Articles du Vendredi : Sélection du 16 septembre 2022

De l’utilité de la colère – en guise de réponse à François Gemenne
Nicolas Haeringer
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/150922/de-l-utilite-de-la-colere-en-guise-de-reponse-francois-gemenne

François Gemenne a récemment dénoncé les militant.e.s qui confondent « être en colère » avec « être dans l’action ». La critique est dure, venant d’un compagnon de route de nombreuses ONG – mais elle offre l’opportunité de réaffirmer les choix et stratégies du mouvement pour la justice climatique.

La colère est bonne conseillère. La frustration ne l’est en revanche pas. François Gemenne, co-auteur de plusieurs rapports du GIEC, qui a largement contribué à construire et diffuser les connaissances sur la réalité du dérèglement climatique, en a à mon sens récemment fait la démonstration.

François Gemenne est (était ?) un compagnon de route de nombreux mouvements et organisations luttant contre les causes du dérèglement climatique – le passé est peut-être ici de rigueur, puisque F. Gemenne explique ne plus considérer les “activistes du climat comme des alliés”. Les critiques qu’il formule, de même que leur écho médiatique (depuis l’échec de Yannick Jadot à la présidentielle, dont il fut porte-parole, il ne manque pas une occasion de dire à quel point le militantisme politique comme associatif est une impasse), sont conséquentes. Il me semble donc important de répondre à ses objections, sans pour autant tomber dans l’invective (auquel l’intéressé contribue malheureusement lui-même trop souvent – et dont il est malheureusement également victime) propre à twitter.

Mardi, il a publié une tribune dans Libération, dont il a prolongé la réflexion dans l’émission « C Ce soir », sur France 5. Le raisonnement de François Gemenne peut se résumer comme suit : nous nous tromperions de combat en stigmatisant les ultra-riches. Cette posture serait certes confortable (nous serions du bon côté, nous les vertueuses et les vertueux) mais totalement contre-productive. Nous confondrions « être dans l’action » et « être en colère ». Nous tournerions le dos à la nécessité de nous « transformer collectivement » pour mettre fin à l’emprise de l’industrie fossile sur nos vies. Pire, en procédant ainsi, nous pousserions d’autres que nous à renoncer à agir – jamais avare de provocations (mais toujours prompt à dénoncer les excès des autres), F. Gemenne a même tweeté qu’il lui semblerait presque préférable de prendre l’avion pour vivre à Dubaï, plutôt que d’être confronté à des réactions en meute sur twitter.

Pour autant, F. Gemenne conclut son raisonnement en expliquant qu’il est nécessaire de contrôler les pratiques des riches : « si les riches sont des passagers clandestins dans la lutte contre le changement climatique, jamais le reste de la société ne pourra se mettre en mouvement ». Bref, si l’on suit son raisonnement, il faudrait parvenir à contraindre les riches à renoncer à leur consommation ostentatoire (bref, à leurs comportements et attributs de riches)… sans pour autant stigmatiser leur comportements et attributs.

Puisque François Gemenne critique les stratégies du mouvement pour la justice climatique, il semble opportun de lui répondre. Non pour le plaisir d’un affrontement un peu vain entre deux hommes blancs de plus de 40 ans mais parce que les critiques qu’il formule sont autant d’opportunités de clarifier et de défendre les choix stratégiques faits par le mouvement pour la justice climatique.

Dénoncer les injustices, en stigmatisant les ultra-riches 

Les mobilisations (fussent-elles en ligne pour le moment) contre les (ultra)riches ne se situent pas sur le registre moral. On ne peut ici s’empêcher de penser que les dernières sorties médiatiques de F. Gemenne sont largement liées à son expérience personnelle : il a lui-même été pris à partie (de manière violente et inacceptable) ce printemps sur twitter, pour avoir pris un vol entre Nice et Paris – il a eu l’occasion de s’expliquer à de nombreuses reprises (par exemple ici) sur le sujet. Les critiques n’ont pourtant rien à voir (même si leur virulence gomme les nuances).

Prendre le temps de suivre les déplacements du jet privé de Bernard Arnault, n’alimente pas une indignation morale mais un désir de justice. L’objectif n’est nullement de prendre appui sur le mode de vie de Bernard Arnault pour nous pousser toutes et tous à adopter des comportements vertueux. L’utilisation de son jet privé par Bernard Arnault n’est pas « mauvaise ». Elle est injuste – et ce d’autant plus qu’elle n’est que le symbole de la sécession à laquelle procèdent les ultra-riches. La stigmatisation (le name and shame cher aux mouvements anglo-saxons) est ici une stratégie assumée, qui permet de dénoncer des comportements qui sont, sans cela, socialement valorisés, enviés et passent alors pour des exemples à suivre. Décrier et vilipender de tels comportements est une étape vers leur interdiction pure et simple (ou leur taxation à un niveau tel qu’il est équivalent à une interdiction). La campagne que lance Attac ce jour, contre les “criminels climatiques” est ainsi essentielle – et montre bien que l’indignation construite sur twitter trouve rapidement des débouchés en termes de mobilisations et de revendications. Lorsque le choix de F. Gemenne de prendre l’avion en Nice et Paris (plutôt que de prendre le train ou, tout simplement, de renoncer à son déplacement) est pointé du doigt, il s’agit de rappeler que nos choix ne peuvent plus être défendus comme relevant de la seule sphère privée. On peut faire le choix de se déplacer en avion – l’utilité sociale d’un déplacement en avion mérite par exemple d’être posée.

On peut même choisir de prendre l’avion pour convenance personnelle – mais la critique devrait être dans ce cas possible (pour peu qu’elle soit argumentée et ne tourne pas au harcèlement).

Que des représentant.e.s d’île du Pacifique Sud, ou des victimes des inondations dramatiques qui ont frappé le Pakistan cet été (ou même des scientifiques belges ou des responsables d’ONG basés en France) se rendent en Egypte au mois de Novembre pour prendre part au Sommet de l’ONU sur le climat me semble par exemple socialement acceptable.

Le nécessaire élargissement des répertoires d’action

Ces formes d’indignation ne sont au demeurant qu’une infirme partie des stratégies et tactiques que déploient les militant.e.s du mouvement pour la justice climatique. La résistance contre le projet d’oléoduc EACOP, que TotalEnergies espère construire en Ouganda et en Tanzanie est l’une des priorités d’organisations telles que 350.org, les Amis de la Terre, GreenFaith, Survie, etc.

Plus généralement, les militant.e.s du mouvement pour la justice climatique ne cessent de pointer du doigt la nécessité de « changer de système ». Iels travaillent d’arrache pied à construire des mobilisations qui relient le désinvestissement, l’arrêt des financements (l’organisation Reclaim Finance vient de lancer un outil qui permet à chacun.de changer de banque), le blocage, des actions de désobéissances civiles de masse, etc.

Les militant.e.s ont de plus en plus recours à des actions de « sabotage » (j’utilise ici des guillemets tant le terme est trop souvent utilisé à tort et à travers – qu’il s’agisse, pour le pouvoir, de dénoncer les militant.e.s ; ou, pour certains collectifs, de vanter leur radicalité à la différence d’autres trop “mous”). Cet été par exemple : dégonflage de pneus de 4*4, bétonnage de golfs, mobilisations contre les méga « bassines », destruction de jacuzzi, etc. Ces actions ne sont que la conséquence de l’impasse politique dans laquelle nous sommes : les recours institutionnels ont tous été essayés, jusqu’à l’épuisement.

Les dirigeant.e.s politiques, les administrations, les institutions nationales comme internationales, de même qu’une partie conséquente de la société civile ont consacré une énergie folle, sans doute démesurée, à essayer de co-construire des politiques climatiques ambitieuses – à l’échelle locale, nationale comme supranationale. Il fallait tempérer la colère, renoncer à être clivant. C’est cette stratégie-là qui a largement échoué.

Il n’est nullement aberrant de faire toute sa place à notre colère face à l’état du monde. De ne plus chercher à convaincre, mais de trouver les moyens d’enfin contraindre.

Il n’y a là rien de destructeur. Au contraire : ce qui se joue là, c’est la volonté de tenir ensemble la préfiguration et la défiguration. Préfigurer le monde que nous voulons habiter et défigurer celui qui est devenu inhabitable – ce qui implique, nécessairement de nommer, de dénoncer et de contraindre celles et ceux qui l’ont rendu inhabitable.

Partout, les militant.e.s élargissent le répertoire d’action dans lequel iels puisent, pour contribuer à “défigurer” et défaire ce qui rend le monde inhabitable. Leur point de départ est une colère saine, qui débouche sur l’action collective.

Le mouvement pour la justice climatique est moins visible qu’il ne l’était auparavant. Les mobilisations de masse ont fait long feu : les 7,5 millions de personnes qui ont défilé dans les rues du monde entier en Septembre 2019 à l’appel de Fridays For Future sont un lointain souvenir. Mais le mouvement n’a pour autant pas disparu. Les mobilisations et les actions se sont relocalisées – et se structurent à partir des mobilisations locales (voir par exemple le travail de Terres de Luttes et des Soulèvements de la Terre). Au fond, ce qui se déploie ici, ce sont des formes de solidarités translocales, en lieu et place des solidarités transnationales propres aux mouvements de solidarité internationale du siècle passé. Je ne crois pas que les mobilisations soient en reflux. Elles donnent l’impression d’être plus sporadiques. Elles sont moins massives, certes. Mais elles sont aussi plus diffuses. Cette “conflictualité diffuse” est bienvenue. Elle pourrait permettre des percées nouvelles.

Le rôle des imaginaires dans la préfiguration

  1. Gemenne dénonce enfin la vacuité de militant.e.s qui utilisent les réseaux sociaux pour vanter leur voyage en train à travers l’Europe. Il se joue pourtant là quelque chose de bien différent, de plus profond que la simple exposition de soi (au demeurant légitime).

Qu’une journaliste narre son voyage familial en train à travers l’Europe, qu’une militante du mouvement pour la justice climatique fait le récit d’un périple jusqu’à Istanbul via de nombreuses stories sur Instagram ; ou encore qu’un des co-auteur de nombreux rapports du GIEC détaille ses nombreux déplacements ferroviaires en France et en Allemagne n’est ni puéril, ni auto-centré. En faisant cela, elles et ils contribuent à rendre le déplacement terrestre proche, banal, quotidien – tantôt drôle, parfois compliqué par des retards et des annulations. Ces récits banalisent le choix du train. Instagram et twitter regorgent encore de photos d’aéroport, de hublots d’avion, de chariots à bagages… Aucune beauté là-dedans :  un aéroport, c’est moche et une photo de nuage à travers la vitre d’un hublot n’a aucun intérêt esthétique. Mais ces images nous disent que l’émerveillement n’était pas que dans la destination, qu’il était aussi dans le voyage. Parler de son voyage en train c’est faire exactement la même chose : c’est montrer que l’on peut s’évader en restant sur terre, qu’il peut y avoir de l’excitation, de l’exotisme, du rêve en voyageant ainsi.

Le militant allemand Tadzio Müller exhortait récemment les militant.e.s à dire et faire savoir leur peur, leur colère, leur panique. Il le faisait en référence à la stratégie de Harvey Milk : celui-ci avait appelé les homosexuels à faire savoir qu’ils sont homos pour que l’homosexualité devienne banale. Si vous savez que votre gentil voisin, que votre talentueux boulanger, que ce cousin que vous aimez tant, que l’instituteur de vos enfants que vous admirez est gay, alors peut-être finirez-vous par vous intéresser à leurs revendications et à leurs mobilisations. Tadzio estime que faire sortir notre panique climatique du placard est une stratégie importante pour que nos proches prennent conscience de la gravité de la situation et de la nécessité de se mobiliser pour y répondre. Le cas des récits de voyage par voie terrestre est plus anecdotique mais précisément : ici, le registre de l’anecdote participe de la préfiguration. Si votre voisin prend le train de nuit plutôt que l’avion, pourquoi pas vous ? Si le co-auteur du dernier rapport du GIEC raconte à quel point il est difficile de réserver un billet entre les Pyrénées et la Drôme sur le site de la SNCF, pourquoi ne vous intéresseriez vous pas aux mobilisations de celles et ceux qui défendent les petites lignes de train ?

Apprendre à faire avec

Les mobilisations contemporaines (comme historiques) se sont largement ancrées dans la colère  – il suffit de penser à #MeToo. La colère contre les harceleurs, contre les violeurs n’est pas seulement légitime. Elle est transformatrice. Certes, la colère ne fait pas tout – et la question des débouchés politiques des mobilisations est plus vaste. Mais sans cette colère, l’accélération dans le rejet de comportements inacceptables – violents, meurtriers, destructeurs – n’aurait pas lieu. On imagine ainsi mal un chercheur ou une chercheuse travaillant sur les violences sexuelles nous expliquer que la colère qui s’exprime à travers #MeToo pose problème. C’est aussi ce qui se joue actuellement dans le mouvement pour la justice climatique. De la dénonciation des pratiques des ultra-riches à l’émergence de Dernière Rénovation, en passant par les mobilisations contre les bassines, les mobilisations foisonnent. Les chercheurs et chercheuses n’y sont d’ailleurs pas étranger.e.s, en atteste l’émergence de Scientist Rebellion ou encore le travail mené par la revue en ligne Terrestres, en particulier le chantier des Reprises de Savoir. Les scientifiques sont heureusement de plus nombreuses et nombreux à considérer les activistes du climat comme des allié.e.s et à inventer de nouvelles manières de lier leur travail aux mobilisations.

Dans la mesure où les États et bon nombre de grandes entreprises continuent à n’offrir aucun débouché politique aux mobilisations citoyennes pour la justice climatique et refusent de traduire les alertes des scientifiques en politiques ambitieuses, il est normal et sain que les militant.e.s (parmi lesquel.le.s des climatologues) explorent et testent de nouvelles manières de mobiliser et de passer à l’action. Il n’est pas surprenant que cette phase passe par des mobilisations en apparence du moins, sporadiques.

Il est évident que la multiplication des catastrophes climatiques, que le fait qu’une fois encore, les prévisions des climatologues s’avèrent en-deçà de la réalité (non parce qu’iels ont mal travaillé mais parce que la catastrophe s’emballe dans des proportions qui échappent à l’imagination comme à la connaissance scientifique) nous affectent tou.te.s. Ce désarroi, ces dépressions, cette colère, ces frustrations font partie de notre quotidien, intime comme collectif. Nous sommes ainsi contraint.e.s de tâtonner, d’explorer, de bégayer. Il me semble ici fondamental de ne pas opposer ces affects les uns aux autres, de faire le tri entre ceux qui seraient acceptables ou vertueux et ceux qui ne le seraient pas. Nous sommes en train d’apprendre à faire avec. Nul.le ne peut prétendre savoir ce qui pourrait finir par marcher – c’est précisément pour cela que, comme le dit si bien Corinne Morel-Darleux, plus rien n’est vain.

Rien n’est vain – assurément pas la colère, l’élargissement des répertoires d’action ou ces nouvelles alliances entre scientifiques et militant.e.s. Elles sont au contraire nos principales sources d’espoir.

Un été de plus. Manifeste contre l’indécence (2/2)
Par Johann Chapoutot (Professeur, Sorbonne Université) et Dominique Bourg (Professeur honoraire, Université de lausanne)
https://lapenseeecologique.com/un-ete-de-plus-manifeste-contre-lindecence

L’été 2022 n’aura représenté, à l’échelle de l’hémisphère Nord, qu’un été de plus, une n-ième confirmation de ce que nous savons depuis plus de 30 ans, depuis le premier rapport du GIEC ; une répétition de ce que nous expérimentons depuis 2018. Le dérèglement climatique n’est plus une abstraction, mais une dévastation (500’000 hectares de forêts brûlées en Europe occidentale), chaque année plus importante. En ce sens il ne surprend plus, ne nous apprend plus rien, mais il touche, au sens physique et émotionnel, des pans toujours plus vastes de la population : la tristesse, l’effroi et le désarroi dominent, qui peuvent déboucher, au plan psychique, sur des accablements bien compréhensibles et, sur le plan politique, sur une colère qui peut confiner à la rage.

(…)

Du devoir d’action des États

Rien ne se fera, alors que ce n’est pourtant pas difficile : il suffirait de quelques mots, jetés sur le papier d’un décret, pour encadrer, pour normer, voire interdire, l’usage de véhicules à moteur thermique dont on sait la nocivité. La puissance mécanique, son perfectionnement et sa diffusion massive depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont fait de n’importe quel quidam qui a les moyens de se l’offrir, un délinquant, voire un criminel objectif – un contributeur actif à la dévastation en cours.

L’interdiction des jets privés, des SUV et autres 4×4 (ces engins démesurés dont l’usage ne peut se justifier quand dans les zones les plus difficiles d’accès) en ville et sur autoroute relève de plus élémentaire bon sens.

Est-ce à l’industrie automobile de décider du sort d’une vie qu’elle contribue à éteindre ? Le pouvoir réglementaire devrait s’intéresser au volume et au poids des voitures individuelles : par quel mystère grossissent-elles autant ? Comment justifier que la mobilité d’un corps de 70 kg exige la construction d’un monstre caréné d’une tonne, voire plus ? Au-delà, pourquoi ne pas appliquer l’obligation du contrôle technique aux motos individuelles, comme l’exige la loi européenne, que la France a décidé de violer ouvertement[11], pour ne pas s’aliéner les mordus du guidon ? Le deux-roues motorisé est un bien curieux engin : pour un seul individu, combien de nuisances sonores, de puanteur et de pollution ? Sans même évoquer le danger que les motards assument et font courir à autrui, le deux-roues à moteur thermique est la matérialisation d’un narcissisme technophile parfaitement hors de propos – archaïque, égoïste, destructeur. La liste est longue : des quads, ces horreurs qui sèment bruit, dégâts et accidents pour satisfaire la pulsion de n’importe quel abruti emporté par l’illusion de la puissance, aux jet ski, ces quads des mers promus par les locataires de Brégançon, une longue liste de réglementations et d’interdictions s’impose.

On criera à la dictature, certes, comme les libéraux américains hurlent dès que l’on prétend encadrer la détention et l’usage de leurs armes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’armes qui détruisent le vivant, massivement et inexorablement, en sus de semer la laideur, le malheur et la désolation. Quiconque dispose de quelques centaines ou milliers d’euros à investir dans un tel loisir se trouve armé par des machines dont la puissance de nuisance et de destruction est inédite dans l’histoire humaine.

Dictature ? Ma liberté ne s’arrête-t-elle pas là où je commence à nuire à autrui, en l’occurrence à l’humanité et plus largement aux conditions de déploiement de la vie sur Terre ? En quoi emprunter le train ou l’avion de ligne au lieu d’un jet privé blesserait-il la dignité de Bernard Arnaud ? Sa dignité dépasserait-elle celle du vulgum pecus ? Sa conception des droits humains est-elle fondée sur l’épître aux Galates, la théologie de Salamanque, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou sur le bon plaisir obtus de celui qui fait parce qu’il peut, sans aucune autre considération que l’exercice de ce petit pouvoir ? Interdire à un individu de massacrer le climat à coup de dizaines de tonnes de carbone sans aucune nécessité serait-il punitif, comme le répètent des cohortes de commentateurs ignares ?

On criera au fou, également, car, remarquez-le, le réflexe immédiat est de renvoyer au délire celui qui est tout bonnement raisonnable, et d’irréaliste celui qui, humblement, rappelle les conditions du réel : la limite, la finitude, l’impossibilité, dans un monde fini, de courir une course à la croissance infinie. Prononcez le mot « décroissance » sur un plateau de télévision, on vous traitera de malade. Rappelez le droit imprescriptible de l’homme à arroser le vaste green d’un golf pendant que des éleveurs, à deux pas, abattent leurs bêtes par manque d’eau, vous obtiendrez un brevet de bienséance.

Le rappel, pourtant évident, des limites inhérentes à toute existence humaine, à toute habitation d’un monde fini, rend de plus en plus agressifs ceux qui croient, ou feignent de croire, à l’absence de limites, que ce soit par « l’innovation », par les fantasmes transhumanistes ou par l’échappée belle, vers des planètes inhabitables, comme Mars. Comme les fantasmes spatiaux de milliardaires immatures et hors sol sont difficiles à vendre sur les plateaux (ils ne concernent, de toute manière, qu’une petite caste suffisamment riche pour s’envoyer en l’air à un coût écologique désastreux), on préfère prêcher la confiance technophile dans l’innovation, mot récent dans son acception actuelle, mais omniprésent[12].

L’idée derrière ce sermon est que la seule ressource illimitée est la matière grise, qui viendra à bout de toute finitude. L’autre idée est qu’il faut répondre à la saturation d’artefacts par un nombre encore accru d’artefacts – milliers de satellites, panneaux réflectorisants géants, missiles tirés dans les nuages pour faire tomber la pluie… Nous crevons littéralement sous les objets, et nous allons en rajouter, pour nous priver de ciel.

Ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, c’est le volume toujours croissant de nos économies, nos flux d’énergie et de matière : la masse d’objets et de services que nous produisons, les infrastructures que nous aménageons, notre alimentation trop carnée et l’artificialisation des sols, généralement irréversible (on goudronne en masse, on ne dégoudronne jamais) ; à quoi s’ajoute le poids écosystémique de la masse démographique humaine. Autrement dit, pour l’essentiel, nos richesses matérielles. La consommation de ressources croît plus vite que le PIB mondial depuis le début des années 2000[13]. Les 10 % les plus riches, dont nous faisons partie, émettent de 34 à 45% des gaz à effet de serre mondiaux, et les 50% les plus pauvres n’en émettent que 13 à 15%[14]. Alors innovons ? Mais que produit d’autre l’innovation technique si ce n’est des gains de productivité qui abaissent l’accès au marché et le coût de l’usage des biens et services et nourrissent ainsi la croissance ? Ou encore l’invention de nouveaux objets et services qui accroissent derechef les flux d’énergie et de matière ? Credo aussi grotesque et stupide que de croire que, incapables de préserver la vie sur Terre, il suffit de la créer ex nihilo sur Mars, dont la gravité rend à jamais impossible toute terraformation.

Quelles perspectives d’action pour les citoyens ?

Que faire face à la violence tranquille, assumée, du déni, de la bêtise et du saccage ?

Rappelons que le « pouvoir » est délégué et consenti à des institutions et à des représentants en vertu du contrat social. Ce contrat social stipule que je renonce à une liberté absolue pour vivre dans un espace politique qui assure ma survie et ma vie, ainsi que celle de toutes et de tous. Dès lors que la survie des membres de la société n’est plus assurée, que la réduction de l’habitabilité de la Terre est même organisée et promue, le contrat social est rompu, et chacun recouvre sa liberté naturelle. La démonstration se trouve chez tous ces philosophes et juristes contractualistes qui, de Hobbes à Rousseau en passant par Locke, ont accouché de nos constitutions et institutions. L’État dispose d’un monopole de la violence physique légitime si et seulement s’il respecte scrupuleusement ce contrat.

Nombre de nos contemporains estiment que ce n’est plus le cas, que l’incompétence, l’inaction et l’irresponsabilité écologiques des « gouvernants » menacent la survie des écosystèmes et des citoyens. C’est ce raisonnement, imparable, qui fonde, au minimum, l’appel à la désobéissance civile[15]. C’est également ce raisonnement qui pourrait fonder le recours à l’action directe chez des militants qui, choqués par la répression qui frappe les mouvements de protestations pacifiques, sont de plus en plus tentés par des actions de sabotage (de golfs, de jets privés, de SUV, de mégabassines…) qu’ils préfèrent appeler, et à juste titre, désarmement.

Notre code civil et notre code pénal sont en retard de quelques décennies sur la réalité des enjeux : les tribunaux qui auront à connaître de ces faits de désarmement n’auront d’autre choix, au regard du droit positif, du droit tel qu’il existe aujourd’hui, que de condamner les auteurs, au nom de l’atteinte aux biens. La propriété est sacrée, et la possession d’un quad me donne le droit d’en user et abuser. Il faudrait beaucoup d’audace et de courage aux juges pour invoquer l’état de nécessité (écologique et vital) et relaxer les auteurs de désarmements – ils seraient réformés en appel ou en cassation. Les juges n’en peuvent mais : le droit les lie, il faut donc changer le droit. C’est au législateur d’agir, par la loi, ou au pouvoir exécutif de prendre des mesures réglementaires, par décret.

L’inaction radicale des néolibéraux face à un enjeu qu’ils ne comprennent pas et dont ils perçoivent bien que le traitement pourrait menacer leur jouissance et leur patrimoine est délétère, car elle porte en elle rien moins que la dislocation de la société.

Dislocation par un activisme qui pourrait croître en colère et en violence et dont la pointe avancée, chez des éléments particulièrement convaincus et désespérés, pourrait déboucher sur un terrorisme qui n’est souhaitable pour personne et qui contribuerait localement à l’aggravation de la destruction environnementale et au malheur de la mort.

Dislocation par l’éloignement progressif de celles et ceux qui, devant un monde objectivement devenu fou, sombrent dans la folie pure et parfaite des récits complotistes. Quand un pouvoir se proclame « camp de la raison » alors qu’il refuse de faire le minimum qui s’impose face à la catastrophe en cours, qu’il défend l’indéfendable (Benalla fut un moment révélateur à cet égard) et qu’il tord le langage en permanence, quand les garants de la démocratie refusent de faire campagne et appellent à voter contre l’extrême-droite pour, le soir même des résultats, appeler à une collaboration avec eux au Parlement, il n’est pas étonnant que nombre de nos contemporains ne trouvent pas plus délirant que le monde soit mené par une cohorte de reptiliens hostiles dévoreurs d’enfants… Où se situe le délire ? Chez ceux qui parfois peu armés intellectuellement et culturellement, adhèrent à des explications baroques, ou chez ceux qui violent ouvertement toutes les règles de la décence politique, manipulent le langage et, oui, complotent, car les complots existent bel et bien. Comment qualifier autrement les petites manigances avec Uber, ou les cabinets de conseil qui contribuent gratuitement à la campagne électorale de 2017 avant de récolter miraculeusement des commandes publiques prodigieusement rémunérées avec l’argent du contribuable[16] ?

Sécession et séparatisme de « ceux qui ont réussi », sacrifice de « ceux qui ne sont rien »

Dislocation, enfin, par la sécession cynique de ceux qui s’estiment tout permis. L’été 2022 aura contribué, s’il en était encore besoin, à révéler l’indécence inouïe de ceux qui s’émancipent de tout sens commun et qui ignorent activement toute notion élémentaire de l’intérêt général. L’usage inconsidéré des vols en jet privé, les dérogations accordées pour l’arrosage des cours de golf, lors d’une sécheresse historique, auront choqué bien au-delà du public informé – de même que le refus obstiné, obtus, capricieux du gouvernement de taxer les surprofits inquiétants des compagnies pétrolières. La pointe avancée de cette sécession, de ce séparatisme, ce sont les libertariens américains qui financent et soutiennent la frange radicalisée du parti dit républicain. Un compagnon de la première heure d’Elon Musk, le financier Peter Thiel, investit déjà dans des îles artificielles, réservées aux super-riches, où aucune norme ne viendra faire obstacle à la loi du plus fort et du plus bête : aucune fiscalité, aucune règle sociale ou sanitaire, aucune solidarité, aucune régulation concernant les armes à feu. Il s’agit de préparer la survie de quelques-uns dans le contexte d’un désastre assumé comme inévitable : « long before we go to Mars », annonce la communication de ce projet, appelé Seasteading, nous allons vivre, enfin ceux qui peuvent se l’offrir, sur des cités flottantes, seul recours technique après la dévastation des terres[17]. Un miroir aux alouettes de plus : les publicités du projet mettent en scène un océan calme par temps clair, une météo apaisée et bien peu crédible dans le contexte du dérèglement global. L’illimitisme de ces individus, par peur de la mort, par hantise de la finitude (des hommes et des ressources naturelles), par ignorance, aveugle et brutale, conduit à ce genre de dystopies sinistres, dont les scénarios ont été anticipés par ce que le cinéma a produit de plus visionnaire et de plus inquiétant, de Mad Max au Fils de l’homme ou à 2012. L’étape d’après, nous le savons par ceux qui fantasment encore le pays de Cocagne, c’est Mars – mais pour quelques élus seulement : le darwinisme social est, lui aussi, pleinement assumé.

Laissez-nous jouir et détruire, adaptez-vous comme vous le pouvez, et regardez-nous préparer notre fuite, notre grand sauve-qui-peut océanique puis spatial. Ce délire-là, qui assume le coût écologique exorbitant de vols spatiaux Potemkine ainsi que la privatisation du ciel, est financé à coups de millions de dollars. Tout cela relève certes de l’initiative isolée – on ne peut soupçonner l’existence d’un grand plan visant à laisser faire avant de fuir, au détriment du plus grand nombre. Mais les logiques sont bien à l’œuvre : technophilie, déni, culte de l’argent et de la « liberté », darwinisme social. Si certains ne voient pas aussi loin que Mars, ils peuvent être tentés, par le laisser-faire et le laisser-aller qui est une de leurs marques, de jouer la politique du pire : celle de la dégradation des conditions de vie, d’une protestation sociale de plus en plus massive, suivie d’une répression accrue – bref, un durcissement croissant de la logique néolibérale (atomisation de la société et protection des profits et patrimoines de quelques-uns par une force « publique » de fait privatisée), qui confie la gestion des externalités négatives à la police ou à l’armée.

A l’instar de celles et ceux qui, sur les plateaux de télévision, se font les messagers du fossile, on a affaire ici à de véritables forcenés qui ne peuvent être amenés à la raison ou, du moins, à un comportement raisonnable, que par la contrainte réglementaire ou légale. De cette contrainte, entend-on, il ne saurait être question en régime (néo-)libéral, où la « responsabilité individuelle », la « bienveillance » spontanée, le mécanisme autorégulateur du marché, le tout mis en musique par des « chartes d’éthique » ou des « codes de bon comportement » sont censés tout régler. La contrainte (opposée à ceux qui ont abdiqué toute décence commune) est insupportable : à la hard law de la contrainte d’État, on préfèrera une soft law molle et duveteuse, qui ne sera bien entendu jamais respectée. Dans un univers social en dérégulation accélérée depuis le triomphe du néolibéralisme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne au début des années 1980, aucune barrière n’est opposée à tous ces passagers clandestins qui jouissent de la société sans vouloir en payer le prix. De l’évasion fiscale à l’arrosage des golfs, en passant par l’abolition de l’ISF, il y a une continuité adamantine – et dévastatrice.

Le refus principiel de la contrainte est extravaguant, et difficile à faire entendre à une société qui, par décret, a été confinée, parfois totalement, pendant de longs mois, à l’occasion d’une pandémie récente. Par rapport à la Covid, les dimensions de la catastrophe géoclimatique sont démentielles. La contrainte la plus dure s’impose déjà à toutes celles et ceux qui perdent leur lieu de vie dans les incendies, et leur maison dont les murs, placés sur des sols argileux en voie de dessiccation, se fendent. Sans parler de ceux qui perdent leur santé, voire leur vie, dans des agglomérations rendues inhabitables par la pollution de l’air et la canicule. Parler d’« écologie punitive », opposée, par les éléments de langage dominants, à « l’écologie des solutions » n’a aucun sens : la punition est déjà là, dans l’enfer des chaleurs extrêmes, des sécheresses récurrentes, de la tropicalisation des mers, avec des phénomènes jusqu’alors rares ou inconnus (récoltes en bernes, mégafeux, inondations hors normes, grêles dévastatrices, tornades, orages d’une violence inédite, glissements de terrain, etc.).

De même que l’on a su mettre sous cloche un pays pour éviter la saturation d’hôpitaux détruits par les politiques « d’économies », d’ « austérité » et de « réduction de la dette », au prix d’une dette surmultipliée (on admire, au passage, le réalisme de cette gestion exemplaire qui préfère fermer des lits), il serait possible de prendre immédiatement les mesures qui s’imposent, infiniment moins contraignantes que les confinements sanitaires ou que les conséquences de l’inaction climatique : réduction drastique du trafic aérien (on se passera des week-ends à Barcelone), de la circulation des moteurs thermiques, de l’agrochimie dont la nocivité sanitaire et écologique est avérée, etc… Il y aurait des débats et des désaccords, c’est le cas en démocratie, mais le consensus social autour de mesures que la logique la plus élémentaire impose serait massif en regard des conséquences qui sont désormais partout visibles sur le territoire.

L’irresponsabilité des « responsables » politiques

Il faudrait pour cela des « responsables » politiques vraiment responsables, et non des managers décérébrés ou des politiciens occupés courir sans cesse derrière l’extrême-droite.

La question de l’inscription dans le temps est, ici, décisive. On sait que les « responsables » politiques ont parfois du mal à penser le long, voire le moyen-terme, car ils sont rivés au court-terme des élections. Quant à la « science » économique, la longue durée est un élément qu’elle n’intègre pas, car, comme le remarquait plaisamment Keynes, à long terme, nous sommes tous morts.

Dans le cas présent, la contradiction entre l’horizon borné des « décideurs » et la réalité des phénomènes est béante : les mesures qu’ils prendraient aujourd’hui n’auraient que peu d’effets avant une ou deux décennies, en raison de l’effet d’inertie des phénomènes géoclimatiques et du caractère cumulatif de processus que nous avons provoqués, mais que nous ne maîtrisons pas. En clair, l’arrêt total des émissions de gaz à effet de serre n’empêcherait pas la forêt de brûler ou la banquise de fondre avant longtemps.

En clair aussi, pour les générations auxquelles appartiennent les auteurs de ces lignes, c’est déjà trop tard, et peut-être même pour celle de leurs enfants : les incendies en Bretagne, en Anjou, dans les Vosges et même dans le Jura vont se répéter et s’intensifier. Ce constat décourageant peut apparaître comme une incitation à perpétuer un laisser-aller désastreux, une jouissance (pré-)apocalyptique, molletonnée dans un déni veule et confortable.

C’est un choix possible, qui semble être majoritairement celui de « décideurs » qui ne décident rien du tout, ou rien qui soit à la hauteur des enjeux. Le « pouvoir » actuel, qui n’est qu’une immense impuissance, n’a rien à dire sur le désastre écologique en cours, sinon prêcher la résignation et appeler à la nécessaire « adaptation », ce mantra néolibéral bien étudié par Barbara Stiegler[18], et qui consiste à demander d’accepter l’inacceptable, dans le domaine fiscal, social, écologique… S’adapter est le pendant d’un autre verbe, ce j’assume qu’ils ne cessent de répéter, et qui signifie : oui, c’est faux, oui, c’est mal et je le sais, mais c’est mon bon plaisir et, au fond, je m’en moque totalement. Entendons-nous : l’adaptation est écologiquement nécessaire, mais in fine inutile si nos émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter chaque année, comme c’est le cas, à l’exception de l’année 2020, marquée par les confinements.

Difficile d’éduquer ces gens au désintéressement, voire à la sobriété, qu’impliqueraient des décisions réellement pertinentes et courageuses : leur inscription dans le temps est superficielle et faible et leur logiciel, métaphore informatique qui leur est chère, les rend parfaitement intempestifs, étrangers à notre temps, à ses enjeux et à ses questions. De quoi les « pouvoirs » actuels sont-ils contemporains ? Leur univers mental est quasi-unanimement néolibéral, ce qui les rend contemporains de ceux qui, entre 1945 et 1950, voulaient ressusciter le libéralisme économique, si violemment pris en défaut depuis la crise de 1929 et la Grande Dépression, pour faire face au danger communiste soviétique et à la social-démocratie keynésienne qui, à leurs yeux, était peut-être pire encore que les lointaines exclamations de Khrouchtchev. Les néolibéraux qui nous gouvernent sont donc fermement arrimés aux années 1950 ou, au mieux, à ces années 1980 qui ont vu Thatcher et Reagan réciter les textes que des universitaires épouvantés par la création de la Sécurité sociale avaient écrits pour eux trente ans auparavant.

Le logiciel du « nouveau monde » est celui de la guerre froide, élaboré par des hommes qui prônaient l’exploitation illimitée des ressources et du « capital humain » pour faire advenir une société d’abondance où la consommation généralisée, la satisfaction matérielle universelle, conjureraient tout risque d’avènement de la gauche ou des communistes.

La période de haute croissance qui marqua l’occident à partir de 1945, ces fameuses « trente glorieuses » exaltées par des néolibéraux qui rêvent toujours de les retrouver, a abouti à des désastres écologiques sans précédents dans l’histoire de l’humanité, et dont la réalité est apparue manifeste dès le début des années 1970[19]. Les connaissances, les données, les « évidences », pour employer un anglicisme, étaient déjà là. On sait qu’elles furent sciemment étouffées par des intérêts privés qui assumaient, déjà, de tuer, et de tuer en masse, pour maintenir un taux de profit acceptable. L’industrie pétrolière a, on le sait désormais à l’exemple d’Exxon, à sa mesure de Total, été aussi criminelle que l’industrie du tabac, en s’opposant à toute diffusion publique d’une information scientifique et sanitaire pourtant vitale et d’intérêt public[20].

Les « décideurs » actuels, qui ne sont pas de notre temps, continuent à nous faire perdre un temps précieux. Celui qui, par opportunisme de communication, a inventé le consternant Make the Planet great again, un assemblage de mots qui fait souffrir les anglicistes et les anglophones, car il ne veut littéralement rien dire, est le même qui a demandé au président ougandais de faciliter à Total la réalisation de 400 forages pétroliers dans des zones naturelles protégées de son pays[21] et dont les gouvernements, condamnés pour inaction climatique, ont encouragé l’usage des pesticides[22]. Le contraste entre les pitreries d’un marketing politique bon marché, de slogans intellectuellement et linguistiquement aberrants, et la réalité des actes révèle un cynisme qui dépasse l’entendement.

Nous sommes tous affectés par la catastrophe

Face à ce cynisme et à cette malhonnêteté, un nombre croissant de citoyens se trouve démuni, en réelle souffrance intellectuelle et morale.

La terreur que l’on peut légitimement éprouver face à l’emballement des processus climatiques est un affect à prendre au sérieux. Il conduit à une neurasthénie, à une dépression massivement constatée, notamment chez les jeunes générations[23] : la destruction des lieux de vie, des patrimoines naturels et humains, des conditions mêmes de l’habitabilité de la Terre est une perspective, ou plutôt une réalité, qui conduit au recroquevillement et au retrait. La dépression est un choc anaphylactique de l’intelligence et de la psyché : pour éviter de souffrir démesurément, la psyché se met en veille, comme le corps face à une agression violente et brutale. Cette souffrance massive est en soi inacceptable. Elle a de surcroît un coût humain et social terrible : combien de renoncements, de démissions, d’abandons de postes chez les plus sensibles et les plus éclairés de nos contemporains, dont l’activité dans les domaines de l’éducation, du soin, de l’intelligence en général, fait tenir le lien social ? Les brutes fascinées par la domination, la puissance et l’exploitation sont généralement moins sensibles aux désastres en cours : par leur fuite en avant, ils l’alimentent, par leur aveuglement, ils l’ignorent.

La terreur peut également se traduire en un autre affect, une colère immense, salutaire, productrice d’action politique – si tant est que les institutions le permettent et que le débat public ne soit pas saturé par les discours de ceux qui croient avoir tout intérêt au statut quo : ceux qui, coûte que coûte, veulent jouir de leur puissance mécanique, de leur argent, au mépris de l’intérêt général. Dans le cas contraire, le verrouillage des institutions et des canaux d’expression peut conduire à une rage incontrôlable, source de violence et de malheur pour tous, sauf à parier sur le succès d’une révolution que, face à malhonnêteté d’un pouvoir veule qui abîme la démocratie, beaucoup peuvent désormais légitimement souhaiter.

Par manque d’imagination et d’empathie, par leur bêtise et leur inculture, par leur incapacité à projeter et se projeter, par leur cynisme et leur médiocrité, nos « gouvernants » sabotent un régime démocratique déjà fragile et abimé. Leur rôle serait de servir l’intérêt général et non de voler au secours des intérêts particuliers qui les financent, qui les conseillent et les influencent. Entendre un ministre défendre les vols en jet privé car « cela crée des emplois », c’est pousser décidément bien loin l’indécence : en abolissant la peine de mort, on a aussi supprimé des dizaines d’« emplois ». L’emploi, le salariat, l’économie en général ne sont rien en soi : il faut s’interroger sur leur sens et sur leur contenu moral, social, humain. Faciliter les caprices d’un quelconque puissant qui brûle du kérosène et les territoires qu’il survole sans même les voir n’a aucun sens. C’est de la pyromanie. A suivre ce raisonnement, félicitons les incendiaires qui ajoutent l’étincelle décisive aux grille-pains que sont devenues nos forêts : ils font travailler les pompiers, les journalistes et les psychothérapeutes. Eux aussi créent de l’emploi, de la richesse et du PIB.

Ce sont plusieurs fois par jour que celles et ceux qui devraient éclairer, nourrir le débat et montrer l’exemple prennent ouvertement leurs concitoyens pour des imbéciles. Au lieu de parler et d’affronter l’essentiel (la destruction de nos vies, la casse du lien social par la destruction des services publics et l’explosion des inégalités sociales), ils amusent la galerie par des polémiques stupides, des punchlines indignes ou des propositions insensées. On croule littéralement sous les exemples, car la machine à enfumer tourne à plein. Récemment, on a vu un ancien avocat devenu ministre et qui, naguère, protestait légitimement contre les conditions de détention indignes imposées par les prisons françaises, emboîter le pas à l’extrême-droite à propos d’activités offertes aux détenus de Fresnes – une prison où les effets de la canicule sont aggravés par la surpopulation et par l’impossibilité de dératiser les bâtiments… Ledit ministre a ainsi annoncé une enquête administrative sur des activités approuvées par toute la chaîne de décision, jusqu’à son cabinet : la prison, ce ne sont pas des vacances, paraît-il. Il est pourtant bien placé pour mesurer l’indécence du propos dans un pays qui est régulièrement condamné pour traitement inhumain et dégradant en raison de l’état lamentable de ses prisons[24], où le sens de la peine (l’amendement et la réinsertion) a été sacrifié. Être plongé au quotidien dans un tel bruit, dans une telle suite de mots incohérents, de décisions absurdes et d’inactions coupables est plus qu’éprouvant pour tout citoyen raisonnable et décent. L’espace public est saturé par ces sottises et les commentaires sans fin qu’ils engendrent, pendant qu’un scandale chasse l’autre et que l’atmosphère brûle. On y reconnaît là une tactique éprouvée de l’extrême droite américaine qui, par la voix de Steve Bannon, conseiller de Trump et orateur recherché au FN/RN, expliquait élégamment qu’il fallait noyer les gens dans la merde (sic) pour qu’ils ne sachent plus quoi faire ni à quoi réagir, version scatologique de l’écran de fumée dont son maître, twitteur compulsif, usait à merveille[25]. On est interdit, médusé, face à un tel abaissement voulu, mais aussi de plus en plus systématique, algorithmique, du débat public, escamoté, subtilisé, pour permettre l’impardonnable. Le langage du « pouvoir » ne peut être un mensonge permanent, une hypocrisie structurelle, une indécence « assumée », une négation effrontée des évidences et des urgences de l’heure – au risque que le lien politique se délite. On pourrait y voir une politique du pire tranquillement « assumée » : après tout, face à des processus irréversibles et immaîtrisables à moyen terme, autant sauver les intérêts de leur monde (au détriment de ceux du monde) en l’armant au mieux (par les avantages fiscaux, les dérogations permanentes, et par la répression d’État), aggraver la sécession et préparer une fuite, bien improbable, quand la catastrophe aura rendu toute vie commune impossible. « Ceux qui ont réussi » imaginent bien pouvoir s’en tirer en laissant derrière eux « ceux qui ne sont rien ».

La démocratie délibérative et parlementaire est une chance, précieuse et unique, dans l’histoire politique – une chance rare, minoritaire dans le vaste champ des régimes jusqu’ici adoptés par les sociétés humaines. Elle ne doit pas être gâchée par le jeu d’intérêts privés si manifestement contraires à l’intérêt général, par l’action incontrôlée des lobbies, par la mainmise de cabinets de conseil incapables de penser la réalité des problèmes, prompts à dégainer, pour chaque situation, peu importe le lieu ou le cas, des process préétablis, dogmatiques et ineptes, inspirés par une idéologie sclérosée, celle du profit et de la monétarisation générale, hostile aux communs et au vivant. Elle requiert, également, un minimum d’honnêteté intellectuelle et morale devant la somme proprement himalayenne des données récoltées, des savoirs accumulées et des conclusions qui, toutes, montrent le caractère mortifère d’une civilisation thermo-industrielle, capitaliste et consumériste sans frein. La démocratie a toujours été un pari, un pari risqué. C’est plus vrai aujourd’hui que jamais : ceux qui en ont la charge, au sommet des institutions, l’abiment de manière irresponsable.

Rappelons que, le 15 mars 1944, le programme du Conseil National de la Résistance, face au traumatisme de la défaite, de l’occupation et de Vichy, voulait rétablir « la liberté de la presse, son honneur, et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères » et instaurer « une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ». On en est toujours là, et là encore, plus que jamais.

*      *      *

Le tour de force de l’extrême-centre est de faire passer pour raisonnable, pour modéré, pour un juste milieu ce qui est une aberration délétère, une folie dogmatique dont on voit les ravages croissants : l’impuissance politique organisée devant la catastrophe en cours, la perpétuation et défense de ce qui détruit la vie sur Terre, le laisser-faire quasi-intégral mâtiné de techno-solutionnisme béat et de destruction méticuleuse des services publics. Tout le monde sait ce qu’il en est de l’hôpital, de l’école, de la justice… mais la destruction, pour des raisons d’ « économies », touche aussi Météo-France et l’Office National des Forêts : après avoir disloqué l’hôpital en fermant des lits au cœur même de la pandémie de Covid[26], les génies qui nous « gouvernent » révèlent une fois encore leur sens de l’opportunité. Est-on nécessairement un islamo-gauchiste impénitent, un amish rétrograde ou un dangereux irréaliste quand on le dénonce ? Qui est irréaliste en l’espèce, et qui, au contraire, prend la juste mesure du réel ?

L’extrême-centre et le néolibéralisme consistent à organiser l’impuissance de l’État, de l’État tiers en surplomb, dont la fonction est d’empêcher une minorité qui se croit tout permis de se sur-enrichir au point de faire exploser la société et, désormais, de rendre la vie proprement invivable. Rien de bien révolutionnaire à cela, simplement l’expression de la pensée politique de Hegel[27] au début du XIXe siècle… Et évidemment cette organisation de l’impuissance, qui laisse filer les inégalités, a pour seul horizon la fin de la démocratie et de l’État de droit[28], comme l’illustre à merveille le trumpisme, coup de boutoir violent administré à une démocratie toujours vulnérable[29].

Précisons que les signataires de ce texte ne sont pas d’accord sur tout, c’est le cas dans toute démocratie libérale, et qu’ils en débattent. Mais ils s’accordent sur le minimum rationnel, sur l’évidence des preuves et des données, disponibles en surnombre : quelqu’un qui nierait que le feu brûle nous surprendrait beaucoup ; sauf sur certains plateaux de télévision, dans certaines matinales, ou dans les colonnes de certains journaux, où ceux qui nient ont table ouverte.

Par ailleurs, les auteurs pourraient se considérer comme des bénéficiaires de l’impuissance politique dénoncée, ne serait-ce que fiscalement : la destruction de l’État allège leur feuille d’impôts (puisqu’il faut les baisser à tout prix, tout en remboursant la dette !). Mais la bêtise ambiante ne les a pas encore conduits à préférer l’achat de quelques babioles supplémentaires à la préservation d’une vie digne sur Terre. Et le darwinisme social odieux, violent, inhumain, qui distingue « ceux qui ont réussi » de « ceux qui ne sont rien » leur fait horreur ; comme la dévastation en cours et les perspectives cauchemardesques promues par des imbéciles d’abord inconscients et, désormais résignés devant les méga-feux qui nous frappent. Nous ne nous résignons pas.

[11] https://www.conseil-etat.fr/actualites/la-mise-en-place-du-controle-technique-des-deux-roues-ne-peut-etre-decalee-au-dela-du-1er-octobre-2022

[12] On pourra écouter François Jarrige sur ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=7T6N0Ohm778

[13] Heinz Schandl et al., Global Material Flows and Resources Productivity: Assessment Report for the UNEP International Resource Panel, Nairobi, UNEP, 2016.

[14] IPCC AR6 WG 3, B.3.4 : “Globally, the 10% of households with the highest per capita emissions contribute 34–45% of global consumption-based household GHG emissions,21 while the middle 40% contribute 40–53%, and the bottom 50% contribute 13–15%. (high confidence) {2.6, Figure 2.25}.”

[15] Voir Dominique Bourg, Clémence Demay & Brian Favre (dir.), Désobéir pour la terre. Défense de l’état de nécessité, Paris, Puf, 2021.

[16] http://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-578-1-notice.html

[17] https://www.theguardian.com/environment/2020/jun/24/seasteading-a-vanity-project-for-the-rich-or-the-future-of-humanity

[18] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2019.

[19] Voir le collectif intitulé Une autre histoire des trente glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, 320 p.

[20] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655

[21] https://www.mediapart.fr/journal/economie/270921/le-discret-soutien-de-macron-au-projet-climaticide-de-total-en-ouganda

[22] https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/03/31/presidentielle-2022-derriere-la-question-des-pesticides-deux-visions-antagonistes-de-l-agriculture_6119868_3244.html

[23] Voir The Lancet Planetary Health : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3918955

[24] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/06/la-france-epinglee-pour-mauvais-traitement-d-un-detenu_6021903_3224.html

[25] https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/03/10/l-ancien-conseiller-controverse-de-donald-trump-steve-bannon-present-au-congres-du-fn_5268820_823448.html

[26] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/27/difficultes-a-recruter-absenteisme-et-demissions-a-l-origine-de-la-fermeture-des-lits-dans-les-hopitaux-selon-olivier-veran_6100123_3224.html

[27] Voir Dominique Bourg, Le marché contre l’humanité, Paris, Puf, 2019.

[28] Voir Johann Chapoutot, Le meurtre de Weimar, Paris, Puf, 2010, rééd. Paris, Puf, Quadrige, 2015.

[29] Voir pour les USA : Anne Case & Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Puf, 2021 (2020) & Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021 (2020). Pour les inégalités en général, https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf.

Klima larrialdiaren erdian, negozio eredua aldatu baino, Total-ek nahiago izaten du zalantza hauspotu eta zabaldu
Nicolas Goñi
www.argia.eus/argia-astekaria/2792/klima-larrialdiaren-erdian-negozio-eredua-aldatu-baino-total-ek-nahiago-izaten-du-zalantza-hauspotu-eta-zabaldu

Eztabaidagai izan dira azkenaldian erregai fosilen sektoreko enpresa handiak, klimaren, geopolitikaren eta energia baliabideen bidegurutzean. Multinazional horiek beren onargarritasuna eta irudia hamarkadetan nola zaindu duten ikertuz, adituak ohartu dira klima aldaketari buruzko zalantzak sortu eta desmobilizazioa sustatu dutela konpainia horiek, komunikazio estrategia ezberdinak erabiliz, beti xede berarekin: beren negozio eredua ez aldatzea. Noraino jarraitzen ahalko duten jakitea zaila bada ere, tentsioak areagotuko diren testuinguru batean igaroko da.

Klima aldaketaren eraginak nabarmen zabaltzen eta gogortzen ari zaizkigun azkenaldi honetan eta energiaren inguruko tentsioak aldi berean areagotzen direlarik, eztabaidak pizten dira erantzukizunen inguruan. Berotegi efektuko gasen isurketak, eta orokorrago energiaren erabilpena murrizteko ahaleginak, nola banatu? Bakoitzari eskatzen ari zaion ahalegina bere benetako arduraren neurrizkoa ote da? Zenbateraino justifikagarriak dira gaur egungo gasolio, elektrizitate edota gasaren prezioak? Prezio igoera horietan zenbatekoa den benetan baliabide eskasiak bultzaturiko zatia eta zenbatekoa espekulazioak sortua. Zalantza horien artetik, gogo bat baino gehiagori etortzen zaio galdera bat: nahaspilaturiko krisi horietan –klima, energia, elikadura, geopolitika–, ea ez diguten nonbait iruzur egiten enpresa handi batzuek, nahasmena baliaturik beren interesak lehenetsiz.

Azken hilabetetako testuinguruak galdera horiek akuilatzen baditu ere, arazoa ez da berria. Energian eta berotegi efektuko gasen isurketan ardura handiak dituzten –hots, erregai fosiletan maila handiko inbertsioak dituzten– enpresa askok aspaldidanik garatu zituzten komunikazio estrategiak, beren eraginei buruzko zalantzak sortzeko eta beren arduren hautematea lausotzeko. Horien adibide esanguratsu bat Total (2021ean TotalEnergies berrizendatua), Parisen egoitza duen multinazionala.

1970eko hamarkadan erregai fosilen industria jabetu zen berotegi efektuaren arazoaz, eta bere negozio eredua ez aldatzeko komunikazioa garatzen hasi zen

Ardurak estaltzeko estrategia

Christophe Bonneuil historialaria buru izan duen Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971–2021 (« Alerta goiztiarrak eta azaleratzen ari den erantzukizuna: berotze globalerako Total-en erantzunak, 1971-2021 ») ikerketaren arabera, Total enpresak eta bere aurrekoek 1971n informazioa eskuratu zuten klima aldaketaren jatorriari eta bere ahalezko ondorio txarrenei buruz. 1980ko hamarkadan, informazio osatuagoa jaso zuten. Urte guti geroago –1992ko Rio de Janeiroko Goi Bilera prestatzen zeneko urteetan, hots, energia berriztagarriak eta klima gero eta gehiago aipatzen zirelarik– Total aktiboki komunikatzen hasi zen klima aldaketa ukatzeko. 1990eko hamarkadaren bukaeran estrategia aldatu zuten: klima aldaketaren errealitatea ukatu baino, erabaki zuten klimari buruzko kontsentsu zientifikoa onartzea adierazpen publikoetan, bitartean klima aldaketari aurre egiteko neurriak atzeratzea sustatzen zutelarik, baita beraien hitza jan ahal izateko estrategiak garatuz ere. Bonneuil eta lankideek honako hauek aipatzen dituzte: gaitzustezko ezjakintasuna, ardura saihestea, filantropia estrategikoa, eraginik gabeko konponbideen sustatzea, eta liskar publikoak kudeatzeko komunikazioa.
Total enpresa ez da halako ahaleginak garatu dituen bakarra. ExxonMobil edota Royal Dutch Shell konpainiek ere antzeko esfortzuak egin dituzte, izan jasangarritasunaren aldeko adierazpen publikoak zabaltzea klimaren aldeko ekintza zehatzak oztopatzen zituzten bitartean; edo diskurtsoak egokitzea komunikazio ezberdinen irakurlegoen arabera, alde batetik sinesgarritasun akademikoa mantentzeko asmoz eta bertzaldetik, publiko zabalago batean zalantzak areagotzeko helburuz gaitzustezko editorialak argitaratuz.

Jean-Baptiste Fressoz, zientzien eta tekniken historialariak, trantsizio energetikoa eta klimaren hautematearen gaiak lantzen ditu eta aurten argitaraturiko elkarrizketa batean, anekdota esanguratsutzat aipatzen du: nola Exxon konpainiako I+G departamenduko zuzendari Edward E. Davidek iruzur egin zion NASAko James Hansen klimatologoari, 1982an klimari buruzko konferentzia batean. Hanseni erran zion noski berotegi efektua aspaldidanik ezaguna zela, arriskutsua zela eta hori zientifikoki ez zela jada eztabaidagai, aldiz benetako eztabaida zela zein garatuko zen azkarrago: klima hondamendia ala trantsizio energetikoa. Eta noski, energiaren sektorea trantsizioaren erronkaz jabetu behar zela ohartarazten zion. Hansen ez zen orduan iruzurraz ohartu eta eskertu ere egin zuen, koherentziaz jokatzeagatik. Handik hilabete gutira, Davidek energia sektoreko enpresen gailur batean argi adierazi zuen erregai fosilek eta bereziki ikatzak toki handi bat izaten jarraituko zutela XXI. mendean. Davidek 1979an proiektu handi bat bultzatu zuen, Exxon konpainiaren garraio-ontzi bat erabiliz itsaso eta atmosferaren CO2 laginak biltzeko, klima modelizazioa hobetzeko asmoz. Erretiratu orduko, klima aldaketaren garrantzia gutxiesten zuten zutabeak izenpetzen zituen, ekonomia “deskarbonizatzeko” premia ukatuz.

Erregai fosilen enpresek aspaldi garatu zituzten komunikazio estrategiak, beren eraginei buruzko zalantzak sortzeko eta arduren hautematea lausotzeko

Fressozek azpimarratzen du “ingurunea babestu beharraren ohartze berria” bezalako esamoldeak trikimailutzat erabiltzen direla, ordura arte arazoaz ohartzen ez bagina bezala, klimaren arazoa bete beharreko hutsune batean oinarritzen balitz bezala –eta ez eraberritu beharreko ordena ekonomiko batean–. Funtsean, urte bakoitzak bere hondamendi meteorologikoak badakartza ere, “kontzientzia” hori aspaldi garatzen hasi zen. Fressozen ustez, kontzientzia hori luzeegi aldarrikatu izan da, oraino ezertarako balio izateko eta okerrenean, absoluzio bat izan daiteke, kutsatzaileen zerbitzura.

Zalantza saltzaileak

Bonneuilen taldeak agnogenesis deitzen du ezjakintasunaren antolatzea, gizartearen sektore batzuen eskutik –ignorance as resulting from the organized work of social actors edo « eragileek bideraturiko lan antolatuak eragindako ezjakintasuna »). Duela hamarkada bat, Naomi Oreskes eta Erik Conway zientziaren historialariek gai honi buruz argitaratu zuten Merchants of Doubt (« Zalantza Saltzaileak ») izendaturiko beren ikerketa. Bertan deskribatzen zuten nola osasun edo ingurune arazo global ezberdinen aurrean (tabakoa, euri azidoak, ozono geruzaren zuloa, eta abar) beren negozio eredua aldatu nahi ez duten sektoreen estrategia sistematikoki izan den eztabaidak elikatzea, zalantzak eta nahasmena sortuz eta hori, aurretik lortutako kontsentsu zientifikoa hondatzeko asmoz. Egoera bakoitzean taktika bera martxan jartzen zuten: ikerketa zientifikoei sinesgarritasuna kendu, faltsuzko informazioa zabaldu, nahasmena eta zalantza elikatu. Arduradunen izenak ematen dituzte ere bi historialariek, horien artean Bill Nierenberg, Fred Seitz eta Fred Singer, hiruak fisikariak eta sikario moduan lan egiten dabiltzanak tabako, kimika edo petrolioaren sektoreko konpainia handien interesentzat.

Mickael Correia Mediapart-eko kazetariak ere izenak ematen ditu Criminels climatiques (« Klima kriminalak ») liburuan, hiru enpresa handitan fokuratuz: Saudi Aramco, China Energy eta Gazprom –bakoitzak bere estatuarekin lotura oso estuak dituenak–. Erregai fosilen enpresak, estatuak eta bankuak, eta hiruen arteko ate birakarien sistemak azaltzen ditu Correiak, horien ondorio negatiboak nola sozializatzen diren erakutsiz. Hiru konklusio nagusi ateratzen ditu: zalantza saltzaileen aurka justiziara jo behar dela, haien azpiegiturak blokatzeko estrategiak garatu behar direla, eta industria fosilen langileekiko aliantzak sortu beharra.

Datozen urteetan baliteke zalantza saltzaileen eginkizunak gero eta aurkari gehiago topatzea.