Jean-David Zeitoun : « Le réchauffement climatique exacerbe les risques sur la santé humaine »
Nabil Wakim
www.lemonde.fr/chaleur-humaine/article/2024/07/26/jean-david-zeitoun-le-rechauffement-climatique-exacerbe-les-risques-sur-la-sante-humaine_6258444_6125299.html
Article
« Les entretiens de Chaleur humaine ». « Le Monde » propose à la lecture quelques épisodes de son podcast consacré au défi climatique. Le médecin explique, dans cet entretien, la nécessité de mener de front la transition écologique et les enjeux de santé publique.
Propos recueillis par Nabil Wakim
Les activités humaines qui contribuent à dégrader l’environnement ont également un impact fort sur notre santé. Dans les trente prochaines années, le réchauffement climatique risque de devenir l’une des plus grandes menaces pour la santé humaine. Quelles sont les activités qui ruinent le plus la santé et l’environnement ? Les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et de progrès en matière de santé sont-ils compatibles ou contradictoires ?
Le médecin Jean-David Zeitoun apporte des réponses dans cet épisode du podcast « Chaleur humaine », diffusé le 6 juin 2023 sur Lemonde.fr. Vous pouvez retrouver ici tous les épisodes du podcast et vous inscrire à l’infolettre « Chaleur humaine » en cliquant ici.
Dans votre livre « Le Suicide de l’espèce », vous expliquez qu’au niveau global, la médecine progresse mais la santé recule. Pourquoi ?
La médecine progressera toujours parce qu’elle fait l’objet d’investissements constants – parce qu’on a tous envie de vivre mieux et plus longtemps. La santé, elle, dépend d’autres déterminants que la médecine, notamment notre biologie mais aussi de déterminants environnementaux et comportementaux. Et c’est là que tout se complique. Ce que disent les données, c’est que la santé dans son ensemble stagne ou décline depuis quelques années.
L’espérance de vie, par exemple, est en stagnation ou même en décroissance dans de nombreux pays – notamment des pays riches, ce qui est un paradoxe. Le pays le plus exemplaire dans le mauvais sens, ce sont les Etats-Unis – et cela a commencé avant la pandémie de Covid-19. Dans ce pays, l’espérance de vie a atteint un maximum en 2014, avant de décliner ensuite trois années de suite, puis de stagner, puis de décliner avec le Covid. Mais les Etats-Unis ne sont pas le seul pays concerné. C’est simplement un pays qui concentre les problèmes de façon plus intense.
Jusque-là, on gagnait plutôt de l’espérance de vie, dans les pays occidentaux. Sommes-nous à un tournant ?
C’est possible. Le progrès qui avait été pratiquement constamment observé depuis le milieu du XVIIIᵉ siècle n’est plus si évident. En Occident, et depuis le milieu du XXᵉ siècle dans tout le reste du monde, l’espérance de vie progressait à un rythme assez constant de deux ou trois mois par an. Ce n’est plus le cas. On pourrait prendre d’autres indicateurs, comme la mortalité infantile ou la mortalité cardio-vasculaire, qui augmentent dans beaucoup de pays, y compris en France.
Dans les risques que vous identifiez, l’un des principaux est la pollution, qui cause 9 millions de morts par an dans le monde. De quel type de pollution parle-t-on ?
C’est le premier risque environnemental mondial. Aujourd’hui, notre plus gros problème environnemental, c’est de très loin la pollution. Avec 9 millions de morts – dont 90 % sont concentrés dans les pays les moins riches. Mais elle cause environ 50 000 morts par an quand même en France, ce qui est loin d’être négligeable
Si on schématise, il y a une pollution traditionnelle et une pollution moderne. La pollution traditionnelle, c’est celle de l’eau et de l’air intérieur au foyer. Cette pollution est en baisse dans le monde depuis des dizaines d’années, parce qu’elle est liée au développement. Donc quand les pays se développent, de façon presque automatique, ils font baisser ce type de pollution.
Malheureusement, elle est compensée par une pollution moderne qui est la pollution de l’air extérieur ou la pollution chimique, qui elle est en croissance dans le monde. C’est elle qui cause des maladies dans des proportions qui sont extraordinairement importantes, mais de façon non spécifique : des maladies cardio-vasculaires, des cancers, des troubles du développement de l’enfant, des troubles hormonaux chez la femme.
Quand on diagnostique un cancer ou une pathologie cardio-vasculaire, on va d’abord chercher des facteurs individuels qui nous sont plus intuitivement accessibles, comme « est-ce qu’il fumait ? est-ce qu’il buvait ?… » Mais en fait la pollution joue un rôle important dans ces maladies. Par exemple, la pollution est probablement la cause de 16 % de la mortalité cardio-vasculaire mondiale, donc un cas sur six à peu près.
Une partie des impacts sur la santé sont aussi liés à l’évolution de notre alimentation, et notamment aux produits ultratransformés. Comment cela se traduit-il ?
Le risque alimentaire est effectivement un autre très gros risque. Il y a trois ennemis principaux dans l’alimentation qui sont les calories, les produits chimiques jetés sur les aliments et les aliments ultratransformés. De quoi parle-t-on ? Il faut les distinguer des aliments qui sont « juste » transformés, comme le pain, le fromage, les yaourts. Les aliments ultratransformés ont été encore plus travaillés par des processus industriels, avec une intention de départ qui n’est pas nécessairement mauvaise, qui est de pouvoir nourrir toute la planète à un coût abordable, avec des conditions de conservation et de préparation qui facilitent la tâche des gens. Le problème, c’est que c’est très mauvais pour la santé : on parle par exemple des chips, des pizzas, des gâteaux très industriels, des repas préparés. C’est quelque chose qu’on a identifié tardivement d’un point de vue épistémologique.
N’est-ce pas excessif de considérer que des hot dogs surgelés et du Nutella, c’est aussi dangereux que les particules d’une centrale à charbon ?
On peut les comparer en termes de taille d’impact. L’obésité, c’est 5 millions de morts par an. La pollution, c’est 9 millions. Mais l’obésité n’est qu’une partie seulement de l’impact de l’alimentation puisqu’il y a des maladies métaboliques sans obésité, ou il y a des cancers sans obésité. Donc la taille de l’impact, je pense, est à peu près comparable. En tout cas, elle est suffisamment énorme pour que l’on s’en préoccupe énormément. Je ne crois pas que ce soit excessif. C’est un paradoxe cruel : pendant deux cents ans, l’alimentation a été une grande partie de la solution de nos problèmes de santé. Aujourd’hui, c’est devenu l’un des problèmes lui-même. C’est une des causes principales de maladies au XXIᵉ siècle.
L’un des sujets très débattus en France dans ce domaine, c’est l’impact des pesticides, de l’agriculture conventionnelle et des engrais chimiques sur la santé…
Ce qui n’est pas débattu, en tout cas au niveau scientifique, c’est que cela a un effet sur la santé, et qu’il est mauvais. Ce qui est débattu, c’est sa part dans le problème puisque ce n’est pas le seul ennemi. Il est quasiment impossible de déterminer la part de chaque facteur dans la production des problèmes de santé, parce qu’il est trop complexe d’analyser les données, y compris sur le plan statistique. Mais on en sait suffisamment pour savoir que c’est un problème et qu’il faut aller vers un type d’alimentation qui soit différente, y compris à l’échelle mondiale.
Il faut ajouter à tout cela l’impact du changement climatique sur la santé, quel est-il ?
Le réchauffement climatique n’est pas un risque spécifique : il exacerbe d’autres risques. Il peut avoir des effets directs comme lors d’une canicule, qui va générer une augmentation de la mortalité cardio-vasculaire, des décompensations respiratoires, etc. Et puis il y a des effets indirects, par la détérioration des rendements alimentaires, par de nouveaux microbes émergents ou par l’expansion des microbes établis qui peuvent se déployer sur plus de territoires à cause des changements de température, par les effets sur la santé mentale, par les effets comportementaux. Quand il fait plus chaud, on a tendance à être plus violent, par exemple. Donc le changement climatique, c’est une sorte de méta-problème non spécifique qui aggrave d’autres problèmes.
Mais peut-on déjà dire quels types de maladies risquent de se développer avec le réchauffement climatique ?
Il y a un répertoire de maladies dont la fréquence devrait augmenter à cause du réchauffement.
Rien de très spécifique : la mortalité cardio-vasculaire augmente pendant les canicules, la mortalité respiratoire aussi, et en particulier en synergie avec la pollution. Si vous additionnez les effets de la pollution et les effets du climat sur la santé respiratoire, vous arrivez à une certaine quantité. Mais la réalité, c’est que quand les deux se combinent, vous pouvez multiplier par trois les risques.
La santé mentale est également concernée, c’est déjà évident avec une anxiété anticipatrice, mais potentiellement plus au fur et à mesure que cela va se concrétiser. L’impact sur l’alimentation et le développement des microbes, c’est aussi un sujet majeur. Et après, il y a aussi les comportements : quand il fait chaud, les gens sortent plus, conduisent moins bien, boivent plus, sont plus nerveux, dorment moins bien.
Est-il juste de considérer que les activités humaines et les pressions exercées sur les milieux naturels augmentent aussi le risque de pandémies, comme lors du Covid-19 ?
Oui, c’est déjà le cas. L’apparition ou l’émergence de nouveaux microbes augmente de façon linéaire. Au XXIᵉ siècle, on a eu quatre pandémies en onze ans, ce qui n’a jamais existé de toute l’histoire de la société mondiale, et le Covid-19 en est l’illustration la plus brutale et la plus massive, avec un excédent de morts en deux ans, de 18 millions de personnes quand même pour les années 2020 et 2021.
Il y a toujours un animal au départ d’une histoire épidémique et on sait que les nouveaux microbes émergents sont causés par l’extinction des espèces ou la pression exercée sur leurs habitats. Du coup, les espèces animales se rapprochent des humains. Et comme les virus sont sous pression parce que la population animale a tendance à se contracter, ils cherchent de nouveaux hôtes.
Vous évoquez le besoin de mener de front la transition climatique et une transition épidémiologique. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La transition épidémiologique, cela veut dire revenir à des causes de maladies qui seraient plus naturelles. Pourquoi faut-il les mener de front ? Parce qu’elles marchent souvent ensemble. L’alimentation ou les transports sont des très bons exemples qui montrent que, comme les causes de nos problèmes sont les mêmes, les solutions sont aussi largement partagées. Le fait d’avoir une alimentation qui serait plus végétale, moins chimique et aussi moins quantitative, c’est quelque chose qui est à la fois plus soutenable sur le plan environnemental et plus favorable sur le plan épidémiologique. C’est moins producteur de maladies.
Pour les transports, c’est pareil. S’il y a plus de transports « manuels » et moins par des machines – surtout si ces machines sont nourries aux énergies fossiles –, c’est bon pour l’environnement et pour la santé. C’est très difficile à mener, bien sûr. Mais l’avantage, c’est que cela permet de traiter les deux énormes défis auxquels on fait face, un problème environnemental et un problème de santé mondiale.
Mais ces « co-bénéfices », comme les appellent les scientifiques, ont-ils vraiment un impact ou s’agit-il d’un argument théorique ?
Non, c’est une réalité, qui comporte en plus des avantages supplémentaires. Par exemple, sur les énergies fossiles : si on réduit notre recours aux fossiles, le bénéfice pour le climat sera palpable dans dix, vingt ou trente ans. Mais si on réduit la pollution, le bénéfice est immédiat : vous allez constater tout de suite une baisse de la mortalité respiratoire et cardio-vasculaire.
L’autre avantage, c’est que la transition épidémiologique ne coûte rien. Se mettre à marcher ou manger végétal, c’est soit gratuit, soit moins cher. Manger de la viande coûte plus cher que manger des produits frais qui seraient des légumes et des fruits. Il y a là un « retour sur investissement » rapide sur le plan économique. Le dernier avantage de la transition épidémiologique par rapport à la transition environnementale, c’est qu’on n’a pas besoin d’innovation technologique pour la mener. On sait déjà comment on peut la faire parce que l’histoire nous dit ce qui a déjà marché. Alors que pour la transition environnementale, même si une partie passe par des solutions naturelles, une autre passe par l’innovation technologique, notamment pour avoir des énergies non polluantes.
Cela veut-il dire qu’il faut s’inspirer de politiques publiques qui ont fonctionné sur le tabac ou l’alcool pour modifier notre alimentation, par exemple ?
Oui. On a déjà réussi à réprimer des risques. Historiquement, le tabac est un risque qu’on a su faire baisser. Le taux de tabagisme est en baisse, tout comme la consommation d’alcool dans certains pays – on peut aussi penser à d’autres risques, comme le plomb.
A chaque fois qu’on a voulu réprimer efficacement ces risques, on a eu recours à la loi et à l’économie, c’est-à-dire à la régulation et à la taxation.
Pour le tabac, par exemple on a augmenté les taxes, on a interdit de fumer dans certains lieux, de proposer un packaging sexy des cigarettes, des choses qui poussaient les gens à fumer. Ce n’est pas ce qui est fait aujourd’hui pour la pollution chimique ou les risques alimentaires.
Vous voulez dire qu’il faudrait taxer et réglementer beaucoup plus par exemple les paquets de KitKat ou les pizzas surgelées pour qu’ils coûtent plus cher ?
Si on dit simplement aux gens qu’ils vont payer plus cher, surtout en période d’inflation, ce ne sera pas accepté. En revanche, si on leur dit « vous allez dépenser la même chose, mais vous allez manger des produits plus frais et plus sains », voire « ça va vous coûter un peu moins d’argent et vous allez manger mieux », c’est beaucoup plus susceptible d’être accepté.
Quand on me dit « oui, mais, les gens aiment manger ces produits ultratransformés », je crois qu’au contraire tout le monde voudrait pouvoir bien manger. Les gens prennent du plaisir à manger certains aliments qui sont mauvais pour la santé parce qu’ils ont été mis en condition de les apprécier, parce qu’ils n’ont pas réellement le choix, notamment en termes économiques, de manger autre chose. Donc je pense que par un jeu de taxes et de détaxes, voire de prix négatifs – c’est-à-dire qu’on vous paye pour sortir du supermarché avec des fruits et légumes –, on peut créer une dynamique très différente.
Le Nutri-Score est-il un bon exemple de ce qu’il faut faire ? Montrer aux consommateurs la qualité de ce qu’ils achètent ?
Le Nutri-Score, c’est très bien, c’est une invention française qui joue un rôle important. Il y a deux limites. La première est que ce n’est pas obligatoire – environ 60 % des produits alimentaires l’affichent. La deuxième limite est qu’on reporte encore sur les individus la responsabilité ou plutôt la difficulté de naviguer entre les risques. Et ça ne résout pas le problème économique : si les individus savent qu’un produit est mauvais, si pour autant c’est le seul qu’ils peuvent se payer, leurs problèmes ne sont pas résolus. Vous risquez de rajouter de la frustration, voire de la colère.
On peut envisager d’autres choses, comme d’interdire certains produits qui sont trop toxiques, limiter la concentration de certains composants dans l’alimentation. On pourrait tout à fait limiter la teneur en fructose par exemple, qui est un sucre qui est particulièrement mauvais pour la santé. Cela a déjà été fait ailleurs, comme dans l’Etat de New York, qui a limité dans la restauration collective des acides gras trans. Et ça a très bien marché. On le fait dans d’autres secteurs. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le faire dans l’alimentation, qui est quand même quelque chose auquel les gens s’exposent plusieurs fois par jour.
Ensuite, il y a d’autres choses qui sont un peu plus soft mais qui seraient aussi efficaces, comme le fait de ne pas pouvoir faire de publicité pour les aliments qui sont trop mauvais pour la santé, ne pas avoir le droit de les vendre en face des écoles ou dans les enceintes sportives, réguler la proportion de l’espace qu’ils prennent dans un supermarché, puisque cela joue beaucoup sur nos comportements d’achat.
Cela pose aussi la question de la place des gestes individuels. Les messages du type « manger cinq fruits et légumes par jour » sur des publicités pour des bonbons sucrés, ou « se déplacer moins pour moins polluer » sur des affiches de SUV ne sont-ils pas un peu des injonctions contradictoires pour les individus ?
On peut même parler de provocation et d’hypocrisie. On a laissé l’offre de risque prospérer et on a espéré que la demande se contrôle. C’est illusoire, injuste, et de toute façon ça n’a pas marché. Laisser certains industriels de l’alimentation proposer des produits toxiques et dire aux gens attention, il ne faut pas trop le faire, c’est incohérent. L’obésité est en baisse nette dans zéro pays dans le monde. Le fait de laisser l’offre libre et de tout attendre de comportements des individus a produit un résultat catastrophique et la pandémie d’obésité mondiale.
Mais l’alimentation a aussi une dimension de liberté individuelle, beaucoup de gens ont envie de se faire plaisir et pas uniquement de manger des choses parce qu’elles sont bonnes pour la santé ou l’environnement…
Mais on a déjà connu un changement culturel dans le sens d’une alimentation fraîche vers une alimentation transformée, donc on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas y avoir un changement culturel dans l’autre sens ! On a su faire autrement. Ensuite, il y a une différence entre le fait de se livrer ponctuellement à ce type de plaisir ou d’y être exposé quotidiennement. Manger des bonbons une fois par an à un anniversaire ne pose pas de problème.
Le problème, c’est quand les gens ne font que ça – et, encore une fois, parce que c’est ce qu’on peut se payer ou qu’on n’a pas d’autre possibilité. Personne ne peut défendre raisonnablement que c’est une liberté qui doit être préservée. Je pense qu’au contraire les gens doivent avoir la liberté d’acheter ce qu’ils veulent ou d’avoir les plaisirs qu’ils veulent. Je trouverais ça méprisant de croire que des gens ne pourraient trouver du plaisir qu’en mangeant des aliments qui vont écourter leur vie.
Mais cette logique de régulation pourrait-elle aussi s’appliquer sur la pollution, en taxant les véhicules les plus polluants ou en interdisant certains produits chimiques ?
Oui, bien sûr. L’industrie chimique n’est pas assez régulée. Aujourd’hui, la majorité des produits chimiques qui sont nouvellement commercialisés chaque année ne sont pas testés quant à leurs effets sur la santé humaine. Pourtant, ils sont omniprésents dans notre environnement : dans les vêtements, les jouets, les dispositifs médicaux, les produits cosmétiques, les produits ménagers. Personne ne prendra un médicament qui aura été aussi peu testé que ces produits. Alors qu’ils exposent non pas seulement les gens qui ont une maladie, mais tout le monde.
Le résultat est catastrophique – on s’en rend compte aujourd’hui, comme récemment avec la question des « polluants éternels » que sont les PFAS, qui sont présents dans les objets du quotidien et causent des centaines de milliers de maladies et de morts chaque année dans le monde à travers les cancers et les maladies cardio-vasculaires. Si les PFAS avaient été testés correctement – comme quand on fait des essais cliniques avec des médicaments –, on ne les aurait jamais autorisés.
Malgré tout cela, gardez-vous quand même de l’espoir ?
Même si les données scientifiques ne sont pas très optimistes, elles nous disent quand même qu’il possible d’y arriver. Je crois que l’argument de l’impact économique de ces pollutions est très important et peut inciter les dirigeants politiques à agir. Ce sont eux qui ont les clés du changement. Les individus peuvent changer trop peu de choses et au prix de trop d’efforts pour que ça suscite la transition de modèle dont nous avons besoin. Le changement doit être systémique et les individus ne peuvent pas seuls changer le système.
Retrouvez sur cette page les entretiens tirés de notre podcast « Chaleur humaine » consacré au changement climatique.Nabil Wakim
Être à l’aise avec l’élimination
Naomi Klein
https://cabrioles.substack.com/p/etre-a-laise-avec-lelimination-naomi
Article
Loin d’être les compagnons de route improbables qu’ils semblaient être au départ, de larges pans de l’industrie moderne du bien-être s’avèrent tout à fait compatibles avec les notions d’extrême droite de hiérarchies naturelles, de supériorité génétique et de populations jetables.
Naomi Klein est journaliste, essayiste et réalisatrice. Elle écrit pour des medias tels que The Guardian et The Intercept, et elle est l’autrice de plusieurs bestsellers dont Tout peut changer et La Stratégie du choc.
Note de Cabrioles : Le livre le plus récent de Naomi Klein, paru en septembre 2023 et dont le texte qui suit est extrait, s’intitule Doppelganger (un mot allemand signifiant “sosie” ou “double”). Naomi Klein prend pour point de départ de sa nouvelle enquête la confusion qui est fréquemment faite entre elle et celle qu’elle appelle son doppelganger : Naomi Wolf, une célèbre féministe libérale et fervente propagandiste des théories conspirationnistes. Partant de là elle se plonge dans ce qu’elle nomme le monde miroir, cette machine de conversion à l’extrême droite qu’est le conspirationnisme, en s’attachant à détailler le reflet qu’il renvoi à l’autre monde, celui qui se voudrait libéral et éclairé.
Au début de la pandémie, des appels à sacrifier les malades et les personnes âgées au nom des impératifs économiques ont fusé. Mais ils émanaient alors principalement de Républicain·es suffisant·es, cruel·les, mais fidèles à elleux-mêmes. Ce qui m’a surprise, c’est de voir des électeur·ices de longue date du Nouveau Parti Démocratique, parti qui a joué un rôle essentiel dans la mise en place du système de santé public universel au Canada, se laver les mains de la mort de masse. Je ne m’attendais pas non plus à ce qu’une personne avec qui j’aurais pu prendre un cours de Vinyasa se fasse la défenseuse de la mort des personnes physiquement faibles (« Je pense que ces gens devraient mourir »). Je ne m’attendais pas non plus à ce qu’une affiche du Parti populaire du Canada, parti d’extrême droite, soit accolée à celle proposant de la méditation profonde et des massages Deep Tissues. Ou d’entendre des écologistes de longue date dire, dans des conversations privées, que le droit de ne pas se faire vacciner était pour elleux le seul enjeu dans cette campagne, une position de principe contre ce qu’iels considèrent comme Big Pharma.
Quelle que soit l’idée que je me faisais de la frontière entre « eux » et « nous », elle ne tenait plus. De toute évidence, un poison avait été libéré dans la culture, et il ne se répandait pas seulement parmi les partisan·nes de la droite avec l’aide de quelques personnalités médiatiques libérales passées de l’autre côté. Il s’agissait de quelque chose d’autre : un produit toxique enchevêtré dans les puissantes notions de vie naturelle, de force musculaire, de condition physique, de pureté et de divinité, ainsi que dans leurs contraires : le contre-nature, la faiblesse, la paresse, la contamination et la damnation.
Les sous-cultures du fitness et de la santé alternative côtoient depuis longtemps les mouvements fascistes et suprématistes. Aux États-Unis, les premiers adeptes du fitness et du bodybuilding étaient également enthousiastes à l’égard de l’eugénisme et des perspectives de reproduction de ce qu’ils considéraient comme une forme humaine supérieure. La propagande nazie était truffée d’images de jeunes hommes faisant de la randonnée, et Hitler était convaincu que la nourriture « naturelle » était essentielle au succès du Reich (bien que son végétarisme semble avoir été quelque peu exagéré). Le parti nazi était traversé par des courants de santé et de croyances occultes extrêmes, mis au service du projet de construction d’une super race aryenne d’hommes divins. En d’autres termes, toute la mission de construction d’une race pensée comme supérieure présentait un caractère ésotérique, ce qui explique que sa rencontre a été si facile avec les courants de santé New Age et divers fétiches naturalistes.
Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’alliance fascisme / fitness / New Age a été rompue. Dans les années 1960, lorsque le New Age a connu une nouvelle vague de popularité, il était étroitement associé aux hippies, à l’écologie et à la pratique de la méditation transcendantale par les Beatles. Aujourd’hui, les racines suprématistes historiques du mouvement semblent se réaffirmer
Les personnes que nous avons rencontrées à l’extrémité de ce spectre ne semblent pas nier purement et simplement l’existence du Covid. Elles considèrent plutôt le virus comme une sorte de purification ou d' »assainissement du troupeau », certain·es y mêlant des convictions écofascistes et imaginant la pandémie comme un moyen de réhabiliter le monde naturel à la suite des agressions humaines. Ce courant de pensée était très répandu au début des confinements, lorsque les mèmes « LA TERRE SE GUÉRIT » et « NOUS SOMMES LE VIRUS » ont envahi internet, de même que les vidéos (souvent truquées) d’animaux sauvages reprenant possession des rues désertes de nos villes et villages. Mais peu à peu, l’approbation d’une certaine proportion de morts humaines est devenue plus décomplexée, et explicitement liée à l’opposition aux vaccins. À peu près à la même époque, Rob Schmitt, ancien animateur de Fox News passé à Newsmax, a déclaré à l’antenne : « J’ai l’impression que la vaccination, d’une façon étrange, va généralement à l’encontre de la nature. Je veux dire que s’il y a une maladie, il y a peut-être simplement un flux et un reflux de la vie où quelque chose est censé éliminer un certain nombre de personnes, et c’est ainsi que va l’évolution. Les vaccins s’y opposent en quelque sorte ».
Ces idées ont une histoire sanglante dans les Amériques. Une histoire qui remonte aux récits des conquérants et des colons européens qui affirmaient que les maladies infectieuses qui ravageaient les populations indigènes, déjà affaiblies par le vol de leurs terres et la destruction de leurs sources de nourriture par les colons blancs, étaient en fait l’œuvre de Dieu, un signe divin que ces continents étaient destinés aux Chrétiens blancs. Le roi James d’Angleterre a décrit les pandémies dans la Charte de la Nouvelle-Angleterre de 1620 en les qualifiant de « fléau merveilleux ». « Dieu tout-puissant, dans sa grande bonté et sa générosité envers nous », l’aurait envoyée « parmi les sauvages ». En 1634, John Winthrop, premier gouverneur de la colonie de la baie du Massachusetts, décrivait en des termes similaires les maladies qui frappaient les populations natives de langue algonquienne : « Mais Dieu a tellement pourchassé les natifs de ces régions que, sur un espace de 500 km, la plus grande partie d’entre eux a été emportée par la variole, qui sévit toujours parmi eux : Dieu a ainsi justifié nos droits sur ce lieu. » En 1707, l’ancien gouverneur de Caroline, John Archdale, a lui aussi qualifié la mort de masse d’événement providentiel, écrivant à propos des « Indiens » qu’il « a plu à Dieu tout-puissant d’envoyer parmi eux des maladies inhabituelles, comme la variole, pour diminuer leur nombre, de sorte que les Anglais, comparés aux Espagnols, n’ont que peu de victimes indiennes à se reprocher ». Ce n’est pas vrai – il y a beaucoup de sang dont il faut répondre, et la maladie n’est qu’un des nombreux tueurs de ces vagues de génocide. Mais l’idée que les pandémies sont l’œuvre d’une puissance supérieure, qu’elle soit pensée comme Dieu ou comme la nature, fait partie intégrante du mythe d’origine du monde moderne.
La montée en puissance de la pensée écofasciste en ce moment historique particulier est malheureusement prévisible. Nous vivons à une époque où le fait d’avoir deux emplois ne garantit pas que l’on puisse s’offrir un logement et où bon nombre de nos gouvernements considèrent que la destruction au bulldozer des campements de sans-abri est une solution politique viable. Pendant ce temps, chaque jour nous rapproche d’un avenir d’effondrement climatique qui, s’il n’est pas ralenti et inversé, conduira certainement à l’élimination d’une grande partie de notre espèce et d’autres espèces, en frappant d’abord et le plus durement les plus vulnérables. Le processus est déjà bien engagé. Le fait de vivre un tel moment de tension, d’être forcé d’en être complice, alors que ceux que l’on appelle nos dirigeant·es échouent lamentablement à agir, génère inévitablement toutes sortes de symptômes morbides. Inévitablement, les gens cherchent des récits pour donner du sens à cette réalité.
Parmi ces récits, il y a celui que le mouvement pour la justice climatique raconte depuis des années : les gens de bonne volonté, au-delà de toutes les lignes censées nous diviser, peuvent s’unir, renforcer leur pouvoir et transformer nos sociétés en quelque chose de plus juste et de plus écologique, juste à temps. Mais chaque jour qui passe rend cette histoire de plus en plus difficile à croire. C’est pourquoi un autre récit, qui se propage beaucoup plus rapidement, se présente comme suit : « Je vais m’en sortir, je vais être heureux : Je m’en sortirai, je suis préparé, avec mes conserves, mes panneaux solaires et ma place relativement privilégiée sur cette planète, ce sont les autres qui souffriront. » Cependant, le problème avec ce récit, c’est qu’il exige de trouver des moyens de vivre avec et de rationaliser la souffrance massive d’autrui. C’est là qu’entrent en jeu les histoires et les logiques qui font de la mort des autres une forme inévitable de sélection naturelle, voire une bénédiction.
À l’instar de l’alliance fasciste / New Age, tout ceci se déroule dans une sorte de boucle historique. Chaque fois qu’un groupe fait le choix de permettre qu’une effroyable violence soit infligée à un autre groupe, il y a des récits et des logiques qui autorisent les bénéficiaires de la violence à y participer activement (voire avec joie) ou à détourner le regard. Des récits qui disent des choses comme celles-ci : les personnes sacrifiées / esclavagisées / emprisonnées / colonisées / laissées pour mortes afin que d’autres puissent vivre confortablement ne sont pas des êtres humains de même valeur. Elles sont autres / inférieures / plus faibles / plus foncées / plus animales / malades / criminelles / paresseuses / non civilisées. Ces logiques connaissent une résurgence à droite depuis des années, comme en témoigne la présence de dirigeants protofascistes et autoritaires au Brésil, en Inde, en Hongrie, aux Philippines, en Russie et en Turquie, entre autres. Mais ce que nous avons constaté lors de la campagne électorale, c’est que ces logiques se propageaient, en diagonale, des conservateurs autoritaires jusqu’à une partie de la gauche écologiste et New Age, en suivant des voies neuronales largement empruntées, à l’histoire longue et sinistre.
Le fil qui les uni est simple et direct. C’est être à l’aise avec l’élimination.
[…]
Unis par le commerce
Steve Bannon n’est clairement pas l’idée que l’on se fait d’un fanatique de santé ; Donald Trump est un adepte déclaré des fast-foods ; et l’un des passe-temps favoris de Fox News est de s’insurger contre les libérale·aux qui tentent de dire aux vrai·es Américain·nes de manger des légumes (le jardin de Michelle Obama à la Maison Blanche était l’une de leurs cibles favorites). Néanmoins, un terrain d’entente a été trouvé, et il est grand.
Ce qui unit l’extrême droite et la santé alternative, c’est le commerce, d’une part, et la foi dans l’hyperindividualisme, d’autre part. Dans le monde de la santé alternative, tout le monde vend quelque chose : des cours, des retraites, des bains sonores, des huiles essentielles, des sprays anti-toxines métalliques, des lampes de sel de l’Himalaya, des lavements au café. À eux seuls, les suppléments représentaient une valeur estimée à 155 milliards de dollars dans le monde en 2022. C’est à peu près la même chose sur War Room de Bannon ou Infowars d’Alex Jones, avec leurs suppléments virils, leurs équipements de survie, leurs fêtes de la liberté, leurs offres de métaux précieux, leur dentifrice à l’argent colloïdal et leurs entraînements au maniement des armes, sans oublier le documentaire de Tucker Carlson de 2022 dans lequel il recommandait aux hommes de se faire régulièrement bronzer les testicules avec une lumière infrarouge spéciale afin d’augmenter leur taux de testostérone en prévision des « temps difficiles » à venir.
Les voix de ces deux types de discours sont distinctes : l’une bienveillante, l’autre brutale et menaçante. (Jones, à mesure que ses ennuis judiciaires s’aggravaient, a eu recours à la promotion de ses produits de marque en hurlant à son public : « Si vous ne nous soutenez pas, vous aidez l’ennemi »). Mais le message sous-jacent est assez similaire : la société s’effondre et vous, en tant qu’individu (et non en tant que membre d’une société), devez vous préparer et vous endurcir, que ce soit en optimisant votre corps, ou en remplissant votre bunker anti-catastrophe, ou les deux à la fois. À bien des égards, les personnes les plus influentes dans le monde du bien-être et du fitness, celles qui font fortune en vendant des versions idéalisées d’elles-mêmes et l’idée que vous pouvez, vous aussi, atteindre le nirvana grâce à un projet d’amélioration perpétuelle de soi, correspondent parfaitement aux libertariens économiques d’extrême droite et aux anarcho-capitalistes, qui fétichisent aussi l’individu en tant que seul acteur social pertinent. Dans aucune de ces deux visions du monde, il n’est fait mention de solutions collectives ou de changements structurels qui rendraient possible une vie en bonne santé pour tous·tes.
L’extrême droite et la santé alternative croient-elles vraiment la même chose au sujet des vaccins ? Carlson affirme ne pas avoir été vacciné contre le COVID-19 et Bannon laisse fortement entendre la même chose, mais il n’y a aucun moyen d’en être certain·e. Ce que nous savons, c’est qu’ils ont vu un énorme avantage politique à saboter ce qui aurait pu être un programme gouvernemental extrêmement réussi et populaire : la diffusion de vaccins gratuits et permettant de sauver des vies en plein milieu d’une pandémie.
Cela s’explique en partie par le fait que le programme a été mis en œuvre après la défaite de Trump aux élections de 2020 et alors que les démocrates contrôlaient encore les trois branches du gouvernement. Un processus sans heurts permettant d’atteindre des niveaux élevés de vaccination aurait permis de sauver de nombreuses vies, mais aurait également constitué une victoire importante pour les démocrates. Au lieu de cela, grâce à la diffusion constante de fausses informations médicales, des États comme le Wyoming et le Mississippi ont eu du mal à vacciner la moitié de leur population éligible.
Des raisons idéologiques plus profondes ont peut-être également motivé l’opposition aux vaccins. Si les efforts déployés par les États-Unis pour lutter contre le COVID par le biais de la vaccination gratuite et de programmes de substitution des salaires avaient été couronnés de succès, cela aurait démontré que le gouvernement fédéral, lorsqu’il s’attelle à une tâche, peut encore fournir des soins appropriés, universels et humains à l’ensemble de la population. Mais cela soulève des questions : Si l’on peut le faire pour le COVID-19, pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi ne pas lancer des programmes publics aussi ambitieux pour faire face à d’autres urgences humaines ?
Le gouvernement pourrait-il s’attaquer à la faim, à la flambée des coûts du logement et à la nécessité d’un système de santé universel ? Une politique réussie de réponse au COVID aurait créé un précédent en faveur d’un gouvernement moderne et actif – un précédent que de nombreuses personnes de droite considèrent comme dangereux. Il convient donc d’envisager la possibilité que les mesures de santé publique du COVID ont été dans le viseur de personnes comme Bannon et Carlson pour une raison étonnamment simple : parce qu’elles étaient publiques.
Les gourous du bien-être et les bonimenteurs qui peuplent la Douzaine de la Désinformation1 (et celleux qui aspirent à une telle influence) se considèrent également en guerre contre les autorités sanitaires officielles, mais pour des raisons plus mercantiles. « La santé n’est PAS LE BUT de l’institution médicale. Inscrivez-vous à ma lettre d’information et découvrez les vraies racines de la santé ». annonce Christiane Northrup en haut de son site web, à côté des nombreuses photos de son visage étrangement sans âge. Ou, pour citer un mème qui a beaucoup circulé : « Je ne me suis pas fait vacciner contre la grippe ! Parce que je suis assez intelligent pour comprendre que l’industrie médicale préfère une population chroniquement malade à une population en bonne santé ». (La seconde affirmation n’est pas dénuée de fondement, mais elle n’a rien à voir avec le fait de se faire vacciner gratuitement ou non contre la grippe).
Ces déclarations illustrent une logique omniprésente dans les branches les plus entrepreneuriales du secteur du bien-être : les médecins et les laboratoires pharmaceutiques veulent que vous soyez malade pour pouvoir vous vendre des pansements, tandis que les professionnel·les du fitness et du bien-être veulent que vous soyez en bonne santé, mais il faut d’abord que vous achetiez ce qu’iels vous vendent à la place. Plus l’industrie du bien-être se développe et devient rentable, plus cette perspective concurrentielle devient féroce, au point que le simple fait d’aller chez le médecin ou de faire remplir une ordonnance peut être perçu comme un échec : la preuve évidente que vous n’avez pas bu assez de jus ou que vous ne vous êtes pas entraîné·e assez dur. Faire la queue avec toutes ces personnes normales (c’est-à-dire toxiques, en mauvaise santé) pour se faire injecter quelque chose qui ne requiert aucune connaissance ou vertu particulière pour y accéder et qui, ce qui est le plus suspect dans un système de marché, ne coûte rien, peut suffire à provoquer une véritable crise d’identité.
Lorsque le COVID est survenu, la concurrence entre de nombreuses personnalités spécialisées dans le bien-être et celles qu’elles considèrent comme étant spécialisées dans la maladie (c’est-à-dire les médecins et les scientifiques) a atteint de nouveaux sommets, et ce pour une raison simple. Pendant des mois, la médecine conventionnelle n’avait rien à nous proposer. C’était la période où, si vous pensiez avoir le COVID, le conseil principal donné par les médecins était loin d’être rassurant : « Essayez de ne pas le donner à quelqu’un d’autre » ; « Restez chez vous sauf si vous pouvez à peine respirer » ; « Si vous ne pouvez pas respirer, appelez une ambulance et tentez votre chance à l’hôpital local, où il y a de fortes chances que vous ne ressortiez jamais ».
Il ne s’agissait pas du résultat d’une conspiration, et la plupart des mesures prises n’étaient même pas vraiment des échecs. Certes, nos systèmes de santé auraient pu être mieux préparés, avec des stocks plus importants de masques, plus de respirateurs, plus de lits et plus d’infirmièr·es. Mais cela n’aurait rien changé au problème sous-jacent, à savoir qu’il faut du temps pour comprendre un nouveau virus. Il faut du temps pour faire des recherches avant que des scientifiques sérieu·ses ne se prononcent sur la meilleure ligne de conduite à adopter.
C’est dans ce vide que tant de marchand·s de bien-être ont pris l’avantage. Bien sûr, iels ne connaissaient pas non plus le virus, mais pour beaucoup d’entre elleux, dans ce secteur non réglementé, cela ne les a jamais empêché·es de faire des affirmations extravagantes sur les effets d’une plante ou d’un régime particulier. Ainsi, contrairement aux épidémiologistes occupé·es à essayer de comprendre le SARS-CoV-2, de nombreu·ses gourous du bien-être n’ont pas perdu de temps pour promouvoir toutes sortes de suppléments, de teintures et de remèdes miracles qui prétendaient tous faire ce que les médecins ne pouvaient pas faire : nous protéger. C’était le pied, jusqu’à ce que les vaccins apparaissent et menacent de gâcher la fête.
Faut-il s’étonner que l’industrie du bien-être soit entrée en guerre ?
La Peste des Noir·es
Jusqu’à présent, j’ai présenté cette alliance transversale comme une alliance de circonstance. Les propagandistes d’extrême droite et les influenceur·euses de la santé alternative ont tous deux de bonnes raisons d’empoisonner le déploiement de la vaccination. Les premier·es craignent le précédent d’un État fonctionnel et bienveillant (et une victoire politique pour leurs rivale·aux) ; les second·es craignent de perdre la croissance explosive de leur secteur. Mais j’en suis venu à penser que leur lien est plus profond et plus troublant : dans ces mondes qui se tendent la main, il y a aussi des croyances partagées de plus en plus explicites, croyances qui ont trait aux vies qui comptent le plus et aux morts qui résulteraient de la « nature » faisant son travail.
Le sport peut apporter un plaisir profond et bon pour la santé, comme d’autres domaines du bien-être. Cependant, pour de nombreux évangélistes de ces mondes, la pratique d’une activité physique ou d’un régime alimentaire sont fortement chargées de valeurs. Atteindre des objectifs signifie se fixer des buts rigoureux et faire preuve d’une discipline implacable pour les atteindre (c’est-à-dire « se mettre au travail »). C’est ainsi que l’on atteint son double corporel idéalisé. Et tout va bien tant qu’on s’arrête là. Mais le problème, c’est que ce n’est souvent pas le cas. Comme le souligne Carmen Maria Machado dans sa nouvelle sur le double, une fois que le corps mince et parfait a été atteint, le corps moins contrôlé qui existait auparavant peut persister comme une ombre de soi omniprésente, et ce double rejeté est profondément détesté. Dans « Eight Bites », la fille de la narratrice est blessée et en colère à cause de l’opération chirurgicale de sa mère et de la transformation qui s’ensuit, car elle perçoit cela comme une attaque. « Tu détestes mon corps, maman ? » demande-t-elle, la voix pleine de douleur. « Tu détestais le tien, c’est clair, mais le mien ressemble au tien, alors… » Et c’est là le problème de ce type de double plus intime : lorsque la manie du corps s’installe, le moi sain peut ne pas se contenter d’écraser son propre moi précédent ; il peut chercher d’autres cibles, sa haine de soi s’infiltrant et se projetant sur les corps d’autres personnes jugées moins saines, moins conformes à la norme.
Ce genre de jugements physiques moralisateurs s’est accentué pendant la pandémie, notamment lorsqu’il est apparu que le diabète et certaines formes d’addiction augmentaient les risques posés par le COVID-19, parallèlement à d’autres facteurs, dont l’âge. Un des moyens de pression pour inciter au port du masque et à la vaccination a été de les présenter comme relevant du devoir de prendre soin des personnes les plus vulnérables. C’est alors que la culture du bien-être, et son hostilité à peine dissimulée à l’égard des modes de vie moins « sains » et des corps considérés comme imparfaits, a commencé à montrer les dents.
Les exemples abjects sont trop nombreux pour être tous cités, mais un échange le résume bien à mes yeux, venant de notre vieille amie Glowing Mama, qui dans ses nombreuses vidéos Instagram sur les théories conspirationniste du COVID, avoue souvent être prise de vertiges. « Désolée les gars, j’en suis à mon troisième jour de jeûne », dit-elle. Il est certain que la faim confère une dimension particulière aux vidéos. Au cours de la deuxième année de la pandémie, elle s’est filmée en train de piquer une colère noire après avoir entendu dire qu’en refusant de se masquer ou de se faire vacciner, elle et sa fille pourraient constituer une menace pour la santé d’autrui. L’idée que son corps en bonne santé puisse être autre chose qu’une source de positivité rayonnante était clairement inconcevable, et sa réponse à ses détracteur·ices imaginaires fut la suivante : « Va manger une putain de carotte et saute sur un tapis de course ». Cette remarque a ensuite été applaudie par une autre coach, qui a déclaré : « Je réalise que cela n’a pas la moindre importance pour moi si quelqu’un qui n’a pas un bon métabolisme guérit ou améliore son état… Il suffit de réaliser et de reconnaître que leur santé est leur responsabilité et que la mienne est la mienne… point final ! » Puis elle s’est remise à poster des recettes de muffins paléo (#MangerSainement).
Il ressort clairement de ces propos que, pour ces coaches, si vous n’êtes pas aussi en forme qu’elleux, vous n’avez pas le droit d’avoir une opinion sur un quelconque aspect de la santé, et vous n’avez certainement pas le droit de venir questionner leur approche de la santé. Le grand message de santé publique au début du Covid, à savoir que nous devons tous·tes accepter quelques désagréments individuels dans l’intérêt de notre santé collective, a majoritairement été bien accueilli.
Mais il ne peut pas être concilié avec le message fondamental de l’industrie du bien-être : les individus doivent prendre en charge leur propre corps, qui est leur principal lieu d’influence, de contrôle et d’avantage concurrentiel. Et celleux qui n’exercent pas ce contrôle méritent ce qui leur arrive. Le néolibéralisme du corps, sous forme distillée.
Un mois après le début de la pandémie, nous en savions encore très peu sur le virus. Mais nous savions une chose : il menaçait davantage les Noir·es que les Blanc·hes. Dans The New Yorker d’avril 2020, l’historienne de Princeton Keeanga-Yamahtta Taylor a qualifié le COVID-19 de « Peste des Noir·es », elle notait que « des milliers d’Américain·es blanc·hes sont également mort·es du virus, mais le rythme auquel les Afro-Américain·es meurent a transformé cette crise de santé publique en une véritable démonstration de l’inégalité entre les classes et les races ». Ce n’est pourtant pas la leçon que retiennent de nombreu·ses conspirationnistes influent·es en matière de santé. Au contraire, la leçon qu’iels semblent avoir tirée des disparités raciales et de classe du bilan des premiers décès du COVID est la suivante : « Ce virus va tuer les gens qui ne me ressemblent pas. » (Si cela était vrai au début, la situation a changé au fur et à mesure que la pandémie progressait, en grande partie en raison de la désinformation sur les vaccins et le port de masques).
Cette volonté d’ignorer de larges pans de l’humanité considérés comme inférieurs dans les récits suprémacistes est le ciment le plus puissant qui lie le monde couleur pastel de l’amour de soi et du bien-être des femmes, au monde de la droite de Bannon, qui crache des flammes et exècre les immigré·es. Je doute que les coachs fitness blanches et minces prêtes à lancer aux personnes souhaitant se faire vacciner qu’elles feraient mieux de « manger une carotte et sauter sur un tapis de course » aient eu en tête que celleux qui payaient le prix fort de la circulation incontrôlée de Covid étaient, à l’époque, de manière disproportionnée, pauvres, Noir·es et Brun·es. Il n’en reste pas moins que ces réalités correspondent parfaitement aux objectifs de suprématie blanche des membres d’extrême droite de l’alliance diagonaliste. Les personnes les plus à risque appartiennent aux mêmes groupes que Bannon qualifie d’envahisseurs dans ses émissions sur la « guerre des frontières » et aux mêmes quartiers que Trump a qualifiés de zones de guerre dans son discours d’investiture intitulé « American Carnage » (qui aurait été rédigé par Bannon, avec l’aide d’autres collaborateurs).
Il existe également d’autres points de connexion. Alors que l’extrême droite transnationale, de Giorgia Meloni à Jair Bolsonaro, utilise la panique morale anti-trans comme un puissant adhésif pour assembler son Frankenstein de « nationalisme inclusif », beaucoup de celleux qui, dans le monde du bien-être, s’insurgeaient contre le caractère contre-nature des vaccins COVID ont commencé à parler plus ouvertement du caractère prétendu naturel de la binarité de genre, et des rôles familiaux traditionnels. Loin d’être les compagnons de route improbables qu’ils semblaient être au départ, de larges pans de l’industrie moderne du bien-être s’avèrent tout à fait compatibles avec les notions d’extrême droite de hiérarchies naturelles, de supériorité génétique et de populations jetables.
Étoiles jaunes et projections fantasmatiques
Naomi Wolf a été l’une des premières personnes sur la scène anti-vax à comparer les masques et les obligations vaccinales aux étoiles jaunes que les Juif·ves ont été forcé·es de porter dans toute l’Europe occupée par les nazis. Il s’agit de l’une des nombreuses analogies directes avec l’Holocauste nazi que ces mouvements ont employées : Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont régulièrement dépeints comme des Hitler, Anthony Fauci comme Josef Mengele, les hôtels de quarantaine comme des camps de concentration, et la liste continue. Ces comparaisons spécieuses sont si populaires qu’un magasin de chapeaux de Nashville, dans le Tennessee, a commencé à vendre des écussons jaunes en forme d’étoile de David sur lesquels était brodé « NON VACCINÉ » (« Ils sont superbes ! 5$… nous proposerons bientôt des casquettes de camionneur », s’est vanté le propriétaire du magasin sur Instagram). Mais je n’ai encore rencontré personne qui souligne les analogies nazies avec autant d’enthousiasme que mon doppelganger.
Outre les comparaisons directes avec les nazis, elle a affirmé à plusieurs reprises que nous avions subi un coup d’État « biofasciste ». Pourquoi ? Parce que les obligations vaccinales reposeraient supposément sur l’idée fasciste selon laquelle certains corps (les vaccinés) seraient supérieurs à d’autres (les non-vaccinés). Comme c’est souvent le cas avec Wolf, les couches de projection à l’œuvre sont révélatrices.
Tout d’abord, les nazis ont assoupli les programmes de vaccination en Allemagne et s’y sont activement opposés dans les pays qu’ils ont annexés, précisément parce qu’ils étaient pour l’élimination des populations non aryennes. (« Les Slaves doivent travailler pour nous. Si nous n’avons pas besoin d’eux, ils peuvent mourir. C’est pourquoi la vaccination obligatoire et les services de santé allemands sont superflus », écrivait en 1942 Martin Bormann, chef de cabinet d’Hitler et chef du parti nazi). Pour être tout à fait clair, les programmes de vaccination qui demandent à des personnes fortes et en bonne santé d’accepter de petits inconvénients pour se protéger, tout autant que pour protéger des personnes plus malades, plus âgées et plus vulnérables d’un point de vue médical, sont l’exact contraire du biofascisme. Au contraire, il s’agit de geste que nous pourrions qualifier de biojustice.
Lorsque nous nous faisons vacciner contre des maladies qui représentent une plus grande menace pour d’autres membres de nos communautés que pour nous, nous affirmons que toutes les personnes, quelles que soient leurs altérations corporelles ou leurs difficultés, ont une valeur fondamentalement égale et ont le droit d’accéder de la même manière à la sphère publique et à une vie bonne. C’est le principe qui est au cœur du mouvement pour la justice pour toutes les personnes handicapées (Disability Justice) et qui, après des décennies de lutte, est heureusement inscrit dans certaines (mais pas suffisamment) des lois de la plupart des démocraties constitutionnelles. C’est grâce à ces luttes que les bâtiments sont équipés de rampes d’accès et d’ascenseurs, et que les écoles publiques sont tenues de prévoir des aménagements pour les enfants dont les cerveaux et les corps sont atypiques. Mais ces victoires sont constamment remises en cause parce que l’idée que nous devrions penser et fonctionner comme des communautés de corps enchevêtrés ayant des besoins et des vulnérabilités différents va à l’encontre d’un message essentiel du capitalisme néolibéral : vous êtes seul et vous méritez votre sort dans la vie, pour le meilleur ou pour le pire. De la même manière, cela va à l’encontre d’un message essentiel de la culture néolibérale du bien-être : votre corps est votre principal moyen de gagner du contrôle et des avantages dans ce monde cruel et pollué. Il faut donc travailler à l’optimiser !
Beatrice Adler-Bolton, autrice et militante de la justice pour les personnes handicapées, parle au sujet de l’état d’esprit qui a tant nourri le négationnisme du COVID de « morts tirées du futur » – qu’elle définit comme la posture chargée de jugement qui considère les « morts du COVID-19 comme étant en quelque sorte prédestinées » parce que les personnes qui mouraient le plus allaient probablement mourir prématurément de toute façon. Le COVID a juste avancé l’échéance de quelques années, alors où est le problème ? Et il s’agit là d’un point de vue modéré sur ce spectre – du côté extrême, parfumé à l’encens, ces morts tirées du futur sont en fait accueillies favorablement. Comme le dit la professeure de yoga, « je pense que ces gens devraient mourir ».
Au risque de semer encore plus la confusion en parlant comme mon doppelganger, ceci est une pensée fasciste. Plus précisément, il s’agit d’une pensée génocidaire. Elle rappelle la manière dont les massacres coloniaux ont été rationalisés parce que, dans la classification de la vie humaine créée par les racistes pseudo-scientifiques, les peuples indigènes, par exemple les premier·es habitant·s de la Tasmanie, étaient considéré·es comme des « fossiles vivants ». Lord Salisbury, premier ministre britannique, a expliqué dans un discours prononcé en 1898 que « l’on peut grosso modo diviser les nations du monde en deux catégories : les vivantes et les mourantes ». Les peuples indigènes étaient, dans cette optique, les pré-morts, l’extermination ne servant qu’à accélérer l’inévitable calendrier.
À la Maison des livreurs, un peu de répit pour les travailleurs ubérisés
Emma Bougerol
https://basta.media/maison-des-livreurs-un-peu-de-repit-pour-travailleurs-plateformes-Uber-Deliveroo
Article
À Bordeaux, un lieu unique permet aux livreurs à vélo de se protéger du froid ou de la pluie, de recharger leur téléphone et de prendre soin d’eux. Cet espace commun voit aussi naître la solidarité et les revendications collectives.
« Le travail le plus dur en France, c’est la livraison. » Accoudé à une table de la Maison des livreurs de Bordeaux, l’homme secoue sa tête, encore coiffée de son casque de moto.
« À quel moment la livraison marche le mieux ? Quand personne ne veut être dehors. Quand il pleut, quand c’est la canicule, quand il fait froid… Parfois, on n’arrive même plus à fermer nos sacs tant nos mains sont gelées », mime-t-il avec le bout de ses doigts sur sa sacoche en bandoulière.
Désormais, les livreurs bordelais disposent d’un lieu pour se réchauffer ou se reposer, poser leur imposant sac cubique, charger la batterie de leur téléphones et des vélos, ou juste passer du temps ensemble. L’homme au casque, assis dans la cuisine, s’appelle Youssouf Kamara. Il est président de l’association Amal, pour Association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs. « Amal, ça veut aussi dire espoir [en arabe] », précise-t-il.
L’organisation de coursiers a pour but de défendre les droits de ces travailleurs. Elle est partenaire de la Maison des livreurs et a participé à sa création, avec Médecins du monde. Ce lieu, situé à deux pas de la gare de Bordeaux et à quelques coups de pédales du centre-ville, accueille depuis février 2023 des travailleurs ubérisés en quête d’un peu de répit. Il leur permet aussi de se rencontrer puis de s’organiser pour porter leurs revendications, notamment grâce à Amal.
Prévention routière et droit des étrangers
« L’ambition, c’était de proposer un lieu ressource bien situé, qui ouvre à des heures intéressantes pour les livreurs. C’est un lieu de pause, de réparation, d’accompagnement médical et social », tente de résumer Jonathan L’Utile Chevallier. Le coordinateur de la Maison des livreurs, seul salarié de la structure, énumère les missions et les projets construits autour du lieu : prévention routière, accès au numérique, droit des étrangers… Mais, avant tout, le message aux travailleurs est simple : « On prend soin de vous », lance le salarié.
En ce début de mercredi après-midi, la cuisine, de l’autre côté du mur de son bureau, commence à se remplir. Un homme frappe à la porte attenante : « Il reste du sucre ? » Jonathan L’Utile Chevallier va voir. « Bah non, il n’y en a plus. En même temps vous en finissez un kilo par semaine ! », rit-il.
Pas étonnant, vu que la Maison compte désormais près de 250 adhérents – le statut d’adhérent est nécessaire pour profiter du lieu. La croissance rapide semble dépasser même son coordinateur. « Rien que ce mois, on a eu 50 inscriptions en plus. On n’est pas loin de la masse critique », alerte le salarié.
« On est à environ 70 personnes par jour qui passent. » 70, c’est aussi le nombre de mètres carrés des locaux. « Ça fait un mètre carré par personne… C’est une boîte de nuit, quoi », ironise Jonathan l’Utile Chevallier. Le sourire parti de son visage, il poursuit : « L’hiver dernier, c’était déjà compliqué alors qu’on n’avait que 150 adhérents. Alors avec 100 de plus… » Le seul espoir serait de récupérer le bâtiment mitoyen. La demande a été faite à la mairie, sans date ni réponse définitive pour l’instant.
Si la Maison des livreurs ne désemplit pas, c’est qu’elle répond à un fort besoin de la part des travailleurs des plateformes. Slimane, 27 ans, vient de poser sa trottinette électrique et son imposant sac à bandoulière – « Ça renverse moins les boissons que sur le dos », glisse-t-il.
Il s’installe dans le canapé de la salle commune. Il est venu pour la première fois il y a deux semaines. « Je connaissais avant, mais je n’osais pas venir. Les gens sont sympas, ça va, on ne m’a pas mangé en fait, s’amuse le jeune homme. Je viens surtout pour me renseigner sur les assurances, sur ce que j’ai le droit de faire ou pas. »
Sur les murs autour de lui, des affiches donnent des informations sur les droits des livreurs en cas d’accident de la route, sur des cours de langue, où aller se soigner, ou encore sur comment obtenir des documents d’autoentrepreneurs. Sur la table, les tracts de la Maison des livreurs sont écrits en français, anglais et arabe.
Dans la pièce commune, une partie de baby-foot se dispute, les sacs Deliveroo cachés sous la table où les petits joueurs s’agitent. Dans un coin, un homme au t-shirt turquoise fixe un écran d’ordinateur où passe un documentaire sur Lionel Messi. Dans la cuisine, un petit groupe discute, des tasses de café bien fort (et sans sucre) à la main. Les fenêtres sont grandes ouvertes pour profiter du beau temps. Les passants ou les livreurs qui descendent de vélo y jettent un œil pour examiner les occupants.
Accidents et accès aux soins difficile
À la Maison des livreurs, les trois quarts des personnes ont moins de 35 ans. « Ce sont des travailleurs très très abîmés, très très jeunes », déplore Jonathan L’Utile Chevallier.
Il avertit non seulement sur les risques d’accident, mais aussi sur l’exposition quotidienne à la pollution, un « scandale sanitaire » ignoré selon lui. Il explique aussi que certains vivent à la rue ou en squat, parfois en foyer. Les mieux lotis sont en colocation. « Il n’y a quasiment pas de location individuelle, souligne le coordinateur. Ce qui fait une grosse différence sur les conditions de vie, c’est le fait d’avoir des papiers ou pas. »
Selon Youssouf Kamara, président de l’association Amal, une grande majorité des livreurs sont sans-papiers. Cela pose des problèmes notamment lorsqu’ils ont un accident de la route. « Le mieux, c’est presque d’avoir un accident tout seul. Quand un livreur se fait renverser, le premier à prendre la fuite, c’est lui, de peur que la police arrive », déplore-t-il. L’accès aux soins est d’ailleurs parfois très difficile pour ces travailleurs.
« On ne s’attendait pas à être considérés et entendus »
C’est pour cette raison que l’équipe mobile santé-précarité du CHU de Bordeaux est là cet après-midi. La petite équipe vient toutes les deux semaines. D’autres permanences ont lieu entre temps, assurées tour à tour par Médecins du monde et la maison départementale de promotion de la santé.
Ce jour-là, Gaude et Margot font le tour des groupes de livreurs pour demander si tout va bien. En privé, elles s’inquiètent des problèmes qui pourraient être passées sous silence. « L’enjeu, c’est qu’ils se présentent devant nous », exposent-elles au coordinateur du lieu. « C’est peut-être le moment de créer un lien », essaye de se rassurer Margot.
Devant la Maison des livreurs, un homme regarde autour de lui, l’air dérouté par tous ces visages qu’il ne connaît pas. Il tient fort dans sa main un tract, où trône en haut le nom du lieu. « C’est ici ? », demande-t-il à Jonathan en montrant le papier. Il pointe du doigt un autre homme, resté en retrait : « Il a mal au genou. » On lui indique l’entrée du large camion blanc au logo Médecins du monde, garé juste devant le local, où attendent déjà Margot et Gaude.
Lieu prêté par la mairie
À deux pas, Camara, béret casquette et chemise à carreaux, passe dire bonjour à la ronde. « Maintenant, on se connaît tous ici », affirme-t-il. L’ex-livreur Uber est passé ce mercredi pour imprimer un papier, mais impossible de ne pas s’arrêter faire un brin de discute. Il y a pas plus d’un an encore, il ne croyait pas que l’existence d’un tel lieu serait possible.
Lorsque, pour la première fois, Khalifa Koeta – l’un des cofondateurs d’Amal – a évoqué l’idée avec lui, il n’y croyait pas du tout : « En tant que livreur, et en tant que sans papiers, on ne s’attendait pas à être considérés et entendus. Pour nous, nos démarches pour trouver une maison pour les livreurs, ça n’allait pas aboutir à quelque chose. Quand il nous en parlait, je me disais que c’était une perte de temps. » La mairie de Bordeaux lui a donné tort, en donnant un lieu à ce projet. « On n’en finit pas de les remercier pour ce local », complète-t-il.
Pour l’instant, Camara est sans activité. Uber lui a fermé son compte livreur. Il cherche depuis un moyen pour reprendre les livraisons : « Malgré le fait que ça ne bosse pas bien, je vais le faire pour ne pas rester à rien faire. Un vaut mieux que rien. » Quand Camara dit que « ça ne bosse pas bien », il sous-entend que le nombre de missions réduit de mois en mois.
Il montre les personnes autour de lui : « J’ai travaillé pendant plus de trois ans pour Uber, depuis 2020. Ça a beaucoup changé depuis. Vous voyez ? Il y en a beaucoup qui sont là, les téléphones ne sonnent pas. Ça ne travaille pas. Et le peu que l’on travaille, ce n’est pas bien rémunéré. »
Il sort son téléphone pour montrer des captures d’écran envoyées sur la discussion de groupe intitulée « Maison des livreurs ». « Là par exemple… 35 kilomètres pour 16 euros. » Il change d’image, et trace du doigt un trajet de part et d’autre de la Garonne.
« De là jusqu’ici, vous savez combien ça fait ? C’est très long. Pour quatre euros. Il y en a plein comme ça, ça ne finit pas. » Il ouvre une autre image. « Et là, vous allez traverser tout le boulevard pour même pas trois euros. Parfois, il faut le faire quand même. Si tu ne le fais pas, tu n’as rien à faire. »
Entraide
Adossé au camion Médecins du monde, un livreur en veste Deliveroo discute de loin avec un autre qui se fait coiffer sur le trottoir. Il habite loin du centre de Bordeaux, et n’a pas le temps de rentrer chez lui entre les commandes du midi et du soir.
Alors, il vient à la Maison des livreurs pour passer le temps. « On travaille de midi à 15 heures, et puis on reprend à 19 heures jusqu’à parfois 2 heures du matin. Ici, on peut se poser, prendre un café. » Il est 16 heures. Devant la Maison des livreurs, les vélos et les scooters s’alignent et sont serrés pour essayer de ne pas trop déborder sur le reste de la rue. Et encore, disent les habitués, c’est un jour calme.
En face du travailleur à la veste Deliveroo, dans l’atelier, trois hommes s’affairent autour d’une roue de vélo. Il les pointe du doigt : « Si on casse notre vélo et qu’on va à Décathlon, ils nous disent de venir le récupérer dans deux semaines. Si on va chez un réparateur le matin, il nous dit de revenir le soir. Mais on ne peut pas se permettre de perdre une journée. Ici, au moins, on en a pour 15 minutes et c’est bon. » Ce sont des livreurs qui ont de bonnes connaissances en réparation de cycles qui aident les autres avec leur matériel.
Dans l’atelier, la roue sur laquelle les trois réparateurs du jour s’affairaient finit par exploser. Il faut changer la chambre à air. Pendant de ses collègues s’y attaquent, Mohamed les observe. « On se sent chez nous ici, dit-il en montrant le local. Je suis Malien, lui, il est Guinéen et lui, Sénégalais. Un Guinéen qui répare mon vélo, pour moi, c’est ça la solidarité. »
NATOk armak oparituko dizkio bere buruari, eta klima kutsadura denori
Urko Apaolaza Avila
ww.argia.eus/argia-astekaria/2881/natok-armak-oparituko-dizkio-bere-buruari-eta-klima-kutsadura-denori
Article
Munduko erakunde militar suntsitzaileenak 75 urte bete ditu, eta eztei horiek behar bezala ospatzeko, esan du bere kideek gehiago gastatu beharko dutela armetan. Gainera, urtemugaren goi bileran beste potentzien kontrako gerra hauspotu du NATOk, Txinaren eta Errusiaren kontrako hizkera belizistari indar gehiago emanda. Hori gutxi balitz, txosten batek erakutsi berri du bere gastu militarraren gorakadak milioika tona CO2 gehiago isurtzea ekarri duela azken urtean. Zorionak.
Washingtonen egin du NATOk bere azken goi bilera uztailaren 9tik 11ra, Abrahamen denborakoa dirudien Joe Biden presidente estatubatuarra anfitrioi zuela. Baina ez da edozein bilera izan, munduko erakunde militar handi eta suntsitzaileenaren 75. urtemuga ospatu dute bere 32 estatu kideek. Eta nola ospatu gainera.
Irakurleak nahikoa luke prentsa orokorreko goiburuak leitzea konturatzeko Ipar Atlantikoko Itunaren Erakundeak (NATO ingelesezko hizkiz) zer nolako intentzioak dituen mundu mailako eskalada beliko honetan. Edo berdin kontsultatu dezake bere webgunean, Washington Summit Declaration (Washingtongo Gailurraren Adierazpena) izenburupean eta 38 puntutan laburbilduta, alferrik galtzekorik ez duen testua.
Washingtongo goi bilera ez da hitz-joko belizista antzuetan geratu, Ukrainari dirulaguntza eta arma gehiago agindu diote, eta beste promesa bat egin ere bai: Europa ekialdeko herrialde sobietar ohia erakundean sartzea “atzeraezina” dela esan dute
Komunikatu gogor horretan Txina jarri du jo mugan NATOk, esanez Errusiak Ukrainan daraman gerraren “bideratzaile funtsezkoa” dela. “Uste dut mezua oso indartsua eta argia dela: argi eta garbi ari gara definitzen Txinaren erantzukizuna Errusiaren gerra baimentzerakoan”, adierazi du Jens Stoltenberg erakunde armatuaren idazkari nagusiak. Ipar Atlantikoko Itunak dio “kezkaz” begiratzen diela Pekinen armategi nuklearrei eta bere ustez kontuan hartzekoak diren beste “mehatxu hibridoei, zibernetikoei, espaziokoei eta bestelakoei ». NATOren aburuz, Errusia eta Txina « nazioarteko ordenaren joko-arauak aldatu nahian » dabiltza.
Baina Washingtongo goi bilera ez da hitz-joko belizista antzuetan geratu, Ukrainari dirulaguntza eta arma gehiago ere agindu dizkiete –2022tik urtero 40.000 milioi euro bideratu izan ditu Zelenskiren gobernuak gerran jarraitu dezan–, eta beste promesa bat ere egin diote: Europa ekialdeko herrialde sobietar ohia erakundean sartzea “atzeraezina” dela esan dute. Hitz horretan dago NATOk oraingoan emandako urrats arriskutsuaren giltzetako bat –segidan baieztapena leundu arren “baldintzek ahalbidetzen dutenean » esaldia erabilita–, Ukraina NATOn integratzea beti izan baita marra gorri bat Errusiarentzat.
Armen ekoizpenean eta salmentan gehiago gastatzea da euren plan brillantea. Lehendik ere lerrootan azaldu dugu NATOk bere bazkideei eskatu bezala BPGren %2 gastu militarrera bideratzeak ekarriko duen miseria herritarrentzat –besteak beste, murrizketa sozial itzelak–. 2024an Europako herrialdeen eta Kanadaren gastu militarra %18 igo zen, NATOk adierazpenean “pozez” nabarmendu duenez.
Baina zifra hori eskas geratu zaie antza: “Berresten dugu kasu askotan %2ko gastua baino gehiago beharko dela”, dio onarturiko testuak. Erresuma Batuko lehen ministro Keir Stamerrek esan du prest direla defentsarako aurrekontua BPGren %2,5era igotzeko, eta ez dira gutxi pentsatzen dutenak Herbehereetan egingo den hurrengo goi bileran helburu hori nagusituko dela.
NATOk hori guztia egiten du makillaje geruza lodi bat aurpegian jarrita, segurtasunaren eta demokraziaren izenean, faxismoa garaitu ostean sorturiko nazioarteko ordena “defendatzen” ari denaren iruditegia erabilita. Baina NATO sortu baino askoz lehenago ere –seguruenik Bigarren Mundu Gerra hasi zenetik, María José Tíscar historialari galiziarrak La Excepción Ibérica (Iberiar salbuespena, Ediciones Akal, 2022), liburuan dioen moduan– AEBek mundu bipolar bat bultzatu dute.
NATOk hori guztia egiten du makillaje geruza lodi bat aurpegian jarrita, segurtasunaren eta demokraziaren izenean, faxismoa garaitu ostean sorturiko nazioarteko ordena “defendatzen” ari denaren iruditegia erabilita
Josep Fontana historialari jakintsuari irakurri izan diogunez, 1949an George Kennan AEBetako diplomazialariak plan bat proposatu zuen, ikusita NATOren “defentsarako” mekanismoek mundu mailako gatazka ekar zezaketela: sobietarrekin akordioa egin eta Alemania “desarmatu eta neutralizatu” bat sortzea. Baina militar estatubatuarrek antzarak ferratzera bidali zuten, eta geroztik ez da egon hirugarren bideetarako tokirik Lurrean.
Mitoak eta kontu-garbitzeak
NATOren geroztiko historia, Die Linkeko diputatu alemaniarra den Sevim Dağdelenek kontatu du arrakasta handiko liburu batean, ingelesera itzuli berria: NATO: A Reckoning with the Atlantic Alliance (NATO: Atlantikoko Itunarekin kontu-garbitzea).
Dağdelenek Democracy Now-ko Amy Goodman kazetari ezagunarekin izandako elkarrizketan aipatzen ditu liburuan idatzitakoak: “NATOren historia ukazioaren historia da eta hiru mito handi ditu. Lehenengoa da defentsarako ituna dela. Gutxienez 1999tik, Yugoslaviako Errepublika Federala eraso zuenetik, badakigu gerrarako ituna dela”. Afganistango hogei urteko gerra, Iraken kontrako erasoa edo 2011ko Libiaren kontrakoa ere jarri ditu adibidetzat diputatuak.
Beste mito bat datza sinetsarazi nahi izatean NATO “demokrazien kolektibo bat” dela, erregimen autoritarioen kontra borrokan ari dena. Gogoratu besterik ez da egin behar Portugal izan zela bere sortzaileetako bat, Salazarren garaian, Mozambike eta Angolako kontzentrazio esparruetan afrikarrak torturatzen zituen bitartean. “NATOk ez du inoiz arazorik izan diktadore faxistekin”, oroitarazi du Dağdelenek.
Eta azkenik, giza eskubideak babesten dituela dioen mitoa dago. Honetan, estoldetako zabor guztiak ateratzen ditu egileak: Guantanamoko tortura zentroak, Julian Assangeren kontrako prozesua, Irakeko gerra krimenak… AEBetako Brown Unibertsitatearen ikerlan baten arabera, hogei urtetan AEBek eta bere aliatuek hasitako gerren ondorioz 4,5 milioi pertsona hil dira. Ez da atzera begiratu beharrik, ordea. NATOko kideek –AEBak eta Alemania buru– Gazako sarraskia egiteko Israeli emandako laguntza du aipagai diputatu ezkertiarrak: “Gazan 15.000 haur hiltzea ezin da justifikatu autodefentsarako eskubide legitimoarekin”.
233 milioi tona karbono, guretzat
Bere existentzia zuritzeko estrategia barruan, azken urteetan klima larrialdiari aurre egiteko neurriak ere iragarri ditu NATOk, esaterako 2050erako industria militarreko karbono emisio netoak “zero” izatea –Errusiak Ukraina inbaditu zuenetik 32.000 milioi dolarreko kalte klimatikoa eragin duela bolo-bolo zabaltzen duen bitartean–. Greenpeacen esanetan hipokresia hutsa da NATOrena, guztiz kontraesanean dagoelako gastu militarra igotzeko asmoekin, eta bere jarrerak ez duelako zerikusirik justizia klimatikoarekin.
Izan ere, 2023an NATOren gastu militarrak aurreko urtean baino 31 milioi tona metriko CO2 gehiago isurtzea ekarri zuen. Herbehereetako Transnational Institute erakundeak egin eta Bakearen Ikerketarako Delàs Zentroak argitaraturiko Climate in the crosshairs (Klima jopuntuan) txostenaren arabera, NATOren aliatuek 1,34 bilioi dolar gastatu zituzten iaz armetan, eta ondorioz, denera 233 milioi tona CO2 isuri zuten, fosiletan errege den Qatar bezalako herrialde batek adina –eta ez dakigu zenbatekoa litzatekeen karbono aztarna hori gastu helburuak %2,5era igota–. Bikain, badu kandelei putz egiteko beste motibo bat.