Articles du Vendredi : Sélection du 23 juillet 2010

«Travailler une heure par jour»

« Travailler moins », « Travailler plus », les utopies et l’Histoire.


«Travailler une heure par jour»

Mieux répartir les revenus


Un capitalisme détaché de la démocratie…

Hervé Kempf – 27 avril 2010
Un entretien avec Bruno Villalba, pour l’excellent numéro de la revue Ecorev consacré à la démocratie.

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«Travailler une heure par jour»

Mot de présentation :
Ci-dessous un extrait du livret « Travailler une heure par jour » édité par Bizi!
Ce livret est disponible (à 1€) au local de Bizi!
Son objectif est de montrer «Comment une société moderne pourrait fonctionner, et vivre mieux qu’aujourd’hui, en réduisant radicalement le temps de travail ?».
Il se veut être un exercice pédagogique démontant point par point la perversité des règles fondant l’économie capitaliste. Un exercice très concret, compréhensible par le plus grand nombre.
De format A5, comptant une soixantaine de pages, n’hésitez pas à vous le procurer le plus vite possible : une bonne idée de lecture pour cet été, sur votre hamac….

4ème extrait :

«Travailler une heure par jour»

« Travailler moins », « Travailler plus », les utopies et l’Histoire.


Un petit retour sur l’histoire du travail en France est intéressant pour saisir la teneur de notre propos. Le premier graphique ci-dessous représente l’évolution de la durée annuelle moyenne du travail en France entre 1831 et 2002. Si dans l’ensemble elle a tendance à diminuer dans le temps, on peut y distinguer 4 grandes périodes. De 1831 jusqu’à la fin du XIXème siècle, le temps de travail reste relativement stable, autour de 3 000 heures annuelles. C’est à partir du début du XXème siècle qu’il diminue clairement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, date à partir de laquelle il augmente légèrement avant de diminuer (presque aussi légèrement) au début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Le tableau suivant représente l’évolution des gains de productivité par tête depuis la fin du XIXème siècle. Faibles jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ils augmentent considérablement et continuellement depuis l’après-guerre jusqu’à la fin du XXème siècle.

La confrontation de ces deux graphiques nous en dit long, non seulement sur l’histoire économique française, mais aussi sur son histoire politique. En effet, qu’observe-t-on ? Que la réduction la plus nette du temps de travail a eu lieu lorsque les gains de productivité étaient les plus faibles et le niveau de vie le plus bas. Alors qu’aujourd’hui on nous parle de travailler plus pour gagner plus, on voit par ce petit retour en arrière que d’autres choix politiques ont pu être faits par le passé. Il faudrait, pour être plus précis, corréler ces évolutions avec celles de l’histoire des luttes sociales et du syndicalisme. Autorisés en France à la fin d’un XIXème siècle mouvementé, les syndicats ont permis à la classe ouvrière de se faire entendre et de peser dans le rapport de force qui l’opposait à la bourgeoisie. La fin du XIXème et le début du XXème siècle sont marqués par de nombreuses lois portant sur les conditions et le temps de travail dans les usines. Le point d’orgue de cette période sera la loi de 1936 instituant la semaine de 40 heures ainsi que celle portant sur les congés payés mises en place par le Front Populaire.

Après la Seconde Guerre mondiale commence la période dite des « Trentes glorieuses » : plus de deux décennies de gains de productivité qui explosent et de temps de travail qui tend à augmenter légèrement. Le PIB ne peut alors que suivre la même évolution à la hausse : la croissance française avoisine alors les 10 % par an. On connaît de cette époque les images d’une société de consommation effrénée : télévision(s), réfrigérateur, voiture(s), immobilier, loisirs,… La France, comme le reste de l’Occident a fait le choix de produire plus pour consommer plus. Le modèle salarial de l’époque, le fordisme, est basé sur un compromis entre classe possédante et classe ouvrière : « Travaillez beaucoup, allez à la chaîne, produisez, et vos salaires vous permettront d’acheter tout ce que nous créons. Travaillez sans rechigner, et vous aurez tous une voiture.» L’après-guerre est aussi le début d’une longue période de déclin du syndicalisme en France (25 % de la population active était syndiquée en 1950, contre près de 8 % aujourd’hui). Société du tout pétrole, des débuts du nucléaire, des premiers autoroutes et des banlieues bétonnées, la France d’alors a fait un choix : celui du travailler plus pour gagner plus. Choix dont nous commençons à payer les frais aujourd’hui, et dont nous avons vu les résultats concernant la répartition des richesses…

Alors qu’à une époque de grande misère, la société civile a misé sur la diminution du temps de travail – programme rendu d’autant plus difficile que les gains de productivité étaient relativement faibles, la société d’après-guerre a préféré tabler sur la consommation de masse permise par une croissance folle, elle même permise par la non compensation des gains de productivité par une diminution du temps de travail.

Un regard sur l’histoire permet de comprendre que les questions économiques sont avant tout politiques. L’économie n’est pas gouvernée par des lois naturelles qui nous dépassent, mais par des lois que les humains mettent en place. L’axe des orientations économiques est, dans notre système, fixé par un rapport de force aujourd’hui favorable à une dynastie possédante. « Travailler plus pour gagner plus » est le fruit d’une utopie (dans son sens négatif), d’une idéologie dont les fondements ne tiennent pas. « Travailler moins pour vivre autrement », c’est l’utopie qui a permis les luttes sociales, et que les luttes sociales ont essayé de construire, et à laquelle nous croyons aujourd’hui.

5ème extrait :

«Travailler une heure par jour»

Mieux répartir les revenus

En 2004, le Produit Intérieur Brut (PIB) français était d’environ 1 600 milliards d’euros. C’est-à-dire qu’en moyenne il est de 26 500 euros par personne . En fait, il n’en est rien, car la richesse est très mal distribuée en France. Ainsi, selon l’Insee, les 10 % des plus pauvres doivent se partager 3% des revenus de l’année, soit 48 milliards d’euros (ce qui fait 7 750 € par personne). Au contraire, les 10 % des plus riches se partagent 24,8 % des revenus de l’année, soit près de 400 milliards d’euros, ou 64 500 € par personne . Encore, il ne s’agit ici que du revenu annuel. Si l’on prend en compte le patrimoine, c’est à dire la richesse accumulée, les inégalités sont encore plus frappantes (en effet, seuls les plus riches ont possibilité de mettre de côté. Petit à petit, les écarts entre eux et les plus pauvres, qui ne peuvent épargner, s’agrandit). Donc, une personne faisant partie du groupe des plus riches obtient un revenu 8 fois supérieur à une personne appartenant au groupe des plus pauvres.

Ces chiffres, s’ils sont parlants, ne permettent pas de considérer les inégalités entre les extrêmes. Elles sont énormes. Une étude publiée récemment montre que les revenus des 3 500 foyers français les plus riches (0,01 % de 35 millions de foyers recensés en France) ont augmenté de près de 42 % entre 1998 et 2005, alors que le revenu français moyen a augmenté de 5,9 % entre ces deux dates. L’augmentation est de 11 % pour les 5% des foyers les plus riches, de 19% pour les 1% des foyers les plus riches et de 32 % pour les 0,1 % des plus riches. Si ces augmentations sont en grande partie dues à l’explosion des plus hauts salaires (dirigeants des grandes entreprises, traders,…), elles sont aussi dues à l’évolution du partage entre rémunération du travail et rémunération du capital qui se fait au dépend de la première et au profit de la deuxième. Du fait que ce sont majoritairement les plus riches qui détiennent les capitaux, ils en sont les principaux bénéficiaires. Nous remarquons au passage que cette réalité du travail va dans le sens opposé des discours tendant à faire du « travailler plus » un moyen de « gagner plus ».

Revenons à notre exemple, et voyons comment il serait possible de réduire la production tout en améliorant le niveau de vie des plus pauvres : la moitié la plus pauvre de la population française percevait en 2004 28 % des revenus totaux, c’est à dire de la valeur créée par le travail d’une année. L’autre moitié en percevait donc 72 %.

La question d’une plus juste répartition, si elle est indispensable, est très épineuse (comment, à quelles conditions,…). C’est pourquoi nous ne la traiterons pas ici. Prenons, pour simplifier la démonstration, le cas extrême d’une répartition parfaitement égalitaire entre tous les membres de la société. Dans ce cas là, les 50 % les « plus pauvres » recevraient 50 % des revenus disponibles, et les 50 % les « plus riches » percevraient aussi 50 % des revenus disponibles.
A niveau de production égale, le revenu des plus pauvres a presque doublé ! Dans ce cas là, une diminution de la production pourrait être envisagée tout en maintenant un revenu supérieur aux plus pauvres (voir très supérieur pour les plus pauvres des plus pauvres).

Un capitalisme détaché de la démocratie…

Hervé Kempf – 27 avril 2010
Un entretien avec Bruno Villalba, pour l’excellent numéro de la revue Ecorev consacré à la démocratie.

EcoRev’ : La question écologique permet-elle de faire bouger les frontières politiques ?
Hervé Kempf :
La question écologique a gagné en influence dans les vingt dernières années, à partir de l’accident de Tchernobyl, qui a montré l’ampleur des conséquences que pourraient avoir les catastrophes écologiques, tandis que le changement climatique s’est imposé comme une structure de l’histoire contemporaine. Dans le champ politique, la question s’impose à tous les partis occidentaux et devient souvent un enjeu important dans les autres pays. Dans nos pays, la préoccupation écologique n’est plus un monopole des Verts, cela contribue à déplacer les frontières politiques.

En quoi cette question permet-elle d’appréhender différemment l’enjeu démocratique ?
Pour le comprendre, il me semble qu’il faut partir de l’analyse de Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité, publié en 1979 en Allemagne (1). Ce philosophe raisonne en fonction de la perspective apocalyptique que dessine la puissance technique de l’action humaine. Afin de prévenir la réalisation de la catastrophe, il préconise « de renoncer à la prospérité au bénéfice d’autres parties du monde » et d’adopter la « fin nullement reluisante de l’automodération de l’humanité ». En termes concrets, et avec d’autres mots, cela signifie mettre en œuvre la baisse de la consommation matérielle et de la consommation d’énergie.
Comment, en démocratie, adopter ce choix ? Comment, majoritairement, décider de cette transformation radicale de la culture de consommation qui définit l’Occident depuis la révolution industrielle ? Ces sacrifices ne sont imaginables que si l’on est inspiré par une vision de long terme. La question que posait Jonas était ainsi de savoir si le « processus démocratique » pourrait prendre « des mesures que l’intérêt individuel des sujets concernés ne se serait jamais imposées spontanément ».Jonas pensait que « seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir que nous avons examinée », mais il n’excluait pas l’option démocratique, à condition qu’elle soit animée par un « idéalisme public » à la mesure de la tâche. La question qu’on peut aujourd’hui reposer, trente ans après Jonas, c’est de savoir si l’état présent de la démocratie est à la hauteur du défi historique que pose la crise de la biosphère.

La démocratie dans sa manière de fonctionner ?
Qu’est-ce que la démocratie ? En simplifiant, c’est un triptyque :
– un temps de délibération collective informée par des médias indépendants des différents pouvoirs ;
– une décision prise par la majorité au terme de cette délibération ;
– un respect du droit de la minorité qui permet de relancer la délibération sur les conséquences de la décision ou sur d’autres décisions à prendre.
C’est à ce schéma que se réfère implicitement Jonas. Pour lui, la société capitaliste – qu’il associait, au moment où il écrivait son livre, c’est-à-dire avant 1979, à la démocratie –, la société capitaliste, donc, n’en est pas capable, parce qu’elle ne répond qu’à l’intérêt de court terme.
Mais il y a une différence essentielle entre aujourd’hui et l’époque de Jonas : c’est que le capitalisme s’est en quelque sorte détaché de la démocratie, il ne la considère pas comme intrinsèque à son existence, il la rejette même de plus en plus nettement puisqu’elle conduit logiquement à la remise en cause des pouvoirs en place. Si le libéralisme économique a pu se confondre longtemps avec le libéralisme politique, ce n’est plus vrai depuis une vingtaine d’années, au sens où les classes dirigeantes considèrent maintenant que la démocratie nuit à leurs intérêts. Elles se comportent comme une oligarchie, c’est-à-dire un groupe de personnes contrôlant les pouvoirs politique, économique et médiatique, qui délibèrent entre eux puis imposent leurs choix à la société. Ce nombre peut être assez important – mettons plusieurs centaines de milliers de personnes -, ce qui est peu rapporté au nombre total des citoyens. L’oligarchie se compose des détenteurs du capital, mais aussi de ceux qui bénéficient directement de ce fonctionnement économique (les 5-10% des revenus les plus élevés), et bien sûr des principaux politiques élus. La France de Sarkozy, l’Italie de Berlusconi, les Etats-Unis d’Obama illustrent de manière impressionnante la réalité de cette oligarchie.

La démocratie serait devenue un régime oligarchique ?
La philosophie politique grecque, qui fonde la culture politique de l’Occident, distinguait la tyrannie, la démocratie et l’oligarchie. Nous sommes dans une zone incertaine entre démocratie et oligarchie. Le politologue anglais Colin Crouch décrit bien cette situation, qu’il nomme « post-démocratie » : « Derrière le spectacle du jeu politicien, les choix politiques sont en réalité déterminés en privé par l’interaction entre les gouvernements élus et les élites qui représentent massivement les intérêts des milieux d’affaires »(2).
Nous serions donc dans un système assez pervers, qui prendrait en compte la crise écologique, en essayant de la mettre au service de la défense d’une position dominante des oligarques ?
Je ne pense pas qu’elle la prend vraiment en compte, sinon pour essayer d’adapter les logiques de profit dans ce qu’on appelle le « capitalisme vert ». C’est pourquoi il faut renverser la conclusion de Jonas, qui reposait sur l’idée que les élites pourraient être plus sages que le peuple – j’entends par « peuple » l’assemblée des citoyens. Dans la situation actuelle, l’oligarchie cherche avant tout à maintenir sa position, quelles qu’en soient les conséquences : une démonstration aveuglante de ce fait est l’acharnement que manifestent les dirigeants, les banquiers et autres spéculateurs pour maintenir leurs bonus et divers émoluments, alors même que leur conduite a conduit le système financier à une situation de faillite qui n’a été évitée que par l’intervention des Etats.
Par ailleurs, l’oligarchie – ou la classe dirigeante, si vous préférez – veut maintenir à tout prix le système de croissance et de surconsommation qui accélère notre marche vers la crise écologique.
Donc oui, Jonas avait raison de penser la perspective apocalyptique, oui, il avait raison d’évoquer clairement « l’automodération de l’humanité », mais non, il ne faut pas croire qu’une élite éclairée sauvera la situation, parce que cette « élite » joue actuellement contre l’intérêt collectif. Nous ne pourrons aller vers les mesures nécessaires que par un renouveau de la démocratie, qui suppose de renverser le pouvoir de l’oligarchie et sa reprise par le peuple. Alors qu’une interprétation simpliste et tronquée de Jonas laisse penser que la solution à la crise écologique passe par une sorte de despotisme éclairé, nous devons au contraire comprendre que pour éviter la catastrophe, il nous faut retrouver les voies d’une décision réellement collective.

La démocratie serait donc, aujourd’hui, bloquée ?
Je dirais plutôt qu’elle est malade. Les conditions d’un bon exercice de la démocratie sont largement altérées. La délibération libre est viciée par le fait que les médias sont très largement contrôlés par l’oligarchie. Le choix majoritaire est vicié par le poids des lobbies ou, parfois, le déni pur et simple du choix populaire, comme on l’a vu lors du référendum de 2005 sur l’Europe. La reconnaissance des minorités se perd sous l’effet de la répression de plus en plus ouverte des rebelles, tandis que le respect des droits de l’homme et des libertés publiques est bafoué au nom des politiques anti-migratoires.
Or, si l’on veut trouver les mesures adaptées à l’enjeu écologique, il faut revitaliser ces principes. Par exemple, si l’on veut convaincre de la nécessité d’une baisse de la consommation matérielle, il faut un vrai débat démocratique pour exposer comment elle suppose une réduction des inégalités et l’épanouissement d’autres activités sociales. Eh bien, il est tout à fait frappant que ce thème de la réduction drastique des inégalités ne parvienne pas à s’exprimer fortement dans l’espace de la délibération : c’est l’effet du contrôle des médias, des intellectuels eux-mêmes oligarques qui refusent d’en débattre, des politiques qui détournent l’attention du public.

Cette évolution est-elle réversible ?
Oui, mais à la condition que notre société soit capable de penser la situation dans sa gravité historique. Il nous faut notamment surmonter une difficulté notable. La démocratie s’est développée aux XIXe et XXe siècle en synchronisation avec l’augmentation du niveau de vie et l’amélioration des conditions d’existence. La démocratie était en quelque sorte le marqueur du progrès – ce qui est assez logique, puisque c’est un régime politique qui favorise l’épanouissement des capacités de tous les citoyens.
Or, nous nous trouvons désormais dans une situation où il nous faut – et vaudrait mieux que ce soit volontairement – réduire cette richesse matérielle. Autrement dit, disjoindre progrès de la démocratie et amélioration matérielle des conditions d’existence. Comment orienter l’être ensemble non-violent et coopératif – ce qu’est au fond la démocratie – vers le projet non pas d’avoir plus, mais d’éviter le pire, et aller vers un mieux-vivre en décalage complet avec la société de consommation dans laquelle nous baignons tous depuis notre enfance ?
Comment garder l’essentiel du progrès incontestable que l’humanité a connu depuis deux cent ans – la santé, la communication mondiale – tout en abandonnant l’obsession de la surconsommation et les satisfactions qui lui sont attachés ?

C’est une question de propositions politiques ?
Oui, en posant nettement que l’autre terme de l’alternative, c’est la crise écologique, ou, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Dupuy (3), la catastrophe, ou ceux de Hans Jonas, la perspective apocalyptique. Une proposition politique qui consiste à dire qu’il faut faire des choix qui rompent avec nos habitudes pour éviter un mal beaucoup plus grand. C’est au fond le message essentiel de l’écologie politique. C’est aussi la question que devrait mettre en scène une presse libre. Et bien sûr, c’est un combat contre l’oligarchie, car celle-ci refuse de penser la sobriété, elle réfute donc la perspective apocalyptique.

Une des principales propositions de vos livres est qu’il faut échapper à l’emprise du modèle culturel valorisé par les classes dominantes — les riches — en réfléchissant sur les contre-propositions, les contre-valeurs ?
Oui. Un des instruments les plus puissants de la domination des classes dirigeantes est l’alimentation de la consommation ostentatoire, fondée sur le désir d’imiter les personnes mieux placées sur l’échelle sociale. De ce point de vue, la bataille est culturelle : il s’agit de casser le modèle dominant de prestige, de proposer d’autres rêves, d’autres signes de statut, d’autres symboliques de réussite.

Mais tout ceci doit se faire en tenant compte de cette urgence écologique… Comment mener, de front, ce combat pour l’amélioration du fonctionnement de la démocratie et la prise en compte de l’urgence ?
Justement en les menant de front, parce qu’ils sont indissociables, et en disant qu’ils sont indissociables. En montrant que le capitalisme, qui est dans l’incapacité intrinsèque de prévenir l’aggravation de la crise écologique, affaiblit en même temps, jour après jour, l’idéal démocratique. Une expérience très concrète me donne confiance dans la possibilité que ce discours soit bien compris. J’ai fait beaucoup de conférences depuis la sortie de mes livres. A chaque fois, j’ai constaté le très vif intérêt du public pour ces questions, l’envie de débattre, le goût de réfléchir en commun. La préoccupation écologique est encore très jeune ; mais elle est désormais devenue un élément de la conscience collective, et pas seulement en Europe. Les choses bougent dans les têtes et dans les représentations.
Il faut aussi rappeler une autre évolution profonde et importante : nous avons une conscience collective de plus en plus claire la croissance des inégalités sociales.
La rencontre de ces deux enjeux – écologique et social – est fondamentale pour l’avenir. Elle s’est spectaculairement manifestée lors de la conférence de Copenhague, avec les collectifs Climate Justice Action et Climate Justice Now. Il est frappant et encourageant de voir la mobilisation des jeunes sur ces questions, très souvent accompagnée d’une recherche de nouvelles pratiques de démocratie réelle.

Comment la question économique intervient-elle dans la reformulation du projet démocratique ?
C’est sa puissance économique qui permet à l’oligarchie de dominer la scène politique. Il faut donc réintégrer la question des moyens de production et des modalités de gestion de la richesse collective dans la question politique. Non seulement la question de la décision (qui décide et comment) mais aussi la question de la propriété des outils de création de la richesse. L’entreprise n’est pas qu’une organisation de production, elle est aussi un moyen d’imposer une vision du monde dans sa hiérarchie, ses valeurs, son rapport au travail. Ainsi, il faut soutenir d’autres modèles d’organisation du travail et du capital, notamment celui des coopératives de production. Il n’est guère utile de se focaliser sur les pratiques de la démocratie participative, si dans le même temps on ne promeut pas la recherche d’une économie elle aussi démocratique.
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Notes :
(1) Jonas, Hans, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 1995.
(2) Crouch, Colin, Post-democracy, Polity Press, Londres, 2004, p. 4.
(3) Dupuy, Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris, 2002.

Source : Entretien publié dans Ecorev, n°34, février 2010.

Ce numéro consacré au thème « Urgence écologique, urgence démocratique », rassemble des textes de Cornelius Castoriadis, Bruno Latour, Patrick Viveret, et bien d’autres.

Infos : http://ecorev.org/spip.php?article738

Ecouter aussi : Climat et démocratie, quel lien ?
http://www.reporterre.net/spip.php?article1077