Articles du Vendredi : Sélection du 17 avril 2020


Vers le 11 mai, dans le brouillard
Daniel Schneidermann
www.arretsurimages.net/chroniques/le-matinaute/vers-le-11-mai-dans-le-brouillard

Et pendant ce temps, brûle la forêt de Tchernobyl. Les flammes, selon Greenpeace, sont à moins de deux kilomètres du sarcophage de la centrale, et l’incendie libère des particules radioactives . Je commence par là, parce que les radios du matin n’en ont pas parlé. C’est loin, Tchernobyl (et apparemment les particules ne menacent pas l’Europe). Moins loin que Wuhan, où une petite pneumonie d’origine inconnue, début janvier, ne faisait que des brèves. Mais loin tout de même. Pour l’instant. En attendant, ne serait-il pas utile de se soucier des stocks stratégiques de pastilles d’iode ?

Macron, donc. Croyez-moi ou non, j’adorerais pouvoir saluer ce matin, comme mes confrères conquis de BFM ou du Monde, une cohérence enfin retrouvée, une perspective claire de sortie de crise, un cap.  J’adorerais jouer comme tout le monde au jeu du churchillomètre. J’adorerais pouvoir retrouver cette sacrée confiance. Mais hélas, le mensonge entraine le mensonge. Et ce virus du mensonge a contaminé l’annonce par le président de la réouverture “progressive”, à partir du 11 mai, des crèches, des écoles, des collèges et des lycées. Pourquoi si tôt, alors que les porte-parole officieux du JDD avaient laissé entrevoir une rentrée en septembre ? Pour lutter contre la fracture numérique, assure Macron : ” Trop d’enfants sont privés d’école sans avoir accès au numérique et ne peuvent être aidés de la même manière par les parents.”

Bien entendu, c’est une blague. Le gouvernement souhaite ré-ouvrir les établissements scolaires, pour que les parents des enfants ainsi re-scolarisés puissent retourner au travail. Le  gouvernement sait que cette ré-ouverture précoce fera des contaminations, et des morts. Il sait que des enfants de quatre ans ne feront pas les “gestes-barrière”. Mais l’économie réclame ses droits. Cela s’appelle, même si le terme maudit n’est pas prononcé, “l’immunité collective contrôlée”, dont chacun pouvait pressentir qu’elle ferait partie de la panoplie de solutions.

A propos d’économie, il me semble tout à fait légitime qu’elle réclame ses droits. Mais quelle économie ? La convention citoyenne, ce week-end, a fait connaître ses premières propositions. Vos medias vous en ont autant parlé que de l’incendie de Tchernobyl, c’est dire. Prenez le temps de les lire, elles sont par exemple ici. Macron les a-t-il lues ? Il n’en a pas dit un mot. Pourtant, ne serait-ce pas le moment d’inclure dans le plan d’ensemble une petite pensée pour la planète ?

Je ne conteste pas ce choix du 11 mai, je n’ai nullement la compétence qui permettrait de choisir entre des mauvaises solutions (puisqu’il n’en est que de mauvaises). Mais le seul fait qu’on refuse de l’appeler par son nom, bloque toute confiance. Et je ne crois pas être le seul. D’ailleurs, Macron refait avec la pénurie de tests le coup de la pénurie de masques : cela ne servirait à rien de tester tout de monde, glisse-t-il, comme le gouvernement nous expliquait en mars que le masque pour tous n’était pas une solution. Spirale du mensonge, spirale de la défiance.

Quel serait un discours de vérité ? Il serait tout simple. Il consisterait à dire ceci : “du fait de nos erreurs, et de celles de nos prédécesseurs, nous n’avons aujourd’hui le choix qu’entre des mauvaises solutions. Nous allons tenter de choisir la moins mauvaise, et de nous en sortir le moins mal possible. Françaises français, merci de votre attention”. Simple, non ?

D’ailleurs, avez-vous remarqué ? Le président n’a pas parlé de son “conseil scientifique”. Quand on nous confina, le “conseil scientifique” était omniprésent. Ensuite, on en créa un autre. Disparus aujourd’hui. Macron a “consulté”, assure-t-il aujourd’hui. Où est l’avis du “conseil scientifique” préconisant la date du 11 mai ? Qu’on le publie tout de suite ! comme le demande, avec raison le socialiste Olivier Faure.

Je n’ai pas à dire aux profs, ou aux parents d’élèves, ce qu’ils doivent faire. Je sais simplement que je serais prof, ou parent d’enfants d’âge scolaire, j’hésiterais beaucoup avant de reprendre, ou de faire reprendre, le chemin de l’école. Au moins, j’exigerais que chaque élève, chaque adulte, soit testé avec un test incontestable (ce qui est peut-être possible dans un délai d’un mois, si l’on croit aux miracles). Faute de quoi, et si j’avais l’esprit moins rebelle, je me lancerais dans la fabrication de masques. Pour les miens, pour les autres. C’est peut-être le plus sage conseil donné par l’invité de notre émission de la semaine, le médecin Christian Lehmann. Puisque preuve est faite qu’on ne peut pas compter sur eux, comptons sur nous.

Pour le climat, les avions doivent voler moins haut et moins vite
Laurent Castaignède
https://reporterre.net/Pour-le-climat-les-avions-doivent-voler-moins-haut-et-moins-vite

L’aviation civile compte pour au moins 5 % de l’effet de serre d’origine humaine. Une solution pour réduire cette proportion, explique l’auteur de cette tribune, serait de supprimer les traînées blanches dans le sillage des avions, en cessant de faire de la vitesse le premier des critères d’excellence. La crise sanitaire pourrait être l’occasion de ce changement majeur. Laurent Castaignède est ingénieur de l’École centrale Paris, fondateur du bureau d’études BCO2 Ingénierie et auteur d’Airvore ou la face obscure des transports. Chronique d’une pollution annoncée, éditions Écosociété, 2018.

Dans trois précédentes tribunes consacrées à l’aviation, nous avons dégagé les bénéfices que représentent, dans la lutte contre le changement climatique, les perspectives de stabiliser le parc aérien, de réduire les vitesses de vol ou de taxer fortement le kérosène. Ici, nous nous proposons de présenter le potentiel qui serait engendré par un plafonnement de l’altitude de croisière de l’ensemble de l’aviation civile, dans le but de réduire l’effet des émissions de vapeur d’eau stratosphérique. L’enjeu, dans cette période de confinement mise en place dans le cadre de la lutte contre la propagation du Covid-19, est aussi d’entrevoir des leviers de réorientation industrielle d’un secteur dont les emplois vont être largement mis à mal par une réduction prévisible de la demande.

Des traînées blanches, constituées de cristaux de glace en suspension, qui amplifient l’effet de serre anthropique

Au-delà d’environ 8.000 mètres d’altitude, où la température est suffisamment basse, l’émission de vapeur d’eau des aéronefs [1] provoque dans leur sillage des traînées blanches, constituées de cristaux de glace en suspension, qui amplifient l’effet de serre anthropique, comme le font généralement les nuages [2]. En 2019, et en équivalence d’émissions de gaz à effet de serre, l’aviation civile était ainsi responsable d’au moins 5 % d’émissions globales, moitié du fait du CO2, moitié du fait de cette vapeur d’eau. Baisser l’altitude de croisière de l’aviation civile afin de l’affranchir de la formation de ces traînées blanches, outre la disparition du ciel de ces rayures quotidiennes, constituerait une cible de choix à l’effet tangible et rapide sur le climat. En effet, leur suppression aurait un effet immédiat sur le rayonnement solaire, donc sur l’effet de serre, contrairement aux émissions de CO2, dont les premiers effets des stratégies d’atténuation ne se mesurent qu’après une ou deux décennies.

Accepter d’allonger la durée des trajets

Toutefois, une altitude plus basse correspond à un air plus dense, qui conduirait, à vitesse égale, à une envolée de la consommation de carburant. En revanche, une réduction concomitante de vitesse d’un tiers nécessiterait de basculer de motorisations à réaction vers des motorisations à hélice, avec reconception de fuselages adaptés. Cela permettrait de réduire cette consommation, conduisant l’ensemble des émissions à diminuer de moitié [3]. L’écart de durée de parcours, déplacements et temps d’attente aux aéroports inclus, resterait minime sur les vols court et moyen-courriers, mais assez significatif sur les vols long-courriers, modifiant l’accès aux destinations lointaines : ces dernières se verraient affectées d’un rallongement de plusieurs heures, associées parfois à une escale supplémentaire. Il conviendrait cependant d’exempter de ces contraintes les trajets jugés urgents, sanitaires par exemple, comme le prévoient les prérogatives octroyées à certains véhicules routiers ou aux hélicoptères d’urgence.

Les strictes émissions unitaires de CO2

Il va de soi qu’une telle mesure bousculerait de nombreux acquis, dont celui de la prévalence de la vitesse dans l’inconscient collectif associé au transport aérien. De fait, elle questionne l’orientation de nombreux programmes de développement de l’aviation civile, qui, sous couvert de s’adresser à la lutte contre le changement climatique, ne considèrent que les strictes émissions unitaires de CO2 [4]. D’autant plus que celles-ci sont directement proportionnelles aux consommations de carburant, dont les baisses de coût permettent de s’adresser à une clientèle plus large. Pour stimuler la nécessaire transition écologique de l’aviation, il convient d’intégrer d’urgence le paramètre des émissions de vapeur d’eau de condensation dans la lutte collective pour la réduction des émissions. Du moins faut-il espérer que le rythme de croisière de l’aviation civile ne se situe plus dans une perpétuelle accélération ni ne subisse un effondrement total, comme c’est le cas actuellement avec la fermeture des frontières, mais se stabilise à un niveau intermédiaire raisonnable, dans l’intérêt collectif de la préservation des biens communs.

[1] La combustion de kérosène, comme celle de l’essence ou du gazole d’ailleurs, émet massivement du dioxyde de 
carbone (CO2) et de la vapeur d’eau (H2O), et, en quantité bien plus faible, d’autres gaz, dont certains polluants (particules, oxydes d’azote, monoxyde de carbone, etc.).

[2] La réflexion partielle du rayonnement solaire diurne sur ces traînées a moins d’effets que la réflexion permanente des rayons infrarouges remontant de la surface terrestre, et représentent 2 à 3 % de surplus anthropique du facteur de rayonnement solaire. Le forçage radiatif des traînées de condensation est d’environ 0,05 watt/m2 pour un total anthropique d’environ 2,3 watts/m2, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), Climate Change 2014, Mitigation of Climate Change, group I, paragraphes 7.2.7.1 et 8.5, fig. 8.15.

[3] La réduction de vitesse d’un tiers conduit à diminuer la traînée de 55 % (car le frottement de l’air évolue avec le 
carré de la vitesse), ce qui, avec une altitude de croisière plus basse — par exemple, de 7.000 mètres au lieu de 10.500 mètres, là où l’air est 50 % plus dense, entraînerait une baisse d’un tiers de puissance, donc à peu près autant de réduction de consommation. La moindre portance serait partiellement compensée par le flux aéraulique accéléré sur les ailes par l’absence de carénage, augurant en définitive d’une réduction de consommation de plus de 20 %.

[4] On peut notamment citer le programme Corsia, qui promet la stabilisation des émissions de CO2 du secteur aérien, à compter de 2020, par la mise en place de systèmes de compensation externes et le développement de carburants
« verts » à une hypothétique grande échelle.

Les multinationales françaises à l’offensive contre la transition écologique
Maxime Combes
www.bastamag.net/CAC-40-Transition-ecologique-monde-d-apres-dividendes-lobbying

Un document révèle le lobbying mené actuellement par les grandes entreprises françaises auprès de la Commission, notamment du secteur automobile, pour reporter ou annuler toute régulation européenne en matière climatique ou écologique. Bien loin de l’image verte qu’elles tentent de se donner dans les médias.

Les dirigeants des entreprises multinationales françaises Renault, L’Oréal, Danone, Saint Gobain, Nestlé, Engie et Suez viennent de signer une tribune dans Le Monde et plusieurs médias européens, aux côtés notamment de Pascal Canfin (député européen LREM, ex-écologiste), Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT), Elisabeth Borne (ministre de la Transition écologique) ou encore Yannick Jadot (député européen écologiste), appelant à mettre en œuvre des « investissements pour la relance verte et la biodiversité », qui doivent « servir d’accélérateurs de la transition vers la neutralité climatique et des écosystèmes sains ».

Au même moment, ces mêmes entreprises multinationales, et de nombreuses autres, regroupées au sein de l’Association française des entreprises privées (AFEP) [1], font du lobbying auprès de la Commission européenne pour obtenir le report ou l’annulation de nombreuses initiatives de transition écologique que la Commission envisageait de mettre en œuvre dans le cadre du Pacte vert européen. Ce « Green deal européen » a pour ambition d’orienter l’ensemble des politiques publiques européennes vers la lutte contre le réchauffement climatique. Il est d’ailleurs présenté par les auteurs de la tribune comme ayant « le potentiel pour reconstruire notre économie sur la base d’un nouveau modèle de prospérité ».

Aides publiques aux gros pollueurs jugées « indispensables »

Rendu public par le média Contexte, le document de l’AFEP est pourtant très clair : au nom de l’urgence économique, les dirigeants des multinationales françaises proposent tout simplement de reporter de plusieurs mois ou années toute nouvelle régulation européenne en matière écologique ou climatique. La directive sur les émissions industrielles pour réduire les polluants et gaz à effet de serre (GES) ? « Ce n’est pas le moment de modifier un cadre juridique qui est efficace et a fait ses preuves », affirme l’AFEP qui préconise un report d’au moins un an, alors que tous les experts appellent à un durcissement des règles. Même demande sur le nouveau plan d’action sur l’économie circulaire (pour limiter les déchets et l’obsolescence des produits ou favoriser le recyclage et les filières courtes).

Plus explicite encore : alors que la Commission envisage de se doter d’objectifs de réduction d’émission de GES plus ambitieux à l’horizon 2030, l’AFEP préconise de prendre le temps « d’une analyse d’impact approfondie » qui ne serait rendue publique qu’en 2021. Les dirigeants des multinationales françaises veulent reporter aussi longtemps que possible toute augmentation de l’ambition climatique européenne.

Enfin, l’AFEP demande à la Commission européenne de « traiter en priorité la question du maintien des quotas gratuits et des aides d’État » : les industriels français veulent continuer à bénéficier de subventions pour payer la taxe carbone bien moins cher que les ménages français, ce qui revient à les subventionner lorsqu’ils rejettent des émissions de GES dans l’atmosphère. Ces aides publiques aux gros pollueurs sont jugées « indispensables pour une partie de l’industrie ». Business Europe, l’équivalent du Medef européen désormais dirigé par Pierre Gattaz, a transmis des demandes similaires de reports au Commissaire en charge du Green Deal européen, Frans Timmermans.

L’AFEP ne veut pas reporter ou édulcorer les seules mesures écologiques. En matière de fiscalité, l’AFEP propose de reporter d’un an « l’obligation de reporting électronique » ainsi que la mise en œuvre de la directive sur l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal. Deux éléments clefs pour que les pouvoirs publics puissent œuvrer de manière efficace contre l’évasion fiscale. L’AFEP demande également la suspension des négociations sur la fiscalité internationale à l’OCDE.

Accélérer les mesures économiques qui renforcent les intérêts des multinationales

La note évoque également plusieurs mesures qu’il faudrait « accélérer » : le lobby administré par Axa, BNP-Paribas, L’Oréal, Korian (groupe privé gérant de nombreux Ephad), Total ou encore Sanofi, demande à être associée à la « co-construction des solutions de sortie de crise », à limiter les investissements directs étrangers et à défendre leurs parts de marché sur les marchés européens. En résumé, l’AFEP veut que Bruxelles préserve ou renforce les positions et intérêts des multinationales, sans prendre des mesures climatiques qui pourraient les indisposer.

Bien moins connue que le Medef, l’AFEP est pourtant le grand lobby des grandes entreprises françaises. Elle réunit presque tous les patrons du CAC 40 et de grandes entreprises étrangères ayant une présence importante en France. En 2018, elle a déclaré à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique dépenser plus d’un million et demi d’euros et disposer de 12 personnes pour faire du lobbying en France.

Tout récemment, elle a obtenu de Bruno Le Maire et de l’exécutif français qu’ils ne légifèrent pas sur l’interdiction des dividendes comme cela avait été évoqué par le gouvernement. Plusieurs de ses membres éminents, notamment le groupe L’Oréal dont le PDG Jean-Paul Agon est signataire de la tribune initiée par Pascal Canfin, et Plastic Omnium dont le PDG Laurent Burelle préside l’AFEP, prévoient toujours de verser de jolis pactoles à leurs actionnaires. A l’intérêt général, les membres de l’AFEP semblent décidément préférer choyer leurs actionnaires.

 

Habiter la Terre au temps des pandémies
François Gemenne, Politiste
https://aoc.media/opinion/2020/04/09/habiter-la-terre-au-temps-des-pandemies

Contrairement à ce que l’on peut entendre, l’épidémie de Covid-19 n’est pas une « chance pour le climat ». Les conséquences sur l’environnement pourraient même s’avérer désastreuses, et il semble illusoire de vouloir appliquer au changement climatique les mêmes mesures que celles qu’on applique actuellement contre le coronavirus. Il nous faudra au contraire retrouver le sens de ce que nous avons en commun, au-delà de nos frontières nationales, pour garder la Terre respirable par tous.

Le cygne noir est un animal rare, présent surtout en Australie. C’est un animal tellement rare qu’en prospective, un cygne noir désigne un événement dont la probabilité de survenance est très faible, mais dont les conséquences sont catastrophiques[1]. On pourra toujours dire que la pandémie du Covid-19 était prévisible, que nous aurions dû être alertés par l’épidémie de SARS, que plusieurs articles scientifiques nous avaient mis en garde, que les rapports de la CIA l’avaient envisagée, que Bill Gates nous avait prévenus… Certes. Reste que nous n’étions pas préparés, et que cette crise a eu des conséquences très improbables, dont je me souviendrai.

Je me souviendrai de tous ces morts, décédés du Covid-19, d’un AVC ou d’un cancer, que leurs proches n’ont pas pu entourer dans leurs derniers instants. Je me souviendrai que les caissières de supermarché, dont on annonçait depuis des années le remplacement par des caisses automatiques, étaient désormais considérées comme des travailleuses essentielles. Je me souviendrai que le Financial Times recommandait un impôt sur la fortune, dans un éditorial. Je me souviendrai que la Tunisie a expulsé 30 Italiens, et pas l’inverse. Je me souviendrai que la valeur de capitalisation boursière d’une entreprise de visioconférences (Zoom en l’occurrence), avait dépassé celle de toutes les compagnies aériennes américaines. Je me souviendrai qu’on avait installé un hôpital de campagne au milieu de Central Park, à New York. Je me souviendrai que des pays européens se volaient des masques médicaux sur des tarmacs d’aéroports. Je me souviendrai que les émissions de gaz à effet de serre étaient en chute libre. Je me souviendrai que les canards étaient revenus dans les rues de Paris, et les cygnes dans les canaux de Venise. Tout cela était tellement improbable, il y a un mois encore, que je n’aurais pas cru le voir un jour dans ma vie.

Aujourd’hui, chacun se prend à imaginer, à rêver, à inventer le monde d’après. On se dit que le monde ne pourra plus jamais être comme avant, et qu’il faudra transformer la reprise en opportunité, pour ne pas « gâcher une crise », selon la savoureuse expression de Bruno Latour. Qu’il faudra faire le bilan de ce à quoi l’on tient, comme il nous y invite.

Déjà, les projets affluent : une cinquantaine de députés mettent en ligne une consultation, les tirés au sort de la Convention citoyenne pour le climat avancent des propositions, partout fleurissent des appels et des manifestes à ne pas repartir comme avant. C’est utile et nécessaire, et je ne voudrais sûrement pas refroidir ces ardeurs. Mais je sais aussi que l’aspiration première de beaucoup, après le confinement, sera simplement de reprendre leur vie d’avant, de revenir à la normale. De rouvrir son commerce, de retrouver ses collègues, ou tout simplement de retrouver du travail. Il est urgent et important de penser la suite, mais c’est aussi, à bien des égards, un privilège que peu peuvent se permettre.

Mon propos, ici, n’est pas de dire ce que devrait être le monde d’après – même si j’ai évidemment quelques idées sur la question – mais de nous mettre en garde, collectivement, contre les écueils qui pourraient empêcher ce monde d’advenir.

En particulier si nous nous enfermons dans l’idée fausse et dangereuse selon laquelle cette crise serait « bonne pour le climat », ou si nous tirons du confinement la leçon qu’il faudrait à présent « faire pareil pour le climat ». Je voudrais essayer d’expliquer pourquoi, aussi simplement que possible.

Ce qui nous arrive est une catastrophe pour le climat

À l’heure où j’écris ces lignes, les émissions mondiales de gaz à effet de serre sont en chute libre. Nous sommes bien au-delà des objectifs de l’Accord de Paris, qui requièrent une réduction annuelle comprise entre 2,7% par an (pour arriver à +2°C maximum à 2100) et 7,6% par an (pour arriver à +1,5°C). Des mesures de santé publique ont un effet bien plus significatif que des politiques environnementales sur la baisse des émissions. Pour ne prendre qu’un exemple emblématique, la trafic aérien mondial a été réduit de deux tiers au mois de mars 2020 : même dans leurs rêves les plus fous, les promoteurs d’une taxe sur le kérosène ne pouvaient espérer un tel résultat.

Pour autant, nous commettrions une grave erreur de penser que cette crise est une aubaine pour le climat. Sans doute en conserverons-nous certaines habitudes, comme un recours plus grand au télétravail. Mais au bout du compte, je crains que cette crise ne soit surtout une bombe à retardement pour le climat, et voici pourquoi.

En premier lieu, l’Histoire nous apprend, hélas, que les baisses d’émissions de gaz à effet de serre liées aux crises sont toujours suivies d’un rebond. C’était le cas après la crise économique et financière de 2008-2009, et les émissions de la Chine, premier pays à avoir pratiqué le confinement, sont désormais quasiment revenues à leur niveau des années précédentes. Plusieurs économistes, comme Christian de Perthuis ou Michael Liebreich, font néanmoins l’hypothèse que les années 2021 et suivantes ne suffiront pas à compenser la baisse des émissions observées en 2020, et que 2019 pourrait avoir marqué le pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Je le souhaite ardemment, mais je crains de ne pas en être aussi sûr qu’eux, au vu des deux éléments qui suivent.

Deuxièmement, à la sortie du confinement, les gouvernements vont devoir mettre en place des plans de relance inédits, et injecter dans l’économie des milliards de dollars, d’euros et de yuans. Ils vont ainsi disposer d’un instrument massif de planification de l’économie, eux qui se plaignaient depuis des années de ne plus guère avoir de capacité d’intervention sur l’économie. Pour reprendre les termes de l’économiste Esther Duflo, c’est un grand moment keynésien : jamais, dans l’Histoire récente, les gouvernements n’avaient-ils eu un tel pouvoir d’intervention sur l’économie. Qu’en feront-ils ? S’agira-t-il de rebattre les cartes, comme le New Deal de F.D. Roosevelt après la Grande Dépression, ou s’agira-t-il de relancer la machine comme avant ?

Pour l’instant, tout laisse hélas à penser que ces plans de sauvetage s’apparenteront surtout à une bouée de sauvetage inespérée pour des industries liées aux énergies fossiles, qui ont été durement touchées par la crise. Et comment serait-il audible de vouloir imposer à ces industries des contraintes environnementales plus strictes, alors qu’elles seront déjà exsangues ? À l’annonce du plan de relance de l’économie américaine voté par le Congrès fin mars, ce sont les cours boursiers des compagnies pétrolières, gazières et aériennes (et même des croisiéristes !) qui ont bondi. À l’heure où j’écris ces lignes, début avril, des centaines de supertankers sont stationnés sur tous les océans du monde, remplis à ras-bord de pétrole, dans l’attente d’une remontée des cours.

Pis encore, et c’est mon troisième point, de nombreux gouvernements et entreprises vont désormais utiliser la crise comme prétexte pour demander (et parfois obtenir) un renoncement aux politiques environnementales. Le Green New Deal européen, qui est pourtant exactement ce qu’il faudrait à la sortie de la crise, est désormais sous pression, menacé par les gouvernements tchèque et polonais, qui réclament son abandon. L’Agence américaine de Protection de l’Environnement, l’EPA, a suspendu jusqu’à nouvel ordre l’application des règlementations environnementales sur le territoire américain, dans l’espoir – notamment – de sauver la très polluante industrie du gaz de schiste. L’industrie pétrolière essaie à présent de tirer avantage de la situation pour achever la construction du controversé pipe-line Keystone XL, qui relie l’Alberta canadien au Texas américain.

Bien sûr tout n’est pas encore joué, et les choses peuvent encore basculer dans l’autre sens, a fortiori si la Commission européenne se ressaisit et parvient à donner une nouvelle amplitude à son Green New Deal, comme cela est urgemment nécessaire. Mais nous serions aveugles si nous ne voyions pas la puissance des forces contraires, à la fois économiques et politiques, qui ne voudront pas que la crise soit l’occasion de faire émerger une économie moins carbonée. Et si nous continuons à répéter que la crise est « bonne pour le climat », nous perdrons aussi la bataille de l’opinion.

D’abord parce qu’il est indécent de dire une chose pareille, à l’heure où tant de familles souffrent de la maladie ou du confinement, et à l’heure où tant d’autres se dévouent corps et âme face à l’urgence sanitaire. Mais aussi parce qu’en le disant, on imprime dans l’esprit du public l’idée qu’une lutte efficace contre le changement climatique impose la mise à l’arrêt de l’économie, et le confinement généralisé. Il y aurait alors fort à parier qu’une fois la crise derrière nous, toute politique climatique ne provoque une réaction épidermique de rejet. Personne ne se souviendra de cette période de confinement comme d’une époque bénie où nous réduisions efficacement nos émissions de gaz à effet de serre…

La crise du coronavirus et le changement climatique sont de faux jumeaux

Même si l’on accepte que la crise actuelle ait des conséquences potentiellement catastrophiques pour le climat, nombreux sont aussi ceux qui pensent qu’il faudrait alors appliquer au changement climatique les mêmes mesures que celles qu’on applique actuellement contre le coronavirus. Les deux combats ont naturellement de puissantes caractéristiques communes : leur caractère mondial, leur urgence, les alertes scientifiques… Et la grande leçon de cette crise, c’est qu’il est possible aux gouvernements, malgré ce qu’ils avaient souvent prétendu, de prendre en très peu de temps des mesures radicales et incroyablement coûteuses, face à ce qu’ils perçoivent comme un danger imminent. Pour autant, faut-il appliquer les mêmes mesures contre le changement climatique ? Je ne le crois pas, parce que les deux problèmes sont fondamentalement différents.

Si nous sommes prêts à mettre en place contre le coronavirus des mesures radicales que nous n’avons jamais été capables de mettre en place contre le changement climatique, c’est avant tout parce que nous avons bien davantage peur du virus que du réchauffement global. Pourquoi ? Parce que nous percevons le virus comme un danger proche et immédiat – ce qu’il est – alors que nous percevons le changement climatique comme un danger distant et lointain – ce qu’il n’est pas.

En effet, alors que nous guettons chaque jour l’évolution des courbes de décès, d’infections et d’hospitalisations pour le Covid-19, les courbes de l’évolution du climat nous indiquent des horizons et des objectifs lointains, à 2050 ou 2100, bien au-delà de l’espérance de vie de beaucoup d’entre-nous. Alors que nous craignons de contracter la maladie personnellement, nous avons le sentiment que le changement climatique touchera d’abord les autres, dans des pays lointains, et que nous serons relativement épargnés. La pandémie du coronavirus a d’abord touché des régions très industrielles, et n’a pas épargné les riches et les puissants : jamais nous n’imaginerions Tom Hanks, le Prince Albert de Monaco ou Boris Johnson parmi les victimes les plus connues du changement climatique…

De ceci, il ressort que nous pouvons espérer une protection immédiate, pour nous-mêmes, des gestes-barrières que nous appliquons face au coronavirus. Pas pour le changement climatique : l’effet des mesures que nous prendrons se fera sentir dans le futur, et d’abord dans les pays les plus vulnérables. Nous ne pouvons pas en espérer un bénéfice immédiat et pour nous-mêmes.

Surtout, si nous acceptons les mesures drastiques de confinement, c’est parce que nous savons qu’elles sont provisoires. Plus longtemps elles seront appliquées, moins nous aurons tendance à les respecter. C’est le propre d’une crise : elle est éphémère, avant un retour à la normale. En ce sens, le changement climatique n’est pas une crise : c’est une transformation irréversible, sans retour en arrière. Il n’y aura pas de vaccin, pas de baisse de la température ni du niveau des océans, pas de retour à la normale. En tout cas pas avant très longtemps : nous avons tous des plans pour l’après-confinement, mais nous ne pouvons pas en faire pour l’après-changement climatique. Ce n’est pas une année blanche, ou quelques semaines de confinement, qui vont résoudre le problème : cela nécessite des transformations structurelles, que nous pourrons porter dans la durée ; pas des mesures conjoncturelles et temporaires.

La maladie n’est pas une malédiction

Le coronavirus et le changement climatique n’appellent pas les mêmes réponses. Pour autant, nous pouvons puiser dans la crise actuelle un certain nombre de leçons quant à la manière dont nous pouvons combattre efficacement le changement climatique. Elles passeront d’abord par un inventaire rigoureux du monde d’avant, et pas seulement par l’invention du monde d’après. Si un si grand nombre de virus en circulation, aujourd’hui, sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies transmises des animaux aux humains, cela tient largement à ce que nous faisons subir depuis des années à la biodiversité de la Terre, de la déforestation à l’élevage intensif.

La crise elle-même fournit son lot de leçons, sur le sens de l’État, du commun, des services publics ou de la solidarité. Pour que nous puissions les mettre à profit, il faudra à tout prix nous prémunir des discours naturalistes ou messianiques, qui voudraient nous faire croire que la nature « reprend ses droits » ou que le coronavirus est un « message que nous envoie la Terre ».

Si nous sommes dans cette situation, qui est d’ailleurs vécue très différemment selon les pays, c’est avant tout parce que nous n’y étions pas préparés : nous avions des réserves stratégiques de pétrole, mais nous n’avions pas de réserves stratégiques de masques, ni suffisamment de réactifs pour les tests.

Ces discours naturalistes, qui voudraient voir dans la maladie une forme de malédiction « terrestre », ne nous seront d’aucune aide pour la suite. Au contraire, ils serviront demain à valider les projets des survivalistes et des nationalistes, qui se rejoignent sur bien des aspects : la limitation des échanges, la fermeture des frontières et un monde où chacun vivrait claquemuré chez soi, dans des communautés autarciques.

Si nous voulons, demain, pouvoir habiter la Terre au temps des pandémies, il nous faudra développer davantage de mécanismes de coopération internationale, en particulier pour protéger les plus vulnérables. La crise a permis l’émergence de formidables mécanismes de solidarité au sein de nos sociétés, qui servent principalement à protéger les plus âgés et les plus fragiles. Mais ces mécanismes restent pour l’instant largement confinés à l’intérieur de nos frontières nationales. Les organisations internationales, comme l’Union européenne, sont considérablement affaiblies, et la coopération internationale est en lambeaux : on a vu des pays se voler l’un à l’autre des cargaisons de masques sur des tarmacs d’aéroports. Face à cette crise mondiale, nous assistons à une myriade de réponses nationales, souvent très différentes les unes des autres.

Paradoxalement, les mesures sanitaires d’isolement, de fermeture et de confinement, qui nous sont imposées par la crise, sont aussi l’exact opposé des mesures à appliquer pour lutter contre le changement climatique, et pour nous prémunir de futures épidémies. Il nous faudra retrouver le sens de ce que nous avons en commun au-delà de nos frontières nationales, pour garder la Terre respirable par tous : c’est à cette condition, et à cette condition seulement, que nous pourrons l’habiter durablement.

[1] Cette théorie a été développée par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb, dans un essai homonyme (Random House, 2007).

Ce que le confinement nous apprend de l’économie
Romaric Godin
www.mediapart.fr/journal/france/110420/ce-que-le-confinement-nous-apprend-de-l-economie

Le débat autour d’une supposée sortie du confinement pour des raisons économiques est la pire manière de penser cette époque. C’est un débat entre deux positions conservatrices qui dissimule la vraie question, démocratique.

Depuis quelques jours, une petite musique se fait entendre : il faut cesser de toute urgence le confinement pour des raisons économiques. Dans Les Échos, l’éditorialiste Éric Le Boucher le dit clairement : « Il faut sortir la France du confinement. » L’idée est défendue par plusieurs journalistes sur Twitter, dans les radios, à la télévision. L’idée est simple et s’appuie sur un des instruments préférés des économistes, le tableau coût-bénéfice.

D’un côté, les morts du coronavirus, de l’autre les coûts économiques de perte de PIB et de la crise qui suivra, qui induiront aussi des morts. Ce rapport serait favorable à la reprise de l’activité économique. On pourrait donc revenir à la fameuse stratégie de « l’immunité de groupe » et tolérer les morts du coronavirus pour ne pas avoir à en déplorer davantage pour cause de désastre économique.

La démarche est remarquable par ce qu’elle dit de ce qu’est l’économie capitaliste. Elle s’appuie sur un des éléments les plus puissants de ce système, mais aussi, lorsqu’il est mis à nu, un des plus fragiles : l’abstraction. Car dans cette macabre comptabilité, deux réalités distinctes sont mises à égalité. D’un côté celle d’un phénomène qui s’impose à l’homme, un virus contre lequel nous n’avons pas d’armes, du moins pour l’heure, et qui tue directement des hommes et des femmes. Et de l’autre, une création de l’humanité, l’économie de la marchandise, qui imposerait sa loi à sa créatrice au point de lui enlever également des vies.

Il n’est pas question de nier que les crises économiques sont coûteuses en vies humaines. Les exemples du passé le montrent assez. Mais ce que ces doctes penseurs oublient, c’est que ces crises ne sont pas des phénomènes qui échappent aux hommes. Elles sont le produit de leur organisation sociale, de leur activité et de leurs choix. Et il ne dépend que d’eux de trouver d’autres formes d’organisation qui sauvent des vies et empêchent que les crises ne tuent autant.

Autrement dit, ce que le discours de ces contempteurs économiques du confinement cache, c’est que les victimes de la crise ne seront pas les victimes collatérales du choix de préserver aujourd’hui des vies, elles ne seront pas les victimes tardives de notre décision de freiner la pandémie de coronavirus, elles seront les victimes de l’organisation économique fondée sur le fétichisme de la marchandise qui se traduit précisément dans leurs calculs de bas étage.

On comprend leur colère : soudain, en quelques semaines, on se rend compte que l’on peut stopper la fuite en avant de l’économie marchande, que l’on peut se concentrer sur l’essentiel : nourrir, soigner, prendre soin. Et que, étrangeté suprême, la Terre ne cesse pas de tourner, ni l’humanité d’exister. Le capitalisme est suspendu dans son fonctionnement le plus primaire : il génère une plus-value minimale, insuffisante à alimenter la circulation du capital. Et l’homme existe encore.

Mieux même, débarrassé de l’abstraction marchande, il pense à sa vie et à celle des autres. C’est un pan essentiel de la pensée de ces gens qui s’effondre : le capitalisme n’est pas l’humanité. Lorsque la marchandise cesse de créer la « richesse », il ne se passe rien ou presque. On établit une forme de « socialisme de la pandémie», pour reprendre les termes de l’ancien dirigeant de Citigroup Willem Buiter.

Alors, pour continuer à maintenir en vie le mythe du caractère capitaliste intrinsèque de l’humanité, on a recours à des menaces : tout cela se paiera, et au centuple. Et par des morts. On ne réduit pas impunément le PIB de 30 %. Sauf que, précisément, l’époque montre le contraire et invite à construire une organisation où, justement, la vie humaine, et non la production de marchandises, sera au centre.

Et là encore, l’époque est bavarde. Ces gens qui pensent que seul le marché produit de la valeur se retrouvent, eux-mêmes, à pouvoir manger à leur faim dans une ville propre, alors même que le marché ne fonctionne plus de façon autonome. Ils ne le peuvent que grâce au travail quotidien de salariés, des éboueurs aux caissières, des chauffeurs de bus aux soignants, des livreurs aux routiers qui, tout en s’exposant au virus, exposent au grand jour la preuve de l’écart béant entre la valorisation par le marché de leur travail abstrait et la valeur sociale de leur labeur concret. La valeur produite par le marché qui donne à un consultant un poids monétaire dix fois supérieur à celui d’une caissière ou d’un éboueur apparaît alors pour ce qu’elle est : une abstraction vide de sens. Ou plutôt une abstraction destinée à servir ce pourquoi elle est créée : le profit.

Pour nos « économistes », tout cela est profondément insupportable et il faut vite en finir avec un confinement qui finirait par rendre tout cela trop visible. On finirait par s’imaginer qu’il est possible de s’organiser autrement, de placer d’autres priorités au sein du fonctionnement social, de définir ses besoins essentiels pour construire une société de la sobriété. Mais alors, on n’aurait plus besoin de tout ce fatras – PIB, compétitivité, profits, dividendes, marchés financiers – qui assure la soumission du monde du travail à la valeur d’échange. On pourrait démocratiser l’économie…

C’est bien pourquoi il est urgent de passer à la suite, cette fameuse crise qu’on laissera se développer pour nous passer l’envie de recommencer à placer les vies concrètes au-dessus de l’abstraction marchande.

Mais ne nous faisons pas d’illusion : quelles que soient les gamberges qui, dans ce temps suspendu, nous occupent sur le « monde d’après », le confinement n’est en rien progressiste, encore moins « socialiste ». Et c’est précisément la difficulté de la situation.

Au début de la pandémie, les gouvernements les plus imprévoyants (notamment l’Italie, la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et les États-Unis) ont choisi de faire le même calcul que ce que proposent Éric Le Boucher et ses amis : on ne pouvait sacrifier l’économie à une « mauvaise grippe ». On tablait donc sur l’immunité de groupe. Les gens mourraient certes en nombre, mais vite. L’impact économique serait réduit.

C’est ce choix qui a incité les autorités italiennes à tarder à agir en Lombardie, alors que, comme l’ont montré les enquêtes d’Il Fatto Quotidiano, le patronat local redoutait de perdre des marchés. Et c’est aussi ce choix qui explique, en France, le mensonge sur la pénurie de masques, tant la reconnaître publiquement aurait obligé à détrôner l’économie au profit de l’urgence sanitaire. Sans compter, dans le cas français toujours, les agendas idéologiques et politiciens du pouvoir – imposer à la hussarde la réforme des retraites, tenir coûte que coûte les municipales.

Si toutes ces autorités, y compris les plus convaincues, comme les gouvernements britannique ou étasunien, ont abandonné cette stratégie, c’est que, politiquement, face aux alertes répétées des soignants et des chercheurs, il n’était plus possible d’assumer ces décès massifs dans des hôpitaux surchargés. Et il était trop tard pour les éviter. Une telle image aurait été désastreuse et on aurait accusé le capitalisme de dévorer les vies pour son propre intérêt. À une époque où la question des inégalités et du changement climatique, et de leurs relations avec le modèle économique, se pose avec acuité, l’effet aurait été ravageur. On s’est donc résolus à momentanément « sacrifier » l’économie.

On s’y est d’ailleurs plus ou moins résolus. En France, toujours, on s’est échinés à maintenir une activité inutile pour « réduire l’impact », mais aussi et surtout pour continuer à maintenir au maximum le règne de l’économie. On se souvient des pressions exercées par la ministre du travail Muriel Pénicaud sur le secteur du BTP pour que les chantiers reprennent. Il ne faut jamais oublier que le confinement français, comme d’autres d’ailleurs, est un confinement limité où 40 % des travailleurs doivent continuer à justifier de leur présence, malgré les risques. Et il faut se souvenir que c’est encore une fois devant l’échec de cette stratégie du « en-même-temps » et l’accélération de la pandémie que des gouvernements, avec la même stratégie de départ, en Italie ou en Espagne, ont dû réduire au strict minimum l’activité économique.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est que partie remise. Plus cette crise « politiquement fabriquée » sera sévère, plus, là aussi, on la fera payer à la population. Pour « reconstruire », assurer les « emplois », attirer les investisseurs, bref, faire repartir la machine, on demandera, comme a commencé à le faire Bruno Le Maire, des « efforts » à la population. On fera donc tout pour que le confinement produise une violente crise économique qui, effectivement, sera cruelle et coûteuse en vies humaines. On le fera simplement : en se contentant de « geler » le système économique et en se gardant de profiter de cette suspension pour le modifier. Une fois décongelé, l’économie marchande donnera le pire d’elle-même. Ses mécanismes propres se déchaîneront. Mais on devra l’accepter comme une loi divine.

L’appel à la « Restauration » du capital

Les effets de cette inévitable « Restauration » du capital seront redoutables. Certes, comme Louis XVIII avait en 1815 su céder à l’air du temps en « octroyant » une Charte, tout en mettant en place une réaction sociale sévère, le capitalisme donnera quelques gages par un paternalisme d’État patelin, avec quelques gorgées de souverainisme. Mais le « mouvement réel » sera celui de la destruction, au nom de sa propre sauvegarde, des droits sociaux et des niveaux de vie des plus fragiles par la poursuite de « l’austérité » et des « réformes structurelles ».

Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, et le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, ne réclament pas la fin rapide du confinement. Mais ils préviennent qu’ensuite il faudra « réduire la dette par des efforts » pour l’un, « réfléchir à la question du temps de travail » pour l’autre. Le bar est ouvert. Une « bonne crise » est finalement le meilleur moyen de rétablir la discipline dans les rangs du travail. Celle-ci ne fera pas exception.

Qu’on se comprenne bien : cela ne signifie pas que cette crise a été construite pour cela, par un dessein machiavélique. On l’a dit : c’est la pression politique qui a amené à abandonner la stratégie de l’immunité de masse en réponse au virus. Mais l’occasion fera le larron parce que cela est dans la logique interne au système capitaliste : la destruction de valeur marchande doit être suivie par son rétablissement. Et la volonté de ces mêmes gouvernements de se contenter de maintenir l’économie d’après comme elle était avant en est la preuve.

Que retenir de tout cela ? Que l’économie est sans doute la plus mauvaise façon de penser le confinement. Prolongation du confinement ou pas, la crise sera sévère si l’on reste dans la logique de la société dominée par les marchandises. Elle fera des victimes et sera cruelle pour les plus modestes. Et finalement, derrière le faux débat entre partisans du confinement et partisans du déconfinement « économique », cette conclusion est bel et bien la même.

Mais redisons-le : l’économie n’est que ce que l’on en fait collectivement et c’est précisément ce que le confinement montre avec éclat. Dès lors, il apparaît clairement que la perspective inévitable de la « crise » n’est que le fruit de notre démission sur ce terrain, de notre refus collectif de penser autrement l’économie et de la « remettre à sa place », comme dirait le philosophe canadien Alain Deneault.

Cela signifie aussi que ce débat sur l’économie dissimule un autre débat, autrement plus sérieux, sur les conséquences humaines concrètes du confinement. Suspendre l’abstraction économique, c’est chose aisée. Mais suspendre la vie sociale de l’homme, animal social par excellence, est autre chose. C’est nécessairement réduire la portée de cette vie et, partant, immobiliser l’homme ; c’est l’entraver, le dominer, le soumettre.

La réduction de la sphère sociale à la sphère familiale la plus étroite, la réduction de l’espace de vie à un domicile plus ou moins adapté à une vie permanente en son sein, la réduction du temps à un temps personnel et non collectif, l’atomisation des situations, des expériences, des joies et des souffrances, tout cela a des conséquences, personnelles et collectives. Et ces conséquences sont plus graves à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale et que le confinement dure.

Ces conséquences sont en permanence niées et sous-estimées. On prétend les dissimuler derrière un ersatz technologique, dont on sent pourtant avec le confinement les limites. À ceux à qui l’enfermement pèse, on répond par la répression et la désapprobation morale, ce qui signifie que l’on nie le sujet.

À ceux qui s’inquiètent pour l’état des libertés publiques, on renvoie l’accusation d’égoïsme et d’alarmisme. Alors même qu’on sait que c’est durant ces moments que les pouvoirs fourbissent leurs armes contre ces libertés.

Pour faire tenir le peuple, on lui envoie soit des messages et des chansons de stars bien à l’aise dans leurs douillettes résidences, soit le bâton du gendarme et du juge, qui s’en donnent à cœur joie pour « faire des exemples ». On demande au peuple de continuer à regarder le spectacle passivement, sans bouger, sans penser. Mais n’est-ce pas l’inverse même de la vie humaine ?

Cette réponse moralisatrice est hautement problématique. Dans le silence du confinement, elle aggrave les tensions sociales et les dissensions au sein de la société. Chacun blâme son voisin pour ses actes, les délations se multiplient, les jugements sont légion. Les bases de la société démocratique sont remises en cause par un climat de suspicion, d’angoisse et de peur. La culpabilisation est la première étape vers cette exigence de discipline que l’on affirmera pendant la crise économique. Et c’est bien de cela qu’il faut parler.

La sous-estimation des questions psychiques, politiques et sociales dans le confinement au profit d’une surestimation de la question économique est significative. D’un côté, on y voit une forme de caprice d’enfants gâtés qui doivent rester chez eux et qui le pourraient sans problème s’ils le voulaient bien. De l’autre, une question sérieuse qui mérite qu’on pèse le pour et le contre du confinement. La réalité est pourtant exactement inverse.

Et c’est bien ici que le débat devrait se situer : entre l’impossibilité sociale du confinement et sa nécessité médicale. Et il devrait être de la responsabilité de nos dirigeants que l’économie ne soit pas un problème et ne le devienne pas. Si cette crise nous a appris une chose, c’est que, désormais, la protection de la vie doit être au cœur des politiques publiques. C’est donc à l’économie de se soumettre à l’homme, pas l’inverse. Le débat sur le confinement devrait donc se situer ailleurs.

Il devrait se situer dans le comment du confinement pour en minimiser les conséquences concrètes. Et dans ce débat, l’impératif de santé devra être confronté aux autres impératifs de la vie réelle pour trouver des solutions ou pour accepter des limitations temporaires. Ce dialogue n’est possible que s’il n’est pas uniquement pris en charge par un État qui utilise le confinement pour dissimuler ses manques et ses erreurs, comme un ersatz de politique sanitaire, sans se soucier de rien d’autres. Car dans cette logique d’un pouvoir sans contre-pouvoir, le confinement est une aubaine : il permet de suspendre le débat au nom de la « guerre contre le virus », tout en étant sûr de reprendre la guerre sociale après la crise sanitaire.

C’est pourquoi le confinement ne devrait pas être une suspension de la vie commune et de l’exigence démocratique. Il devrait au contraire être le moment où la société définit ses priorités et réussit à trouver des solutions pour sortir de la crise et éviter le châtiment que promettent les néolibéraux. Plus que jamais, au cœur même de la crise sanitaire, c’est bien de démocratie sociale dont ce pays – et ce monde – ont besoin.

Le gouvernement comble l’effondrement de l’économie en attendant l’
Romaric Godin
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Bercy présentera un projet de loi de finances rectificative la semaine prochaine avec un déficit de 7,6 % du PIB, estimation optimiste. Mais le gouvernement n’envisage pas de changer de politique fiscale, laissant présager un dur retour de bâton pour les plus fragiles.

Le gouvernement français continue de combler le vide laissé par une économie à l’arrêt. C’est, au reste, pour le moment, sa seule et unique politique économique. Jeudi 9 avril, les deux ministres de Bercy, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, ont annoncé dans un entretien aux Échos, qu’un nouveau projet de loi de finances rectificative (PLFR) serait présenté en conseil des ministres mercredi 15 avril, moins d’un mois donc après le précédent, présenté le 18 mars.

Le nouveau texte reprend un peu contact avec la réalité. Jusqu’ici, officiellement, le gouvernement tablait sur une contraction du PIB de 1 % et un déficit public de 3,9 % du PIB.

Ces chiffres étaient devenus intenables, alors que la plupart des prévisionnistes jugent qu’un mois de confinement coûte près de 3 points de PIB annuel au pays et que la reprise restera très lente. Bercy a donc inscrit un recul de 6 % du PIB cette année, soit sa plus forte chute depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le déficit, lui, va naturellement s’envoler. Les recettes fiscales reculeront de 37 milliards d’euros, touchées de plein fouet par l’effondrement du commerce et donc des recettes de TVA. De son côté, Bercy inscrit désormais près de 100 milliards d’euros de dépenses nouvelles (contre 45 milliards d’euros jusqu’ici) pour contenir les effets du confinement et de la mise à l’arrêt de l’économie mondiale. Au total, les deux effets conjugués porteraient le déficit public à 7,6 % du PIB, soit un niveau supérieur à celui de 2009 (7,2 % du PIB).

Ce PLFR aura donc comme seule fonction principale de « mettre à jour » le coût de la substitution par l’État des revenus perdus par le confinement. Cette décision politique conduit effectivement les pouvoirs publics à jouer le rôle d’assureur de l’ensemble de l’économie, ou presque. Et chaque jour qui passe l’oblige à augmenter son enveloppe. Ainsi, ces 55 milliards d’euros de plus prévus incluent d’abord l’augmentation du budget consacré au chômage partiel, qui passe de 8,5 milliards d’euros à 20 milliards d’euros, et celle du fonds d’indemnisation des indépendants et micro-entrepreneurs, qui passe de 1 à 6 milliards d’euros. Le budget supplémentaire consacré à la santé passe de 2 à 7 milliards d’euros.

Pour le reste, il s’agit de mesures techniques de versement anticipé de crédits d’impôts aux entreprises et de report des cotisations fiscales et des échéances d’impôts directs. Rappelons, par ailleurs, que l’État garantit pas moins de 300 milliards d’euros de prêts aux entreprises pour leur permettre de compenser la perte de chiffre d’affaires.

Malgré cet aggiornamento, l’estimation de cette deuxième loi de finances rectificative apparaît encore comme très optimiste. La chute du PIB français de 6 % repose désormais clairement sur une hypothèse de reprise vigoureuse de l’activité qui est la moins crédible. D’ailleurs, dans l’entretien aux Échos, Bruno Le Maire lui-même reconnaît que « le redressement économique sera long, difficile et coûteux ».

La sortie du confinement sera progressive et, plus généralement, la sortie du risque épidémique sera un processus complexe et durable. Pendant longtemps, les activités commerciales seront nécessairement restreintes et l’incertitude de voir le confinement à nouveau décidé sera fortement pesante, ce qui réduira l’investissement et la consommation. Des secteurs entiers et essentiels pour l’économie française, comme le tourisme, mettront fort longtemps à se remettre de la situation. À cela s’ajoutera la perturbation de l’économie mondiale qui ralentira aussi la reprise. Au bout du compte, le recul du PIB pourrait s’approcher davantage de 10 % cette année, comme nous le soulignions récemment dans Mediapart. Le coût pour les finances publiques devrait donc être beaucoup plus élevé.

La stratégie d’urgence du gouvernement qui consiste à combler les manques causés par la situation sanitaire va donc bientôt être mise à rude épreuve. Car ces manques ne vont pas disparaître avec la fin du confinement. Une question cruciale et qui est clairement évitée pour le moment à Bercy sera donc de savoir à quel moment le gouvernement considérera que l’on est revenu « à la normale » et qu’il n’est plus nécessaire de tendre ce filet de sécurité. Car il faudra sans doute des années avant de revenir à un niveau d’activité proche de celui de février 2020. L’État assurera-t-il jusque-là la « soudure » ?

C’est ici qu’il faut prendre conscience qu’il n’y a pas d’action « neutre » de l’État. Si la crise n’avait effectivement duré qu’un mois et que le niveau d’activité avait pu retrouver rapidement celui de l’avant-pandémie, les pouvoirs publics auraient effectivement pu se contenter d’assurer le manque à gagner. Mais puisque la crise va durer, l’action du gouvernement va prendre une autre forme. Il va de facto reconstruire l’économie détruite par l’épidémie et, donc, décider des contours de l’économie de demain.

Mais le passage entre « plan de soutien » qui remplace les revenus manquants et « plan de relance » qui pose de nouvelles priorités risque d’être délicat. Faudra-t-il relancer tout en continuant à sauvegarder l’existant ou faire des choix ? Peut-on au reste sauvegarder l’existant dans une économie mondiale qui sera bouleversée ? Par exemple : alors que les pratiques du voyage et du tourisme risquent d’être profondément modifiées, faut-il continuer à préserver les secteurs aériens et touristiques tels quels en comblant leur « manque à gagner » ou assumer des changements forts en insistant sur des secteurs plus porteurs ?

De façon évidente, on voit que ce sera à l’État de faire ces choix. Le marché, lui, risque autrement de ne pas en faire en détruisant l’existant sans rien reconstruire, faute de vision à long terme et de rentabilité. Mais le gouvernement actuel est-il capable de relever ce défi ? Il est étonnant que Bruno Le Maire estime dans Les Échos qu’il est « encore trop tôt pour détailler le plan de relance ». C’est pourtant dès à présent que ces choix doivent être faits. Il évoque certes des « investissements » et des « secteurs prioritaires », mais qu’attendre d’un ministre qui, voilà six mois, proclamait que « la voiture, c’est la France » ?

La stratégie conservatrice du gouvernement

Plusieurs éléments laissent en réalité penser que le gouvernement a, avant tout, une stratégie conservatrice. C’est d’abord l’absence quasi totale de conditionnalité à l’aide. Certes, l’exécutif a concédé, sous la pression, qu’il ne garantirait pas les prêts aux entreprises de plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires qui ne renonceraient pas en 2020 à verser des dividendes. C’est un petit pas. Mais la conditionnalité des aides pourrait être plus large. Elle pourrait inclure le maintien des effectifs, comme aux États-Unis, ou des modifications stratégiques, productives et sociales. On en est très loin. L’aide de l’État est accordée sans contrepartie.

Gérald Darmanin reconnaît qu’aucun report de cotisations et d’échéances fiscales n’a été refusé. L’État est une immense caisse dans laquelle le secteur privé peut puiser à son aise pour poursuivre son activité après la crise. Or il y avait bien là un levier puissant d’influence pour la construction de ce fameux « nouveau capitalisme » que Bruno Le Maire appelle tant de ses vœux. L’État aurait pu concentrer son aide inconditionnelle sur le maintien du niveau de vie des citoyens et aider les entreprises sous conditions. C’est l’inverse qui a été choisi.

De même, Bercy a provisionné 20 milliards d’euros pour sauver des entreprises stratégiques, parmi lesquelles Air France. Cette volonté de nationaliser pour sauvegarder est l’essence même du conservatisme économique du gouvernement. Il n’est nullement question d’utiliser cette aide pour modifier la stratégie de ces entreprises, simplement pour les défendre contre d’éventuels « prédateurs ».

C’est l’application classique de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes. Par beau temps, l’État cède en Bourse ses parts dans une entreprise rentable, puis lorsque le jeu boursier menace ladite entreprise parce qu’elle est en difficulté, il la rachète et la renfloue. Sans doute pour mieux encore la revendre plus tard. Mais dans ce bonneteau financier, on évite soigneusement de se poser la question de ce que doit être, par exemple, une compagnie aérienne au temps de la pandémie et du changement climatique. On se contente de compenser, de renflouer, de sauver.

Mais nulle part cette stratégie conservatrice ne semble aussi évidente que dans le domaine fiscal. Certes, pour le moment, la question du financement par la fiscalité ne se pose pas vraiment. L’argent est disponible. Le pacte de croissance et de stabilité, et sa fameuse règle des 3 %, est suspendu et la BCE réalise des rachats massifs de titres sur les marchés qui assurent des débouchés aux émissions de dette française. Mais une fois l’urgence sanitaire passée, le pacte de stabilité redeviendra d’actualité. L’explosion du ratio de dette publique (112 % du PIB prévu dans le PLFR en 2020) et du déficit servira de justification à une nouvelle politique austéritaire ou à de nouvelles « réformes structurelles ». Au reste, la question budgétaire n’a pas réellement disparu, sinon le gouvernement n’aurait pas tant insisté pour maintenir des activités non essentielles pendant le confinement. Il s’agit bien de réduire, pour lui, la facture de la crise.

Dans l’entretien aux Échos, Bruno Le Maire a prévenu : la reprise nécessitera « un effort de tous les Français ». Dès lors, qui dit effort dit partage de cet effort et dit donc nécessairement fiscalité. Compte tenu de la situation future, sans changement de politique fiscale, il est évident que cet effort sera porté principalement par les plus fragiles et les plus pauvres. D’ailleurs, le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau l’a dit clairement dans Le Monde le 8 avril : « Le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives ». Ce sera donc l’austérité ou la justcie fiscale.

C’est pourquoi la question de la fiscalité devrait nécessairement se poser dès aujourd’hui. Or, la réponse de Gérald Darmanin sur le sujet est éloquente et mérite d’être lue dans son intégralité : « La politique fiscale du gouvernement avant la crise du coronavirus fonctionnait : le chômage baissait fortement, la croissance était plus élevée que la moyenne européenne, le pouvoir d’achat des Français augmentait. Je ne pense pas que plus d’impôts puisse être la solution à la crise. D’ailleurs, ni le président de la République, ni le Premier ministre ne m’ont demandé de travailler sur des annulations de baisses d’impôts. »

On ne saurait être plus clair. La politique fiscale d’avant la crise fonctionnait (c’est, au reste, très contestable), alors elle fonctionnera après la crise. Aucune modification n’est à l’ordre du jour. Même le coronavirus ne fera pas revenir Emmanuel Macron sur la suppression de l’ISF. Dont acte.

Cela signifie d’une part que la politique économique d’après la crise sera bien la même qu’avant la crise : se lancer dans la concurrence fiscale pour « attirer les investisseurs » au détriment des services publics. Il est étonnant que Gérald Darmanin n’évoque pas à cette occasion les conséquences d’une telle politique sur le système de santé, et donc sa responsabilité dans la crise actuelle. Mais cela signifie aussi d’autre part que le gouvernement refuse de mieux répartir les futurs « efforts » qui seront demandés aux Français.

En faisant cette réponse, Gérald Darmanin agit en bon ricardien (du nom de l’économiste du XIXe siècle David Ricardo) : il envoie le message aux acteurs économiques qu’ils peuvent compter sur la stabilité fiscale pour consommer et investir dans l’avenir, malgré la hausse de la dette publique. Mais, en réalité, il envoie le message inverse à une grande partie de la population : ils paieront la « facture » de la crise, par la précarité, le chômage, des impôts injustes, des services publics dégradés et de nouvelles pertes de droits.

Décidément, le « nouveau capitalisme » du gouvernement ressemble à s’y méprendre à l’ancien. Sa volonté de tout sauver, de tout renflouer, de geler le temps marchand pour le reprendre plus tard, le montre, le maintien de sa politique fiscale le confirme. La pensée néolibérale s’adapte, mais ne change pas de logique. L’intervention de l’État n’est pas là pour diriger le marché ou prendre des actions autonomes du marché, il est là pour sauver le marché et assurer la restauration de sa domination après la crise. Rien n’a réellement bougé dans la politique économique du gouvernement.

Nola aldatuko du koronabirusak mundua?
Berria
www.berria.eus/albisteak/179954/nola-aldatuko-du-koronabirusak-mundua.htm

COVID-19aren osasun krisiak gizarte antolaketaren oinarriak astindu ditu: zaintza, lanaren antolaketa, klima krisia, krisi ekonomikoa, gobernantza, prekaritatea, hezkuntza, IKTak, harremanak, kultura, zientzia, zerbitzu publikoak… Jakintza arlo ugaritako 30 adituk gogoeta egin dute krisitik sor litekeen mundualdi berriari buruz.

 

Arroila        

JENOFA BERHOKOIRIGOIN HIRIGARAI (Gamarte, Nafarroa Beherea, 1985) Ekonomia Sozial eta Solidarioan masterduna eta Ikasketa Feministetan diplomaduna da. Kazetaria da, ‘Argia’-n, eta BERRIAn aritu zen lehen. Euskaraldiaren dinamizatzen aritu da.

Mundua aldatuko da, baina ez onera. %1aren eta %99aren arteko arroila sendotu besterik ez da eginen, amesturiko kontrol sozialaren laguntzaz. Krak egitekotan da sistema. Denok dakigu; %1en meneko diren agintariek sustut. Merkatu kapitalistaren krisia saihetsezina bada, 30 urtez kontrolik gabe puzturiko finantza merkatuak ez du krak egin behar. Aitzina doa piloturik gabeko hegazkina, eta Estatuek 2008an doi-doi salbatu bazuten ere, hor ezingo dute. Larriena, iduriz ez dutela piloturik izendatuko. Finantzen osasunari so dira; zerbitzu publikoa desegiteko prest denak ez du herritarrenaz axola. Froga, ospitaleak gainezka, lantegiak irekita atxikitzea. Biharrari, hots, geroari so garenak %99etan gara, baina arroila handiegia da; ideiak ez dira %1ekoen luxuzko konfinamendura heltzen. Hauek orainari so dira, koma artifizialean jarritako sistemari, jukutrietan, bihar esnatu eta berdin-berdin segitu ahal izateko. Kosta ahala kosta, artifizialki bada ere, bizirik atxiki nahian. Okerrena, birus are bortitzagoak jinen direla: sanitarioak, sozialak, ekonomikoak, ekologikoak. Biharamun solidario baten aukera %99en aldean da, baina tamalez, arroila handiegia da.

Planetaren etorkizuna gure esku

LOREA FLORES COMPAINS (Iruñea, 1985) Greenpeaceko Hego Euskal Herriko koordinatzailea da, eta Biologiako lizentziaduna.

COVID-19ak eragindako osasun krisiaren ondorioz, baliteke modu zuzenean munduan aldaketarik ez izatea ikuspuntu ekologikotik ari garenean. Berotegi efektuko gasen isurketa tasen edo kutsaduraren murrizketen edo kaleak hartu dituzten animalien inguruko albisteak ugariak badira ere, konfinamenduak sortutako aldaketa puntualak baino ez dira. Atmosferako CO2 kontzentrazioa ez da nabarmenki aldatu, eta, beraz, klima aldaketaren mehatxuak hor jarraitzen du. Gainera, litekeena da, alarma igaro ondoren sistema berrabiarazten dugunean, errebote-efektua egotea emisio horietan, eta urte hasieran baino maila handiagoetara igotzea. Hala ere, egia da krisi honek gure bizimoduetan eragin sakona izan duela, eta lehen hutsalak iruditzen zitzaizkigun ekintzen garrantzia erakutsi digula, hala nola pertsonen eta komunitateen zaintza, hurbileko elikagaien kontsumoa, eta abar. Hortaz, berriro mundura ateratzen garenean, gure eguneroko ekintzek duten eraginaren jabe, itxaropena egon daiteke gauzak beste era batera egiteko, bizitza eta planeta erdigunean kokatuta.

Eskala zabalagoetan pentsatu behar

NICOLAS GOÑI (Donibane Lohizune, Lapurdi, 1980). Trantsizio ekologikoaren erronka anizkoitzetan interesaturik, Bizi mugimenduko kide da 2012tik, eta horren barruan, Euskal Herria Burujabe lantaldeko kide 2018tik.

Ulertuko ote dugu zer erran nahi duen interdependentzian egotea, hori da birus honen ondorioz datorkigun galdera nagusia. Maila handiko lehen erabakiak hartu ondotik, segituan beldurrak eta berekoikeriak bultzaturiko joerak ageri: nor gehiagoka erosketak egiten, etxean pastak, irina, edota komuneko papera metatzeko asmoz; nor zaluago autobideetan edo trenez hiri handietatik ihes egiten. Eta, horren ondorioz, supermerkatuetan gabeziak. Eta baliabide gutiagoko landa eremuetan, adineko pertsonak hiltzeko arrisku handiagoan. Metatuz eta ihes eginez beren burua babesten dutelakoan, ondokoaren segurtasuna hauskortzen, gizartean ezinegona zabaltzen dute.

Etikaren ikuspegitik traketsa (eufemismoa da) izateaz gain, oso gaizki kalkulatua da ere: ez gara bakoitza burbuila hermetiko batean bizi. Nire ondokoa ni bizi naizen mundu berean bizi da. Nire osasunari kaltetzen ahal dion birus bera harrapatu eta zabaldu dezake. Nire ondokoa egoera larrian uzten badut, horren ondorioak nik ere zuzen pairatu ditzaket. Eskala ttikian errazagoa da ulertzea: nire familia, lagunak, auzolaneko kideak… Pentsatu beharrik gabe axola zait horiek denak ondo egotea. Zirkulu zabalagoetan begirada hori izanen ote dugun, planeta mailara iritsi arte, horren arabera, pandemiak mundua aldatuko du, edo ez.

Ongi etorri nekropolitikaren arora

JULE GOIKOETXEA MENTXAKA (Donostia, 1981) Filosofian doktorea da, eta EHUn irakasle. Ekintzaile feminista, idazlea eta BERRIAko kolaboratzailea ere bada, besteak beste. ‘Demokraziaren pribatizazioa’ du orain arteko azkeneko liburua.

Biopolitikaren kontrakoa da nekropolitika. Lehena bizitzaren gobernua da. Bigarrena, heriotzaren gobernua. Gizateria jakin baten ezaugarria da norbera zeharkatzen ez duten egoerekiko indiferentzia. COVID-19ak horixe azaleratu du: gizabanako europarraren kontzientzia politiko-kolektibo eskasa. Pandemia gurera ailegatu baino lehen, oso gutxik sentitzen zuten orain zabaldu den amorrua edo mundua aldatzeko premia, eta, hala ere, gaurko mundua orain dela hamar hilabete genuen mundu bera da, nekropolitika neoliberalak sortutako mundua. Gure etxeetan sartu da heriotzaren gobernua, bihotzak eta gorputzak kolpatu ditu eta begirada zarratatu: oraingoan gu gara gaixotzen eta hiltzen utziko dituztenak, eta, tanatopolitika hau masiboa denez, arrastorik utzi gabe, memoriarik gabe desagertuko gara, egunero munduan milioika gizaki hiltzen diren bezalaxe. Subjektu izatetik objektu izatera pasatu gara; ez da mundua aldatu dena, ezpada guk munduan genuen posizioa. Gainontzekoentzat mundu bera dira gaurkoa eta atzokoa. Eta mundu bera izango da biharkoa. Atera dezagun burua magalpetik eta has gaitezen beste etika-politiko bat gorpuzten. Honaino ekarri gaituen etika-politikoak heriotza eta indiferentzia ditu lehengai; miopia, zoru eta zutabe.

Zisneak, narrastiak eta mamiferoak

IGOR AHEDO GURRUTXAGA (Bilbo, 1973) Soziologia Politikoan lizentziaduna eta Zientzia Politikoetan doktorea da. Irakasle aritzen da EHUn, eta dozenaka artikulu eta ikerketa argitaratu ditu.

Carl Sagan jenioak duela urteak iradoki zuen dinosauroak ziren odol hotzeko narrasti indibidual eta asozialen bukaera, agian, gertatu zela, milaka eta milaka odol beroko mamifero sozial, enpatiko, antolatu eta narrastiak zaintzeko gai ez ziren kumeez elikatzeko behar bezain inteligenteak zirenen kontra lehiatzeko ez zirelako gai izan, nahiz eta ankerragoak, jatunagoak eta bolumen handiagokoak izan. Big bang-a, hortaz, boteretsu batzuen egokitzeko ezintasunetik etorriko litzateke, animalien erreinuan inorez batzuk ziren horiek bizirauteko efikazagoak agertu baitziren, haien sozializatzeko ahalagatik, jakin-minagatik eta elkar laguntzeko joerarengatik.

Ez dakigu nolakoa izango den mundua krisi honen ondoren. Baina historiaren norabidea alda dezakeen zisne beltz honek zerbait erakutsi du: neoliberalen narrasti logika ez da adaptatiboa, eta hondamendira garamatza, espeziea eta planeta. Paraleloan, garen bezala erakutsi gaitu: mamifero batzuk esnatu direnak indibidualtasun neoliberalaren narrasti ametsetik, eta deskubritu dutenak enpatia, zaintza eta hor kanpoan dagoenarekiko jakin-mina direla humano egiten gaituztenak. Eta kanpora aterako garenean, bizkorrak baldin bagara, suge neoliberalen arrautzak berriro ez eklosionatzeko aukera izango dugu.