Articles du Vendredi : Sélection du 22 juin 2012

Les enjeux de RIO+20 pour les mouvements sociaux et citoyens

Gustave Massiah, Représentant du CRID au Conseil International du Forum Social Mondial (FSM), Membre du Conseil Scientifique d’Attac

Comment s’enrichir en prétendant sauver la planète

Sophie Chapelle
www.bastamag.net/article2484.html – 20.06.2012

«Le scénario de l’effondrement l’emporte»

Laure Noualhat
www.liberation.fr/terre/2012/06/15/le-scenario-de-l-effondrement-l-emporte_826664 15.06.2012

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Les enjeux de RIO+20 pour les mouvements sociaux et citoyens

Gustave Massiah, Représentant du CRID au Conseil International du Forum Social Mondial (FSM), Membre du Conseil Scientifique d’Attac

Rio+20 verra la confrontation entre les trois sorties possibles de la crise structurelle ; entre trois visions du monde.

Le document de travail préparé par les Nations Unies et les Etats, est centré sur une vision de l’ « économie verte » que les mouvements contestent totalement. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par l’élargissement du marché mondial, par le « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle propose d’élargir le marché mondial, qualifié de marché vert, par la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. Cette démarche est entamée à l’inverse de toute démarche de régulation publique et citoyenne. C’est une extension de la logique néolibérale, celle d’un capitalisme dérégulé qui conduit à la catastrophe.

Dans cette logique, il s’agit de s’opposer à l’idée que l’accès aux droits est acquis par la gratuité. La Nature produit des services (elle capte le carbone, elle purifie l’eau, etc.) L’affirmation est que ces services sont dégradés parcequ’ils sont gratuits. Pour les améliorer, il faut leur donner un prix, un prix défini par le marché. Il faut les marchandiser et introduire de la propriété. Il s’agit de remplacer le droit de propriété humaine sur la Nature par une propriété privée qui permettrait une bonne gestion de la Nature. Il faut laisser cette gestion de la Nature aux grandes entreprises multinationales, financiarisées, qui sauront la gérer et pallier à ses insuffisances. Une nouvelle offensive est menée dans la préparation pour éliminer, dans le document, toute référence aux droits fondamentaux qui pourrait affaiblir la prééminence des marchés.

La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par Joseph Stiglitz et Paul Krugman. C’est un réaménagement en profondeur du capitalisme qui inclut une régulation publique et une redistribution des revenus. Elle est peu audible car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits. La situation nous rappelle que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la deuxième guerre mondiale

La troisième conception est celle des mouvements sociaux et citoyens ; elle a été explicitée dans le processus des FSM. Les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait apporter le Green New Deal. Mais ils constatent l’impossibilité de les concrétiser dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent que la croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire et n’est pas viable.

Ils préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives.

Comment s’enrichir en prétendant sauver la planète

Sophie Chapelle
www.bastamag.net/article2484.html – 20.06.2012

La planète, nouvel objet à but lucratif ? Demain, des ONG pourront acheter des quotas de baleines pour les protéger. Les parcs naturels pourront être évalués par des agences de notation. Les performances des forêts en matière de recyclage du carbone seront quantifiées. Des produits financiers dérivés vous assureront contre l’extinction d’une espèce. « Nous sommes en train d’étendre aux processus vitaux de la planète les mêmes logiques de financiarisation qui ont causé la crise financière », dénonce le chercheur Christophe Bonneuil, à l’occasion de la conférence Rio+20. Entretien.

Basta ! : Cela fait vingt ans, depuis le sommet de la Terre à Rio en 1992, que l’on se préoccupe davantage de la biodiversité. Quel bilan tirez-vous de ces deux décennies ?

Christophe Bonneuil [1] : Ce qui a été mis en place en 1992 n’a pas permis de ralentir la sixième extinction actuellement en cours [2]. Le taux de disparition des espèces est mille fois supérieur à la normale ! Cette érosion de la biodiversité est essentiellement due à la destruction des habitats naturels, à la déforestation, aux changements d’usage des sols. La Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée à Rio il y a vingt ans se souciait certes de la biodiversité, mais son premier article indique clairement que la meilleure façon de la conserver suppose le partage des ressources liées à son exploitation. Il s’agit donc de conserver la biodiversité par la mise en marché de ses éléments, à savoir les « ressources génétiques ».

La CDB entérine dès cette époque la notion de brevets sur le vivant. Les textes préfigurent déjà un modèle marchand qui pense que l’on ne conserve bien que ce qui est approprié, breveté et marchandisé. Tout en mettant en avant qu’une partie de ces profits seront redistribués par un mécanisme de partage des avantages vers les communautés locales. Mais il a fallu plus de quinze ans pour qu’il y ait un accord sur ce mécanisme, lors de la conférence des parties sur la biodiversité à Nagoya en 2010. Il semble que les firmes n’étaient pas pressées d’avoir un mécanisme qui contrôle le retour des royalties vers les populations locales.

Les États se sont-ils donnés les moyens de préserver la biodiversité ?

Il n’existe pas de fonds mondial que chaque État ou une taxe mondiale sur les biotechnologies auraient pu abonder. Les États ont misé exclusivement sur la bioprospection [3] des firmes pharmaceutiques. Un des contrats les plus médiatisés a été celui qui liait la multinationale allemande Merck à INBio, l’Institut national de la biodiversité au Costa Rica. Inbio devait fournir à Merck les substances chimiques extraites des plantes et les insectes prélevés au Costa Rica. En contrepartie, Merck versait 500 000 dollars par an, ce qui permettait à INBio d’avoir des ressources pour financer ses actions de conservation. Cet accord a fait énormément de bruit mais il n’a pas été suivi par beaucoup d’autres initiatives de ce type. Les grandes entreprises comptent davantage sur les énormes banques de molécules dont elles disposent, pour innover en laboratoire. Le paradigme de Rio 92, de conservation de la biodiversité par la bioprospection et la biotechnologie, créant un nouveau marché des ressources biologiques tout en rémunérant les communautés locales pauvres a fait la preuve de ses limites.

Concrètement, comment se déroule cette privatisation de la protection de l’environnement ?

Un accord financier a par exemple été signé en mars 2008 entre une société financière, Canopy Capital, et la réserve nationale d’Iwokrama au Guyana, dans la forêt amazonienne. En échange d’un versement annuel de 100 000 dollars finançant des actions de conservation de la réserve, Canopy Capital n’a pas acheté la terre en tant que telle, mais les droits sur les services écosystémiques de la réserve. Autrement dit, les droits sur le maintien de la pluviosité dans la région, sur le stockage de l’eau, sur la rétention du carbone, et éventuellement sur l’effet modérateur sur le climat. La réserve s’étend sur 371 000 hectares, sur lesquels vivent 7 000 habitants.

D’autres accords de ce type sont amenés à se multiplier, soumettant ainsi des parcs naturels aux logiques des « partenariats public-privé ». Avec cet investissement, Canopy Capital espère ensuite vendre des crédits carbone, des crédits biodiversité ou des crédits liés à d’autres services écosystémiques, soit dans le cadre de marchés volontaires (engagement d’une entreprise pour son image de marque), soit dans le cadre de marchés régulés tels les « mécanismes de développement propre » du protocole de Kyoto. Par exemple, si Coca-Cola souhaite compenser ses émissions polluantes, elle pourra financer une action de conservation au Guyana en payant un service à Canopy Capital.

D’autres marchés se développent-ils pour spéculer sur l’écologie ?

À côté des marchés institués par l’action publique (Mécanisme de développement propre de la convention climat, Emission Trading System européen sur le carbone, etc.), des marchés volontaires ont le vent en poupe. Ils témoignent de la privatisation des normes et des politiques environnementales aujourd’hui, alors que l’action publique internationale est enlisée au regard de l’échec de Copenhague, du manque d’ambition de Rio+20, ou de la crise financière des agences de l’ONU. Une foule de bureaux d’étude d’experts, de cabinets d’audit, de chercheurs et de sociétés bancaires se démènent pour codifier des standards, des unités de mesure et des règles d’échange pour ces marchés volontaires.

Ces marchés permettent à des entreprises dont les activités ont des impacts environnementaux désastreux de les compenser pour restaurer à bon compte leur image auprès des consommateurs, des actionnaires ou des bailleurs (montée de critères « verts » dans la notation financière), soit en conduisant elles-mêmes un projet autour de leurs sites industriels (minier par exemple, comme le fait le géant Rio Tinto) soit en finançant par du mécénat ou des achat de crédits une opération de conservation ailleurs dans le monde.

Cela tend à imposer l’idée que tous les milieux, tous les écosystèmes sont substituables les uns aux autres…

En ayant la possibilité de compenser un dégât en un lieu par une « réparation » ailleurs, où cela coûte moins cher, on est dans une logique de flexibilité, de délocalisation. C’est comme si tous les processus naturels pouvaient être ramenés à une seule grandeur monétaire globale… alors que, dans le cas de la biodiversité notamment, sa nature est profondément liée à des espaces, des pratiques et des cultures qui sont très divers. C’est justement ce qui maintient la biodiversité. Mais à la différence du marché du carbone qui entre dans le cadre des mécanismes de développement propre sous l’égide de l’ONU, les crédits biodiversité seront encadrés par des normes et des certificateurs privés.

Il y a notamment une proposition faite par des économistes d’un marché des droits à pêcher la baleine [4]. Ils estiment que plus d’un millier de baleines sont pêchées chaque année, malgré les accords internationaux, ce qui représenterait un marché mondial de 35 millions de dollars. En ramenant cette somme à l’animal, ils évaluent le coût de la baleine à préserver entre 13 000 et 85 000 dollars. Ils ont également calculé que les grandes ONG environnementales dépensaient 25 millions de dollars dans leur campagne de lutte contre la chasse à la baleine. Soit presque autant que ce que vaudrait le marché.

Ces économistes proposent donc à ces ONG d’utiliser leurs fonds dédiés au lobbying pour acheter des quotas de baleines. Elles paieraient pour la conservation, en faisant par exemple des souscriptions auprès du public et des États, ce qui permettrait aux pêcheurs d’être rémunérés sans pêcher. Cette proposition illustre bien l’idéologie ambiante : il faut transformer la nature en marché pour mieux la conserver. Et il faut transformer les activistes faisant du travail politique en simples clients sur un marché.

A quels autres « services rendus » par la nature s’intéressent les investisseurs ?

Depuis les années 1990 aux États-Unis, il existe une sorte de marché national de la compensation qui permet à un « développeur », lorsqu’il crée un supermarché sur une zone humide dans un État américain, de « compenser » la dégradation environnementale causée en payant une action de conservation dans une autre zone humide à plusieurs centaines de kilomètres. L’opérateur qui lance cette restauration écologique (nommé « banque » de compensation) vend de son côté ses « crédits » à divers développeurs qui ont besoin de « compenser » les effets négatifs de leurs activités. Ces crédits correspondent à des surfaces de tel habitat dans tel état écologique, ou bien en nombre de couples de telle espèce protégée.

Ces critères de calcul de l’équivalence entre l’impact d’un projet de « développement » et ce qu’il faut acheter pour compenser sont plus ou moins encadrés par l’Agence de protection environnementale américaine. Aux États-Unis, ce marché de la biodiversité représente 80 000 hectares, plus 400 banques de zones humides et d’espèces protégées, et 3 milliards de dollars de chiffres d’affaires. Plusieurs projets visent à développer de tels marchés, réglementés ou volontaires, au niveau mondial.

Après le marché carbone, on envisage donc un marché international de la biodiversité ?

Le projet le plus abouti serait d’aligner le secteur de conservation de la nature sur le modèle des marchés du carbone et du mécanisme REDD [5]. L’initiative « Biodiversity ans Business Offsets Programme » [6] travaille à la promotion d’un marché international de la compensation financière de la biodiversité qui soit analogue aux mécanismes existant pour les gaz à effet de serre. Il comprend parmi ses membres des ONG comme le WWF, The Nature Conservancy ou Conservation International, des entreprises comme Inmet Mining, des banques comme la Caisse des dépôts et consignations, le Global Environmental Fund ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), et des départements ministériels d’une quinzaine de pays, dont le ministère de l’Écologie en France.

 

 

Le but était de mettre en place des méthodologies faisant en sorte que, par exemple, quelqu’un qui dégrade un écosystème en Louisiane puisse restaurer une mangrove au Gabon. Mais l’initiative n’a pas énormément avancé. Avec les crises de 2008-2009, l’espoir d’un marché mondial réglementé de la biodiversité se fait plus lointain. Ce qui avance bien plus plus vite, ce sont les études pilotes pour harmoniser les techniques de quantification et de monétarisation de la biodiversité et des écosystèmes. En toile de fond se dessine un mouvement spéculatif de prospection et d’achat de terres à forte valeur en « services écosystémiques », qui pourrait prolonger la ruée de ces dernières années sur les terres pour produire des agrocarburants.

Vous évoquez la mise en place de « produits dérivés biodiversité, où l’on pourrait spéculer sur la disparition d’espèces comme d’autres ont spéculé sur l’écroulement des subprimes »… C’est à dire ?

Tout échange marchand de tout type de services liés aux écosystèmes comporte des risques : que le service ne soit pas rendu, qu’un aléa climatique ou écologique survienne, etc. Pour sécuriser les marchés émergents des services écosystémiques, on recourt donc à des assurances. C’est le début de marchés dérivés et de la possibilité de parier sur la disparition de telle zone ou de telle espèce pour toucher l’assurance, ou faire monter le cours de tel produit financier dérivé. Avec le carbone, les forêts et autres « services écosystémiques », on est en train d’étendre à des processus vitaux de notre planète les mêmes logiques de financiarisation qui ont causé la crise financière de 2008…

Tout cela se déroule dans un contexte où l’ONU a de moins en moins de volonté politique et ne fonctionne que par des partenariats public-privé, où la communauté politique internationale n’a plus les moyens d’agir. Elle dit aux entreprises : aidez-nous à sauver la planète. Depuis le sommet de Johannesburg en 2002, on a officiellement intronisé les entreprises comme des acteurs légitimes dans l’effort international de protection environnementale. Mais pour que les entreprises sauvent la planète, il est impératif pour leurs actionnaires que cette activité devienne lucrative. Et donc on s’ingénie, dans les agences de l’ONU ou à la Banque mondiale, à instaurer de nouveaux marchés de la nature.

Fini, les taxes, les parcs ou les régulations publiques, on ne jure plus que par les « instruments de marché » : paiements, enchères, marchés de droits à polluer et de compensation, prêts hypothécaires basés sur la nature… comme la bonne façon « innovante », souple et efficace de gérer l’environnement et de « sauver la planète ». De même qu’il y a un projet néolibéral pour l’eau, les services ou pour l’éducation, on voit bien ici se dessiner les contours du projet néolibéral pour financiariser la gestion de l’ensemble de la biosphère et l’atmosphère… Et il y a de bonnes raisons de s’y opposer !

Notes

[1] Christophe Bonneuil est chercheur au Centre Koyré, CNRS, et membre de la commission écologie et société d’Attac. Il a participé à la rédaction de l’ouvrage : La nature n’a pas de prix, les méprises de l’économie verte, publié par l’association Attac, éd. Les liens qui libèrent, 2012.

[2] Après les cinq extinctions massives qui ont marqué la planète, des extinctions préhistoriques à celles de nombreuses espèces liées à la colonisation de nouveaux territoires par l’être humain, en Amérique ou dans le Pacifique.

[3] La bioprospection est l’inventaire et l’évaluation des éléments constitutifs de la diversité biologique ou biodiversité d’un écosystème particulier.

[4] Article de Nature du 12 janvier 2012.

[5] « Reducing emissions from deforestation and forest degradation in developing countries », ou réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement, lire notre article.

[6] Voir le site officiel.

«Le scénario de l’effondrement l’emporte»

Laure Noualhat
www.liberation.fr/terre/2012/06/15/le-scenario-de-l-effondrement-l-emporte_826664 15.06.2012

Interview Dès le premier sommet de la Terre de 1972, le chercheur américain Dennis Meadows partait en guerre contre la croissance. A la veille de la conférence «Rio + 20», il dénonce les visions à court terme et dresse un bilan alarmiste.

En 1972, quatre jeunes scientifiques du Massachusetts Institute of Technologie (MIT) rédigent à la demande du Club de Rome un rapport intitulé The Limits to Growth (les Limites à la croissance). Celui-ci va choquer le monde. Leur analyse établit clairement les conséquences dramatiques d’une croissance économique et démographique exponentielle dans un monde fini. En simulant les interactions entre population, croissance industrielle, production alimentaire et limites des écosystèmes terrestres, ces chercheurs élaborent treize scénarios, treize trajectoires possibles pour notre civilisation.

Nous sommes avant la première crise pétrolière de 1973, et pour tout le monde, la croissance économique ne se discute pas. Aujourd’hui encore, elle reste l’alpha et l’oméga des politiques publiques. En 2004, quand les auteurs enrichissent leur recherche de données accumulées durant trois décennies d’expansion sans limites, l’impact destructeur des activités humaines sur les processus naturels les conforte définitivement dans leur raisonnement. Et ils sont convaincus que le pire scénario, celui de l’effondrement, se joue actuellement devant nous. Rencontre avec l’un de ces scientifiques, Dennis Meadows, à la veille de la conférence de Rio + 20.

Le sommet de la Terre démarre mercredi à Rio. Vous qui avez connu la première conférence, celle de Stockholm, en 1972, que vous inspire cette rencontre, quarante ans plus tard ?

Comme environnementaliste, je trouve stupide l’idée même que des dizaines de milliers de personnes sautent dans un avion pour rejoindre la capitale brésilienne, histoire de discuter de soutenabilité. C’est complètement fou. Dépenser l’argent que ça coûte à financer des politiques publiques en faveur de la biodiversité, de l’environnement, du climat serait plus efficace. Il faut que les gens comprennent que Rio + 20 ne produira aucun changement significatif dans les politiques gouvernementales, c’est même l’inverse.

Regardez les grandes conférences onusiennes sur le climat, chaque délégation s’évertue à éviter un accord qui leur poserait plus de problèmes que rien du tout. La Chine veille à ce que personne n’impose de limites d’émissions de CO2, les Etats-Unis viennent discréditer l’idée même qu’il y a un changement climatique. Avant, les populations exerçaient une espèce de pression pour que des mesures significatives sortent de ces réunions. Depuis Copenhague, et l’échec cuisant de ce sommet, tout le monde a compris qu’il n’y a plus de pression. Chaque pays est d’accord pour signer en faveur de la paix, de la fraternité entre les peuples, du développement durable, mais ça ne veut rien dire. Les pays riches promettent toujours beaucoup d’argent et n’en versent jamais.

Vous n’y croyez plus ?

Tant qu’on ne cherche pas à résoudre l’inéquation entre la recherche perpétuelle de croissance économique et la limitation des ressources naturelles, je ne vois pas à quoi ça sert. A la première conférence, en 1972, mon livre les Limites à la croissance (dont une nouvelle version enrichie a été publiée en mai) avait eu une grande influence sur les discussions. J’étais jeune, naïf, je me disais que si nos dirigeants se réunissaient pour dire qu’ils allaient résoudre les problèmes, ils allaient le faire. Aujourd’hui, je n’y crois plus !

L’un des thèmes centraux de la conférence concerne l’économie verte. Croyez-vous que ce soit une voie à suivre ?

Il ne faut pas se leurrer : quand quelqu’un se préoccupe d’économie verte, il est plutôt intéressé par l’économie et moins par le vert. Tout comme les termes soutenabilité et développement durable, le terme d’économie verte n’a pas vraiment de sens. Je suis sûr que la plupart de ceux qui utilisent cette expression sont très peu concernés par les problèmes globaux. La plupart du temps, l’expression est utilisée pour justifier une action qui aurait de toute façon été mise en place, quelles que soient les raisons.

Vous semblez penser que l’humanité n’a plus de chance de s’en sortir ?

Avons-nous un moyen de maintenir le mode de vie des pays riches ? Non. Dans à peine trente ans, la plupart de nos actes quotidiens feront partie de la mémoire collective, on se dira : «Je me souviens, avant, il suffisait de sauter dans une voiture pour se rendre où on voulait», ou «je me souviens, avant, on prenait l’avion comme ça». Pour les plus riches, cela durera un peu plus longtemps, mais pour l’ensemble des populations, c’est terminé. On me parle souvent de l’image d’une voiture folle qui foncerait dans un mur. Du coup, les gens se demandent si nous allons appuyer sur la pédale de frein à temps. Pour moi, nous sommes à bord d’une voiture qui s’est déjà jetée de la falaise et je pense que, dans une telle situation, les freins sont inutiles. Le déclin est inévitable.

En 1972, à la limite, nous aurions pu changer de trajectoire. A cette époque, l’empreinte écologique de l’humanité était encore soutenable. Ce concept mesure la quantité de biosphère nécessaire à la production des ressources naturelles renouvelables et à l’absorption des pollutions correspondant aux activités humaines. En 1972, donc, nous utilisions 85% des capacités de la biosphère. Aujourd’hui, nous en utilisons 150% et ce rythme accélère. Je ne sais pas exactement ce que signifie le développement durable, mais quand on en est là, il est certain qu’il faut ralentir. C’est la loi fondamentale de la physique qui l’exige : plus on utilise de ressources, moins il y en a. Donc, il faut en vouloir moins.

La démographie ne sera pas abordée à Rio + 20. Or, pour vous, c’est un sujet majeur…

La première chose à dire, c’est que les problèmes écologiques ne proviennent pas des humains en tant que tels, mais de leurs modes de vie. On me demande souvent : ne pensez-vous pas que les choses ont changé depuis quarante ans, que l’on comprend mieux les problèmes ? Je réponds que le jour où l’on discutera sérieusement de la démographie, alors là, il y aura eu du changement.

Jusqu’ici, je ne vois rien, je dirais même que c’est pire qu’avant. Dans les années 70, les Nations unies organisaient des conférences sur ce thème, aujourd’hui, il n’y a plus rien.

Pourquoi ?

Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Aux Etats-Unis, on ne discute plus de l’avortement comme d’une question médicale ou sociale, c’est exclusivement politique et religieux. Personne ne gagnera politiquement à ouvrir le chantier de la démographie. Du coup, personne n’en parle. Or, c’est un sujet de très long terme, qui mérite d’être anticipé. Au Japon, après Fukushima, ils ont fermé toutes les centrales nucléaires. Ils ne l’avaient pas planifié, cela a donc causé toutes sortes de problèmes. Ils ont les plus grandes difficultés à payer leurs importations de pétrole et de gaz. C’est possible de se passer de nucléaire, mais il faut le planifier sur vingt ans.

C’est la même chose avec la population. Si soudainement vous réduisez les taux de natalité, vous avez des problèmes : la main-d’œuvre diminue, il devient très coûteux de gérer les personnes âgées, etc. A Singapour, on discute en ce moment même de l’optimum démographique. Aujourd’hui, leur ratio de dépendance est de 1,7, ce qui signifie que pour chaque actif, il y a 1,7 inactif (enfants et personnes âgées compris). S’ils stoppent la croissance de la population, après la transition démographique, il y aura un actif pour sept inactifs. Vous comprenez bien qu’il est impossible de faire fonctionner correctement un système social dans ces conditions. Vous courez à la faillite. Cela signifie qu’il faut transformer ce système, planifier autrement en prenant en compte tous ces éléments.

La planification existe déjà, mais elle ne fonctionne pas. Nous avons besoin de politiques qui coûteraient sur des décennies mais qui rapporteraient sur des siècles. Le problème de la crise actuelle, qui touche tous les domaines, c’est que les gouvernements changent les choses petit bout par petit bout. Par exemple, sur la crise de l’euro, les rustines inventées par les Etats tiennent un ou deux mois au plus. Chaque fois, on ne résout pas le problème, on fait redescendre la pression, momentanément, on retarde seulement l’effondrement.

Depuis quarante ans, qu’avez-vous raté ?

Nous avons sous-estimé l’impact de la technologie sur les rendements agricoles, par exemple. Nous avons aussi sous-estimé la croissance de la population. Nous n’avions pas imaginé l’ampleur des bouleversements climatiques, la dépendance énergétique. En 1972, nous avions élaboré treize scénarios, j’en retiendrais deux : celui de l’effondrement et celui de l’équilibre. Quarante ans plus tard, c’est indéniablement le scénario de l’effondrement qui l’emporte ! Les données nous le montrent, ce n’est pas une vue de l’esprit.

Le point-clé est de savoir ce qui va se passer après les pics. Je pensais aussi honnêtement que nous avions réussi à alerter les dirigeants et les gens, en général, et que nous pouvions éviter l’effondrement. J’ai compris que les changements ne devaient pas être simplement technologiques mais aussi sociaux et culturels. Or, le cerveau humain n’est pas programmé pour appréhender les problèmes de long terme. C’est normal : Homo Sapiens a appris à fuir devant le danger, pas à imaginer les dangers à venir. Notre vision à court terme est en train de se fracasser contre la réalité physique des limites de la planète.

N’avez-vous pas l’impression de vous répéter ?

Les idées principales sont effectivement les mêmes depuis 1972. Mais je vais vous expliquer ma philosophie : je n’ai pas d’enfants, j’ai 70 ans, j’ai eu une super vie, j’espère en profiter encore dix ans. Les civilisations naissent, puis elles s’effondrent, c’est ainsi. Cette civilisation matérielle va disparaître, mais notre espèce survivra, dans d’autres conditions. Moi, je transmets ce que je sais, si les gens veulent changer c’est bien, s’ils ne veulent pas, je m’en fiche. J’analyse des systèmes, donc je pense le long terme. Il y a deux façons d’être heureux : avoir plus ou vouloir moins. Comme je trouve qu’il est indécent d’avoir plus, je choisis de vouloir moins.

Partout dans les pays riches, les dirigeants promettent un retour de la croissance, y croyez-vous ?

C’est fini, la croissance économique va fatalement s’arrêter, elle s’est déjà arrêtée d’ailleurs. Tant que nous poursuivons un objectif de croissance économique «perpétuelle», nous pouvons être aussi optimistes que nous le voulons sur le stock initial de ressources et la vitesse du progrès technique, le système finira par s’effondrer sur lui-même au cours du XXIe siècle. Par effondrement, il faut entendre une chute combinée et rapide de la population, des ressources, et de la production alimentaire et industrielle par tête. Nous sommes dans une période de stagnation et nous ne reviendrons jamais aux heures de gloire de la croissance. En Grèce, lors des dernières élections, je ne crois pas que les gens croyaient aux promesses de l’opposition, ils voulaient plutôt signifier leur désir de changement. Idem chez vous pour la présidentielle. Aux Etats-Unis, après Bush, les démocrates ont gagné puis perdu deux ans plus tard. Le système ne fonctionne plus, les gens sont malheureux, ils votent contre, ils ne savent pas quoi faire d’autre. Ou alors, ils occupent Wall Street, ils sortent dans la rue, mais c’est encore insuffisant pour changer fondamentalement les choses.

Quel système économique fonctionnerait d’après vous ?

Le système reste un outil, il n’est pas un objectif en soi. Nous avons bâti un système économique qui correspond à des idées. La vraie question est de savoir comment nous allons changer d’idées. Pour des pans entiers de notre vie sociale, on s’en remet au système économique. Vous voulez être heureuse ? Achetez quelque chose ! Vous êtes trop grosse ? Achetez quelque chose pour mincir ! Vos parents sont trop vieux pour s’occuper d’eux ? Achetez-leur les services de quelqu’un qui se chargera d’eux ! Nous devons comprendre que beaucoup de choses importantes de la vie ne s’achètent pas. De même, l’environnement a de la valeur en tant que tel, pas seulement pour ce qu’il a à nous offrir.