L’accord climatique de Paris vu de Bruxelles
Laramée de Tannenberg
wwww.journaldelenvironnement.net/article/l-accord-climatique-de-paris-vu-de-bruxelles,55852?xtor=EPR-9
Naomi Klein, journaliste, activiste et… optimiste
Weronika Zarachowicz
www.telerama.fr/monde/naomi-klein-journaliste-activiste-et-optimiste,123944.php
Croissance : « A quelle distance sommes-nous de nos limites ? »
Thibaut Schepman
http://rue89.nouvelobs.com/2015/02/28/croissance-a-quelle-distance-est-limites-257868
L’accord climatique de Paris vu de Bruxelles
Laramée de Tannenberg
wwww.journaldelenvironnement.net/article/l-accord-climatique-de-paris-vu-de-bruxelles,55852?xtor=EPR-9
Le Journal de l’environnement s’est procuré le projet de communication que la Commission européenne doit présenter sur l’hypothétique accord climatique de Paris. Au menu: des objectifs moins ambitieux que prévu et un montage juridique qui pourrait indisposer Washington.
C’est demain, mercredi 25 février, que la Commission européenne doit officiellement présenter son projet de contribution aux négociations climatiques en cours. L’Union européenne gérant cet épineux dossier au nom de ses 28 Etats membres.
Selon un document préparatoire, obtenu par le JDLE, la position que s’apprête à dévoiler l’UE est ambivalente. En préambule, le document de 15 pages rappelle, non sans raison, l’efficacité de la politique communautaire en la matière. Grâce aux efforts soutenus pour développer les énergies renouvelables, améliorer l’efficacité énergétique et maîtriser les rejets de gaz à effet de serre (GES), les émissions de CO2 européennes ne cessent de diminuer depuis 1979.
Satisfecit
Et depuis 1990, les émissions ont chuté de 19% quand bien même la production de richesse bondissait de 45%. Aujourd’hui, la première puissance économique mondiale est à l’origine de 9% des émissions anthropiques, contre 24% pour la Chine et 12% pour les états-Unis. Voilà pour l’acquis. Il est peu discutable.
Tel n’est pas le cas, en revanche, de la proposition que Bruxelles s’apprête à faire. L’exécutif suggère en effet que le futur accord de Paris fixe comme objectif final une baisse d’au moins 60% des émissions globales, entre 2010 et 2050. La période est importante. Elle ne prend plus 1990 comme année de référence (ce qui est pourtant la norme dans les négociations onusiennes), mais 2010 pour les états-Unis et la Chine.
Emettre plus
Ce glissement calendaire n’est pas sans conséquence. En 1990, les émissions mondiales de GES, selon le World Resource Institute, flirtaient avec les 30 milliards de tonnes par an. Deux décennies plus tard, elles ont atteint les 42 Mdt équivalent CO2 par an. En d’autres termes, la période prise en compte par Bruxelles permettrait de rejeter, en 2050, 38% de GES de plus qu’en prenant 1990 comme année de référence. Joli tour de passe-passe climatique.
Bombant le torse, la Commission entend aussi que les organismes onusiens régulant le transport maritime (OMI) et le transport aérien (OACI) mettent en place, dès 2016, un mécanisme de régulation des émissions de GES de ces deux secteurs. Ce qui, au vu du précédent sur l’échec de l’inclusion du transport aérien dans le système d’échange d’émissions européen (ETS), n’est pas gagné.
Sols et forêts inclus
Comme les pays les plus industrialisés s’y sont engagés, Bruxelles présente sa contribution «nationale» à la lutte contre le dérèglement climatique. On pouvait s’y attendre, la Commission s’engage à abattre de 40% les rejets communautaires de GES: c’est aussi l’objectif de son paquet Energie Climat 2030. Ce qui n’était pas forcément prévu à l’origine, c’était d’inclure dans cet objectif la capacité de stockage du carbone des sols et des forêts. Ce qui permet de minorer de quelques pourcents l’objectif réel de baisse d’émission de GES.
Tout aussi problématique est le choix juridique de la Commission. Bruxelles opte pour un nouveau protocole à la convention-cadre sur le changement climatique de l’ONU, à l’image de celui conclu à Kyoto en 1997. Problème: un tel véhicule oblige probablement Washington à passer par la voie parlementaire pour ratifier le texte. Or jamais le Sénat et la Chambre des représentants, majoritairement républicains, ne ratifieront un tel accord international.
Naomi Klein, journaliste, activiste et… optimiste
Weronika Zarachowicz
www.telerama.fr/monde/naomi-klein-journaliste-activiste-et-optimiste,123944.php
Lier le combat contre le changement climatique et la lutte anti-capitalisme. Dans son dernier essai, “Tout peut changer”, à paraître ce 18 mars 2015, la militante Naomi Klein appelle à se servir de la crise pour transformer notre société.
Elle s’était faite discrète, ces dernières années. On l’avait aperçue dans le parc Zuccotti, aux côtés des manifestants d’Occupy Wall Street, ou, plus récemment, soutenant les opposants au pipeline de Keystone. Sept ans après La Stratégie du choc, Naomi Klein, icône canadienne de la gauche nord-américaine, fait à nouveau entendre sa musique originale de « journaliste-chercheuse-activiste ».
Tout peut changer, qui paraîtra le 18 mars prochain chez Actes Sud, décrypte les liens consanguins et mortifères entre capitalisme et changement climatique, au fil de pages aussi denses que passionnées, souvent personnelles, et fourmillant d’expériences, de chiffres, de faits.
A quelques mois de la COP21, la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris fin 2015, voilà un essai implacable, offensif ET optimiste, car « oui, assure l’essayiste canadienne, le changement climatique nous offre une opportunité unique pour changer de système ». Entretien exclusif.
Qu’attendez-vous du prochain sommet sur le climat, la COP21, qui se tiendra à Paris fin 2015 ?
Je n’attends rien des dirigeants. Mais le contexte de la COP est unique, car la mobilisation contre l’austérité est très puissante en Europe. J’espère vraiment que le mouvement contre les coupes budgétaires, celui contre le Tafta – le traité de libre-échange transatlantique – et celui pour le climat vont travailler ensemble pour exiger une transition post-carbone équitable, en se servant de la chute des prix pétroliers comme d’un catalyseur.
La hausse des prix a été catastrophique, elle nous a précipités dans l’ère des énergies extrêmes, notamment en Amérique du Nord, avec la ruée sur le gaz de schiste et les sables bitumineux, la multiplication des pipelines, des terminaux d’exportation… Le mouvement pour le climat s’est retrouvé dans une position très défensive. La chute des prix du pétrole freine ces projets d’infrastructure, ces mirages d’eldorado économique et devrait encourager les mouvements ouvrier et environnemental à travailler ensemble.
Quelle lutte vous a le plus inspirée ?
Sans hésitation le mouvement de résistance contre l’oléoduc du Northern Gateway en Colombie-Britannique, car il rassemble des populations indigènes et non indigènes d’une manière inédite dans l’histoire du Canada. Ensemble, elles luttent pour l’essentiel – la santé de leurs enfants, la préservation de l’eau, de leurs terres. Jamais je n’aurais cru voir changer les mentalités de mon pays aussi rapidement. C’est un magnifique exemple de ces nouvelles mobilisations qui utilisent l’arsenal technologique moderne, les médias sociaux, tout en étant profondément implantées dans une communauté et en travaillant avec les outils plus traditionnels de la mobilisation.
Notre salut se trouverait dans l’action locale ?
Personne ne résoudra cette crise à notre place. Et nous avons tous besoin de nous battre à partir d’un lieu, d’avoir les pieds bien ancrés dans la terre, et non flottant dans l’espace. Le mouvement environnementaliste est enfin en train de revenir sur terre, de se réenraciner.
Depuis des années, l’image de la planète vue du ciel sert d’icône aux militants écologistes, aux sommets sur le climat, mais la perspective de l’astronaute est dangereuse, si loin de la réalité. La Terre des photos de la Nasa semble si jolie, si propre, comme l’écrivait Kurt Vonnegut en 1969. « On ne voit pas les Terriens affamés ou en colère à sa surface, ni leurs gaz d’échappement, leurs égouts, leurs ordures et leurs armes sophistiquées. »
Avec cette vision « globale », les sources de pollution deviennent de simples pièces sur un échiquier géant : telle forêt tropicale va absorber les émissions des usines européennes, des champs de maïs vont remplacer les puits de pétrole pour fournir de l’éthanol… Et on perd de vue les êtres qui, sur place, sous les jolis nuages coiffant notre globe, font face à la dévastation de leur territoire ou à l’empoisonnement de l’eau. Je suis convaincue qu’un mouvement environnementaliste s’appuyant sur la mobilisation locale de gens qui veulent préserver les terres qu’ils aiment sera plus honnête et réaliste.
A lire :
Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, de Naomi Klein, traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calve et Geneviève Boulanger, coéd. Actes Sud/Lux, 640 p., 24,80 €, sortie le 18 mars.
Croissance : « A quelle distance sommes-nous de nos limites ? »
Thibaut Schepman
http://rue89.nouvelobs.com/2015/02/28/croissance-a-quelle-distance-est-limites-257868
Dans combien de temps notre civilisation aura-t-elle épuisé ses ressources ? Combien de temps avant la fin de notre monde ? Entretien croisé avec Gabriel Chardin, physicien, et Alexandre Delaigue, économiste.
Comment expliquer qu’aucune civilisation extraterrestre ne nous ait encore rendu visite, alors que notre galaxie compte plusieurs centaines de milliards de planètes ?
Pour répondre à cette question bien connue, appelée paradoxe de Fermi, le physicien Gabriel Chardin soulevait il y a quelques semaines sur son blog une hypothèse étonnante. Pour ce chercheur – qui a reçu en 2007 la médaille d’argent du CNRS pour ses travaux sur la recherche de la matière cachée de l’univers –, l’explication vient tout simplement de la croissance économique :
« Sous l’hypothèse d’un taux de croissance […] de 2 % par an, la durée d’épuisement des ressources de la Terre est de quelques centaines d’années, avec une large marge d’incertitude […].
Sans une stratégie extrêmement précise et rigoureuse, il est infiniment probable que, telles des fourmis vivant sur un tas de salpêtre, nous grillions le jour où nous découvrons les allumettes, bien avant d’être parvenus à développer le voyage interstellaire. »
Si aucun extraterrestre n’est parvenu jusqu’à nous, ce serait donc parce qu’il est très peu probable qu’une civilisation parvienne à une telle prouesse avant d’avoir brûlé les ressources qui lui étaient imparties.
Combien de temps avant la fin de notre monde ?
Cette hypothèse, basée sur des arguments physiques, pose des questions renversantes. Dans combien de temps notre civilisation aura-t-elle épuisé les ressources dont elle dépend ? Dans combien de temps va-t-elle cesser de croître ? Dans combien de temps va-t-elle s’éteindre ?
L’économiste Alexandre Delaigue, professeur d’économie à Saint-Cyr, avait lui aussi abordé ces questions dans un article publié sur son blog en novembre 2014. Celui-ci avançait des hypothèses plus optimistes sur l’avenir de la croissance et de ses limites :
« Savoir combien de temps durera encore la croissance économique ne dépend pas de calculs sur les limites énergétiques des techniques existantes, mais de la capacité future à inventer des techniques permettant d’utiliser de manière toujours plus efficace les ressources existantes. »
Les textes qui affrontent ces questions majeures sont rares. Nous avons donc voulu proposer à leurs auteurs de prolonger leurs réflexions lors d’un entretien croisé. Ils ont bien voulu se prêter au jeu, lors d’une visioconférence. Voici le fruit de leur discussion.
Rue89 : Gabriel Chardin, vous estimez qu’il existe des limites physiques à la croissance. Pourquoi ?
Gabriel Chardin : J’ai voulu montrer qu’une croissance même modérée entraîne un épuisement très rapide des ressources, non seulement de la Terre, mais de l’univers observable tout entier. L’estimation connue est de 5500 ans pour l’univers observable, ce qui est infime par rapport à l’âge de l’univers.
Dans tous les cas, les ressources énergétiques accessibles dans l’univers observable sont finies, et même si on ne s’intéresse pas à la croissance énergétique mais à la croissance de l’information, là aussi des limitations existent qui aboutissent à des temps similaires.
Dès à présent, l’absence de stratégie à long terme et l’avidité de nos sociétés de consommation font que certaines ressources comme le cuivre, l’hélium, l’étain ou les terres rares sont très durement exploitées, et vont a priori devenir d’un coût d’accès très supérieur dans les années à venir, lorsque les ressources les plus accessibles auront été épuisées.
Le temps caractéristique dont je parle est de quelques dizaines d’années et pour un grand nombre de sujets, on voit qu’à une échelle inférieure au siècle, on va au devant de très graves catastrophes, avec très probablement déjà des problèmes à l’horizon 2050.
Se transporter dans d’autres systèmes stellaires nécessite par ailleurs que les individus les plus riches aient accès à des quantités d’énergie très importantes, et ceci induit une instabilité extrême des sociétés qui deviennent capables de se lancer dans le voyage interstellaire.
Rue89 : Alexandre Delaigue, vous estimez au contraire que la poursuite de la croissance est possible au-delà de ces limites physiques. Pourquoi ?
Alexandre Delaigue : Ce que je dis, c’est qu’une croissance économique est tout à fait compatible avec une consommation énergétique qui diminue.
Ce qui fait que nous sommes prospères aujourd’hui, ce n’est pas le fait que nous ayons tous exactement le même niveau de vie que Louis XVI, c’est-à-dire une immense propriété, une armée de domestiques qui allument les bougies et des dizaines de voitures à cheval pour nous déplacer.
La croissance économique, ce n’est pas ça, c’est le fait qu’il nous suffit d’appuyer sur un bouton pour éclairer la totalité de notre maison avec une consommation énergétique beaucoup plus basse que quinze domestiques qui allument des bougies. La croissance économique n’est pas une accumulation permanente de la même chose, c’est un changement permanent.
Pour l’instant, on voit que la croissance de nos économies est corrélée à la consommation de ressources et d’énergie. Vous pensez qu’une croissance qui augmente en consommant moins de ressources est possible ?
Alexandre Delaigue : Si, jusqu’à présent, la croissance économique a été intensive en consommation de ressources et d’énergie, c’est essentiellement parce qu’elles ne coûtaient pas cher. Lorsqu’on a maîtrisé la pêche à la baleine, on a eu un système d’éclairage très intensif en huile de baleine, jusqu’au jour où cela a commencé à devenir difficile et coûteux de capturer des baleines pour nos lampes et que cela a incité à la recherche d’autres moyens pour fournir de l’éclairage.
Ce moyen a été l’ampoule à incandescence. L’économiste William Nordhaus a comparé les techniques d’éclairage depuis le feu de bois de l’homme préhistorique jusqu’aux ampoules halogènes et fluorescentes et a étudié la quantité d’éclairage produite par unité d’énergie consommée. Il a montré qu’il y avait eu une diminution exponentielle du coût énergétique de la production de lumière.
De la même façon qu’il y a une croissance exponentielle, il y a en même temps des améliorations technologiques qui permettent une diminution exponentielle des coûts.
Bien sûr, il y a des limites à ce processus, mais on ne sait pas exactement comment et quand elles seront atteintes. Ce qu’on peut constater, c’est que quand les sociétés humaines s’approchent de leurs limites, il y a toute une série de mécanismes sociaux qui se mettent en place, à commencer par le mécanisme des prix. Par exemple, lorsqu’il est plus difficile de trouver du pétrole, le pétrole coûte plus cher, ce qui incite à aller vers d’autres techniques ou à fournir de l’énergie de manière différente.
Ça nous met face aux vraies questions. D’abord, à quelle distance est-on de nos limites ? Et puis est-ce que quand on touchera une limite, on ne risque pas de se retrouver dans la position des bactéries dans la boîte de Pétri ou des habitants de l’île de Pâques, ou est-ce qu’on aura des mécanismes sociaux qui permettent de faire en sorte que ces limites ne conduisent pas à des drames comme la disparition de milliards de personnes ?
Gabriel Chardin : Je reviens sur la question de l’éclairage. En fait, le prix Nobel de physique 2014 montre que la croissance exponentielle de l’efficacité énergétique de l’éclairage touche à sa fin. Ce prix Nobel récompense la découverte des LEDs bleues dont l’efficacité est proche de 1. Auparavant, on a pu faire des choses plus aberrantes, encore comme tuer des baleines pour récupérer leur graisse et allumer des bougies.
Mais là, le progrès technologique a une fin parce que, sauf à vouloir autre chose que l’éclairage, l’émission de photons a un coût et ces LEDs représentent à peu près l’étape ultime. Pour des raisons fondamentales, on ne peut quasiment pas faire mieux, ou alors vraiment à la marge. L’exemple que vous prenez montre qu’on tombe sur une fin de croissance sur un certain nombre de processus.
A-t-on justement un moyen de mesurer le délai qui nous sépare du dépassement de ces limites ?
Gabriel Chardin : Ce qui m’inquiète, c’est que la réflexion stratégique n’existe pas sur ces limites. Soit on ne les voit pas, soit on a un discours relativement rassurant. Le discours du Club de Rome et celui des gens qui disent « Attention, on va droit dans le mur ! » est jusqu’ici relativisé, alors que l’avidité qui existe dans nos sociétés et l’absence de contraintes, notamment au niveau démographique, font que sur un certain nombre de choses assez fondamentales qu’on surveille trop peu, on est dans une situation inquiétante.
Prenez l’épuisement des sols : en Chine, en Inde, et aussi en France, on épuise les sols à un rythme 50 à 100 fois plus rapide que ce qu’on devrait faire pour les renouveler. Et on continue à le faire parce qu’on n’a quasiment aucune contrainte. Moi-même, je consomme beaucoup trop de ressources, même si j’essaye de restreindre ma consommation. Collectivement, nous sommes tous égoïstes et nous nous cachons les conséquences de nos actes, parce que cette réflexion n’a pratiquement pas lieu et que nous n’avons donc pas de stratégie pour mesurer nos limites ni les anticiper.
Alexandre Delaigue : La différence entre nous n’est, je crois, pas sur ce constat mais sur les solutions pour éviter le problème. Il y a une perspective qui est réelle, il faut qu’on réfléchisse et qu’on mette en œuvre très vite des moyens qui vont nous permettre de traiter ou d’aborder ces problèmes.
Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’une approche de beaucoup d’économistes consiste à dire que les discours fondés sur l’alerte, comme celui du Club de Rome justement, ne fonctionnent pas. Dire : « Attention, dans vingt ans, il n’y a plus de pétrole quoi qu’il arrive, il va falloir vous restreindre pour ralentir, mais c’est inéluctable de tout façon », ce n’est pas un raisonnement audible facilement. Et la réaction des gens consiste à dire : « Foutus pour foutus, autant en profiter. »
L’idée qu’on va regrouper un certain nombre de personnes qui vont réfléchir sur le sujet et apporter des solutions qui vont s’imposer aux populations, c’est quelque chose qui ne fonctionne pas, parce que les sociétés humaines sont quelque chose de trop complexe.
On le voit bien au niveau du changement climatique. Les économistes sont assez pessimistes sur l’idée qu’on peut trouver des solutions depuis le haut, ils sont plus sensibles à des approches plus décentralisées, il y a toute une série de mécanismes inconscients, fondés sur le fait que les gens n’ont pas une très grande information, qui apportent des solutions aux problèmes. Ça marche mieux qu’on pourrait le penser.
Par exemple, si on prend la question pétrolière, il faut bien reconnaître qu’il y a dix ans, personne ne pensait que le pic pétrolier serait déjoué par des nouvelles techniques d’extraction du pétrole. Personne ne disait ça, aucun expert. Pourtant, une certain nombre de gens ont réagi au niveau local pour mettre en œuvre ces techniques d’extraction non conventionnelles.
La question n’est pas « Est-ce que c’est bien ou mal ? », mais cela montre que personne n’avait anticipé ça il y a seulement dix ans. Peut-être que la solution à l’érosion des sols viendra elle aussi du niveau local.
Même chose pour la natalité. Quand les gens s’enrichissent, ils ont moins envie d’avoir un grand nombre d’enfants, c’est un mécanisme plus efficace pour réduire la croissance démographique que les mesures contraignantes, qui posent toute une série de problèmes, à commencer par les libertés individuelles. Est-il souhaitable de nous faire renoncer aux libertés individuelles pour prolonger un peu plus longtemps un niveau de consommation d’énergie équivalent ?
J’ai l’impression que vous préconisez, Alexandre Delaigue, d’approcher le plus possible de la catastrophe pour changer de direction ! Plus globalement, peut-on prendre collectivement prendre de bonnes décisons sur les dangers qui menacent l’humanité dans son ensemble ? Si oui, comment ?
Alexandre Delaigue : Oui, oui, plus on se rapproche des limites, plus on s’approche aussi des solutions. En matière de ressources, c’est très net : plus il y a d’incitations à changer, plus les prix augmentent. C’est vrai que ça revient à être toujours sur le fil du rasoir. On ne va pas rentrer dans des clichés, mais toutes les civilisations sont mortelles de ce fait-là. Au bout d’un moment, les mécanismes sociaux de résolution des problèmes deviennent inopérants. On doit être lucides sur ça, mais par contre, j’insiste sur le fait que dire « Il faut anticiper les problèmes, il faut faire quelque chose » peut être pire que de ne rien faire.
Gabriel Chardin : Je reviens sur le mécanisme régulateur de la population dont vous avez parlé. On constate malheureusement depuis quelques années qu’il ne marche pas en Afrique, dont on est en train de réévaluer violemment vers le haut les projections de population. Quand l’Afrique accueillera 4,5 milliards d’habitants, on sera très probablement face à des dégâts écologiques énormes. De manière générale, si l’autorégulation est effectivement possible en principe, dans la réalité, les résultats ne sont pas encourageants.
On n’est pas encore arrivés à la catastrophe, mais on le voit à travers plusieurs indicateurs, on est au bord de l’instabilité. La vie a l’air d’être un catalyseur qui accélère cette instabilité. L’instabilité est présente par nature dans l’univers, en particulier à travers la gravitation, fondamentalement instable et qui interdit à l’univers d’être statique, comme l’avait espéré Einstein. A très long terme, on sait même prédire une sorte de mort thermique de l’univers, et on connaît un certain nombre de limitations fondamentales à l’avenir énergétique de l’univers, qui a tendance à devenir froid et dispersé à très long terme.
Mais l’espèce humaine a un degré d’instabilité beaucoup plus grand, qui s’accélère même, et elle aura une durée de vie bien inférieure à ce futur cosmologique. Notre société repose sur des milliers d’éléments et d’intégrateurs fragiles et magnifiques dont nous n’avons pas assez conscience.
Je vous donne un exemple avec l’électronique. Chaque génération nouvelle d’usine de fabrication de « chips » mémoire coûte plus cher. Aujourd’hui, on en est à des échelles de plusieurs milliards de dollars, avec des centaines de processus très compliqués qui s’enchaînent. On l’a vu également sur la fabrication de supraconducteurs, où il a suffi qu’un individu quitte une grande firme internationale, pour que la fabrication entière s’arrête, du fait qu’un tout petit nombre d’individus maîtrisaient un savoir que l’on jugeait anodin mais qui était crucial dans la réalisation de ces processus. Ces endroits de tension, de fragilité, sont multiples. Cela marche pour le moment, on a une certaine croissance, les iPhone sont meilleurs aujourd’hui qu’hier, mais jusqu’à quand ?
J’ai l’impression qu’on ne fait actuellement que prolonger l’instabilité et que notre système peut s’effondrer pratiquement à tout moment. Aujourd’hui, on ne consacre à l’échelle mondiale que 1% du PIB pour la recherche, ce qui veut dire que sur un siècle, on n’y consacre que la richesse d’une année, alors que l’effondrement a de bonnes chances de se situer à moins d’un siècle.
Gabriel Chardin, vous rappelez dans votre article que « Si 6% de tous les êtres humains nés sur Terre étaient encore en vie en l’an 2000 – ce qui est déjà une proportion énorme –, c’est près de 90% des chercheurs de toute l’histoire de l’humanité qui étaient encore vivants à cette même date ». Alexandre Delaigue, vous aussi semblez miser sur les chercheurs pour changer la croissance. Pour vous, la solution viendra de la recherche ?
Gabriel Chardin : En fait, ces 90% de chercheurs ne sont déjà plus vivants. Ils l’étaient dans les années 90. Le fait que ce chiffre soit déjà en train de décroître montre qu’on était dans un flash de conditions extraordinaires, une chance peut-être unique dans l’histoire de l’humanité.
On est encore en train de progresser techniquement, mais on est déjà dans la décroissance d’un grand nombre de choses au niveau des ressources. On a encore cette idée de progrès permanent très présente dans notre conscience, ce qui n’était pas le cas, par exemple, à l’époque de Louis XVI dont nous parlions tout à l’heure, où on avait l’impression que la vie déroulait ses bonnes années et ses mauvaises années, mais sans idée de progrès continu
Alexandre Delaigue : Je pense justement que nos sociétés ont un rapport au progrès un peu problématique. Dans les années 50 et 60, il y avait peut-être une certaine naïveté. Quand on lit les Sciences et Vie de l’époque, on parle quand même de l’époque où la France aura transformé le Sahara algérien en un vaste champ de blé, mais aujourd’hui, on a un tel pessimisme technique que je crains qu’on soit dans l’excès inverse.
Ça, c’est un raisonnement qu’on voit notamment grâce à la théorie des jeux, quand on vous dit que quand vous êtes dos au mur, vous faites n’importe quoi. Je suis d’accord, le budget de recherche est insuffisant, mais on constate que notre attitude par rapport au progrès est elle aussi en train de devenir problématique. Je crains à ce niveau que le discours qui consiste à dire « Nos sociétés basées sur le progrès technologiques sont vouées à l’extinction », même s’il est totalement fondé, contribue plus au problème qu’à la solution.
A la fin de l’année aura lieu à Paris la Conférence mondiale sur le climat. L’idée est de réunir les dirigeants du monde entier pour écrire un texte qui engage l’humanité à long terme contre le changement climatique. Est-ce la solution pour vous ?
Alexandre Delaigue : Ce que je vais dire est peut-être à l’origine du fait que l’on ne s’en sortira pas mais il faut être lucide : les stratégies sur 100 ans, c’est quelque chose qui ne fonctionne pas bien.
Gabriel Chardin : C’est vrai, ce n’est pas humain. Ce n’est pas humain.
Alexandre Delaigue : La projection à aussi long terme est de l’ordre, au mieux, du plausible. De toute façon, les problèmes que l’être humain affronte sont toujours ceux de l’immédiat. Si l’on veut chercher des solutions, il faut essayer de répondre aux problèmes immédiats auxquels on est confrontés. Ensuite, alors, le global apparaîtra progressivement. Bien sûr que ça présente des inconvénients, mais ça correspond à la façon dont les sociétés et les individus raisonnent. C’est la façon dont l’être humain fonctionne.
Gabriel Chardin : Pour moi, une des meilleures solutions consiste à chercher à augmenter le niveau global de connaissances. Même si tout le monde ne sera à l’évidence pas un physicien ou un biologiste de haut niveau, on peut néanmoins faire en sorte que chaque personne soit incitée à contribuer au débat.
Alexandre Delaigue, vous avez cité la théorie des jeux qu’on peut appliquer à cette réflexion. L’astrophysicien François Rodier a lui essayé d’appliquer les lois de la thermodynamique à l’évolution, en particulier l’évolution de l’humanité. Pensez-vous que vos sciences respectives devraient être plus utilisées, par exemple pour encadrer les négociations climatiques ?
Alexandre Delaigue : Je me méfie de ça. L’une des caractéristiques de l’analyse économique, c’est qu’on en sait toujours beaucoup moins qu’on ne le croit. On vit tous dans le monde social et on a tendance à penser que ce qui vaut pour nous vaut de manière universelle, donc on a tendance à se croire plus compétent qu’on ne l’est en matière de sciences sociales.
Maintenant, dans les problèmes qui nous ont occupés aujourd’hui, on peut dire qu’il y a un manque de convergence entre les économistes et les gens des sciences naturelles. Les économistes ont travaillé sur le fait de transformer des programmes généraux en des choses qui ont des conséquences vraiment concrètes et qui peuvent générer l’adoption des gens concernés, mais ils maîtrisent mal les réalités du monde physique. L’inverse est vrai aussi, un plus grand dialogue est nécessaire.
Gabriel Chardin : Pour revenir à la conférence sur le climat, je trouve intéressant que les gens se posent ensemble ces questions. Il y a un débat scientifique exigeant, pas du tout simple, sur les conséquences du changement climatique. C’est un domaine où l’on n’a pas du tout le droit à l’erreur ; à partir du moment où on l’a déclenché une augmentation de plusieurs degrés, ça déplacera massivement des populations, ce qui va déclencher des conflits, des guerres.
On voit dans ces discussions que les pays pauvres ont longtemps dit aux riches « Vous avez fait plein de dégâts au cours de votre croissance et pour cette raison, vous voulez aujourd’hui brider notre croissance ». Mais cette attitude change : par exemple, la Malaisie, que je connais bien, a perdu une bonne partie de sa forêt primaire, et eux-mêmes se rendent compte qu’ils commencent à observer des sécheresses alors que c’est jusqu’ici un pays très pluvieux. La réflexion commence à changer petit à petit au fil des événements là-bas.
C’est un processus très difficile, et il y a toujours des gens qui nient les problèmes, qui veulent continuer le « business as usual ». Il y a, à l’inverse, ceux qui sont inquiets, dont certains qui sont peut-être trop catastrophistes. Ce type d’événements comme la COP21 fait partie de ce dialogue. On a un lieu pour mettre en scène ce débat avec la COP. Je me réjouis que la France l’accueille, même si mon optimisme sur l’avenir à long terme de nos sociétés reste très limité.