Articles du Vendredi : Sélection du 1er octobre 2010

Le sable de Cancun

Hervé Kempf
Article paru dans Le Monde du 29.09.10

Vers un post-capitalisme civilisé

Genevieve Azam, economiste et co-presidente du conseil scientifique d’attac
Article paru dans l’édition Alda daté du 30.09.10

Otages du Niger :le vrai prix de l’électricité nucléaire

Communiqué de presse du Réseau “Sortir du nucléaire”
21 septembre 2010

Polémique autour de l’investissement
« socialement responsable »

Par Ivan du Roy
Edition du www.bastamag.net du 27 septembre 2010

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Le sable de Cancun

Hervé Kempf
Article paru dans Le Monde du 29.09.10

Il paraît que Cancun est une station balnéaire. Ça tombe bien : pendant les pauses, les négociateurs qui doivent s’y retrouver, en décembre, pourront aller faire des pâtés de sable, bâtir des châteaux qu’emporteront les marées, dessiner des plans magnifiques qu’effaceront les vagues. De quoi vont-ils discuter, au fait ? Du climat. On l’oubliait, celui-là, dans le tohu-bohu de l’actualité. C’est que le processus de discussion est durablement enlisé : la porte ouverte, en 1992, lors du Sommet de la Terre, avec l’adoption de la Convention sur le changement climatique, élargie en 1997 avec le protocole de Kyoto, s’est brutalement refermée, fin 2008, avec l’échec de Copenhague. Depuis, Barack Obama a échoué à faire adopter une loi sur le climat, et les Etats-Unis sont aux abonnés absents. Les Européens sont moins mobilisés que jamais, anxieux du chômage et de la compétitivité. Les Chinois développent à toute vapeur leur industrie des énergies renouvelables sans prévoir de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre avant une vingtaine d’années. Et le chroniqueur écologie d’outre-Manche, George Monbiot, de se désoler : “Le processus est mort”, la négociation climatique est perdue dans les limbes, à l’image de celle sur le commerce international.
Fin du film ? Non. Les négociations sur le commerce et sur le climat diffèrent fondamentalement : celle-ci a échoué à cause des gouvernants, incapables de s’entendre, tandis que celle-là a été bloquée par un mouvement populaire, l’altermondialisme. Or s’il est utile de stopper la libéralisation des échanges, les peuples n’ont aucun intérêt à abandonner l’exigence climatique. Car le changement climatique se poursuit inexorablement et, plus on tardera à établir une coordination internationale pour l’enrayer, plus les conséquences en seront dommageables.
Aux Etats-Unis, Greenpeace, le Réseau pour l’action sur les forêts tropicales et l’écologiste Bill McKibben ont lancé un appel à “l’action directe “non-violente””. “Nous sommes face aux industries les plus puissantes et les plus profitables du monde, écrivent-ils, nous ne les vaincrons pas en étant gentils.” Se référant aux mouvements civiques passés, ils affirment qu'”un moyen de communiquer efficacement au public et aux décideurs l’importance de la crise est de s’impliquer physiquement”. On avait observé à Copenhague l’émergence d’un mouvement citoyen pour la justice climatique. Lui seul peut maintenant faire pencher la balance dans le bon sens. En France, contre les OGM, les faucheurs volontaires ont naguère montré l’exemple d’une lutte efficace. Les citoyens du climat pourraient s’en inspirer.

Vers un post-capitalisme civilisé

Genevieve Azam, economiste et co-presidente du conseil scientifique d’attac
Article paru dans l’édition Alda daté du 30.09.10

Du capitalisme et de la crise écologique et sociale qu’il engendre, à l’alternative de la relocalisation et de la reconversion qui se renforce

Geneviève Azam est économiste à l’Université Toulouse II, co-présidente du conseil scientifique d’Attac, chroniqueuse à Politis et auteur du livre «Le temps du monde fini, vers l’après capitalisme». A près d’une semaine de sa conférence à l’IUT Château Neuf de Bayonne du vendredi 8 octobre 20h30, elle répond aux questions d’Alda! Pour mieux comprendre la crisedu capitalisme ou l’après capitalisme, commençons par définir le capitalisme… Le capitalisme est généralement présenté comme un système dans lequel la propriété de tout ce qui est nécessaire pour produire et échanger est privé ! Ce système est fondé sur la concurrence : plus il y a de concurrence et plus il est censé assurer le bien être de la population ! C’est aussi l’idée que tout est mieux géré avec la propriété privée. La recherche du profit est le moteur du capitalisme. Pour assurer cette appropriation, le capitalisme repose depuis sa naissance, sur l’expropriation des biens communs, sur la captation des ressources naturelles, sociales et du travail. Actuellement le capitalisme accélère la privatisation des biens communs (non privés, gérés par des communautés ou des États) qui sont : *Soit sociaux, système de retraite, protection sociale, etc. conquis par des luttes ou encore savoirs et connaissance, culture, œuvres collectives.. *Soit naturels : eau, semence, sol, forêts, bio-diversité, atmosphère… Enfin, le capitalisme est fondé sur une expansion infinie, sur une accumulation de richesses et de profits sans fin ! La globalisation économique et financière, caractéristique du capitalisme néolibéral, a étendu ce système à la planète. Or, poser l’idée de l’accumulation infinie de richesse et de profits dans un monde dans lequel les ressources sont finies, ce n’est tout simplement pas possible, ou ce n’est possible qu’au prix d’inégalités insupportables et de conflits et guerres pour les ressources. L’appropriation privée de ce qui est commun engendre des inégalités sociales et conduit à des déséqulibres écologiques qui touchent les populations les plus fragiles, au Sud et au Nord.
Le bien commun doit être relié à l’intérêt général… Parler de propriété commune ce n’est pas parler forcément de propriété étatique ou publique… La notion de propriété économique, publique ou privée, qui donne le droit exclusif de disposer des biens et n’engage aucune responsabilité de conservation ou de restitution, est à discuter. Elle peut signifier une forme d’appropriation par des propriétaires privés ou par une caste ou une classe dirigeante, qui l’utilise à son profit et dépossède les citoyens de tout contrôle sur les choix économiques. Il faut distinguer la propriété «appropriation» et la propriété «usage» ! La propriété d’Etat ne signifie pas la restitution sociale en fonction de l’intérêt général de la société et de la préservation des équilibres écologiques! On peut prendre l’exemple d’EDF en France qui même étant propriété d’Etat a considéré que la production d’énergie était son choix, sa propriété dépouillant la société de choix énergétiques autres pouvant être effectués en particulier sur le nucléaire… Selon le discours dominant, “penser au post-capitalisme”… c’est utopique… Selon vous, l’utopie, c’est de croire que le système actuel pourra durer longtemps… On peut considérer de façon négative l’utopie comme étant «ce qui ne peut être réalisé». Dans ce cas, c’est une utopie que de penser qu’on peut exploiter à l’infini le travail et les éléments naturels pour alimenter le processus de croissance infinie. La domination et l’exploitation des humains et celles de la nature vont de pair. La poursuite de la croissance généralisée ne pourra avoir lieu qu’avec une intensification de l’exploitation du travail et des ressources, elle ne peut concerner qu’une part de l’humanité, celle qui aura la puissance pour imposer un modèle qui n’est pas universalisable, du fait notamment des contraintes écologiques. Le dérèglement climatique d’origine humaine (lié à certains modes de production et de consommation engendrant un dérèglement de la biosphère) est attesté par la communauté scientifique et a déjà des conséquences sociales et politiques. Penser que le mode de vie occidental ou européen moyen peut s’exporter au reste de la planète… c’est utopique. C’est pourquoi, ce modèle qui est celui des pays industriels doit être transformé prioritairement dans ces pays. Nous avons sans attendre à mettre en œuvre une grande bifurcation pour que le post-capitalisme ne soit pas le règne du chaos social et des guerres et pour que d’autres mondes soient possibles. De nombreuses luttes expriment déjà cette nécessité, nous avons à les rendre visibles et les agrandir. Nous devons montrer que nous bifurquons vers un autre type de développement pour que ceux qui n’ont pas accès à l’eau et aux sources d’énergie puissent accéder à ces biens communs. Nous devons aussi prendre en compte les critiques de ce modèle qui viennent des pays du Sud et qui s’incarnent dans des luttes contre la spoliation des ressources par les grands groupes multinationaux. Croire qu’on peut aller de l’avant avec le mode de vie occidental c’est abandonner toutes les valeurs caractéristiques «de la propre modernité occidentale» : la justice, l’égalité, etc. C’est garder un modèle pour 20% de la population qui consomme déjà 80% des ressources ! Or les 80% d’habitants de la planète ont les mêmes droits que nous ! Ce sont nos «droit arrogés» qui ne sont pas légitimes. En effet, exploiter la Terre dans tous ces confins via la force… c’est s’arroger de faux droits ! La résistance s’intensifie… A Copenhague une représentante bolivienne mentionnait que «nous ne voulons pas ressembler aux américains et européens non parce qu’on ne les aime pas… mais parce que leur mode de vie est insoutenable» ! Notre modèle de développement intenable est de plus en plus critiqué ! Un peu partout à travers le monde la résistance à la prédation des ressources et à l’extractivisme forcené s’organise : *Areva au Niger est un cas type : les nigérians n’en tirent pas de profit, la pollution sur place touche les travailleurs et la population…, les conflits pour la ressource s’intensifient, et tout cela pour une énergie mortifère… *Le Canada exploite des sables bitumineux pour en extraire du pétrole. C’est une catastrophe écologique et sociale qui soulève une mobilisation de plus en plus importante au Canada et au niveau international. *La banque mondiale finance la construction de méga-centrales à charbon en Afrique du Sud.. Il y a une centaine d’associations y compris des syndicats qui se mobilisent contre ce projet. Ces exemples minent la base de l’utopie capitaliste qui consiste à dire : «on pourra toujours aller de l’avant, avec la concurrence, l’innovation et le profit on aura toujours des solutions»… Ces révoltes grippent le système !

Pouvez-vous nous donner des alternatives concrètes qui permettent d’envisager l’après-capitalisme ? Le mouvement des villes en transition est un bel exemple. Il y plus de 200 villes qui expérimentent des formules pour dès aujourd’hui vivre dans une société d’après pétrole et en prévision de la crise climatique. Le fait de savoir que des villes de 100 à 200 000 habitants sont impliquées est une bonne nouvelle car le pic pétrolier est, d’après de nombreux scientifiques et d’après des rapports de l’armée allemande ou du Pentagone, pour les 5/10 prochaines années. La relocalisation d’activités par des coopératives de production et de consommation, par des associations, par la promotion de circuits courts valorisant les liens entre producteurs et consommateurs permettent de retrouver la vie démocratique : décider de ce qu’on veut consommer, produire et comment le faire, avec comme objectif la réduction des inégalités et la protection des écosystèmes et la sortie du Grand Marché, qui loin d’être égalisateur, creuse les inégalités et détruit la Terre. Ces expériences locales contiennent en même temps des voies globales pour une bifurcation : “le local c’est l’universel moins les murs” écrivait le poète portugais Miguel Torga. D’autre part, nous voyons de plus en plus d’expériences de reconversion notamment aux États-Unis où plusieurs usines abandonnées sont reconverties en ferme d’agriculture urbaine et écologique. Leur but est de produire des aliments sains à proximité des villes et de manière quasi auto-suffisante, tout en créant des emplois. D’une façon générale le transport collectif devra être aussi l’élément central à l’avenir : le transport privé avec l’automobile deviendra un complément de ce dernier. Il faut donc dès maintenant, et avant qu’il ne soit trop tard, penser à la reconversion de l’industrie automobile. Quelle est le rôle et l’importance d’une journée mondiale comme le 10-10-10 ? Cette journée permet de rappeler la situation dans laquelle nous sommes ! En effet, le capitalisme c’est l’accélération de l’information. Les choses sont sous le feu de l’actualité… mais passent et s’oublient très vite ! Le 10-10-10 permet de rappeler dans la perspective des négociations climatiques de Cancun qu’il faut en plus de l’accord international un changement local (relocalisation et reconversion). Le cadre international est indispensable mais ne peut se substituer à toutes les expériences et recherches au niveau local de diminution de la consommation d’énergie et d’émission de gaz à effet de serre ! En ce sens, l’initiative Alternatiba 10-10-10 à Bayonne est de première importance !

Otages du Niger :le vrai prix de l’électricité nucléaire

Communiqué de presse du Réseau “Sortir du nucléaire”
21 septembre 2010

L’uranium qui alimente les centrales nucléaires provient de quelques pays du sud. Loin de profiter de ce minerai, les peuples qui habitent les régions concernées sont victimes du néocolonialisme. Leur environnement est gravement pollué par l’extraction minière, qui empoisonne l’eau, le sol et l’air. Les mineurs et les populations locales sont malades de la radioactivité. Le Réseau “Sortir du nucléaire” est solidaire de leurs luttes contre les multinationales minières, comme AREVA.

Depuis le 16 septembre, aucune nouvelle des salariés enlevés au Niger. On parle d’AQMI, d’Al Quaïda, mais pas un mot sur les revendications des habitants du désert. Jamais n’est évoqué le contexte géographique, économique et humain d’une région qui produit l’uranium utilisé dans le tiers des centrales nucléaires françaises.
Les ressources mondiales en uranium sont limitées, réparties entre une dizaine de pays, dont le Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde. Selon l’ONU et la FAO, 47% des Nigériens sont en situation d’insécurité alimentaire (dont 86% des agriculteurs).
Cet uranium profite à AREVA, mais il nuit aux Nigériens : en quelques années, deux mines d’uranium et 130 permis de recherche minière ont spolié les habitants et les terres agro-pastorales voisines. À cause de l’extraction de l’uranium, on assiste à une destruction de la flore et la faune, à une contamination de l’air par les poussières et les gaz radioactifs, et à une très importante contamination de l’eau, accompagnée de l’épuisement de deux grandes nappes fossiles, à hauteur de 70% de leurs réserves. Les mineurs nigériens travaillent dans des conditions épouvantables pour leur santé. La population locale est malade de la radioactivité. Voilà le vrai prix de l’électricité nucléaire, payé ici par les seuls Nigériens.
La facilité avec laquelle s’est opéré l’enlèvement des salariés d’AREVA et de Vinci pose de nombreuses questions… La France envoie sur place une importante assistance militaire, alors que d’autres enlèvements dans la région, sans liens avec AREVA, avaient laissé le gouvernement français quasiment indifférent.
Cet événement dramatique, qui plonge des familles dans l’angoisse, doit aussi nous rappeler la dépendance énergétique de la France. La production d’EDF SA nécessite de l’uranium en provenance de pays instables et dangereux comme le Niger. Cet épisode met en lumière le néocolonialisme français, cette “Françafrique” qui génère de nouveaux conflits, pille les ressources naturelles, détruit l’environnement, met en péril les populations autochtones, mais aussi les employés d’entreprises comme AREVA ou Vinci.
Le Réseau “Sortir du nucléaire” demande à la France de prendre en compte la crise humanitaire et écologique liée aux mines d’uranium, au Niger et ailleurs. S’il fallait répercuter le coût de cette crise sur le prix du Kilowattheure, ce serait la fin du mythe de l’électricité nucléaire “bon marché”. L’avenir n’est pas au nucléaire, mais aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables.

Polémique autour de l’investissement
« socialement responsable »

Par Ivan du Roy
Edition du www.bastamag.net du 27 septembre 2010

Plus de 50 milliards d’euros. C’est ce que représente en France l’investissement dit « socialement responsable » (ISR). Un « marché » en pleine croissance depuis la crise. Le principe de l’ISR ? Proposer des fonds et des portefeuilles d’actions qui respectent certaines valeurs non financières. Et faire en sorte que chacun commence à s’interroger sur son épargne et la manière dont elle est utilisée. Une démarche que critique vivement un rapport des Amis de la Terre.
Il existe plusieurs types d’investissement « socialement responsables ». Proposés par plusieurs banques et sociétés financières, les fonds « vertueux » vont ainsi exclure de leurs actifs des secteurs d’activité contraires à certains principes, comme l’industrie de l’armement, l’alcool ou le nucléaire. D’autres ne prêteront pas à des États qui foulent allègrement du pied les droits humains. Enfin, les produits ISR les plus nombreux tentent d’inciter les entreprises à respecter les normes internationales, voire à adopter de bonnes pratiques sociales et environnementales. Problème : comment garantir que l’argent placé soit véritablement utilisé selon ces critères ? Et jusqu’où considère-t-on que telle multinationale est « responsable » ou non ? Telles sont les questions que soulève l’association Les Amis de la Terre dans un rapport qui vient d’être publié, le 20 septembre : « Investissement socialement responsable : l’heure du tri ».
Ses auteurs critiquent vivement l’un des labels de l’ISR : celui délivré par Novethic, le « média expert du développement durable », qui appartient à la Caisse des dépôts et consignations et édite par ailleurs un site Internet riche en ressources sur les pratiques des entreprises. Les Amis de la Terre ont sélectionné quinze multinationales « controversées », comme Novartis, « reconnue coupable de discrimination envers les femmes aux États-Unis », France Télécom, pointée du doigt pour sa « politique sociale et managériale désastreuse », Axa, critiquée pour ses « pratiques d’investissements irresponsables » dans les agrocarburants ou les sables bitumineux, Nestlé, dont l’un des fournisseurs (Sinar Mas) contribue largement à la déforestation en Indonésie et à l’expropriation des petits paysans, ou même BP (ainsi que Total ou Shell), dont les désastreuses pratiques environnementales ne sont plus à démontrer.
Areva, BP, France Télécom « socialement responsables » ?
L’ONG a ensuite regardé si ces entreprises figuraient dans les fonds labellisés par Novethic : « Parmi les 89 fonds, 71 fonds comptent dans leurs portefeuilles au moins une des 15 entreprises controversées retenues », constate-t-elle. Pour les Amis de la Terre, la défaillance de l’analyse extra-financière, une exigence de rentabilité proche des fonds classiques et la tolérance à l’égard de secteurs économiques aux pratiques très contestables (comme les compagnies pétrolières) disqualifient l’ISR. « En l’absence de garanties réelles, et parce que la plupart des fonds ISR ne se démarquent pas substantiellement des autres fonds, cette appellation apparaît donc, à ce jour, totalement illégitime », conclut le rapport.
De son côté, Novethic juge la démarche de l’ONG tout à fait « légitime ». « Ce que nous avons mis en place autour du label a permis aux Amis de la Terre de faire cette étude », tient à préciser sa directrice générale, Anne-Catherine Husson Traoré. Elle regrette cependant que le rapport « pratique l’amalgame » et risque de discréditer l’ensemble de la démarche. « Notre objectif est de pousser les promoteurs de l’ISR à être le plus transparents possible, y compris pour que le client final puisse savoir où est son argent et à quoi il sert », rappelle la fondatrice de Novethic. Le label « n’offre pas de garantie que les fonds ISR sont des produits « propres » exempts de toute entreprise susceptible de poser un problème », ce que précise d’ailleurs Les Amis de la Terre.
À quoi sert-il alors ? Il garantit juste qu’une analyse extra-financière, dite « ESG » pour « environnement, social, gouvernance », a été effectuée sur le portefeuille d’actifs, obligeant ainsi les sociétés de gestion et les entreprises bénéficiant de ces placements à faire preuve d’un minimum de transparence. L’attribution du label est revue tous les ans. « Entre 10% et 15% des dossiers présentés sont refusés faute d’analyses assez solides », précise Anne-Catherine Husson Traoré.
Transparent, responsable ou solidaire ?
En fait, deux visions de l’ISR cohabitent, sans forcément s’opposer. Celle des Amis de la Terre, qui souhaitent des fonds les plus vertueux possibles, capables de s’affranchir en partie des logiques de rentabilité à court terme, et basée sur des évaluations fiables. Cette vision se rapproche davantage des placements dits « solidaires » qui occupent une place encore très minoritaire comparé à l’ISR, même si l’épargne salariale solidaire se développe fortement : 2,4 milliards d’euros d’encours en 2010 pour les produits d’épargne solidaire, contre 50 milliards pour l’ISR. Ces produits financiers sont présentés dans un guide « éco-citoyen » de l’épargne, proposé par Les Amis de la Terre, ou par le label Finansol. Ils sont de fait réservés à un public déjà averti.
La démarche de Novethic se veut moins exigeante. « Notre objectif est que tous les acteurs – agences de notation, actionnaires, investisseurs individuels – soient en mesure de demander des comptes. Allez, aujourd’hui, demander à votre banquier ce qu’il fait de votre argent… », illustre Anne-Catherine Husson Traoré. Plutôt que « socialement responsable », il serait donc préférable de parler d’entreprise « sociétalement transparente » [1]. Transparence ne signifiant pas excellence, « aux investisseurs de se mettre ensemble pour faire pression » pour que les pratiques s’améliorent. Bref, que chacun commence, enfin, à s’interroger sur ce à quoi sert son argent, qu’il soit placé dans un livret développement durable ou dans une assurance-vie.
La directrice de Novethic compare cette démarche aux évolutions en cours dans les modes de consommation alimentaire. Comment l’aliment est-il cultivé ou fabriqué ? Contient-il des OGM ou des pesticides ? A-t-il été produit à des milliers de kilomètres ? Ces questionnements de plus en plus répandus chez les consommateurs ont permis aux produits bio d’émerger – même si les labels sont loin d’être parfaits. Et aussi le retour en grâce des productions locales, du commerce de proximité et des associations reliant consommateurs et producteurs face à la domination des grandes surfaces. Une prise de conscience similaire sur le rôle que joue son épargne devrait, espère Novethic, « tirer le marché vers le haut », et obliger banques et sociétés financières à évoluer, non seulement en terme de transparence, mais également en proposant de nouvelles offres de placements. Encore faut-il que les clients l’exigent.
Suivre son épargne à la trace
« Un véritable ISR impliquerait nécessairement des exclusions des secteurs les plus controversés : armement, pétrole et gaz, secteur minier, barrages, nucléaire, agrocarburants, monocultures à grande échelle, OGM… Le secteur pétrolier et gazier ne peut, par exemple, être financé quelle que soit l’entreprise, en raison des dégradations de l’environnement engendrées, des pratiques de corruption, de l’impact en terme de gaz à effet de serre », estiment Les Amis de la Terre. Problème : l’exclusion sectorielle demeure très minoritaire en France (12% des fonds ISR), rétorque Novethic. « En France, il n’y a pas de véritables débats sur l’armement ou le nucléaire. Les fonds sont conçus par des sociétés de gestion, il n’est donc pas surprenant, sociologiquement parlant, qu’elles n’élaborent pas de telles offres », regrette la fondatrice de Novethic.
En Suisse par exemple, certains fonds « développement durable » excluent l’industrie automobile et nucléaire. En France, de rares sociétés, comme la Financière de Champlain, font de même, en radiant de leurs actifs l’industrie chimique ou les fabricants d’OGM. En Allemagne, on peut décider d’investir spécifiquement dans les énergies renouvelables. Une nouvelle banque néerlandaise, Triodos banque, implantée en Belgique mais pas encore en France, propose même à ses clients de suivre leur épargne « à la trace » !
Des agences de notation un peu trop crédules
Surtout, c’est la qualité de l’évaluation « extra-financière » même qui pose problème. Les agences chargées d’évaluer les comportements des entreprises en matière sociale et environnementale se contentent le plus souvent d’une analyse déclarative. Seuls les rapports fournis par les sociétés seront décryptés, avec leur long chapitre sur leur « responsabilité sociale », leurs séduisantes plaquettes « développement durable » et leurs attrayantes pages Internet où fleurs, forêts et enfants souriants s’épanouissent virtuellement. Les visites de terrain demeurent exceptionnelles. « La démarche d’analyse de Vigeo (principale agence de notation extra-financière française, fondée par Nicole Notat, ex-dirigeante de la CFDT, ndlr), par exemple, consiste uniquement en une compilation de données publiques, provenant essentiellement de l’entreprise. L’agence de notation ne mène aucune enquête propre et ne vérifie pas ses informations », critique le rapport.
Vigeo est d’ailleurs mise à l’index pour avoir constaté chez le pétrolier BP « une volonté de réduire son impact environnemental » et l’existence « d’une démarche active en gestion de la sécurité » [2]… Une expertise pas très perspicace juste avant l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique. « Que Vigeo n’ait pas été bon sur BP, personne ne dira le contraire. Mais des agences de notation allemandes avaient depuis longtemps lancé des signaux d’alerte concernant la compagnie pétrolière et sa politique de réduction des investissements en matière de sécurité », réagit Anne-Catherine Husson Traoré. « Le reporting environnemental, social et de gouvernance des entreprises n’a que dix ans. Et ne dispose pas des mêmes moyens que l’analyse financière. Nous en sommes aux balbutiements. »
Tout n’est donc pas à jeter à la poubelle. Le rapport des Amis de la Terre cite même quelques « pratiques élémentaires » mises en œuvre par plusieurs banques, gestionnaires de fonds ou agences de notation, comme, en France, la Banque postale, le Crédit Coopératif, la Macif, qui calcule « l’impact carbone » de ses fonds ISR, ou l’agence Ethifinance. La démarche ISR, malgré ses contradictions, ses imperfections et ses limites, ne mérite pas forcément d’être balayée d’un revers de la main. Même si un salutaire rôle d’aiguillon est nécessaire pour éviter un « éthique washing » des acteurs financiers.
Notes
[1] Le terme anglais « social » devrait davantage, dans ce cas, se traduire par « sociétal », qui permet de ne pas exclure les questions environnementales.
[2] Extrait de l’inventaire du fonds Saint-Honoré Europe SRI au 31/12/2009, Edmond Rothschild Asset Management