Articles du Vendredi : Sélection du 14 octobre 2011

Climat : “On ne peut pas négocier avec la nature”

Propos recueillis par Jacques Follorou et Stéphane Foucart
Le Monde du 13.10.2011

Leur crise, nos solutions (Interview Michel Husson 2/2)

Michel Husson, économiste, membre de la Fondation Copernic et du Conseil Scientifique d’ATTAC
Hebdomadaire Alda ! du 13.10.11

La dette écologique expliquée aux consommateurs

Nicolas Sersiron – CADTM… propos recueillis par François Mauger
www.mondomix.com/actualite/1545/cadtm-la-dette-ecologique-expliquee-aux-consommateurs.htm –
02.10.2011

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Climat : “On ne peut pas négocier avec la nature”

Propos recueillis par Jacques Follorou et Stéphane Foucart
Le Monde du 13.10.2011

Président de la République des Maldives, chapelet de quelque 1 200 îles à fleur d’eau, dans l’océan Indien – l’un des pays les plus vulnérables au réchauffement -, Mohamed Nasheed est un fervent avocat de la lutte contre le changement climatique. De bref passage à Paris, il a accordé, mercredi 12 octobre, un entretien exclusif au Monde.

 

Quels impacts du changement climatique ressentez-vous dans l’archipel ?

Le changement climatique est une réalité que nous éprouvons fortement. Nous avons 16 îles dont nous avons dû déménager les populations en raison de l’érosion des côtes (due à la montée du niveau marin). Nos nappes d’eau douce ont été contaminées sur 70 îles en raison de l’intrusion de l’eau de mer sur les terres émergées. Pour obtenir de l’eau douce, nous devons dessaler l’eau de mer, ce qui est très coûteux. Avec le réchauffement des eaux de surface, les poissons demeurent plus en profondeur et deviennent inaccessibles au type de pêche que nous pratiquons – c’est-à-dire une pêche sans filet qui n’altère pas le reste de l’écosystème.

Nous avons donc des problèmes d’accès à l’eau, de sécurité alimentaire, de migrations internes, nous avons tous les problèmes sérieux auxquels les autres pourront être plus tard confrontés. Nous devons consacrer 40 % de nos investissements au financement de politiques d’adaptation. Pour cela, nous devons lever de nouveaux impôts, ce qui ne contente personne.

Pour comprendre la réalité du réchauffement, il faut avoir de l’eau dans son salon. A Manhattan, on réalisera tout cela un peu plus tard parce qu’ils sont derrière des digues. Mais un jour, à New York, ils verront de l’eau dans leur salon et ils se diront : “Tiens, le changement climatique est une réalité !” Chez nous, aux Maldives, l’eau est déjà dans la maison.

 

Voilà plus d’un an, vous annonciez vouloir être le premier pays neutre en carbone avant la fin de la décennie. Où en êtes-vous ?

Nous avons fait un audit de nos émissions de carbone, nous avons monté un plan d’investissement et nous travaillons sur des projets concrets de mise en oeuvre de ce plan “zéro carbone”. Le travail a donc concrètement commencé.

 

Quelle est l’utilité d’un tel plan ?

Nous ne voulons pas le mettre en oeuvre pour ôter du carbone de l’atmosphère : nous n’émettons presque rien ; d’ailleurs, nous n’avons presque toujours rien émis. Notre objectif est de suivre des stratégies de développement peu carbonées que d’autres pays pourraient suivre aussi. Nous voulons convaincre que la neutralité carbone n’est pas un problème de technologies, mais que c’est une question économique. Pour nous, les énergies renouvelables sont viables et nous pensons pouvoir nous développer grâce à elles. Nous espérons que les autres pays constateront que “développement” n’est pas égal à “émissions de carbone”.

 

 

 

 

 

Concrètement, qu’est-ce qui est en route d’un point de vue technique et réglementaire ?

Maintenant, les particuliers peuvent produire leur électricité à partir de panneaux solaires photovoltaïques, l’apporter au réseau électrique et obtenir une rétribution pour cela. Celle-ci permet d’amortir les investissements initiaux. Nous avons aujourd’hui 1 mégawatt (MW) d’énergie solaire injecté dans le réseau électrique de l’île principale de l’archipel, dont les besoins sont d’environ 40 MW. Des gens viennent me voir pour me dire d’attendre : la technologie sera plus performante et moins chère le mois prochain, l’année prochaine… la décennie prochaine. Mais mon point de vue est qu’il faut y aller, avec la technologie disponible. Avec nos groupes électrogènes au diesel, nous produisons de l’électricité pour un coût de 38 cents de dollar le kWh. Avec les énergies renouvelables, nous pouvons en produire autant pour 30 cents. Il faut avancer. Nous privilégions l’énergie photovoltaïque parce que nous avons beaucoup de soleil. Le développement de l’éolien est moins évident : nous avons identifié deux sites particuliers mais ils ne fournissent pas de vent toute l’année.

Il n’y a pas une solution miracle : c’est un ensemble hybride de solutions différentes que nous devons apprendre à synchroniser.

 

Comment analysez-vous l’état des négociations climatiques en cours ?

Le processus actuel de négociation est imbécile, inutile et sans fin. Il est fondé sur ce principe : deux parties sont d’accord, une troisième arrive et dit qu’elle n’est pas d’accord et elle réduit l’ambition des autres. En définitive, même si nous aboutissons à un accord, ce sera un accord pour rien. Il sera si dilué qu’il n’aura aucune utilité.

Nous savons que la science est fermement établie. Je pense que nous avons une petite fenêtre d’opportunités pour infléchir le cours des choses. Mais nous ne pouvons pas conclure un accord avec la nature. Nous ne pouvons pas discuter avec les lois de la physique, ne soyons pas fous ! Ce n’est pas l’Organisation mondiale du commerce, ce n’est pas un traité de désarmement ! On ne peut pas négocier avec la nature.

Comme je le vois, le système économique conventionnel ne peut pas résoudre cette question. Pas plus que notre vision conventionnelle de la diplomatie et de la négociation. J’ai demandé au président Nicolas Sarkozy de porter ce message (au G20) pour une réforme des organisations internationales : il faut faire sortir de terre un nouveau système économique.

 

Les pays occidentaux ont-ils, selon vous, toujours une plus grande part de responsabilité dans la situation actuelle ?

Les pays en développement disent que les pays développés ont une responsabilité historique pour avoir émis autant de dioxyde de carbone. D’accord. Mais ce que je dis, c’est que si les pays émergents avaient eu l’occasion d’émettre autant de carbone, ils l’auraient fait – peut-être en pire. Ce que je dis aujourd’hui, c’est que si l’Occident s’endormait pour ne pas se réveiller et que la Chine, l’Afrique du Sud et le Brésil appliquaient la politique du business as usual, nous mourrions quand même. Les Maldives disparaîtraient. Pour nous, ces histoires de responsabilités historiques sont sans objet. Aujourd’hui, les responsabilités sont également partagées.

Leur crise, nos solutions (Interview Michel Husson 2/2)

Michel Husson, économiste, membre de la Fondation Copernic et du Conseil Scientifique d’ATTAC
Hebdomadaire Alda ! du 13.10.11

Crise sans fond, dette publique, euro, démondialisation… pour mieux comprendre ce qui est en train de se jouer sous nos yeux, voici la 2è partie de l’interview de l’économiste altermondialiste Michel Husson, qui évoquera ces thèmes à Bayonne, le mardi 18 octobre à 20h30,  à la Conférence organisée par la Fondation MRA et Bizi!

Comment définissez-vous la crise qui a débuté en 2008 et qui persiste toujours ?

Cette crise est évidemment une crise financière, mais c’est évidemment plus que cela. On pourrait dire que c’est la crise des solutions apportées à la crise précédente, celle du milieu des années 1970. Le capitalisme relativement régulé des «Trente glorieuses» a cédé la place à un capitalisme néo-libéral,  fondé sur la baisse de la part des salaires, le surendettement, les privatisations, le chômage, etc.

Il a réussi à rétablir le taux de profit, mais l’investissement n’a pas suivi, et ce sont les «rentiers» et la finance qui ont bénéficié de la compression salariale. C’est ce modèle qui est mis à bas par la crise actuelle qui révèle un élément de crise encore plus fondamental, à savoir le refus de ce pur capitalisme de répondre aux besoins sociaux qui ne seraient pas hyper-rentables. Le capitalisme a navigué sur une montagne d’endettement, et c’est autour de la crise de la dette que se manifeste l’impasse dans laquelle il se trouve aujourd’hui.
Une bonne partie des dettes a été transférée de la finance privée aux budgets publics et aujourd’hui les plans d’austérité visent à faire payer la facture de la crise à ceux qui en sont avant tout les victimes.

Pouvez-vous nous décrire plus en détail ce que sont ces dettes ?

L’envol des dettes publiques a trois causes : l’effet mécanique de la récession, le coût du sauvetage des banques, mais aussi le fruit empoisonné des politiques menées depuis de longues années, et qui consistaient à baisser les impôts payés par les entreprises et les ménages les plus riches. Le passage brutal à l’austérité budgétaire enclenche un cercle vicieux : en coupant dans les dépenses, on ralentit l’activité économique, ce qui fait baisser les recettes, de telle sorte que le déficit n’est pas réduit.

Il faut le dire clairement : ou bien on s’engage dans une longue période d’austérité nécessaire pour résorber peu à peu le poids de la dette au détriment des conditions d’existence de la majorité de la population. Ou bien on met tout à plat : dans la mesure où les dettes souveraines sont en grande partie détenues par les banques européennes, il faut les nationaliser et organiser le défaut des pays les plus exposés. Bref, il faut purger la finance plutôt que les modèles sociaux. On peut envisager différents scénarios intermédiaires, mais deux choses sont claires : au-delà des dispositifs techniques, il s’agit de choix politiques et sociaux ; et un certain nombre de pays, notamment la Grèce, ne pourront pas payer la dette.

On parle de sortie de l’euro en mettant en avant les avantages pour la croissance de certains pays de la dévaluation compétitive… Comment comprendre ces solutions ?

La sortie de l’euro est présentée comme une solution miracle. Elle permettrait au pays concerné de dévaluer et de rétablir sa compétitivité. Cette proposition repose sur le constat que la construction européenne était viciée à la base, dans la mesure où elle ne prenait pas en compte les trajectoires divergentes des différents pays de la zone euro. La réponse cohérente serait de mettre en place des outils d’harmonisation : un budget européen important, une fiscalité sur le capital unifiée, des fonds d’harmonisation sociaux, un salaire minimum européen.

Mais cette perspective peut sembler hors de portée. La sortie de l’euro n’est pas pour autant une meilleure  solution : ce serait mettre la charrue avant les bœufs et commettre une erreur stratégique. La dette serait en effet augmentée à proportion du taux de dévaluation et la nouvelle monnaie serait exposée sans défense aux attaques spéculatives. Ces pressions serviraient alors à justifier une politique d’austérité encore plus sévère. Le double préalable, c’est d’établir un rapport de forces favorable au monde du travail et d’annuler au moins une partie de la dette. La stratégie possible est donc faite de mesures unilatérales, en contradiction avec les règles du jeu de l’Europe néo-libérale, mais qui viserait l’extension des mesures progressistes à l’ensemble de l’Europe.

Le terme “démondialisation” est apparu sur la place publique… comme une réponse à cette situation de crise… Pouvez-vous nous aider à y voir plus clair : qu’est que la démondialisation et quels sont les débats en cours entre démondialisation / altermondialisme ?

Les partisans de la «démondialisation» font du libre-échangisme la source de tous nos maux, et proposent pour l’essentiel un protectionnisme fiscal, autrement dit des taxes sur les importations. Tous ne préconisent pas la sortie de l’euro, mais la préoccupation est la même : il faut rétablir la compétitivité. On ne voit pas très bien en quoi une telle mesure pourrait, comme par enchantement, rétablir une répartition des revenus plus justes : ce n’est pas un impôt aux frontières qui conduira les rentiers à renoncer à leurs avantages. De plus, la compétitivité dépend de bien d’autres facteurs que le prix des marchandises. Mais surtout, ce serait entrer dans une logique doublement perverse.

Celle de la concurrence d’abord : un pays ne peut améliorer sa situation grâce à une meilleure compétitivité qu’en prenant des parts de marché (et donc des emplois) aux pays voisins.
Ensuite celle du productivisme qui ne voit d’autre moyen de créer des emplois qu’en faisant plus de croissance.

Quelle transition nécessaire devra être mise en place entre le modèle économique dominant, et celui qui s’imagine et s’expérimente ici et là? 

Il faut bien comprendre que la situation est bloquée : le modèle néo-libéral ne peut plus fonctionner, et le retour au capitalisme des «Trente glorieuses» est impossible. Une sortie progressiste passe par une remise en cause radicale du système : la répartition des richesses est le point d’application immédiat, mais doit s’inscrire dans une inversion totale de la logique capitaliste.

Il faut mettre la satisfaction des besoins sociaux au poste de commande et en déduire les emplois utiles nécessaires, privilégier les services publics non-marchands et le temps libre sur la recherche de la rentabilité et la consommation individuelle. Ce sont en outre les conditions minimales si l’on veut atteindre les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Mais comme un tel projet remet en cause la logique même du capitalisme, une très large alliance est nécessaire, entre les mouvements sociaux définis au sens large.
La réalité sociale est finalement simple à résumer : grâce à la déréglementation, à la financiarisation, etc. une minorité étroite s’accapare les richesses produites, comme le montre la montée des inégalités.
Mais cela va plus loin : cette minorité organise l’économie et la société en fonction de ses intérêts, et elle dispose du pouvoir de décider des priorités sociales, en dépossédant les peuples de tout droit de regard sur leur destin.

Il est donc hors de question qu’elle renonce à ces privilèges sans une puissante intervention sociale qui doit combiner un point de vue global et les initiatives locales ou sectorielles.

 

La dette écologique expliquée aux consommateurs

Nicolas Sersiron – CADTM… propos recueillis par François Mauger
www.mondomix.com/actualite/1545/cadtm-la-dette-ecologique-expliquee-aux-consommateurs.htm –
02.10.2011

 

Qu’il est difficile d’être écolo ! Pour préserver durablement l’environnement aujourd’hui, il ne suffit plus de trier ses déchets et de privilégier les transports en commun, il faut également chercher à comprendre comment l’humanité a pu mettre la planète dans un état pareil et comment elle pourrait se rattraper.
A cet égard, le concept de «dette écologique» semble particulièrement éclairant. Nicolas Sersiron, l’un des porte-parole du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (en résumé : CADTM), une association spécialisée dans l’étude des échanges inégaux entre le Nord et le Sud, nous l’a expliqué en faisant bien attention à ne pas culpabiliser les pauvres consommateurs que nous sommes …
Dans un article récent, Mondomix évoquait les pollutions qui découlent des politiques préconisées par les institutions financières internationales, comme le FMI ou la Banque Mondiale. Votre association va plus loin en parlant d’une “dette écologique”. De quoi s’agit-il ?

 
Nicolas Sersiron : La dette écologique est double. Il y a, d’une part, une dette sociale et historique et, de l’autre part, une dette environnementale. Ces deux dettes se recoupent, bien sûr.
La dette sociale et historique correspond à l’esclavage et au colonialisme. A l’exploitation des peuples du sud, de la force de travail de ces peuples qui ont fourni des matières premières aux pays colonisateurs. Cette dette n’a jamais été réparée, ni même reconnue, puisqu’il y a encore des gens qui veulent des lois sur les bienfaits du colonialisme, ce passé noir. Pourtant, tout le monde sait qu’il y a des dizaines de millions d’Africains qui ont été enlevés de leur pays pour aller cultiver de la canne à sucre, du coton, du tabac, etc., dans les Caraïbes et en Amérique.

 

Et puis, il y a la deuxième partie, environnementale, qui est le résultat de l’extractivisme, l’extractivisme étant l’appropriation des matières premières par quelques uns, de la privatisation des biens communs. On extrait des matières premières mais on se les approprie sans les payer, ou presque, et on les transforme dans notre pays. Cette appropriation des matières premières est très ancienne. On pourrait parler, par exemple, de l’or du Pérou, sans lequel l’Europe ne serait pas si riche aujourd’hui. On a donc accumulé une dette. Maintenant, on va chercher du pétrole au Gabon, qu’on ne paie pas à son vrai prix, on se contente d’une enveloppe à un dictateur.

 

Cela crée des pollutions. D’abord des pollutions locales. Texaco vient de perdre un procès. Il a été condamné à payer 6 milliards de dollars à l’Équateur pour les dégâts engendrés depuis 25 ans dans l’Amazonie équatoriale. Puis, il y a l’autre grande pollution : la plupart des matières premières qui ont été exportées ont été transformées en gaz d’effet de serre par les pays du Nord.

Le changement climatique a des effets terribles sur les pays du Sud alors qu’ils n’ont pas produit, ou si peu, de gaz d’effet de serre. L’Afrique, par exemple, produit à peine 4% des gaz d’effet de serre alors qu’elle abrite près d’un milliard d’humains.

 

Qui est redevable de cette dette écologique ? Les citoyens des pays riches, comme, par exemple, la France, ont-ils quelque chose à se reprocher ?
Nicolas Sersiron : Je pense que culpabiliser des individus ne sert absolument à rien, parce qu’ils ont été instrumentalisés. Est-ce qu’un consommateur de pétrole est coupable d’avoir réchauffé la planète en utilisant sa voiture? Pas vraiment. Responsable? Oui. Parce que c’est lui qui réchauffe, mais, coupable, non parce qu’on lui a répété pendant des années qu’il fallait consommer, consommer, consommer, que c’est comme ça que on fait marcher l’économie. Il est soumis à une espèce de pression du confort qui a été mise en place par les capitalistes pour en tirer profit. Il y a un espèce de cercle vicieux : extractivisme, productivisme, consumérisme, profit. C’est très important de comprendre cette manipulation, cet assujettissement des citoyens, devenus des consommateurs.
C’est un peu comme l’agriculture d’aujourd’hui : est-ce que l’agriculteur est coupable de mettre des pesticides partout, de polluer l’eau ? Pas vraiment. C’est le système qui le pousse à mettre des pesticides pour produire. On lui a expliqué mille fois que c’était à lui de nourrir l’humanité, que, s’il n’utilisait pas ces cochonneries, il ne remplissait pas son rôle. Donc, il n’est pas coupable mais, par contre, il est pleinement responsable parce qu’il y a d’autres solutions, qui ne sont un peu compliquées, qu’il n’a pas apprises, vers lesquelles on ne le pousse pas. L’instrumentalisation des acteurs économiques, c’est quelque chose d’hyper important.

 

Alors, pour rebondir vers le sud, doit-on inclure dans la dette écologique les modifications qui ont été imposées aux systèmes agricoles des pays du Sud ? Et donc la malnutrition plus ou moins chronique qui en résulte ?
Nicolas Sersiron : La malnutrition est le résultat de tout un système global. Pour certains, le petit agriculteur, qui produit de façon naturelle, sans intrants (sans pesticides, sans herbicides), puis qui consomme sa propre production avec sa famille et ses voisins, est à éliminer. D’un point de vue capitaliste, il doit disparaître parce qu’il est en dehors du circuit. Il ne rapporte rien aux industries du nord qui produisent la biotechnologie actuelle, les pesticides, etc. Il ne rapporte rien aux exportateurs céréaliers. Il ne rapporte rien aux compagnies qui font le commerce du riz ou de la viande. Voilà des années que tout le monde s’acharne contre lui. Et, effectivement, il tend à disparaître. La malnutrition naît de cela. Cela pourrait également entrer, d’une certaine façon, dans la dette écologique.
Peut-on inclure dans la dette écologique la faim et les trop nombreux morts de faim depuis que les Européens ont mis la main sur les richesses des pays du sud ? On ne peut pas affirmer cela d’emblée. Mais tout le travail du CADTM, qui démontre que l’enrichissement du nord résulte de l’accaparement des ressources du sud par le surendettement et que la conséquence en est la pauvreté des populations, est un lien suffisant. De la pauvreté est issue la faim. Donc, effectivement, on peut dire qu’une part des morts et des populations qui meurent de faim depuis les années 80 sont un élément de la dette écologique due par ceux qui ont instauré et font persister cet état de pauvreté au sud.
Pour conclure, est-ce que la dette écologique pourra un jour être réglée et si oui, sous quelle forme?
Nicolas Sersiron : Il faudrait d’abord que les pays développés reconnaissent cette dette. On en est loin. Maintenant, à Copenhague, puis à Cancun, il y a eu une bagarre à ce niveau là. Il y a tout de même eu une certaine prise de conscience puisque que le fonds vert, qui doit être financé par les pays riches doit aider les pays du Sud à surmonter les difficultés liées au réchauffement climatiques, a été décidé. C’est une reconnaissance implicite de l’existence d’une dette écologique. Mais le mot n’est jamais prononcé. Ca relève plus de la charité que de la justice.
De toutes façons, ce fonds doit être géré par la Banque Mondiale pendant trois ans. Il faut bien savoir que la Banque Mondiale est un outil de l’internationalisation du capitalisme, comme le FMI. Elle va une fois de plus faire ce qu’elle a toujours su faire : arranger les affaires des capitalistes en disant qu’ils vont aider les pays en développement à s’adapter à ces changement climatiques. Ce qui est un tout petit peu vrai mais à 90% faux puisque ça va permettre aux entreprises du nord de faire du fric en vendant des tracteurs, des engrais, … Elle va financer des semences OGM qui résistent à la sécheresse … Alors qu’une véritable politique d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques consisterait évidemment à restaurer ce qu’on appelle la « souveraineté alimentaire », c’est-à-dire à donner la possibilité aux agriculteurs de produire par eux-mêmes leur nourriture, dans un système agro-écologique, c’est-à-dire sans intrants (ce qui fonctionne très bien). On pourrait multiplier par deux la quantité d’aliments produits au Sud, mettons en Afrique, avec des techniques agro-écologiques qui ne demandent pas de financements importants. Ce n’est pas un problème d’argent, c’est plus un problème de formation à l’agro-écologie, de transmission de connaissances, … Ca ne demande pas d’outillages particuliers, ça ne demande pas d’intrants, ça ne demande pas de financement, donc ça n’intéresse personne ! Ca intéresse les gens qui crèvent de faim mais eux n’ont pas voix au chapitre. La Banque Mondiale ne va absolument pas aller dans ce sens là …