Articles du Vendredi : Sélection du 24 février 2023

Sécheresse : “C’est une bombe à retardement si les nappes phréatiques ne sont pas rechargées d’ici le mois d’avril”, alerte un agroclimatologue
France Info
www.francetvinfo.fr/meteo/secheresse/secheresse-c-est-une-bombe-a-retardement-si-les-nappes-phreatiques-ne-sont-pas-rechargees-d-ici-le-mois-d-avril-alerte-un-agroclimatologue_5666294.html

Deux départements du Sud de la France subissent déjà des restrictions d’eau, en raison de la sécheresse exceptionnelle de cet hiver.

La France manque d’eau en cette mi-février, après plus trois semaines sans pluie significative. “Du jamais vu en hiver”, selon Météo-France. Une situation préoccupante après la sécheresse exceptionnelle de l’été 2022. “C’est une bombe à retardement si les nappes phréatiques ne sont pas rechargées d’ici le mois d’avril”, alerte samedi 18 février sur franceinfo Serge Zaka, consultant et docteur en agroclimatologie, alors que les Pyrénées-Orientales et la majorité du Var subissent déjà des restrictions d’usage de l’eau.

franceinfo : Quelle est la particularité de la situation ?

Serge Zaka : Cette année, la situation est très particulière. On a comme une prolongation de la sécheresse de 2022. Sur l’ensemble de l’année, sur l’ensemble de la France, on a eu -24% de précipitations, ce qui est extrêmement conséquent. Mais le record, c’est -25 en 1989. La problématique, c’est le niveau des nappes phréatiques. Si les deux premiers mètres des sols agricoles étaient gorgés d’eaux, on n’aurait jamais parlé de cette sécheresse de février. Elle est déjà arrivée. On a déjà eu des périodes sèches en février, alors certes, on est au niveau des records, mais c’est déjà arrivé d’avoir des févriers secs. Mais la problématique c’est que depuis août 2021, on a 14 mois qui ont été déficitaires au niveau des précipitations sur la France et on a une récurrence de ces faibles précipitations. C’est pour ça qu’en février 2023 on parle beaucoup de ce manque d’eau et qu’on a des craintes qui s’accumulent pour l’été 2023.

Quel est le niveau des nappes phréatiques ?

Il faut savoir que les trois quarts des nappes phréatiques françaises sont soit au niveau des normes, soit en-dessous du niveau auquel elles devraient être au mois de février. Et on a 25% des nappes qui sont à des niveaux très bas par rapports à la mi-février. Or, les nappes phréatiques garantissent de passer l’été sereinement. C’est comme une bombe à retardement : si les nappes phréatiques ne sont pas rechargées d’ici le mois d’avril, il risque progressivement de ne plus y avoir d’eau du tout et donc des restrictions en été. Il ne reste que quelques semaines pour recharger les nappes. À partir du moment où les bourgeons des végétaux s’ouvrent, l’essentiel de l’eau qui tombe sur le sol va être utilisé par les racines des végétaux. Et donc très peu d’eau va s’infiltrer jusqu’aux nappes phréatiques.

Cette situation peut-elle s’améliorer ?

Malheureusement, lorsqu’on regarde les prévisions on va avoir des pluies entre le 22 et le 25 février qui ne concerneront pas toute la France et globalement le mois de février restera déficitaire d’au moins 50% environ. Et pour le mois de mars, il est possible que ce ne soit pas à la hauteur des espérances. De toute façon, pour qu’il soit à la hauteur des espérances, il faut qu’il tombe tellement de pluie que toute la France serait inondée.

Quelles peuvent être les conséquences ?

D’abord, on va avoir l’eau contenue sur les deux premiers mètres du sol qui va très rapidement diminuer et engendrer des problèmes agricoles, des écosystèmes et éventuellement des problèmes de feu de forêt précoces. Ensuite, dès la moitié du printemps, voire la fin du printemps, il n’y aura plus suffisamment d’eau dans les sols agricoles. Donc il va falloir puiser dans les nappes phréatiques pour pouvoir irriguer puisqu’il n’y aura plus d’eau en surface. Et c’est là où on va avoir une sécheresse qui va rapidement apparaître puisque les nappes ne pourront pas supporter la demande de ce qu’on a besoin en surface, vu qu’il n’y aura plus d’eau dans les sols agricoles.

+ 4° C : le gouvernement veut « sortir du déni »
Émilie Massemin
https://reporterre.net/4o-C-le-gouvernement-veut-sortir-du-deni

La France publiera fin 2023 une stratégie pour se préparer à un réchauffement de 4 °C. Sans pour autant annoncer une diminution des émissions de gaz à effet de serre.

L’exercice arrive à point nommé, alors que la France traverse une deuxième sécheresse historique en deux ans, avec trente-deux jours sans véritable pluie. Le gouvernement va proposer une nouvelle stratégie d’adaptation aux effets du changement climatique — végétaliser les villes contre les canicules, ne plus bétonner le littoral, etc. —, qui sera dévoilée à la fin de l’année. Deux scénarios y seront anticipés : celui d’un réchauffement de 2 °C d’ici la fin du siècle, correspondant au respect de l’Accord de Paris, et un autre, « dégradé » de 4 °C, au cas où aucune nouvelle mesure de lutte contre le changement climatique n’était adoptée au niveau mondial.

Une manière de « sortir du déni » et de « se préparer au pire », comme l’a expliqué le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu mercredi 22 février sur Franceinfo. « 2022 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée dans notre pays, a justifié M. Béchu dans un communiqué. Les incendies et les sécheresses qui en sont nés nous montrent que nous devons agir encore plus vite pour anticiper les risques du changement climatique qui grandissent. »

Pour ce faire, le ministère de la Transition écologique a réuni pour la première fois le 23 février un comité de pilotage ministériel sur l’adaptation au changement climatique. Météo-France, le Cerema, l’Agence de la transition écologique (Ademe) et la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) étaient notamment présents. Pour élaborer leur plan d’attaque, les participants peuvent s’appuyer sur le rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD), commandé lors du précédent quinquennat par la ministre de la Transition écologique de l’époque, Barbara Pompili, et qui compare les stratégies d’adaptation adoptées par d’autres pays comme le Royaume-Uni, la Suisse, le Japon ou encore le Canada.

Une première version de la stratégie doit être soumise à consultation au printemps, et une version finale dévoilée à la fin de l’année. « L’objectif, c’est que toutes les décisions qui ont un impact à long terme, notamment les infrastructures lourdes, de production d’énergie par exemple, soient adaptées aux différents scénarios d’adaptation », a expliqué l’entourage du ministre, qui est resté par ailleurs très évasif sur les mesures concrètes envisagées.

Quid de la baisse des émissions de gaz à effet de serre ?

Mais d’où sort ce chiffre de +4 °C, brandi par le ministère ? « Le Giec [1], dans la première partie de son dernier rapport publiée en août 2021, présente un certain nombre de scénarios parmi lesquels un scénario de politique inchangée — où l’on s’arrêterait à l’ensemble des mesures [de réduction des émissions de gaz à effet de serre] déjà prises sans mesures additionnelles. Ce scénario nous emmènerait à un réchauffement d’environ +3,2 °C à l’horizon de la fin du siècle. […] Il se traduirait en France par un réchauffement autour de +4 °C, puisque pour un réchauffement mondial donné le réchauffement moyen en France est plus important », a indiqué l’entourage du ministre.

L’étude d’un scénario à +4 °C signifie-t-il que la France a renoncé à ses engagements de réduire suffisamment ses émissions de gaz à effet de serre pour respecter ses engagements européen (-55 % d’émissions d’ici 2030) et international ? M. Béchu et son entourage s’en défendent. « Loin d’être un signe de défaitisme, il s’agit de se préparer aux différents risques tout en poursuivant inlassablement, en parallèle, nos efforts pour réduire nos émissions et de gaz à effet de serre et notre empreinte carbone », a écrit le ministre de la Transition écologique dans son communiqué.

« En France, il n’y a pas d’opposition entre tenir l’Accord de Paris et se préparer à une trajectoire à +4 °C », a développé son entourage. Tout d’abord, parce que le changement climatique a déjà des conséquences visibles sur le territoire hexagonal. « Quand le ministre va en Gironde participer à la destruction de l’immeuble Le Signal, construit il y a soixante ans à 200 mètres du trait de côte et qui s’y retrouve aujourd’hui à 10 mètres, c’est de l’adaptation. » Mais aussi parce que « ni la France, ni l’Europe ne sont une île », souligne l’entourage du ministre : « On ne vit pas sous cloche et d’autres pays dans le monde continuent à avoir des pentes qui ne respectent pas ou qui ne correspondent pas à l’Accord de Paris. » Pour le climatologue Christophe Cassou, « la meilleure adaptation est l’atténuation (diminution des émissions de gaz a effet de serre) », a-t-il rappelé sur Twitter.

Promis à de brillantes carrières, des jeunes désertent pour « démanteler » le système
Sophie Chapelle
https://basta.media/promis-a-de-brillantes-carrieres-des-jeunes-desertent-pour-demanteler-le-systeme

 

Des ingénieures et ingénieurs préfèrent quitter la voie toute tracée que leur promettaient leurs grandes écoles pour s’engager collectivement, amorcer un virage écologique radical et dessiner d’autres modalités d’existence. Témoignages.

« Je ne me posais pas trop de questions. En école d’ingénieurs, quand tu veux agir pour le climat, tu bosses sur les énergies renouvelables, c’est la voie toute tracée. » Cette voie, Johanna l’a finalement quittée. Ou plutôt désertée. Alors élève de l’école Polytechnique, elle a fait le choix en 2019 d’abandonner sa thèse sur les énergies renouvelables.

« À Polytechnique, j’avais la tête dans le guidon. La désertion, c’est arrivé au Danemark. Là-bas, j’ai commencé à militer avec Extinction Rébellion contre un projet de gazoduc. Un soi-disant gaz de transition pour aller vers des énergies plus vertes. J’étais dans un pays se disant leader des renouvelables tout en faisant à fond de l’extraction de fossiles dans la mer du Nord. C’était tellement hypocrite. » Johanna s’engage ensuite en France en rejoignant des luttes contre des lignes THT et des projets d’éoliennes industrielles.

En 2021, elle pose finalement son sac à dos à Lyon et initie le collectif des Désert’Heureuses. Sa rencontre quelques mois plus tard avec Lola Keraron, qui termine son cursus à AgroParisTech, contribue à forger l’appel à déserter lu le 30 avril 2022 par huit jeunes ingénieur·es à leur remise de diplômes, et qui sera visionné des millions de fois sur les réseaux sociaux.

« Je participais à une table ronde sur le thème : “Rester, résister, désherber ou déserter” », se remémore Lola Keraron, lors d’une journée sur la critique des sciences et techniques. « C’est la première fois que j’entendais ce mot, “déserter”, dans un autre domaine que militaire. J’ai eu là une vraie prise de conscience. Ça nous a décidés à nous rendre à notre remise de diplômes pour appeler à déserter des emplois destructeurs et à chercher d’autres voies. Je ne regrette pas au vu de l’ampleur. »

« On ne va pas changer les grandes entreprises de l’intérieur »

Dans les semaines qui suivent la prise de parole des jeunes agronomes, les appels se multiplient. Le 11 juin 2022 à Toulouse, les étudiants de l’École nationale supérieure agronomique (Ensat) se soulèvent contre l’idée qu’un ingénieur puisse « changer les choses de l’intérieur au sein d’une entreprise ultralibérale dont l’unique boussole est la recherche du profit » : « Nous voulons trouver du sens, être motivés par une cause juste et mettre nos nombreuses années d’enseignement public au service de combats qui servent le bien commun ».

À Polytechnique, dans l’Essonne, durant la cérémonie du 24 juin 2022, plusieurs diplômé·es invitent étudiant·es et anciens à « amorcer un virage radical » et à « construire un avenir différent de celui qui semble tout tracé aujourd’hui ».

« Il est urgent de sortir des rails sur lesquels nous installent insidieusement notre diplôme et notre réseau. Car tenter de résoudre à la marge des problèmes sans jamais remettre en cause les postulats mêmes du système dans lequel nous vivons ne suffira pas », expliquaient les diplômé·es de la plus prestigieuse des écoles d’ingénieurs françaises.

« On ne croit pas qu’on va changer les grandes entreprises de l’intérieur », résume Johanna. Car le profit fait partie de l’ADN de l’entreprise. » « Nous espérions – ne serait-ce qu’un peu – détourner, réformer, humaniser nos industries, nos employeurs, nos postes. En vain », écrivent également les auteurs et autrice du manifeste « Vous n’êtes pas seul·es ».

Les trois fondateurs de ce collectif – Jérémy Désir, cadre chez HSBC en finance de marché, Mathilde Wateau en logistique humanitaire au Programme alimentaire mondial, et Romain Boucher en big data – ont démissionné publiquement afin de lancer l’alerte sur les nuisances de leur secteur respectif [1].

La multiplication des appels à déserter a conduit à un déferlement de critiques dans une partie de la presse, comme Le Point qui a fustigé un « buzz délirant » et s’est demandé « où est passé le goût de l’effort ? ». L’Opinion a reproché à ces jeunes d’être « lâches ».

Dans cette presse, cette désertion est tantôt synonyme de mise en retrait, d’abandon, de passivité, tantôt un « aveu d’échec », voire une forme de « renoncement ».

« Je n’ai jamais autant travaillé que depuis que j’ai décidé d’arrêter le travail réagit Johanna. La plus simple des choses à faire, mais impensable en tant que société, c’est s’arrêter. S’arrêter, c’est le plus dur. »

« Il y a une tendance à nous reprocher de fuir, d’abandonner, à effacer la dimension de résistance et de luttes, mais aussi à dévaloriser les métiers artisanaux et agricoles, renchérit Lola. Or, il y a bien deux piliers dans la désertion : résister de l’extérieur contre un système industriel, patriarcal et capitaliste. Mais aussi se réapproprier nos moyens de subsistance que ce soit à travers les soins par les plantes, le travail agricole, le champ énorme de savoirs qu’on a perdus, pour être autonome et construire la subsistance collective. On ne se contente pas de refuser les jobs cautionnant un système destructeur. On résiste et on rend possibles d’autres modalités d’existence. »

« Retravailler les mots résilience, souveraineté, sobriété »

Déserter oui, mais pour aller où ? La sociologue au CNRS Monique Dagnaud a identifié trois scénarios types illustrant ces bifurcations de destin : « Le choix d’un métier de la main (l’artisanat), l’attrait du care professionnel via la formation et le conseil en faveur d’un mieux-vivre ou mieux travailler (du coach à l’écoconsultant), le retour au travail de la terre ou l’immersion expérimentale dans des espaces naturels (de l’agriculteur bio au zadiste) » [2].

« Faut-il se rendre absolument utile ? C’est une question qui revient souvent, observe Johanna. « L’important, c’est de trouver où on a envie d’être. Moi, j’ai envie de rester dans ma thématique énergie. » Elle a mis en pratique ce qu’elle prône pour les ingénieurs en créant l’association Hydromondes. L’équipe est composée d’une dizaine de personnes issues de différentes disciplines – ethnologues, paysans, architectes…

« On propose des diagnostics de territoires en essayant de comprendre les milieux, sols, eaux, biotopes… Et l’on s’interroge ensuite sur la façon de retrouver des échelles raisonnables, non destructrices du milieu, explique-t-elle. Ça pose la question du démantèlement des mégastructures, et de retravailler les mots résilience, souveraineté, sobriété. »

L’association « Vous n’êtes pas seuls » diffuse pour sa part des savoir-faire à la base de toute autonomie matérielle et collective, en réalisant notamment une série documentaire en Martinique « sur les manières de subvenir à ses propres besoins, par ses propres moyens et selon ses propres ressources ».

Accompagner la désertion

L’un des enjeux pour Johanna est de contrer l’isolement. « Il faut que d’autres gens sachent que ces parcours existent », défend-elle. Avec son collectif, elle a lancé en 2021 le manifeste « Courage, fuyons ». « Il s’agit de rendre la désertion accessible et désirable, même si elle n’est pas toujours rose. Mais aussi de partager les outils, les pratiques, les débrouilles administratives. Il existe en réalité tout un écosystème, plein de collectifs faisant de l’aide administrative comme le bureau de désertion de l’emploi. »

Des ateliers de discussions autour de la désertion sont aussi mis en œuvre, que ce soit lors de camps militants ou de journées dédiées. « Face au déni, à la dissonance, au burn out, ça fait du bien d’en parler, confie Johanna, de faire des groupes de parole, de s’accompagner dans nos démissions et dans l’après ». Les Désert’heureuses ont ainsi organisé durant trois jours les Rencontres de la Désertion à Ambierle, près de Roanne, en septembre 2022.

« Il y a une envie de s’attaquer à un système d’oppression exacerbé par un système d’ingénieurs élitiste. On n’a pas envie de faire partie de cette horde, mais on ne veut pas non plus reproduire un entre-soi. On veut se lier à d’autres réseaux féministes, militants… Et créer des ponts entre le monde des luttes et le monde des ingénieurs », expose l’ingénieure. Ces derniers mois, les invitations à témoigner dans les écoles lancées par des associations d’étudiant·es se sont multipliées.

Renaud Bécot : « Il existe une histoire écologiste propre au mouvement syndical »
Mickaël Correia
www.mediapart.fr/journal/ecologie/200223/renaud-becot-il-existe-une-histoire-ecologiste-propre-au-mouvement-syndical

Si la question climatique est quasi absente de la lutte contre la réforme des retraites, l’historien Renaud Bécot rappelle que l’idée selon laquelle les travailleurs ne seraient pas intéressés par l’écologie est une construction idéologique. Il revient sur un pan oublié de l’histoire du syndicalisme qui a très tôt pris en considération des revendications environnementales portées par les classes populaires.

Si l’écologie est devenue pour beaucoup un « marqueur de classe » des populations les plus aisées, instillant l’idée sous-jacente que les classes populaires mépriseraient la question environnementale, les organisations syndicales françaises se sont dès le 19e siècle mobilisées autour de préoccupations environnementales, portées par les travailleurs et les travailleuses comme par les riverains des installations industrielles.

Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses alliances entre syndicats et mouvements écologistes se sont tissées autour de luttes contre les pollutions des industries pétrochimiques et nucléaires. Une histoire sociale oubliée qui résonne avec l’impératif actuel, en pleine lutte contre la réforme des retraites, de mieux articuler la question du travail à l’urgence climatique. Entretien avec Renaud Bécot, maître de conférences à Sciences Po Grenoble, qui travaille au croisement de l’histoire environnementale et de l’histoire sociale des mondes du travail.

Mediapart : Nous sommes en plein mouvement contre la réforme des retraites, et l’écologie semble complètement absente des discours syndicalistes, alors que l’on sait que travailler moins est bénéfique pour les travailleurs et les travailleuses comme pour la planète. Pourquoi, en pleine urgence climatique, cette dichotomie entre question sociale et question écologiste persiste encore dans le mouvement social ?

Renaud Bécot : Dans les marges du mouvement syndical, depuis le début de la mobilisation, quelques économistes proches d’Attac, comme Jean-Marie Harribey, ont essayé d’apporter des réflexions sur comment la lutte contre la réforme des retraites pouvait donner des points d’appui au mouvement écologiste.

On a vu aussi dans certains départements, notamment en Isère, des tracts qui assènent une critique écologiste de la réforme et des organisations comme Solidaires qui portent une partie de leur discours sur ce thème-là, même si ça reste relativement marginal et limité.

Mais le point commun de toutes ces expressions est que ce sont des discours ancrés dans le monde du travail et pas forcément codés comme écologistes. Ils citent la question de l’espérance de vie en bonne santé, qui a tendance à stagner et qui est notamment liée à des facteurs environnementaux. Ces discours parlent aussi de fiscalité et in fine de la nécessité de se délester de la logique de croissance, ou encore du sens du travail, une notion qui rejoint la question de la viabilité écologique de ce que l’on produit.

Le discours syndical majoritaire fait plutôt appel à des réflexes anciens qui reviennent sur comment se sont construits historiquement les systèmes de retraites. Ici, il est important de convoquer Bruno Trentin, syndicaliste italien dirigeant de la Confédération générale italienne du travail de 1988 à 1994, qui dans son ouvrage La Cité du travail, explique que le mouvement ouvrier en Europe occidentale s’est retrouvé pris au piège de ce qu’il appelle « l’horizon distributif du socialisme ».

Selon lui, après la Seconde Guerre mondiale, les syndicats ont simplement négocié la redistribution des points de croissance et invisibilisé dans ce cadre la question écologique, puisqu’il s’agissait davantage de compenser financièrement les préjudices environnementaux plutôt que de proposer des mesures de protection de l’environnement en soi.

La façon dont les systèmes de retraite ont été façonnés s’est largement moulée dans cette logique d’horizon distributif du socialisme. Et en période de crise, les organisations syndicales ont tendance à réactiver les discours les plus rodés sur la répartition des richesses.

Pourtant, vous dites que la volonté d’une convergence entre « fin du monde » et « fin du mois », entre justice environnementale et justice sociale, n’est pas une expérience récente dans l’histoire des mouvements sociaux et écologistes…

Il faut remettre en cause l’idée même de convergence, car elle instille l’idée de deux mouvement séparés. Or, dans des courants de pensée qui vont être fondateurs pour le mouvement ouvrier, les questions qu’on qualifierait aujourd’hui d’écologistes et de sociales sont étroitement liées.

C’est le cas de certaines parties du mouvement chartiste en Grande-Bretagne dans les années 1840, ou aussi des socialistes utopiques en France, chez qui il existe une réflexion sur la manière dont la production pourrait être développée de façon plus harmonieuse avec les équilibres naturels d’un territoire et libérée de l’aliénation du travail industriel.

Au 20e siècle, il y a eu toute une série de conflits contre des implantations industrielles qui ont transformé les sociabilités et les économies locales et qui ont été portés par les classes populaires. Dès 1810, des industries se sont implantées sur les rives de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône), troublant la pêche locale et occasionnant des plaintes des habitants du territoire.

Cela se poursuivra jusqu’à l’installation des premières raffineries de pétrole, au début des années 1930, qui donnera lieu de nouveau à des soulèvements des pêcheurs de ce territoire. Dans leurs discours, social et écologie sont intimement attelés car l’écosystème est transformé par l’industrie, entrainant des conséquences sur leurs activités de subsistance.

Plus récemment, dès la fin des années 1970, le mouvement pour la justice environnementale aux États-Unis s’est voulu d’emblée social et écologiste. Ce dernier déploie une critique des ONG environnementalistes dominantes à l’époque, à l’instar du Sierra Club, qui rassemblent les classes aisées blanches. Pour ce mouvement, la définition de l’environnement correspond non pas au besoin des Blancs et Blanches aisé·es d’avoir des espaces naturels vierges pour leurs loisirs, mais plutôt à ce les gens vivent au quotidien dans les quartiers populaires afro et latino-américains.

On le sait peu, mais si ce mouvement a une filiation avec les mobilisations des Noirs américains pour les droits civiques, il est aussi lié à des luttes syndicales dans les années 1960 et 1970 autour des pollutions de l’air et de l’eau causées par les raffineries de pétrole et les mines de charbon.

En France, dans les années 1960 et 1970, une partie du monde ouvrier s’est même mobilisée pour défendre une certaine forme de politique écologiste…

Il est en effet important de souligner qu’il existe une histoire écologiste propre au mouvement syndical, mais qui a été en grande partie oubliée.

Dans les années 1960, dans les réseaux du catholicisme social (la CFDT, la CFTC, les syndicalistes chrétiens adhérents à la CGT), émerge une réflexion qui deviendra le fondement du discours écologiste des organisations syndicales actuelles. Elle va s’articuler autour de la notion d’amélioration du « cadre de vie » qui va fédérer des syndicalistes, des membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne, certains médecins et des associations populaires familiales.

Ce qu’ils entendent par cadre de vie est un environnementalisme populaire, et le terme est utilisé par la CFDT dès 1965 pour désigner l’émergence de formes d’urbanisme déshumanisant comme les grands ensembles, et qui débouchent sur des luttes populaires autour des quartiers ouvriers rasés et des pollutions industrielles.

Un événement particulièrement important pour le mouvement syndical est l’explosion de la nouvelle raffinerie de Feyzin en janvier 1966, au sud de Lyon. Cela se passe au moment où le pétrole devient l’énergie la plus consommée dans le mix énergétique français et où le futur quartier de grands ensembles des Minguettes, situé sur le plateau au-dessus de la raffinerie, est touché par les fumées toxiques.

Dès lors, les syndicalistes CFDT et CGT vont investir plus fortement les Comités d’hygiène et de sécurité des entreprises et y porter une critique forte de l’impact environnemental de l’industrie.

C’est sur ce socle du cadre de vie et de l’investissement syndical dans les Comités d’hygiène et de sécurité que vont s’opérer des jonctions entre mouvement écologiste et syndicats. Des ponts qui vont s’opérer localement avec des associations de riverains.

Comment se traduit alors dans les luttes cette jonction entre mouvement écologiste et syndicats ?

Une des luttes emblématiques est celle autour des implantations pétrochimiques au sud de Lyon, notamment sur le site de Pierre-Bénite, où il y a eu dans les années 1970 des explosions et des pollutions importantes qui vont conduire à des relations étroites entre syndicalistes et riverains.

Le discours porté collectivement est que l’avenir industriel du territoire doit être discuté par la population et que les substances produites dans les usines locales n’étant pas viables écologiquement, les travailleurs pourraient reconvertir ces productions. Cette lutte a été pionnière car elle a porté comme mot d’ordre la sanctuarisation de la santé des travailleurs et des riverains, une revendication qui refuse toute compensation financière des risques professionnels.

Deuxième exemple : la lutte des travailleurs immigrés des usines Peñarroya à Saint-Denis et à Lyon. Ces derniers manipulent du plomb et demandent dès 1971 le refus de toute compensation financière des préjudices en matière de santé. Cette mobilisation a été dans les années 1970 très popularisée, car elle a réussit à imposer une révision des protocoles de diagnostic des maladies professionnelles liées au plomb.

On peut aussi citer la question de l’amiante. On observe à l’époque plusieurs foyers de luttes synchrones comme celui de l’université de Jussieu à Paris en 1973 ou le combat des militants ouvriers de l’équipementier automobile Ferodo-Valeo à Condé-sur-Noireau (Calvados). Il y aussi la lutte des ouvrières de l’usine Amisol à Clermont-Ferrand, qui débouche sur les premiers collectifs autonomes de victimes, et celle des chantiers navals de Saint-Nazaire et de Nantes qui a fait évoluer la réglementation : en 1977, pour la première fois, dans le droit du travail, sont inscrites des valeurs limites d’exposition professionnelle à l’amiante.

Enfin, on peut citer le nucléaire. Après Mai-68, les ingénieurs du Commissariat de l’énergie atomique de Saclay ont obtenu le droit à une demi-journée banalisée pour permettre la discussion entre salariés. Pendant quelques années, des assemblées animées par des syndicalistes vont travailler la question des risques nucléaires et faire du lien avec les travailleurs de La Hague.

Cela est important pour comprendre pourquoi la CFDT va être une force déterminante à partir de 1974 pour nourrir la contestation du grand plan nucléaire civil de Pierre Messmer. Des relations se sont tissées alors entre la CFDT et les Amis de la Terre, jusqu’à organiser une grande campagne nationale contre le tout-nucléaire en 1977 qui a eu un retentissement médiatique très fort.

Pourquoi ces luttes syndicales écologistes se sont par la suite dénouées ?

En France, mais aussi dans d’autres pays industrialisés, le fait qu’il y ait eu une séquence importante de conflictualité au travail sur les questions de santé ouvrière a conduit une évolution de la réglementation de la santé au travail.

Mais paradoxalement, sur le cas de l’amiante par exemple, certains syndicalistes ont perçu dans le décret de 1977 instaurant des valeurs limites d’exposition professionnelle un mouvement de progrès qui pourrait amener à terme à la suppression de toutes les substances toxiques. Les syndicalistes ont alors passé énormément de temps, au détriment du travail syndical de base, à développer une contre-expertise pour montrer la dangerosité des produits, et à s’engager dans les commissions nationales qui définissent les contours des maladies professionnelles.

Un autre facteur est lié à l’avènement d’un gouvernement socialiste en 1981. Les syndicalistes CFDT ont alors été recrutés par la toute nouvelle Agence française pour la maîtrise de l’énergie (l’ancêtre de l’Ademe, l’actuelle agence de la transition écologique). Des gens comme Michel Rolland, numéro 2 de la CFDT dans les années 1970, se sont retrouvés dans cette organisation avec le sentiment qu’il pourront depuis cet endroit infléchir le développement du nucléaire. Mais ils ont rapidement déchanté, l’exécutif socialiste réaffirmant vite la politique nucléaire de la France.

Enfin, les organisations patronales ont milité pour que les compétences environnementales ne puissent pas atterrir dans les Comités d’hygiène et sécurité des entreprises pour couper tout pont entre droit du travail et droit à l’environnement. Plus localement, dès 1978, les industriels ont renforcé leur communication auprès de la presse régionale, des élus locaux et des habitants, pour affirmer que sans leurs installations, leur territoire ne se serait pas modernisé. C’est une façon pour eux de gouverner la critique et de désamorcer tout discours protestataire.

Comment a émergé la question climat au sein des organisations syndicales ?

Le mouvement altermondialiste a joué un rôle important sur les syndicats pour appréhender la question climat, que ce soient ceux qui ont participé à la fondation d’Attac comme la CGT, Solidaires ou la FSU, ou ceux qui se sont engagés dans les Forums sociaux mondiaux ou européens, des lieux qui ont été des espaces d’échanges importants entre militants syndicalistes et ONG écologistes.

Un basculement s’est opéré à partir de 2006, année où une assemblée internationale a été convoquée par la Fédération internationale des syndicats et l’Organisation internationale du travail, et où l’on va commencer à parler d’« emplois verts ».

La mobilisation actuelle peut créer à la marge des espaces d’échanges entre écologistes et salariés des raffineries

De là, certains syndicalistes s’emparent de cette question écolo et s’engagent dans la préparation du contre-sommet climat de la COP15 de Copenhague en 2009. Cela va être un moment important pour des syndicalistes français qui vont investir la problématique du climat et que l’on va retrouver ensuite par exemple dans les mobilisations en soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

L’autre moment charnière, c’est la COP21 de Paris en 2015, où des syndicalistes se sont investis dans l’organisation du contre-sommet et infusent, à l’intérieur de leur organisation syndicale, le fait qu’il pourrait y avoir des revendications environnementales à porter de façon de plus nette.

Depuis 2020, ce qui me semble transformer l’action syndicale sur les questions environnementales, c’est l’alliance Plus jamais ça ! qui regroupe syndicats et associations écolo autour de combats comme la sauvegarde de la seule usine de France à produire du papier recyclé, à Chapelle-Darblay, près de Rouen, ou le soutien à la grève menée par les raffineurs de TotalEnergies de Grandpuits (Seine-et-Marne) pour dénoncer le greenwashing et la casse sociale de l’entreprise.

Des alliances pourraient-elles selon vous se créer entre les travailleurs du pétrole et les écologistes dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites ?

Il y a un point important à souligner par rapport à ce qu’on a vu ces dernières années : les discours de mouvements écologistes sur les salariés des industries pétrolières ou les discours de travailleurs du pétrole sur les mouvement écolo sont souvent des projections de ce que voudraient les uns et les autres, mais il existe une réelle difficulté à ce qu’il y ait simplement dialogue entre les deux.

Ce moment actuel de mobilisation, et on l’a vu un peu durant le mouvement contre la réforme des retraites de 2010 ou lors des Gilets jaunes, peut créer à la marge des espaces d’échanges entre des écologistes et des salariés des raffineries.

On verra dans les semaines prochaines si sur les piquets de grève des raffineries les syndicats invitent les écologistes à venir discuter.

Megaproiektuen aurkako borroka ez da berriztagarrien aurkakoa izan behar, neurritasunaren alde baizik
David Lannes & Nicolas Goñi
www.argia.eus/argia-astekaria/2814/megaproiektuen-aurkako-borroka-ez-da-berriztagarrien-aurkakoa-izan-behar-neurritasunaren-alde-baizik-2

Petrolioari eta nuklearrari esker energia gure bazterretan “ikusezina” zen XX. mendeko parentesia dagoeneko itxia da, baina gizarte mailan ez gara horretaz ongi ohartu. Presazko egoera horretan goldea idien aurretik jartzen dute erabakitzaileek, eta egitura handien egitasmoek bazterrak astintzen dituzte, batzutan literalki: ingurune batzuk sakonki alda ditzakete megaproiektuek edota mineral meategiek. Arazoaz ongi jabetzeko oso garrantzitsua da gaiak ezberdintzea: zenbat ekoitzi behar den, zertarako, nola, eta hori dena nork erabaki. Honen arabera ahalbidetuko baita benetako energia burujabetza.

IPCCaren arabera (Klima Aldaketari buruzko Adituen Gobernuarteko Taldea), trantsizio justua ezinbestekoa da klima hondamendia saihesteko. Hots, aldaketaren ahalegina ez zaie txiroenei nagusiki inposatu behar: trantsizioaren justizia sozial mailak trantsizioaren eraginkortasun materiala bera baldintzatzen duelako. Horrek berarekin dakar kontsumo desorekak zuzentzea: Frantziako Estatuan 2030erako berotegi efektuko gasen (BEG) isurketen murriztapen xedea lortzeko, %50 pobreenek beraien isurketak %3 jaitsi beharko dituzte,  eta %10 aberatsenek, aldiz, %61.

Desoreka hori zuzentzeaz gain, egiturazko kontsumo maila aztertzea ezinbestekoa da: lehentasuna eraikinen isolamendu termikoa dugu, eta Ipar Euskal Herria bezalako eremuetan gutxiegi garatuak diren garraio publikoak. Arlo horietan berant gabiltza: isolamenduari dagokionez, 2008ko Grenelleko helburuak bete balira, 2022ko otsaila baino lehen Errusiatik Frantziak inportatzen zuen gasaren baliokidea aurreztuko litzateke. Gutxien kutsatzen duen energia erabiltzen ez dena da. Behar gabeko kontsumoak identifikatu eta murriztu ondoren soilik pentsa daiteke zenbat ekoitzi eta nola, jasangarritasun ekologiko eta soziala ardatz izanik.

Ipar Euskal Herrian potentzial handia dago energia fotovoltaikoan, gune artifizializatu edo andeatuetatik hasiz: teilatuak, aparkalekuak, harrobiak, Baionako portualdea, autobidearen eremua. Argi izan behar da gune horiek guztiak erabiliz eta gure beharrak doituz ere, azalera gutxiegi izanen dela, eta laborantzaren kontribuzioa beharrezkoa dela. Horretarako badira janari ekoizpena eta elektrizitate ekoizpena ahalbidetzen dituzten sistemak, lurrik artifizializatu gabe (kiwietan, adibidez, eta beste ekoizpenetara molda daitezke). Eguzkiaren energiarekin batera haizearena egon behar da, bakoitzak duen aldizkakotasuna konpentsatzeko. Horretarako, eredu ez-brutalistak daude, hots, bazterrak suntsitzen ez dituztenak. Hala ere ez dira ikusezinak izanen, eta horrek neurritasunera bultzatu behar gaitu: megaproiektuen aurkako borroka ez da berriztagarrien aurkakoa izan behar, baizik eta neurritasunaren alde.

Hiri eremuen ur beltzak baliatu daitezke metanoa ekoizteko, landa eremuan egurraren biomasa modu neurritsuan erabili, itsasoan bero-ponpak etxebizitzen berotzeko… Eredu sendo bat eraiki nahian, anizkoitza izan behar da, eta biztanleekiko elkarlanean egina. Berant gabiltza, baina abantaila izan daiteke ere akats ezagun batzuk saihesteko, eta oligopolioen megaproiektuen eredua zabaltzen utzi baino, herritarren parte-hartzearekin gure eredu propioa sortzeko.