne d’aucune clef de répartition nationale contraignante, laissant chaque pays déterminer son niveau d’énergies renouvelables. Concrètement, l’Allemagne pourra continuer à développer les énergies renouvelables pendant que le Royaume-Uni, la Pologne, la France, l’Espagne etc. auront les mains libres, que ce soit pour développer ou maintenir leur production électrique d’origine nucléaire, ou pour encourager l’exploitation des hydrocarbures de schiste.

La croissance des renouvelables dans le mix énergétique européen va passer de 64 % sur la période 2010-2020 à 14% sur 2020-2030

Un inefficace objectif d’efficacité énergétique

Une amélioration drastique de l’efficacité énergétique, que ce soit dans la production d’électricité ou dans la rénovation thermique des habitations, aurait par exemple contribué à respectivement rendre l’énergie nucléaire et le chauffage électrique moins attractifs. Impensable pour certains énergéticiens et certains Etats-membres qui avaient déjà contribué à torpiller la directive sur l’efficacité énergétique en 2012. Les Chefs d’Etat se sont donc mis d’accord sur une amélioration de 27 % de l’efficacité énergétique d’ici à 2030, un objectif non contraignant et moins ambitieux que le prolongement des tendances actuelles.

Pourtant, en cumulant des objectifs ambitieux de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, de développement d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique, l’Union européenne aurait clairement posé les bases de ce qu’aurait pu être une politique visant à entrer dans une ère post-fossile et post-fissile. En effet, schématiquement, les sources d’énergies qui permettent à la fois de réduire les émissions à gaz à effets de serre, d’augmenter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique et d’améliorer l’efficacité énergétique se limitent… aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables. Cela aurait été une manière également de réduire la dépendance de l’UE aux importations d’énergies fossiles et d’améliorer sensiblement la sécurité énergétique européenne. Ce n’est pas ce qui a été choisi par le Conseil européen.

Des contreparties climaticides

Pour obtenir ces trois maigres objectifs de réduction d’émissions, d’efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables, des contreparties ont été accordées aux Etats les plus rétifs à toute politique climatique ambitieuse. A la demande de la Pologne, mais également de la France et de l’Allemagne, les entreprises électro-intensives soumises à la concurrence internationale continueront de bénéficier d’allocations gratuites de permis d’émission, là où les autres secteurs doivent désormais les acheter aux enchères. Les pays les moins riches de l’UE (PIB inférieur à 60 % de la moyenne européenne) pourront délivrer des permis d’émission gratuitement à leur secteur énergétique, selon un dispositif qui aurait du expirer en 2020. Là où l’Union européenne aurait pu prendre l’engagement de ne plus financer et soutenir le secteur du charbon – un minimum au XXIème siècle – elle va continuer à financer son développement.

Non réformé, le marché carbone européen est une entrave à la transition post-fossile

Au delà des objectifs de réduction d’émission de gaz à effets de serre, le marché carbone est aujourd’hui pensé comme le pilier central des instruments européen de mise en œuvre des politiques européennes de lutte contre les dérèglements climatiques. Les institutions européennes lui vouent un attachement idéologique sans faille. Pourtant, la liste des griefs envers le marché carbone européen est sans fin : un fiasco réglementaire, une aubaine pour les industriels, un instrument inefficace et non-incitatif, un dispositif sujet aux fraudes et aux malversations etc. comme le résument précisément plusieurs dizaines d’organisations sociales et écologistes exigeant qu’on y mette fin4. Avec un tel bilan, n’importe quel dispositif aurait été supprimé et enterré. Pas le marché carbone européen.
La Commission européenne a d’abord perdu près de deux années à faire valider une proposition, dite de « backloading », visant à retarder l’introduction de quelques 900 millions permis pour la période 2013-2020. Sans effet notable puisque le prix de la tonne carbone reste extrêmement bas. Les estimations les plus basses considèrent que ce sont au bas mot plusieurs milliards de permis qui sont en trop. Pour obtenir ce « backloading », la Commission européenne s’est par ailleurs liée les mains en s’engageant à ne plus intervenir à nouveau directement sur le marché carbone… pour laisser jouer le libre jeu du marché. La « réforme structurelle » du marché du carbone annoncée dans le paquet énergie climat 2030 se limite à des toutes petites mesures qui ne seront pas effectives avant 2021 et qui ne seront pas de nature à résoudre les défaillances structurelles de ce marché.

Primeur à la compétitivité-coût et à la concurrence

Dans l’énoncé des objectifs poursuivis par le paquet énergie-climat 2030, la compétitivité-coût de l’économie européenne occupe une place de choix, souvent la première : « une économie de l’UE compétitive, sûre et à faibles émissions de carbone ». L’objectif est répété à satiété. Il s’agit de mettre sur pied un « système énergétique compétitif et sûr qui garantisse une énergie à un prix abordable pour tous les consommateurs ». Cette compétitivité est le plus souvent mise en balance avec la lutte contre le changement climatique. La seconde ne doit pas venir détériorer la première. On retrouve là les orientations fixées par le Conseil européen de l’énergie du 22 mai 2013 : « les défis énergétiques auxquels l’UE doit faire face se limitent aux prix trop élevés de l’énergie, à la compétitivité industrielle, à l’achèvement du marché intérieur, aux infrastructures d’interconnexion des circuits de distribution et à la nécessité d’encourager le secteur privé pour financer et investir »5.

« Le mode de vie européen n’est pas négociable »

Si Georges Bush a déclaré que « le mode de vie américain n’était pas négociable » à Rio en 1992, les institutions européenne mettent en œuvre cet adage avec une grande constance depuis plus de vingt ans. Ainsi, un quart de siècle après le premier rapport du GIEC, l’intensité en carbone de la vie d’un citoyen moyen de l’UE reste inchangée6. L’empreinte carbone par habitant des Français a même augmenté de 15 % en 20 ans si on prend en compte les émissions incorporées dans les biens et services consommés en France et importés de l’étranger. Pour l’Union européenne et ses Etats-membres, il n’est aucunement question de mettre en œuvre des politiques de sobriété énergétique. Au contraire, comme le montrent les négociations commerciales avec le Canada et les Etats-Unis, il s’agit de mettre tout en œuvre dans la perspective de maintenir, voire d’accroître, l’approvisionnement en énergies fossiles, et la dépendance, de l’Union européenne.

Conclusion

Alors que l’Union européenne devrait s’orienter vers une économie post-fossile et post-fissile, le Conseil européen des 23 et 24 octobre 2014 a bloqué toute transformation d’envergure du système énergétique européen. Ne pouvant plus prétendre à aucun leadership international en matière de lutte contre les dérèglements climatiques, l’Union européenne rejoint la classe des délinquants du climat, regroupant les pays qui se refusent à entrer de plein pied dans la lutte contre les dérèglements climatiques, privilégiant les intérêts de leurs multinationales de l’énergie plutôt que l’avenir de la planète et des populations.

Sale nuit pour le climat: l’UE tourne le dos aux recommandations du GIEC

Maxime Combes
http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/241014/sale-nuit-pour-le-climat-lue-tourne-le-dos-aux-recommandations-du-giec

2Dans le même esprit, il est symptomatique du manque d’ambition de l’UE de ne pas s’être engagé à réduire de 40 % la quantité cumulée d’émissions sur la période 2020-2030.

3https://www.gdfsuez.com/wp-content/uploads/2013/11/12CEO_VA_v4.pdf

4http://www.france.attac.org/articles/il-est-temps-de-mettre-fin-au-marche-du-carbone-europeen-pour-une-veritable-transition

5Voir cette analyse : http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/230513/sommet-de-lenergie-lue-dit-bye-bye-au-climat-et-salue-les-lobbys-industriels

6Voir le Global Carbon Atlas pour les données – http://www.globalcarbonatlas.org/?q=en/content/welcome-carbon-atlas

« L’origine des problèmes aujourd’hui réside dans le dogme de la croissance économique »

Marie-Monique Robin
www.reporterre.net/spip.php?article6526

Ce mardi 4 novembre, Arte diffuse à 20h50 « Sacrée croissance ! », le nouveau documentaire de Marie-Monique Robin. Rencontre avec une journaliste, une réalisatrice et une écrivaine engagée.


Reporterre – Pourquoi avez-vous consacré un documentaire à la croissance ?

Marie-Monique Robin – L’idée de ce documentaire m’est venue, à la suite de ceux que j’avais réalisés sur l’agro-industrie, parce qu’il me paraît évident que l’origine de tous les problèmes dans lesquels nous sommes aujourd’hui réside dans le dogme de la croissance économique. Tous les jours, nos hommes politiques et les journalistes ne cessent de déplorer l’absence de croissance ou sa faiblesse. A la radio, à la télévision, il y a une incantation permanente, quasi-pathologique, à la croissance parce que, selon eux, elle résoudrait les problèmes du chômage et de la pauvreté. J’ai voulu faire ce documentaire précisément pour comprendre comment on en était arrivé là et pourquoi la croissance est devenue le paradigme indépassable. Parallèlement, nous avons atteint les limites de notre modèle économique, comme en témoignent de façon inouïe le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, l’effondrement des écosystèmes, la sixième extinction des espèces. Pour la première fois de son histoire, l’humanité toute entière est dans une situation gravissime. L’enjeu aujourd’hui, c’est sa survie et il y a urgence !

Je voulais aussi montrer que, partout dans le monde, des gens avaient compris cette situation et qu’ils dessinaient à leur échelle ce que pourrait être la société post-croissance en s’engageant dans des alternatives concrètes, dans les domaines de l’agriculture urbaine, des énergies renouvelables, des monnaies locales et sociales. Cette société, qui est déjà en marche, n’est pas basée sur le toujours plus mais sur le toujours mieux en prônant des valeurs telles que la convivialité, le partage, la coopération, l’échange, la créativité, etc.

 

Est-ce un documentaire sur la décroissance ?

J’ai beaucoup d’estime pour le mouvement de la décroissance car je trouve qu’il a été courageux de lancer ce mot-obus à un moment où le consensus sur la croissance paraissait inébranlable. Mais je préfère parler de société post-croissance parce que je pense que le terme de décroissance fait peur à beaucoup de gens, qu’il est pour eux synonyme d’austérité, de récession. Alors que post-croissance, cela veut dire que la croissance en tant que dogme économique – né il y a seulement deux siècles avec les économistes classiques, Adam Smith, John Stuart Mill, David Ricardo – n’est qu’une parenthèse dans l’histoire. J’ai d’ailleurs été surprise de voir durant mes recherches qu’eux-mêmes considéraient déjà à l’époque la croissance, c’est-à-dire l’augmentation de la production, comme un processus limité devant déboucher sur un état stationnaire. Les libéraux actuels ont l’air de l’avoir oublié.

Que représente, pour vous, la croissance ?

Quand on parle de croissance, il ne faut jamais oublier qu’on parle de l’augmentation du produit intérieur brut (PIB), un concept économique né durant la Grande Dépression en 1929 aux États-Unis pour mesurer l’évolution de la production nationale. Cet indicateur traduit donc dès le départ une vision très productiviste de la réalité. Une vision qui fait aujourd’hui encore consensus dans tous les partis politiques, de droite comme de gauche. J’aime beaucoup l’image qu’emploie Herman Daly, le père fondateur de l’économie écologique et auteur du livre Beyond Growth [« Au-delà de la croissance », NDLR]. Pour lui, nous vivions avant la Seconde Guerre mondiale dans un monde vide avec seulement deux milliards d’habitants et énormément de besoins à satisfaire. Désormais, nous vivons dans un monde plein. La croissance a consisté à remplir le vide.

En réalité, la croissance a été possible à la sortie de la guerre, durant la période dite des « Trente Glorieuses », uniquement parce que l’énergie, et surtout le pétrole, était bon marché. Or, ce n’est plus le cas depuis le choc pétrolier de 1973. Pire, comme le pic pétrolier, c’est-à-dire le moment où la consommation dépasse la production, a été atteint en 2006, le prix du pétrole s’envole. La croissance repose aussi sur l’utilisation excessive des ressources naturelles, et plus particulièrement des minerais. Or là aussi le pic de production se rapproche dangereusement. L’exploitation des gisements est de plus en plus difficile et de plus en plus coûteux, le prix des matières premières ne peut donc que grimper. Comme ces limites sont aujourd’hui atteintes, la croissance ne peut plus revenir. C’est évident.

Quel regard portez-vous sur la période que nous traversons actuellement ?

L’historienne Naomi Oreskes [co-auteure, avec Erik Conway, de L’effondrement de la civilisation occidentale, NDLR] parle de « l’âge de la pénombre ». Je pense en effet que nous marchons vers l’effondrement. En vérité, nous ne traversons pas une simple crise, il ne s’agit pas d’une situation conjoncturelle, temporaire, nous sommes emportés dans des bouleversements systémiques, qui se sont accélérés depuis 2007 avec la crise financière, et où les conditions mêmes de la vie ne sont plus garanties. L’effondrement de la production alimentaire est par exemple extrêmement inquiétant. En Europe, des études montrent que le rendement des cultures de maïs et de blé ont chuté de près de 10 %. Nourrir les populations sera de plus en plus problématique.

Malgré cela, les hommes politiques continuent d’implorer, de sacraliser la croissance comme si de rien n’était. Mais ce n’est matériellement plus possible ! Ils sont incapables de penser dans un cadre différent de celui qui prévaut depuis deux siècles et dans lequel ils ont été formés, dans les grandes écoles, à l’ENA. Ils sont dans ce que j’appelle « le grand déni ». Notre système de démocratie parlementaire présente lui aussi ses limites dans la mesure où les élections empêchent nos représentants d’avoir la vision à moyen et long termes dont nous avons cruellement besoin. Malheureusement, nos élus ne pensent bien souvent qu’à leur prochain mandat.

Des alternatives au modèle capitaliste existent depuis les années 1960, voire avant. En quoi les alternatives actuelles sont-elles porteuses d’un changement systémique ?

Il y a une différence très claire. Ceux qui se sont engagés dans des mouvements alternatifs après Mai 68 contestaient la société de consommation en recherchant une manière de vivre différente, hédoniste, et ils allaient pour cela vivre en Ardèche ou ailleurs dans une démarche, la plupart du temps, personnelle. Aujourd’hui, ceux qui sont impliqués dans des alternatives ont intégré les limites du système que j’ai citées, ils ont conscience des enjeux planétaires et ils recherchent collectivement des solutions, par exemple en reprenant en main la production alimentaire, comme à Toronto et à Rosario (en Argentine), en relocalisant la production énergétique, comme au Danemark et au Népal, ou en créant des monnaies locales, comme à Fortaleza (au Brésil) et en Allemagne. Un mot revient sans cesse à travers ces initiatives, c’est « résilience ». C’est le nouveau concept économique dont nous avons besoin.

Comment le définissez-vous ?

C’est la capacité à encaisser les chocs, car il faut admettre qu’il y en aura de plus en plus même si ce n’est pas facile à accepter. D’ailleurs, on est déjà dans la tourmente. Or plus on anticipera les chocs, comme le réchauffement climatique, et moins ils seront violents. Autrement dit, la résilience, c’est la recherche de l’autonomie en réduisant son empreinte écologique. Dennis Meadows [physicien américain et co-auteur du célèbre rapport Halte à la croissance ? en 1972, NDLR] l’explique très bien dans le film, c’est une démarche qui consiste à se dire : qu’est-ce que je peux faire à mon niveau pour éviter de rejeter du CO2 ? Comment je peux faire dans la vie de tous les jours ? Et cette réflexion est généralisable à l’échelle d’une famille, d’une usine, d’une région, etc. La bonne nouvelle, c’est que toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui se sont engagées sur cette voie créent des liens entre elles et elles se portent bien, et même mieux qu’avant.

Ces initiatives redéfinissent aussi ce que sont nos besoins fondamentaux. Dans la société de consommation dans laquelle nous vivons, c’est une question que l’on ne se pose même plus ! Ce qui est en train de se passer, c’est que nous revenons en fait aux besoins qui prévalaient à l’ère pré-industrielle, juste manger, vivre…

Ces initiatives individuelles et collectives suffisent-elles ? Que devons-nous attendre des responsables politiques ?

Elles ne suffiront pas parce que, à la différence des années 1960-1970, nous n’avons plus le temps. Le rôle des politiques est justement d’encourager, de soutenir, y compris financièrement, toutes ces initiatives pour qu’elles se multiplient et se généralisent. Or ce n’est pas du tout ce qu’ils font. Les milliards d’euros offerts aux entreprises sans contrepartie en sont une illustration. Le formatage idéologique des hommes politiques tout comme leur proximité avec ceux qui ont intérêt à ce que la machine continue sa course folle – ces riches qui détruisent la planète – sont des obstacles énormes. Le problème de la justice sociale internationale, avec des riches de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, se pose également. On ne peut plus faire l’économie de la question fondamentale de la répartition des richesses dans un monde aux ressources limitées.

Il est impératif d’investir dans les secteurs qui nous permettent d’accélérer la transition vers une société post-croissance, décarbonée, comme les énergies renouvelables, l’agro-écologie, la rénovation thermique des bâtiments, etc. Si on le veut vraiment, l’Europe peut produire 100 % de son énergie à partir d’énergies renouvelables d’ici 2050, voire 2030 ! En plus, la transition énergétique est pourvoyeuse d’emplois : un million d’emplois peuvent être créés grâce à l’agro-écologie par exemple. Pour accompagner la transition, nos hommes politiques peuvent d’ores et déjà s’appuyer sur les savoir-faire de toutes celles et de tous ceux qui sont impliqués dans les alternatives concrètes. On a tendance à penser que la transition ne peut être que douloureuse, mais elle ne le sera pas si on la prépare dès maintenant. Hélas, le temps presse…


Evasion fiscale : Ikea, champion de l’optimisation

Anne Michel
www.lemonde.fr/economie/article/2014/11/05/luxembourg-ikea-champion-de-l-optimisation-fiscale_4518898_3234.html

Ikea, champion du meuble en kit. Et de l’optimisation fiscale. Qui pourrait soupçonner que les profits réalisés par la multinationale suédoise sur chaque étagère Billy ou chaque fauteuil Poäng qu’elle vend sont aspirés vers le Luxembourg, pierre angulaire d’un vaste système d’optimisation passant par les Pays-Bas, la Suisse, Chypre et les centres financiers offshore les plus opaques des Caraïbes ?

C’est ce que révèlent les documents obtenus par le consortium de journalisme d’investigation ICIJ que nous avons analysés en détail.

Critiqué pour sa politique sociale et, sur un terrain plus politique, pour la proximité de son fondateur, Ingvar Kamprad, avec le mouvement pronazi suédois, Ikea est connu pour détenir une « boîte à brevets » néerlandaise. Une société holding qui lui permet d’exonérer d’impôts tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle.

En réalité, le dispositif d’optimisation fiscale du groupe suédois va bien au-delà. Très élaboré, mis en place dans les années 1970, et centré sur le Luxembourg, il lui permet d’empiler les avantages offerts par les « meilleurs » paradis fiscaux de la planète. Et d’alléger substantiellement la facture dans les pays où Ikea réalise du chiffre d’affaires et des profits, au bénéfice de l’actionnaire, une fondation située… au Liechtenstein, contrôlée par la famille Kamprad.

Ce dispositif est centré sur le Luxembourg, où Ikea a installé sa holding centrale (Inter Ikea Holding). Il passe aussi par les Pays-Bas, la Belgique, Chypre et des centres financiers plus exotiques comme les Antilles néerlandaises ou les Iles Vierges britanniques. La holding luxembourgeoise détient – directement et indirectement – de nombreuses filiales du groupe, qui lui font donc remonter leurs profits, dont la fameuse boîte à brevets néerlandaise.

La complexité du schéma le rend opaque pour la plupart des Etats où Ikea est présent – dont la France – et des administrations fiscales auxquelles le groupe a affaire. Des pays où le spécialiste de l’ameublement exerce pourtant une activité réelle et engrange des revenus… Et qu’une telle stratégie d’optimisation fiscale, fût-elle légale, lèse en impôts.

Dans un environnement fiscal parfois mouvant, Ikea a toujours su s’adapter. C’est ce que donne à voir un document daté du 11 novembre 2009, validé par le Grand-Duché, qui organise la restructuration fiscale du groupe au Luxembourg. Cette année-là, sous l’effet de modifications législatives au Luxembourg et en Belgique, la société doit se réorganiser.

Consultez tous les documents des multinationales mis en lignes dans le cadre de l’opération #LuxLeaks

Montage offshore

L’opération s’effectue en deux temps. Tout d’abord, le groupe transforme son ancienne holding luxembourgeoise (dont le statut de Holding 1929 est supprimé sous la pression de la communauté internationale, qui l’estime déloyal) en une nouvelle société holding, Inter Ikea Holding SA, dotée du statut de Soparfi (autre régime très avantageux).

Ikea obtient pour celle-ci la même exonération d’impôts sur les dividendes versés à ses actionnaires que celle dont bénéficiait son ex-Holding 1929. Le Luxembourg prévoit normalement une retenue à la source de 15 %, mais une astuce fiscale va permettre d’y échapper. Toutes les réserves de la holding (près de 5 milliards d’euros en 2009) peuvent désormais être distribuées aux actionnaires sans subir aucun prélèvement. A partir des documents d’ICIJ, on peut estimer à 735 millions d’euros au maximum l’économie d’impôts pour l’actionnaire d’Ikea, sur cette seule opération.

Ensuite, la réorganisation de 2009 voit Ikea créer une banque interne qui va accorder des financements aux autres filiales du groupe dans le monde et va bénéficier, elle aussi, au titre de ces prêts intra-groupes, d’une imposition très réduite. Il s’agit alors de remplacer une entité du même type en Belgique, dont l’avantage fiscal vient d’être supprimé.

Une nouvelle fois, un montage offshore est employé : la nouvelle banque du groupe est financée par une société des Antilles néerlandaises et pourvue d’une succursale en Suisse, elle aussi largement défiscalisée. Au total, ce sont des millions d’euros d’économies d’impôts supplémentaires qui sont réalisées grâce à cette banque.

Les documents fiscaux obtenus par ICIJ ne donnent qu’une vision parcellaire des gains ainsi réalisés. Et du manque à gagner pour les Etats où la multinationale est implantée. Selon un avocat fiscaliste chevronné, Ikea bénéficie vraisemblablement d’autres accords fiscaux secrets juteux, notamment pour son implantation aux Pays-Bas – filiale de sa holding du Luxembourg –, autre grand spécialiste des tax rulings aux côtés du Luxembourg, de l’Irlande et de la Suisse. Holding qui, faut-il le préciser, n’a pas obligation de publier ses résultats financiers complets.