Climat : des négociations déconnectées de la réalité ?
Maxime Combes
http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/010615/climat-des-negociations-deconnectees-de-la-realite
Ségolène Royal : « Les négociations de l’ONU sont totalement inadaptées à l’urgence climatique »
Simon Roger
www.lemonde.fr/planete/article/2015/06/01/segolene-royal-les-negociations-de-l-onu-sont-totalementinadaptees-a-l-urgence-climatique_4644359_3244.html
« On ne sait pas faire de croissance sans une énergie abondante »
Isabelle Hennebelle
www.lexpress.fr/emploi/business-et-sens/on-ne-sait-pas-faire-de-croissance-sans-une-energieabondante_1684943.html
« La dette publique est une blague ! La vraie dette est celle du capital naturel »
Hervé Kempf, entretien avec Thomas Piketty
www.reporterre.net/La-dette-publique-est-une-blague-La-vraie-dette-est-celle-du-capital-naturel
Climat : des négociations déconnectées de la réalité ?
Maxime Combes
http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-combes/010615/climat-des-negociations-deconnectees-de-la-realite
Les négociations de l’ONU sur le changement climatique reprennent ce lundi 1er juin à Bonn. Sur la base d’un texte qui élude quelques-uns des nœuds fondamentaux de la crise climatique, notamment la gestion des réserves prouvées d’énergies fossiles et l’avenir de la libéralisation du commerce mondial.
Les négociations, qui doivent aboutir lors de la conférence qui se tiendra à Paris-Le Bourget en décembre prochain, reprennent à Bonn (1-10 juin) sur la base d’un texte regroupant les propositions de chacun des 193 pays membres de l’ONU. Pourtant, ce texte illustre parfaitement le décalage existant entre la réalité des négociations et la réalité du dérèglement climatique. En vingt ans de négociations, les émissions mondiales ont cru de 60 % et devraient s’accroître encore très sensiblement au cours des cinq ou dix prochaines années, là où les experts du climat préconisent une réduction drastique et rapide.
Dans leur bulle, les négociations sont organisées de telle façon qu’elles font croire qu’il serait possible de juguler le réchauffement climatique sans débattre de la poursuite de la globalisation économique et financière et sans discuter des mécanismes qui permettraient de ne pas exploiter les réserves d’énergie fossile excédentaires au regard du budget carbone disponible. Pourtant deux des principaux nœuds de la crise climatique :
- Vingt ans de négociations et pourtant aucun Etat, aucune institution internationale, ne propose de limiter la production de charbon, de gaz et de pétrole ! Voir la tribune que Nicolas Haeringer, chargé de campagne pour 350.org, et moi-même, avons publiée dans Libération le vendredi 29 mai 2015. Sur cette base, le gouvernement français devrait par exemple arrêter de délivrer ou de prolonger des permis d’hydrocarbures liquides ou gazeux sur le territoire national, ce qui n’est toujours pas le cas. Ces dernières semaines, et malgré l’imminence de la COP21, le gouvernement a décidé de prolonger les permis de recherche d’hydrocarbures de Permis de Saint-Just-en-Brie (Seine-et-Marne), ainsi que la Concession de Poissonnière (Nord et Pas-de-Calais) et la Concession de Désirée (Nord).
- Le décalage entre d’un côté la réalité de la globalisation économique et financière qui concourt à une exploitation sans limite des ressources d’énergies fossiles et, de l’autre, des politiques et négociations climatiques qui esquivent toute discussion sur les règles du commerce mondial et des investissements à l’étranger, est absolument intenable. Les faits sont formels : la libéralisation des échanges et de l’investissement contribue fortement aux dérèglements climatiques et elle devrait être stoppée pour que les Etats et les collectivités territoriales puissent mettre en oeuvre des politiques climatiques appropriées et efficaces. Pour aller plus loin : lire la note rédigée pour Attac France et l’Aitec Tafta ou climat, il faut choisir ainsi que l’intervention délivrée lors de la conférence de Naomi Klein à Paris.
Un des enjeux majeurs des mois qui nous séparent de la COP21 est de contribuer à réduire le fossé qui se creuse entre la réalité des négociations et la réalité du dérèglement climatique. Dit autrement, il s’agit de faire en sorte que les causes profondes du dérèglement climatique ne soient pas éludées du débat public par des commentateurs trop focalisés sur la technicité des négociations et/ou sur les déclarations – souvent sans effets – des décideurs politiques et économiques de la planète. Les mobilisations citoyennes, dont le niveau monte, devraient être des appuis pour toutes celles et ceux qui veulent contribuer sincèrement à ce défi majeur qui nous attend. A l’intérieur des négociations, comme à l’extérieur.
Ségolène Royal : « Les négociations de l’ONU sont totalement inadaptées à l’urgence climatique »
Simon Roger
www.lemonde.fr/planete/article/2015/06/01/segolene-royal-les-negociations-de-l-onu-sont-totalementinadaptees-a-l-urgence-climatique_4644359_3244.html
Pour la ministre de l’écologie, les discussions sur le climat qui reprennent à Bonn, lundi 1er juin, ne pourront progresser sans une réforme profonde de la mécanique multilatérale.
Les négociations de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques reprennent lundi 1er juin à Bonn. Sont-elles à la hauteur du défi à relever ?
Ségolène Royal : Les négociations de l’ONU sont totalement inadaptées à l’urgence climatique. En privé, tout le monde le dit, tout le monde en est parfaitement conscient, mais la lourdeur du processus est telle qu’il se poursuit comme si de rien n’était. J’ai participé au sommet de la Terre de Rio, au Brésil, en 1992. J’ai l’impression que l’on remet chaque fois à l’année suivante les décisions à prendre. Pourtant, lorsqu’il y a une urgence dans une entreprise, on se met à négocier sans attendre un rendez-vous institutionnel un an plus tard ! Ce décalage entre la procédure onusienne et l’urgence climatique commence à poser un réel problème et à exaspérer les pays les plus fortement victimes du dérèglement climatique.
Vous en êtes-vous entretenue avec le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon ?
Oui. Lors de mon entretien avec lui pendant la réunion des agences de l’ONU à Paris, je lui ai fait part de cet écart angoissant qui existe entre la lourdeur de la procédure et l’urgence climatique. Il en a convenu avec moi. Je lui ai demandé combien le texte de négociation devrait compter de pages pour parvenir à un bon accord à Paris. Il m’a répondu très clairement : un bon accord, c’est 20 pages, pas plus. On en est loin. Pour le moment, le document fait plus de 80 pages.
Pourquoi les négociateurs ne parviennent-ils pas à progresser plus rapidement ?
Parce qu’ils n’ont pas de mandat. J’observe une espèce de professionnalisation des négociateurs de l’ONU. A Copenhague en 2009, les chefs d’Etat étaient venus à la fin de la COP et les négociateurs professionnels avaient attribué l’échec du sommet aux chefs d’Etat qui n’auraient pas dû venir, comme si c’était leur chose, alors que les chefs d’Etat sont intervenus trop tard, précisément. C’est bien leur engagement politique qui doit changer la donne.
Dans ces conditions, n’est-il pas temps d’arrêter la machine onusienne sur le climat et de privilégier d’autres cadres ?
Il ne faut pas stopper les négociations onusiennes, mais il faut que Bonn obéisse à des instructions politiques des chefs d’Etat et de gouvernement. Sinon, les négociateurs, qui sont là depuis 15, voire 20 ans, vont continuer leur folklore. Vous retrouvez des centaines de personnes devant leur ordinateur, en train de discuter un point du texte entre crochets ou de jouer aux mots croisés ! Il faut changer de méthode : mettre sur la table un document rassemblant les engagements des pays les plus en avance, comme ceux de l’Union européenne, et demander aux Etats qui ne sont pas d’accord de s’exprimer. Cela changerait les choses parce que les pays ne voudront pas apparaître comme ceux qui ont fait échouer le sommet de Paris.
L’Union européenne peut-elle jouer un rôle dans cette réforme du multilatéralisme ?
L’Union européenne (UE) estime avoir fait sa part du travail en s’étant mise d’accord à 28 sur des objectifs de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Mais ce n’est pas le cas. La position que je défends au sein du conseil de l’UE, c’est que l’on soit davantage dans l’action. Je pars faire une tournée africaine avec le commissaire européen chargé de l’énergie. L’Afrique est aujourd’hui le continent le plus en retrait dans les négociations sur le climat car elle en a assez des grands discours. Elle attend des actes, notamment un accord sur le volet financier. Il est temps que les pays riches s’engagent. A Lima [lors de la COP 20, en décembre 2014], c’est la question du financement qui a fait blocage à un accord.
Ne risquez-vous pas de fragiliser l’action de Laurent Fabius en donnant un coup de pied dans la fourmilière onusienne ?
Je pense au contraire l’aider beaucoup parce qu’à Bonn, du coup, des choses vont peut-être changer. A un moment, il faut prendre ses responsabilités. C’est plus facile pour moi de le dire que pour lui, qui est ministre des affaires étrangères et qui aura la charge de présider le sommet de Paris en décembre. Ma liberté de parole est utile, et puis, je suis ministre de l’environnement, ministre du climat ! C’est moi qui siège au nom de la France. Nous n’avons pas le même rôle.
Peut-on encore espérer un accord à Paris permettant de contenir à 2° C le réchauffement de la planète ?
Oui, à condition de ne pas tenir un discours défaitiste. Le ressort psychologique, c’est d’imposer notre optimisme et notre volonté d’avancer à des pays qui, en restant en rade, passeront pour ceux qui n’auront pas répondu à l’urgence climatique. Il faut, comme dans le lancement d’une campagne électorale, se dire qu’on va gagner. Si l’on dit que ça va être très difficile, on est sûr de perdre ! Dans ce combat, il existe un fait nouveau, le basculement du monde des affaires et de la finance. Les ONG s’inquiètent du risque de « greenwashing », mais mieux vaut voir les entreprises s’intéresser aux marchés de la croissance verte que les laisser se réfugier dans l’inertie. Le mouvement de la société est crucial pour accompagner l’accord. L’un se nourrit de l’autre. Aujourd’hui, tout cela est trop cloisonné.
« On ne sait pas faire de croissance sans une énergie abondante »
Isabelle Hennebelle
www.lexpress.fr/emploi/business-et-sens/on-ne-sait-pas-faire-de-croissance-sans-une-energieabondante_1684943.html
En cette semaine européenne du Développement durable (jusqu’au 5 juin 2015), Matthieu Auzanneau, chargé de la prospective au Shift project et auteur de « Or noir, la grande histoire du pétrole » (La découverte, 2015) livre son analyse sur les enjeux des pétroliers. Interview.
Les appels à laisser sous le sol les énergies fossiles, importantes émettrices de gaz à effet de serre se multiplient. Pourquoi?
Il y a urgence. Si l’on raisonne en « budget carbone » qui est la quantité de Co2 que l’on a le droit d’émettre pour rester en deça des 2° au-delà desquels le changement climatique deviendra radicalement dangereux, il faudrait arrêter toute émission de gaz à effet de serre vers 2030, ce qui aujourd’hui est tout à fait invraisemblable. Au rythme où l’on va, on est sur une trajectoire de 4°.
Dans quelle mesure les pétroliers tiennent-ils compte du mouvement mondial -porté par 350.Org notamment- appelant à désinvestir des portefeuilles des énergies fossiles ?
Bien sûr, ils savent bien qu’ils sont « gardés » par les financiers mainstream pour un bon bout de temps et que comparés à leur taille, ces mouvements restent des confréries marginales de gens de bonne volonté. Il n’empêche. Dans un contexte de prix du pétrole bas, ce mouvement de désinvestissement ne leur plaît pas du tout. Ils savent que cela peut gagner un momentum politique rapidement.
BP et Shell viennent de se voir imposer par leurs actionnaires, poussés par les ONG, une prise en compte du risque carbone dans les prévisions de rentabilité du groupe. C’est un seuil franchi important?
C’est un coup de semonce, les pétroliers sont avertis qu’ils vont devoir communiquer sur leur impact carbone de façon transparente. Mais à ce jour, ce qui rebrasse de façon tangible leur vision, est la difficulté à trouver des ressources pétrolières fraîches et intactes alors qu’autrefois c’était facile. Total a perdu un quart de sa production de brut en dix ans alors que dans le même temps, il a doublé ses investissements.
Les entreprises pétrolières vous semblent-elles engagées dans de vraies et solides stratégies de diversification ?
Ils se tournent vers le gaz naturel, assurant que cela pollue moins, ce qui est vrai à quantité produite d’énergie égale… sauf qu’à force, le gaz est en passe de devenir la première source d’augmentation des émissions. Ils se diversifient, dans le biocarburant, l’éolien, regarde l’hydrogène, investissent dans le solaire, mais pas d’illusion, cela va rester quelques pourcents du chiffre d’affaires à l’échelle du business généré par les énergies fossiles. A périmètre constant, tant qu’il restera des réserves enfouies, les pétroliers vont rester des pétroliers, car rien ne génère autant de cash flow que l’or noir.
Qu’est-ce qui peut alors vraiment changer la donne ?
Instaurer un prix du carbone unifié et suffisament élevé pour qu’investir autrement devienne urgent et incontournable. Aujourd’hui, le prix de la tonne de CO2 en Europe reste stocké à un niveau insignifiant, inférieur à 10 euros. Certains pétroliers anticipent sur des business models basés sur un prix du carbone à 20 euros la tonne, qui n’a pratiquement aucune chance d’advenir à court ou moyen terme. Or, pour déclencher des grands investissements dans la séquestration du carbone par exemple, ou dans des développements techniques pour l’énergie éolienne et du vent, il faudrait un prix du carbone à 40 ou 50 euros. Ce prix du carbone n’émergera pas par les forces du marché, mais doit être imposé par les politiques. Or, malgré tous les faux-semblants, ça coince.
Pourquoi ?
La vérité est que jusqu’à présent, on ne sait pas faire de croissance économique sans énergie abondante et bon marché, et qu’avec toute la bonne volonté du monde, le total des énergies renouvelables que nous sommes en capacité de générer à ce jour ne permet pas de satisfaire le mode de vie de milliards d’habitants de la planète. De plus, regardons-nous dans le miroir : personne ne veut renoncer à l’abondance énergétique offerte par les énergies fossiles.
« La dette publique est une blague ! La vraie dette est celle du capital naturel »
Hervé Kempf, entretien avec Thomas Piketty
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Alors que le chômage atteint un record, montrant l’inanité de la politique néo-libérale, l’économiste Thomas Piketty rappelle que l’inégalité est au coeur du malaise actuel. Il pourfend les croissancistes. Et appelle à une refonte de la pensée économique pour prendre en compte « le capital naturel ».
Reporterre – Quelle idée principale inspire votre livre, Le Capital du XXIe siècle ?
Thomas Piketty – Mon travail déconstruit la vision idéologique selon laquelle la croissance permettrait spontanément le recul des inégalités. Le point de départ de cette recherche est d’avoir étendu à une échelle inédite la collecte de données historiques des revenus et les patrimoines. Au XIXe siècle, les économistes mettaient beaucoup plus l’accent sur la distribution des revenus que cela n’a été le cas à partir du milieu de XXe siècle. Mais au XIXe siècle, il y avait très peu de données. Et jusqu’à récemment, ce travail n’avait pas été mené de manière systématique, comme on l’a fait, sur plusieurs dizaines de pays sur plus d’un siècle. Cela change beaucoup la perspective.
Dans les années 1950 et 1960 dominait une vision très optimiste, formulée notamment par l’économiste Kuznets, selon laquelle, une réduction spontanée des inégalités s’opérait dans les phases avancées du développement industriel. Kuznets avait en effet constaté dans les années 1950 une réduction par rapport aux années 1910. C’était en fait lié à la Première guerre mondiale et à la crise des années 1930. Kuznets en était conscient. Mais dans l’ambiance de la guerre froide, il y avait besoin de trouver des conclusions optimistes pour expliquer – en particulier aux pays en développement : « Ne devenez pas communistes ! La croissance et la réduction des inégalités vont la main dans la main, il suffit d’attendre. »
Or, aux Etats-Unis et dans les pays développés, les inégalités sont revenus aujourd’hui à des niveaux très élevés, équivalents à ceux que Kuznets avait mesurés dans les années 1910. Mon travail décompose ces évolutions, avec comme thème central le fait qu’il n’y a pas de loi économique inexorable conduisant, soit à la réduction des inégalités, soit à leur diminution. Il y a un siècle, les pays européens étaient plus inégalitaires que les Etats-Unis. Aujourd’hui c’est le contraire. Il n’y a pas de déterminisme économique.
Vous montrez l’importance de la classe moyenne. Est-ce elle qui permet que l’acceptation de la remontée des inégalités ?
Le développement de cette « classe moyenne patrimoniale » est sans doute la principale transformation sur un siècle. Les 50 % les plus pauvres de la population n’ont jamais possédé de patrimoine et ne possèdent presque rien aujourd’hui. Les 10 % les plus riches qui, il y a un siècle, possédaient tout, soit 90 % ou plus du patrimoine, en possèdent aujourd’hui seulement 60 % en Europe et 70 % au Etats Unis. Cela reste un niveau très élevé.
La différence est que vous avez aujourd’hui 40 % de la population qui, il y a un siècle, étaient aussi pauvres en patrimoine que les pauvres, a vu sa situation se transformer durant le siècle : ce groupe central a possédé dans les années 1970 jusqu’à plus de 30 % du patrimoine total. Mais cela a tendance à se réduire et on est plus près aujourd’hui de 25 %. Alors que les 10 % les plus riches continuent à voir leur richesse s’accroître.
Le fait que ce bloc central voit sa situation se contracter explique-t-il que les tensions sociales se durcissent ?
Oui. Il peut se produire une remise en cause générale de notre pacte social, si beaucoup de membres de la classe moyenne patrimoniale ont l’impression de perdre, alors que les plus riches parviennent à s’extraire des mécanismes de solidarité. Le risque est que des groupes de plus en plus larges finissent par se tourner vers des solutions plus égoïstes, de repli national, à défaut de pouvoir faire payer les plus riches. Une des évolutions les plus inquiétantes est ce besoin qu’ont les sociétés modernes à donner du sens aux inégalités d’une façon insensée en essayant de…
… de légitimer
… de justifier l’héritage ou la captation de rentes, ou le pouvoir, tout simplement. Quand les dirigeants d’entreprise se servent dix millions d’euros par an, ils le justifient au nom de leur productivité. Les gagnants expliquent aux perdants que tout cela est dans l’intérêt général. Sauf qu’on a bien du mal à trouver la moindre preuve que cela sert à quelque chose de payer les chefs d’entreprise dix millions d’euros plutôt qu’un million.
Aujourd’hui, le discours de stigmatisation des perdants du système est beaucoup plus violent qu’il y a un siècle. Au moins, avant, personne n’avait le mauvais goût d’expliquer que les domestiques ou les pauvres étaient pauvres du fait de leur manque de mérite ou de vertu. Ils étaient pauvres parce que c’était comme cela.
C’était l’ordre social.
Un l’ordre social qu’on justifiait par le besoin d’avoir une classe qui puisse se consacrer à autre chose que la survie, et se livrer des activités artistiques ou militaires ou autres. Je ne dis pas que cette justification était bonne, mais elle mettait moins de pression psychologique sur les perdants.
Ces perdants, cette classe moyenne centrale peut-elle glisser vers un repliement vers soi selon des logiques d’extrême droite ?
C’est certain. C’est le risque principal et on peut craindre en Europe le retour à des égoïsmes nationaux. Quand on n’arrive pas à résoudre les problèmes sociaux de façon apaisée, il est tentant de trouver des coupables ailleurs : les travailleurs immigrés des autres pays, les Grecs paresseux, etc.
Un aspect important de votre travail concerne la ‘croissance’ de l’économie. Il rappelle que des taux de croissance élevés de l’ordre de 5 % par an sont historiquement exceptionnels.
Il faut s’habituer à une croissance structurellement lente. Même se maintenir à 1 ou 2 % par an suppose d’inventer des sources d’énergie qui, pour l’instant, n’existent pas.
Sans énergie abondante, n’y a-t-il pas de possibilité de croissance à 1 ou 2 % ?
Il y aura un moment où cela ne va plus coller. Depuis la révolution industrielle, de 1700 jusqu’en 2015, la croissance mondiale a été de 1,6 % par an, dont la moitié pour la croissance de la population (0,8 %) et la moitié (0,8 %) pour le PIB (produit intérieur brut) par habitant. Cela peut paraître ridiculement faible pour ceux qui s’imaginent qu’on ne peut pas être heureux sans un retour aux Trente glorieuses de 5 % par an. Mais 1,6 % de croissance par an pendant ces trois siècles a permis de multiplier par dix la population et le niveau de vie moyen, parce que, quand cela se cumule, c’est en fait une immense croissance. Et la population mondiale est passée de 600 millions en 1700 à 7 milliards aujourd’hui.
Pourrions-nous être plus de 70 milliards dans trois siècles ? Il n’est pas sûr que ce soit souhaitable ni possible. Quant au niveau de vie, une multiplication par dix est une abstraction.
La révolution industrielle au XIXe siècle a fait passer le taux de croissance qui était très proche de 0 % dans les sociétés agraires pré-industrielles à 1 ou 2 % par an.
Cela est extrêmement rapide. Et c’est uniquement dans les phases de reconstruction après des guerres ou de rattrapage accéléré d’un pays sur d’autres que l’on a 5 % par an ou davantage.
Les responsables politiques, la plupart de vos collègues économistes, les journalistes économiques, tous espèrent encore une croissance de 2 ou 3 % par an, certains rêvent même des 6 ou 7 % de la Chine.
Le discours consistant à dire que sans retour à 4 ou 5 % par an de croissance, il n’y a pas de bonheur possible est absurde, au regard de l’histoire de la croissance.
Pourtant, vous avez employé le terme de « croissance forte » dans un article signé avec des économistes allemands et anglais.
Pour moi, 1 ou 2 %, c’est une croissance forte ! Sur une génération, c’est une très, très forte croissance !
Sur trente ans, une croissance d’1 %ou de 1,5 % par an signifie une augmentation d’un tiers ou de la moitié de l’activité économique à chaque génération. C’est un rythme de renouvellement de la société extrêmement rapide. Pour que chacun trouve sa place dans une société qui se renouvelle à ce rythme, il faut un appareil d’éducation, de qualification, d’accès au marché du travail extrêmement élaboré. Cela n’a rien à voir avec une société pré-industrielle où, d’une génération sur l’autre, la société se reproduit de façon pratiquement identique.
Mais à l’inverse, l’idée qu’aucune croissance n’est possible me semble également dangereuse. C’est un processus qui, reproduit sur plusieurs générations, est assez effrayant, il n’y a plus d’humanité.
Cette possibilité de croissance démographique ramenée à zéro ou à des niveaux négatifs redonne de l’importance au patrimoine accumulé. Cela nous remet dans une société des héritiers que la France a connu avec acuité au XIXe siècle du fait de la stagnation de la population.
Cela a-t-il un sens de continuer à parler de croissance du PIB quand l’activité économique a un énorme impact sur l’environnement ?
Mieux comptabiliser le capital naturel est un enjeu central. La dégradation du capital naturel est un risque autrement plus sérieux que tout le reste. Cela est la véritable dette. La ‘dette publique’ dont on nous rabâche les oreilles est une blague ! C’est un pur jeu d’écriture : une partie de la population paye des impôts pour rembourser les intérêts à une autre partie de la population. Mais on n’est pas endetté vis-à-vis de la planète Mars !
Des dettes publiques, dans le passé, on en a déjà eu : 200 % du PIB en 1945 et l’inflation les a balayées. C’est d’ailleurs cela qui a permis à la France et à l’Allemagne d’investir durant les années 50-60, de financer les infrastructures et le système éducatif. Si on avait dû rembourser cette dette avec des excédents primaires – comme on demande aujourd’hui à la Grèce de le faire – on y serait encore.
Donc, la dette publique est un faux problème parce que les patrimoines financiers, immobiliers et marchands possédés par les ménages ont progressé beaucoup plus fortement que n’a progressé la dette publique. Cette augmentation des produits marchands est beaucoup plus importante que la dette publique qu’on pourrait rayer d’un trait de plume.
En revanche, si on augmente de 2°C la température de la planète d’ici cinquante ans, ce n’est plus un jeu d’écriture ! Et on n’a rien sous la main permettant de régler le problème de ce coût imposé au capital naturel.
Un PIB qui n’intègre pas le capital naturel a-t-il un sens ?
Le PIB n’a jamais de sens. J’utilise toujours le concept de Revenu national : pour passer du produit intérieur brut au revenu national, il faut retirer la dépréciation subie par le capital. Si une catastrophe a détruit votre pays, et que tout le pays est occupé à réparer ce qui a été détruit, vous pouvez vous retrouver avec un PIB extraordinairement élevé alors que le revenu national sera très faible.
Il faut prendre en compte ce qu’on a détruit, comptabiliser le capital naturel. Rendre compte de ce qu’on crée sans déduire ce qu’on a détruit est stupide.
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de travail en comptabilité nationale pour élaborer cette comptabilité du capital naturel ?
On essaye d’étendre la World capital data base au carbone, avec les gens de l’IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales), notamment. Mais vous avez raison, pour l’instant ce n’est pas étudié. Nos catégories d’analyse restent profondément marquées par les Trente glorieuses et par l’idéal de croissance infinie.
Le capital est très puissant, il détient beaucoup de pouvoir politique, il possède les medias. N’est-on pas dans une situation bloquée ?
Les évolutions passées laissent penser que les choses peuvent changer plus vite qu’on ne l’imagine. L’histoire des inégalités, des revenus, du patrimoine, de l’impôt, est pleine de surprises. Ce qui sortira de tout cela est parfaitement ouvert et il y a toujours plusieurs avenirs possibles. Après, il y a différentes façons de s’en sortir, plus ou moins rapides, plus ou moins justes, plus ou moins coûteuses.