Articles du Vendredi : Sélection du 12 mai 2023

« C’est de la folie de ralentir l’éolien et le solaire maintenant, cela nous met dans une situation très difficile »
Rachel Knaebel
https://basta.media/c-est-de-la-folie-de-ralentir-l-eolien-et-le-solaire-maintenant-cela-nous-met-dans-une-situation-difficile-changement-climatique-transition-energetique

Expert de l’énergie, le chercheur Cédric Philibert s’interroge dans un livre sur l’hostilité française aux éoliennes. Pour lui, notre retard sur les renouvelables est dangereux, alors que l’arrivée de nouveaux réacteurs nucléaires reste hypothétique.

Basta! : Existe-t-il réellement une large hostilité en France envers les éoliennes ?

Cédric Philibert est un analyste de l’énergie et du climat. Chercheur associé à l’Institut français des relations internationales, il enseigne à Sciences Po-Paris. Il a travaillé de 2000 à 2019 à l’Agence internationale de l’énergie. Il a publié en mars aux éditions les Petites Matins Éoliennes, pourquoi tant de haine ?.

Cédric Philibert : Cette hostilité s’exprime depuis une dizaine d’années. Elle s’est exprimée au travers d’associations qui se sont montées pour fédérer les oppositions. Il s’agit par exemple de la Fédération environnement durable, de l’association Vent de colère, etc. Cette hostilité s’exprime aussi par une fraction du lobby nucléaire qui voit les renouvelables, et notamment les renouvelables variables – le solaire et l’éolien – comme quelque chose qui handicape gravement l’avenir du nucléaire.

Beaucoup des arguments que ces groupes utilisent sont nés aux États-Unis et en Australie dans les cercles d’extrême droite financés par les lobbys des énergies fossiles. Mais ils ont été adaptés au contexte français. Aux États-Unis et en Australie, ces positions anti-éoliennes vont en général de pair avec un argumentaire climato-négationniste. Cela s’est transformé en France en un discours qui met en avant le nucléaire comme le meilleur atout contre le changement climatique.

Quels sont les autres arguments des anti-éoliens en France ?

On retrouve des éléments de langage similaires chaque fois qu’il y a un projet éolien. Souvent, il y a une opposition locale plus ou moins importante, des gens qui peuvent être mécontents pour plein d’autres raisons, comme l’absence de services publics. Le projet éolien va fixer les colères, car il vient perturber notre environnement tranquille pour quelque chose qui ne va pas nous bénéficier directement.

Des spécialistes de la désinformation y ajoutent des arguments que les gens ne trouvent pas tous seuls. Ce sont des arguments liés à la présence de béton et d’acier, à la biodiversité, à l’occupation des territoires et à la variabilité… Ils disent l’éolien ne sert à rien puisque cela ne produit de l’électricité que quand il y a du vent ; ils soulignent qu’en France, on a déjà une électricité décarbonée avec le nucléaire, etc. Voilà les grands motifs. S’y joint souvent une comparaison avec l’Allemagne, selon laquelle ce pays relance le gaz et le charbon à cause de la variabilité du solaire et du vent. Ce qui est un parfait mensonge. L’Allemagne a doublé sa production d’énergies renouvelables entre 2010 et 2021 et réduit dans le même temps de 35 % sa consommation de charbon.

Pourquoi selon vous l’extrême droite en France – comme en Allemagne d’ailleurs – se positionne-t-elle systématiquement contre les éoliennes ?

C’est d’abord très démagogique et c’est une stratégie électorale. Le mécontentement vis-à-vis du groupe central macroniste qui gouverne s’exprime dans les quartiers populaires plutôt par un vote pour La France insoumise (LFI). Le monde rural est davantage un terreau porteur pour le Rassemblement national (RN).

Ceci dit, sur les éoliennes, l’opposition du RN peut en fait sembler surprenante. Même si la France n’a plus de grands fabricants de turbines pour éoliennes, comme les Danois, les Allemands ou les Espagnols, l’industrie française demeure présente sur l’ensemble du secteur éolien. On produit des pales, des mâts, des nacelles, et nous disposons de développeurs compétents qui réalisent des projets éoliens en France et à l’étranger.

Et l’énergie éolienne, le vent, n’a pas à être importée. Comparé aux fossiles, c’est un bénéfice considérable en termes d’indépendance. On importe certes un peu de terres rares pour les éoliennes maritimes, les développeurs peuvent avoir une estampille étrangère, et les turbines ne sont pas forcément fabriquées en France. Mais une fois que les éoliennes sont en place, c’est 100% local dans la source d’énergie. Un « patriote » devrait en toute logique s’en réjouir.

 

Il y a aussi une contestation de l’éolien qui vient d’activistes écologistes, sur certains projets comme sur le parc offshore au large de Saint-Brieuc, ou encore en Aquitaine. Comment l’expliquez-vous ?

Quand j’ai commencé le livre, je n’en avais pas perçu l’ampleur. Souvent, l’opposition aux éoliennes et au solaire se pare des oripeaux de la protection de l’environnement. Si vous prenez le livre de Fabien Bouglé, Éoliennes, la face noire de la transition écologique, dans tous ses chapitres, c’est au nom de l’environnement qu’il condamne l’éolien. Mais ses arguments sont toujours très exagérés, ou totalement faux, comme quand il avance qu’à cause de la variabilité de l’éolien et du solaire, on en vient à utiliser plus de pétrole et de charbon.

Comment expliquez-vous que ces arguments prennent chez de véritables écologistes de bonne foi ?

Il y a des gens de bonne foi, mais je pense qu’ils ne sont pas assez informés. De ce point de vue, j’en veux beaucoup aux parlementaires écologistes et LFI à l’Assemblée nationale, qui n’ont pas su faire la part des choses et hiérarchiser les problèmes.

Non pas que la biodiversité soit un moindre problème que le changement climatique. Mais les atteintes locales à la biodiversité entraînées par certains projets d’énergies renouvelables comme les éoliennes ou le solaire ne représentent rien par rapport au fait que c’est un outil majeur pour lutter contre le changement climatique. Or, le changement climatique est lui-même devenu une des grandes causes d’érosion de la biodiversité.

Ces parlementaires de gauche et écologistes n’ont pas vraiment soutenu les éoliennes. Les écologistes se sont finalement abstenus sur le projet de loi sur les énergies renouvelables voté en janvier [1]. Et ont contribué avec toute la gauche à interdire pratiquement toute grande centrale solaire au sol.

Pour eux, le solaire, c’est bon pour les toits. Mais un petit système solaire de 3 kilowattheures (kWh) sur un toit, c’est cinq à dix fois plus cher au watt installé qu’une grande centrale solaire au sol. Sur une grande centrale solaire au sol, le coût descend à 0,5 euro par watt, contre 3 euros pour la centrale sur un toit.

Je suis pour qu’on en mette du solaire sur les toits, mais on a aussi besoin de centrales au sol. Parce qu’il nous faut passer de 20 gigawatts (GW) solaires installés actuellement en France à 125 GW. On ne peut le faire rapidement et sans dépenser trop que si on accepte d’en mettre la moitié au sol. Ce qui prendra 100 000 hectares ; ce sera le dixième de la surface qu’on utilise aujourd’hui pour produire des agrocarburants.

Vous jugez qu’on en demande plus aux énergies renouvelables en termes de non-artificialisation des sols et de non-atteinte à la biodiversité qu’aux autres projets d’infrastructures, énergétiques notamment ?

On leur demande d’être absolument parfaites. Or, c’est impossible. Ceux qui sont favorables au nucléaire disent que les éoliennes émettent deux fois plus de CO2 dans leur cycle de vie que le nucléaire. Je ne conteste pas. Un kWh électrique fabriqué avec du nucléaire émet 6 grammes de CO2 environ, contre 12 grammes pour l’éolien et 25 grammes pour le solaire. Mais c’est deux fois plus que rien, puisqu’il s’agit de lutter contre les fossiles qui provoquent 400 grammes d’émission de CO2 par kWh électrique pour le gaz et 1 kg pour le charbon. La petite différence entre nucléaire, éolien et solaire ne compte donc pratiquement pas.

Certains ne veulent ni des fossiles, ni du nucléaire, ni énergies renouvelables et appellent à la sobriété. Il en faut de la sobriété. Il faut moins de SUV, moins d’avions, manger moins de viande de bœuf. Mais ce n’est pas la sobriété qui va nous permettre de diviser par six les émissions mondiales annuelles de CO2, et au moins par dix les émissions des pays riches. On ne va pas diviser par dix la taille de l’économie française, même si on accepte d’avoir des secteurs en décroissance comme le transport aérien.

L’Allemagne fait figure de repoussoir pour les anti-éoliens et anti-renouvelables en France. Pourquoi les détracteurs des éoliennes ne parlent-ils jamais de l’Écosse ou du Danemark, qui sont aussi des pays qui développent l’éolien ?

Parmi les anti-éoliens d’extrême droite, une des inspirations est leur combat contre l’Europe. Dans le discours de l’extrême droite, tout ce qui nous arrive de mauvais est la faute des Allemands, de qui la Commission européenne ferait les mille et une volontés. Tout cela contribue à justifier leur hostilité profonde à l’Union européenne. Dans une fraction du lobby nucléaire, il existe par ailleurs un nationalisme étroit qui rêve de revenir cinquante en arrière, en 1974, au lancement du plan Messmer (qui a initié la construction du parc nucléaire français, ndlr). Le nucléaire a alors bien réussi à la France, tout en lui permettant d’avoir une électricité décarbonée, dans un système où il y avait alors peu d’échanges aux frontières et pas de système vraiment intégré de l’énergie. Certains rêvent de revenir à ces beaux jours, dont parle aussi d’ailleurs Fabien Roussel. C’est de la nostalgie.

 

 

Pourquoi serait-ce absurde ?

Que l’industrie nucléaire lutte pour conserver un rôle sur un petit marché mondial, qui est un marché de niche, je veux bien. Que l’on envisage de construire six ou huit nouveaux réacteurs pour les mettre en route d’ici 2050, peut-être, ce n’est pas exclu. Qu’on réussisse enfin à construire des réacteurs post-Fukushima avec des sécurités nouvelles dans des délais contrôlés et dans des coûts contrôlés, c’est hypothétique mais pas impossible. La prolongation des centrales à plus de 60 ans me semble en revanche moins probable. Et qui aujourd’hui dans le monde exporte du nucléaire ? La Russie et la Chine, et cela reste un petit marché.

L’essentiel est ailleurs. L’essentiel de la bataille mondiale contre les énergies fossiles se joue sur le plan des énergies renouvelables. Le marché des énergies renouvelables sera dix fois plus important que celui du nucléaire. Le gouvernement actuel semble vouloir avancer sur l’éolien maritime. Dans le domaine, on a dix ans de retard sur les Allemands, les Britanniques, les Hollandais, les Danois et les Belges. Nous avons des entreprises dans l’offshore pétrolier et gazier qui se reconvertissent dans l’offshore éolien, c’est un bon signe. Mais qu’on abandonne l’éolien terrestre et qu’on renonce au solaire, je ne le comprends pas.

Le nucléaire et le développement de l’éolien et des énergies renouvelables en général sont-ils incompatibles ?

À dire vrai, je ne sais pas. C’est déjà très difficile d’entretenir le parc nucléaire actuel. Beaucoup de nos réacteurs atteignent 40 ans d’existence. On est entré dans une période de 20 ans de grand carénage [la modernisation et l’amélioration de la sûreté des centrales vieillissantes, ndlr]. Il faut des bras pour le faire. Aujourd’hui, personne ne dit qu’on va sortir du nucléaire en 2035. Tout le monde a compris qu’il fallait conserver ce qu’on a, aussi longtemps que la sécurité le permet. Mais je ne sais pas combien de temps la sécurité le permettra ni quel effort cela va demander.

On parvient à une phase où le nucléaire ne va pas produire autant qu’avant. On ne va pas revenir à 78 % du mix électrique français couvert par l’énergie nucléaire. Dans le même temps, on doit décarboner notre économie. Pour cela, il nous faut beaucoup d’électricité bas carbone bon marché. Et en fin de compte, les énergies renouvelables électriques ont battu les autres à plate couture, par leur flexibilité, par leur polyvalence.

L’essentiel de la bataille, c’est donc l’éolien et le solaire. Et dans les pays tempérés, c’est l’éolien plus que le solaire. La première réponse à la variabilité des renouvelables, c’est de toujours associer l’éolien et le solaire dans des proportions qui respectent le mieux les variations saisonnières de la zone de la demande. C’est la première chose à faire avant de parler de stockage ou d’hydrogène.

Les gens qui veulent décrédibiliser les renouvelables les regardent toujours isolément. Alors que si on combine l’éolien et le solaire, auxquels on ajoute l’hydraulique disponible et du stockage par pompage, on aura déjà accompli les trois quarts du chemin. Après, c’est évident qu’il en faut plus si on veut viser 100 % de renouvelables plutôt que 50 %.

Je pense qu’il faut aller vers l’objectif de 100 % en 2050. Et si en 2040 on a du nucléaire nouveau qui arrive et que le nucléaire ancien se porte encore très bien – ce que l’on ne peut pas prédire – on ralentira éventuellement le développement des énergies renouvelables. Mais c’est de la folie de ralentir maintenant, cela nous met dans une situation très difficile.

Le manque de développement des renouvelables met-elle la France en situation dangereuse ?

On l’a bien vu en 2022 : dans une situation de manque d’énergie, on a été importateurs, et à quels prix ! Si on veut aggraver nos importations d’électricité au cours des quinze prochaines années, ce qu’on fait actuellement – installer 1 GW d’éolien et 1 ou 2 GW de solaire par an – est loin d’être suffisant. Il faut d’urgence doubler ou tripler ce rythme. Sinon, on va être structurellement déficitaire et importateur. Ce sera peut-être de l’énergie qui sera de moins en moins carbonée parce que nos voisins seront passés aux renouvelables. Mais si on veut retrouver une forme de souveraineté énergétique, ce n’est pas ce qu’il faut faire.

Vous qualifiez-vous de « pro-éolien » ?

Je m’intéresse au climat depuis toujours, j’ai publié un livre sur le sujet en 1990. J’ai fait une carrière à l’Ademe, à l’Agence internationale de l’énergie, où j’ai travaillé pendant dix ans sur les énergies renouvelables. Le Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] vient de reconnaître dans son rapport de mars que c’est l’éolien et le solaire qui offrent les plus grands potentiels de réduction des émissions de CO2 d’ici 2030. Et à échéance de 2050 encore bien davantage. Je suis pro-éolien car je combats le changement climatique. Je ne peux pas attendre 15 ans pour avoir de nouveaux réacteurs nucléaires qui seront peut-être, voire pas, délivrés.

Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écofeministe
Geneviève Azam
www.terrestres.org/2023/05/12/penser-et-agir-depuis-la-subsistance-une-perspective-ecofeministe/

L’écoféminisme est une proposition théorique et politique élaborée depuis près de cinquante ans. Dès les années 1970, Maria Mies et Veronika Bennholdt analysent l’industrialisation comme un vaste processus de destruction de la subsistance. A partir de l’attention à l’ensemble des activités vitales du quotidien, elles relient colonialisme, domination de la nature et des femmes. Ce faisant, elles nous aident à mieux comprendre la domination capitaliste et patriarcale et ouvrent des voies politiques fécondes.
A propos de Maria Mies,Veronika Bennholdt-Thomsen, La subsistance, une perspective écoféministe, Éditions La lenteur, 2022 (1997).
La publication récente par les Éditions La Lenteur de La subsistance, une perspective écoféministe1, paru en 1997 en Allemagne et disponible en version anglaise dès 1999, est une bonne nouvelle. Elle répare un manque et pourrait dénouer quelques malentendus ou idées reçues concernant « la subsistance » et la perspective écoféministe. Si, depuis sa première publication, de nouvelles générations sont nées, avec leurs combats, leurs grammaires, leurs attachements ; si la galaxie écoféministe est diverse, plus que jamais, l’emprise du capitalisme globalisé, l’obsession de la croissance et du progrès, la foi dans la technique salvatrice, la destruction systématique des conditions de la subsistance et la violence patriarcale nous étreignent. Le travail de longue haleine dont rend compte cet ouvrage relie concrètement ces différentes facettes d’un monde qui ne peut survivre qu’en accélérant le sacrifice du vivant.
La dimension historique de cet ouvrage, puisant à l’engagement des autrices situées au carrefour des mouvements écologistes, féministes et anti-coloniaux, rend cette publication d’autant plus précieuse pour penser et agir au présent. Le livre récent de Geneviève Pruvost2, écrit dans la lignée du féminisme de la subsistance, celui d’Aurélien Berlan3, inspiré de l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance, l’attention renouvelée à des pratiques ancrées et anciennes de subsistance, l’irruption de nombreux collectifs et lieux articulant concrètement autonomie matérielle et réflexion politique, témoignent d’heureuses confluences et en redoublent l’intérêt.
Dès les années 1970, les autrices ont travaillé à élaborer une théorie globale de la subsistance, à partir de bases empiriques et de la réalité matérielle du monde, depuis le travail de subsistance des femmes, celui qui produit et protège la vie. Ce travail naturalisé est en effet devenu invisible : « Il apparaît comme un bien gratuit, une ressource gratuite tel l’air, l’eau ou le soleil, qui semble s’écouler naturellement du corps des femmes4 ».
Maria Mies, écrivaine et professeure de sociologie, fut une des initiatrices de l’approche écoféministe, dite de Bielefeld5, avec Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen, sociologue et ethnologue, co-autrice de l’ouvrage. Leur souci permanent d’allier la théorie et la praxis, de relier la domination de la nature avec celle des femmes, de ne pas s’enfermer dans la recherche académique, s’exprime dans la forme du livre : chaque chapitre est précédé de récits, récits de lutte et récits de vie, puisant à des expériences et engagements, à des enquêtes, menées en Allemagne et dans plusieurs pays du monde, notamment dans ce qui était alors désigné comme Tiers Monde6.
Elles se sont très tôt emparées de la critique de la science mécanique du XVIIème siècle et de l’idéal baconien de maîtrise technologique de la nature. Elles furent notamment inspirées par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant7, dont l’ouvrage a été traduit en France en 2022, soit quarante ans après sa traduction en Allemagne ! Ce refus du projet de maîtrise technologique de la nature et des humains ne les quittera pas. Alors que l’écoféminisme naît de femmes ayant lutté depuis les années 1970 contre l’armement atomique, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 raffermit leur engagement contre l’énergie atomique, civile ou militaire.
Le choix d’une approche empirique et matérielle, l’ambition d’élaborer une théorie globale de la subsistance, les a confrontées dans les années 1980 à l’éclosion de la pensée post-moderniste de ces années-là, en particulier à celle de Jean-François Lyotard8. Si elles partagent avec ces courants la critique de la rationalité instrumentale, elles ne la situent pas d’un point de vue seulement théorique et abstrait ; elles le font depuis leurs expériences concrètes et les enquêtes qu’elles mènent face « à la violence patriarcale, au militarisme, aux technologies nucléaire et génétique, bref à partir du rejet de l’hubris cartésien, cette prétention démesurée qui constitue un paradigme épistémologique basé sur la domination de l’homme sur la nature et sur les femmes9 ».
Tout en critiquant l’économisme marxiste et plus globalement la modernité industrielle, elles refusent la posture post-moderniste faisant de la nature et de l’histoire réelle des constructions culturelles, linguistiques ou narratives, sans base matérielle. Sur le plan académique, elles ont vécu ces années 1980-1990 comme celles de la domination des courants post-modernes et la marginalisation de la perspective matérialiste de la subsistance. Jusqu’au material turn des années récentes, au refus plus affirmé du dualisme opposant la matière et l’esprit en ce qu’il désanime la matière pour idéaliser l’esprit. Tournant matérialiste ravivé par la catastrophe écologique, l’accélération extractiviste et coloniale, par le retour brutal de la « nécessité », de la matérialité de nos mondes.
Face à la religion de la croissance, reconquérir et revendiquer la subsistance
L’idée de subsistance, dans la modernité industrielle, est associée à la pauvreté, à l’arriération, à la pénurie, voire à la survie biologique. Par extension, elle renvoie au « sous-développement », à une croissance empêchée et retardée. Dans le sillage de l’anthropologue Marshall Sahlins, les autrices déconstruisent cette vision, reposant sur le mythe d’une rareté intemporelle des ressources – fondant aussi bien l’économie capitaliste que les utopies marxistes et socialistes – rareté jointe à des besoins humains naturellement illimités. Cette idéologie économiste, outre qu’elle justifie la productivité industrielle comme seule voie pour résoudre cette tension et combler l’écart de « développement », dévalorise les économies de subsistance des peuples non industrialisés.
En ce point, Maria Mies et Veronika Bennholt-Thomsen revendiquent l’héritage de Rosa Luxemburg, qui, contrairement à Marx et Lénine, ne fait ni de “l’accumulation primitive” ni de l’impérialisme des moments du développement capitaliste, mais son essence même : la conquête d’espaces non capitalistes, la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles, est la base, la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie. Ce faisant, elles s’opposent à la structure coloniale du capitalisme. En détruisant la capacité de survie des personnes, le capitalisme s’assure de leur dépendance au capital, notait également Ivan Illich dans son ouvrage Le travail fantôme10, également mis à contribution.
Quand il est intériorisé par les peuples colonisés ou par les femmes, qui se trouvent aux avant-postes de la subsistance, cet imaginaire est à la source d’une dévalorisation de soi, d’une dépréciation des activités vitales devenues « corvées » et dont il faudrait se délivrer, de l’attente toujours déçue d’un rattrapage de développement accordé d’en haut, d’un « consumérisme de rattrapage ».
La destruction des conditions de la subsistance fut méthodiquement organisée après 1945 en même temps que s’imposait le paradigme du « développement » : devenu synonyme de civilisation, le développement, comme idéologie et comme pratique, assimile les activités quotidiennes de subsistance à des survivances passéistes « freinant » le progrès. Ce mouvement d’expropriation s’est accéléré et approfondi depuis les années 1980 avec la globalisation, les traités de libre-échange, auxquels les autrices se sont vigoureusement opposées, en lien avec des mouvements résistants des femmes du Sud global. Des récits précieux de ces luttes pour la subsistance accompagnent le travail théorique des autrices.
La perspective de la subsistance, construite à partir de données collectées depuis les expériences de femmes du Sud11, renverse la table dressée par « le patriarco-capitalisme » globalisé : « Nous voulons débarrasser la perspective de la subsistance du stigmate véhiculé par le discours progressiste qui lui colle encore à la peau. Nous voulons insister sur le fait que c’est nous, le peuple, qui créons et entretenons la vie, et non l’argent et le capital. C’est cela la subsistance12». Les politiques paternalistes d’empowerment des femmes, qui accompagnent l’accélération de la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie.
Cette perspective, qui relie intrinsèquement le féminisme et la question coloniale, ne s’arrête pas aux pays dits en voie de développement : « Ça ne peut être une perspective nouvelle que si elle est également valable pour les pays et classes que l’on dit développées13 ». La croissance, l’industrialisation, la productivité, ces piliers des économies capitalistes et industrielles s’opposent à l’autonomie matérielle et politique, détruisent les activités de subsistance et assurent la domination patriarcale: « En étudiant l’économie réelle, nous constatons que cet article de foi en la croissance infinie de la productivité est un mythe masculin eurocentrique14 ».
L’analyse du capitalisme, menée à partir du patriarcat et de la colonisation, s’enrichit de la notion de housewifization, forgée en Inde par Maria Mies. Cette notion désigne le processus de domestication propre au capitalisme industriel qui a abouti à l’invention de la femme au foyer au XIXème siècle.

Mais elle ne s’y réduit pas. Se trouvent enrôlées dans ce mouvement « les femmes qui font un travail salarié à domicile, les travailleurs agricoles, les paysans, les petits commerçants et les ouvriers travaillant dans les usines du Sud15 ». Finalement la housewifization concerne l’ensemble du travail de subsistance des sociétés, travail précarisé et flexible, exercé dans des conditions de domesticité proches du travail des femmes au foyer et que le capitalisme rêve d’universaliser. L’extinction du travail vivant par le travail mort, contenu dans les machines et infrastructures, renforce encore ce processus et conduit à l’invisibilité de millions de travailleurs et surtout de travailleuses.
L’analyse du travail de subsistance montre que la domination n’y joue pas sur les mêmes ressorts que pour le travail salarié standard. L’exploitation y est calquée sur celle de la nature, considérée comme un stock de ressources gratuites et inépuisables, violemment accaparées : « C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental16 ». Ainsi, le capitalisme exploite davantage de travail que le travail salarié proprement dit.
Le marxisme, en considérant comme premiers et fondateurs les rapports entre travail salarié et capital, s’est consacré à la partie émergée de l’iceberg et a ignoré la production de subsistance. Seul le travail salarié y mérite le nom de travail, les activités non salariales relevant d’une sphère « pré-capitaliste » ou bien de processus naturels, d’une sphère de la « reproduction ». De ce fait, elles disparaissent de la sphère sociale et deviennent invisibles. Dans une perspective de la subsistance, ces activités ne relèvent pas de la « reproduction », elles sont une production : « Production et reproduction ne sont ni séparées ni superposées. Dans une économie morale en grande partie basée sur le régime des biens communs, aucun des dualismes qui mettent en scène des notions que l’on oppose et que l’on hiérarchise ne peut se maintenir17 ».
Une politique de la subsistance
La perspective de la subsistance est une perspective politique. Il ne s’agit ni d’un modèle théorique abstrait, ni d’un nouveau modèle ou système économique prêt à l’emploi, ni d’une perspective de développement durable, laissant intacte la culture de la croissance. Une société de subsistance défend la vie au lieu de l’accumulation d’argent mort. Elle se construit par le bas, sans le recours aux avant-gardes et à des pouvoirs qui « naîtraient des canons et des fusils18 ».
L’économie de la subsistance est centrée sur l’élaboration de valeurs d’usage. Cette économie ressemble, écrivent les autrices, à l’antique oïkonomia des Grecs, mais sans l’esclavage et le patriarcat. Elle est une « économie morale », selon la notion forgée par l’historien britannique Edward P. Thomson19, à propos de l’éthique des communautés paysannes, ou encore par l’anthropologue James Scott20 à propos de l’éthique de la subsistance et des résistances quotidiennes des paysans. Cette économie morale n’a rien à voir bien sûr avec la fiction d’une réconciliation a posteriori de l’éthique et de l’économie, quand l’économie s’est préalablement affranchie de toute éthique, de toute norme extérieure, pour pouvoir se tourner vers l’accumulation infinie de valeurs marchandes et un extractivisme forcené et sans limite.
Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres : « La notion de subsistance exprime aussi la continuité entre la nature qui nous environne et celle qui est en nous, entre la nature et l’histoire, et le fait que dépendre du domaine de la nécessité ne doit pas être vu comme une malchance et une limitation, mais comme une bonne chose et comme la condition préalable à notre bonheur et à notre liberté21 ». Les autrices s’éloignent là encore de conceptions « progressistes », finalement idéalistes en ce qu’elles pensent l’émancipation et la liberté indépendamment de leurs conditions matérielles.
Une économie de la subsistance est incompatible avec une économie mondialisée, elle n’est envisageable qu’à plus petite échelle et de manière décentralisée. Incompatible donc aussi avec l’obsession de la productivité qui exige la centralisation et la concentration en vue d’économies d’échelle, ainsi que la mobilisation technologique. Incompatible avec le Marché comme principe d’organisation des sociétés, une telle économie est adossée à des marchés concrets, les marchés-rencontre de Karl Polanyi, sur lesquels s’échangent des biens de subsistance et des liens, tels les nombreux marchés organisés par les femmes partout dans le monde. Contrairement aux canons économiques séparant production et circulation des produits, y compris ceux du marxisme, ces places de marché ne relèvent pas de la « sphère de la circulation » des produits, ils participent du processus de la production de subsistance.

Enfin, cette économie repose sur les communs, auxquels les autrices consacrent des pages passionnantes. Très tôt, dès 1992, elles font la critique des thèses de G. Hardin et de son article à succès « La tragédie des communs » (1968). G. Hardin est pour elles représentatif de l’idéologie patriarcale, en ce qu’il vise à identifier le mode de vie « patriarcal-capitaliste » à un mode de vie humain et universel. Les communs, dont elles se revendiquent précocement, n’ont rien à voir avec les « Biens publics globaux » ou autres Biens communs de l’humanité, déclinaisons d’une partie des thèses de G. Hardin, qui préconisait soit un pouvoir centralisé pour gérer les communs, soit leur transformation en propriété privée.
Les communs dans une société de subsistance sont le fruit de communautés de base. Réinventer les communs signifie « recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence22 ». La critique de la séparation entre la production et la consommation leur a permis de théoriser précocement les « communs négatifs », dont les déchets sont une illustration parfaite. Un beau texte écrit par Maria Mies restitue ce cheminement de pensée : « Et puisque la production de la vie n’est plus enracinée dans un ensemble vivant et interconnecté, dans un écosystème avec ses cycles et ses symbioses organiques, dans sa longue association avec la communauté humaine et sa culture, mais qu’elle est au contraire coupée et séparée des autres êtres organiques (végétaux, animaux, microbes), il est impossible de respecter ses restes et de les considérer comme partie intégrante du processus vital. Ils deviennent des déchets23 ». Déchets massivement exportés vers les sociétés du Sud, notamment pour les plus toxiques.
La subsistance n’est pas la “sphère de reproduction” de l’ordre productiviste
La production de subsistance passerait donc avant la production de marchandises et le travail salarié ne serait plus le centre du travail dit « productif » : « Au lieu d’être axée sur le travail salarié, l’économie serait axée autour d’un travail qui soit matériellement et socialement utile, autonome et déterminé par la société elle même24 ». Elle s’origine dans l’économie paysanne, encore présente grâce aux travail des femmes paysannes mais en grande partie détruite par l’expansion capitaliste : « Nous devons donc rappeler ces vérités fondamentales : la vie vient des femmes et la nourriture vient de la terre25 ». Pour autant, il ne s’agit pas de prôner un retour pour toutes et tous à la campagne, la perspective de la subsistance est aussi possible et nécessaire dans les villes.
Le livre fourmille d’expériences urbaines et de réflexions politiques qui, plus de vingt-cinq ans après sa publication, restent brûlantes : « N’avons-nous affaire qu’à une gestion de crise temporaire, à des tentatives de survie dans les ruines des systèmes industriels capitaliste et socialiste », se demandent-elles, craignant que les expériences de subsistance ne servent finalement qu’à « subventionner le système capitaliste comme le fait le travail des femmes, des petits paysans, le travail de survie dans le secteur prétendument informel, mais sur une base plus large26 ». Ne peut-on craindre un nouveau cycle d’accumulation construit sur les ruines de la subsistance ? La réponse à ces questions dépend de la capacité acquise pour rompre avec la dépendance au capital, avec pour principe « la production et la reproduction de la vie ».
Certaines de ces formules pourraient laisser penser à des biais économistes, empruntant encore au lexique de la « production-reproduction », non pas cette fois du point de vue du capital mais du point de vue de la vie. Le capitalisme s’est déjà largement emparé de la production et reproduction de la vie, avec une bio-économie armée de bio-technologies qui détruisent les capacités d’autonomie et leurs conditions matérielles. Les autrices échappent à ce biais en faisant une critique forte de l’assimilation de la subsistance à la « sphère de la reproduction » et de sa naturalisation : « C’est précisément parce que la main d’œuvre vivante n’est pas une ressource naturelle, précisément parce qu’elle n’est pas cet élément intangible nécessaire à la production tangible que nous ne faisons pas référence à ce processus sous le terme de reproduction27 ». La perspective de la subsistance déconstruit le dualisme production-reproduction qui reconduit la centralité de la production.
Je voudrais ici souligner la puissance de cette perspective écoféministe de la subsistance. Dès les années 1970, elle a permis, empiriquement et théoriquement, de s’en prendre aux piliers du techno-capitalisme et de son expansion, la croissance, le développement, le mirage techno-industriel, alors que la mise en cause de ces catégories était presque unanimement considérée comme réactionnaire et contraire au progrès.
Subsistance, féminisme et écoféminisme
Il peut sembler paradoxal d’en venir plus spécifiquement au féminisme, alors que l’ensemble du propos concernant la perspective de la subsistance, les analyses et les intuitions majeures contenues dans ce livre sont le fruit de réflexions et d’engagements croisés entre féminisme, écologie, dé-colonialisme. Pourtant, le dernier chapitre du livre concerne bien la libération des femmes et la perspective de la subsistance.
Dès les années 1970 les autrices se sont opposées à un glissement du féminisme vers la seule conquête de l’égalité des droits, visant moins à l’abolition du patriarcat et du système de domination tout entier qu’à permettre aux femmes de jouer un rôle égal dans le système : « C’est pour cette raison qu’elles voulaient être à égalité non avec des hommes inférieurs (par exemple les paysans dans les colonies ou les hommes pauvres dans les sociétés blanches), mais avec les hommes blancs privilégiés, supérieurs28 ». Ainsi s’explique également le succès de la notion d’empowerment, devenue mantra des institutions internationales, et qui efface le pouvoir acquis par les femmes dans des formes souvent modestes mais puissantes d’activités autonomes et solidaires.
Le rejet de la société techno-industrielle, et non le rejet de la technique en tant que telle, traverse cette perspective. Ce fut également – et cela reste – un sujet de débat parmi les féministes : « La critique récurrente qui nous est adressée selon laquelle la subsistance est anti-technologie passe à côté d’une idée centrale, à savoir que la logique d’un système de production est inséparable de sa science et de sa technologie. La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation29 ».
Elles déconstruisent le fétichisme vis-à-vis de la technologie, par exemple celui qu’exprimait André Gorz à la fin des années 1980 en voyant dans la subsistance un « retour à des modes pré-industriels de production du nécessaire30 », et en misant sur la production high-tech, supposément immatérielle. Celui aussi de courants ou sensibilités féministes qui font des technologies génétiques un moyen de s’émanciper du corps féminin et reproduisent ainsi le dualisme entre corps et esprit, nature et culture. Le mépris pour le corps féminin, voire le mépris ou la condescendance vis-à-vis des mères, sont pour les autrices « une des raisons pour lesquelles la puissance originelle du mouvement féministe a perdu son élan31 » . Le féminisme de cette école est un féminisme matérialiste. Il s’oppose tant à un féminisme idéaliste, réduit à des politiques d’équité, qu’à un féminisme culturel, centré sur la déconstruction des valeurs et représentations patriarcales, ou encore sur des récits cultivant le détachement par rapport à la subsistance, dans l’espoir encore de s’en délivrer.
Leur féminisme est un écoféminisme. Engagées dans le mouvement écologiste, elles lient la domination de la nature à la domination des femmes, naturalisées comme le furent et le sont encore les « colonies » du capital. Précocement, elles déconstruisent le dualisme entre la nature et la culture, non pour les fusionner dans une nature-culture, mais pour mettre à jour des interdépendances, des continuités, des appartenances communes. Écoféministes aussi quand les femmes ne sont plus seulement considérées comme victimes passives de la division patriarcale du travail mais qu’elles revendiquent « subjectivement et avec insistance le caractère positif de leur travail pour la création et la perpétuation de la vie, même si ce travail était dévalorisé par le capital32 ». Au lieu de se libérer d’une nature qui leur serait hostile, d’un corps hostile, les femmes expérimentent leur proximité avec la nature : ce n’est pas une malédiction, c’est au contraire ce que devraient expérimenter les humains dans leur ensemble pour construire des mondes habitables.
Au sein des débats académiques, dans lesquels les autrices ne souhaitent pas enfermer l’écoféminisme, une telle perspective a été souvent écartée, jugée comme essentialiste, « nouveau péché originel », attribué à l’écoféminisme en général. D’autant plus que Maria Mies a publié un livre sur le sujet avec l’écoféministe indienne Vandana Shiva33, dont la parole politique est parfois ensevelie sous son assignation à l’essentialisme. Le retard de la traduction en France de l’ouvrage de Maria Mies et Veronika Bennhold Thomsen a certainement quelque chose à voir avec cela et il faut remercier les Éditions de la Lenteur pour cette traduction et publication. Pourtant, le processus de naturalisation et de biologisation des femmes dans le patriarcat et dans le capitalisme est maintes fois déconstruit dans leurs approches. C’est à la conception de la masculinité ou de la féminité comme simple construction culturelle qu’elles s’opposent. Elles y lisent notamment le retour d’un dualisme hiérarchique entre nature et culture qu’elles s’attachent précisément à déconstruire.
Vingt-cinq ans après la parution de ces travaux, écrits dans les années 1980-1990, et alors que les menaces qui pèsent sur les milieux de vie saccagés sont vécues et ressenties, y compris désormais dans les pays « développés », que les violences sexistes et coloniales redoublent, ce débat académique infini, apparaît coupé des nombreuses pratiques émergentes. L’écoféminisme s’incarne concrètement dans des manières diverses de faire communauté, de faire monde et d’habiter la Terre.
Il est traversé d’approches théoriques, d’histoires politiques, d’expériences et de sensibilités différentes, parfois conflictuelles.
Il importe d’en tenir tous les fils, selon l’expression d’Émilie Hache, pour lui garder la puissance subversive d’une culture politique qui fait de la reconnexion à la nature non pas un retour ou une assignation à la nature, mais « un acte de guérison et d’émancipation34 ». La perspective écoféministe de la subsistance est peut-être une trame faisant tenir tous ces fils.

Shell konpainiak ere klima aldaketari buruzko ikerketak eginarazi eta gorde zituen
Nicolas Goñi
www.argia.eus/argia-astekaria/2822/shell-konpainiak-ere-klima-aldaketari-buruzko-ikerketak-eginarazi-eta-gorde-zituen

Duela 34 urte Shell konpainiak klima aldaketaren eraginak aztertu zituen, hilabete honetan Benjamin Franta ikertzaileak zabaldu duen txosten konfidentzial batek azaltzen duen bezala. Klima aldaketaren jatorriaren eta bere eragin ezberdinen jakitun izanik ere, petrolio konpainia herbeheretarrak klima aldaketaren existentzia eta larritasuna ukatu zituen hainbat urtez. Klima-auziperatze bat (climate litigation) ekar dezake aurkikuntza horrek.

Eguraldi bortitzagoak leudeke — ekaitz gehiago, lehorte gehiago, uholde gehiago. Itsasoaren batezbesteko maila igoko litzateke 30 zentimetroz gutienez. Laborantza ereduak zeharo aldatuak lirateke. Eurite sasoietan aldaketa oso handiak eman gabe ere, hainbat ekosistemen funtzionamendua larriki andeatuko litzateke, eta zuhaitz, landare eta animalia espezie asko ez lirateke migratzeko eta moldatzeko gai. Halere, aldaketek gizakiarengan izango lukete eragin handiena. Lehengo garaietan gizakiak bertze lurraldeetara joateko aukera zuen. Gaur egun ez dago inora joaterik, jendea denetan baitago. Beharbada herrialde industrializatuetan bizi direnak itsas mailaren gorakadari moldatzeko gai lirateke (Herbehereen adibidea), baina herrialde txiroentzat horrelako defentsak ezinezkoak dira. “Merkantilismo globala” hipotesian errefuxiatuen arazoa aurrekaririk gabekoa litzateke. Afrikarrak Europara sartuko lirateke, txinatarrak Siberiara, latinoamerikarrak Estatu Batuetara, indonesiarrak Australiara. Mugek gutxirako balioko lukete, kopuruek gainezka eginda. Gatazkak ugarituko lirateke. Zibilizazioa gauza hauskorra dela ikus genezake. “Mundu jasangarriaren” logika kontingentzia honen aurka ingurune babeserako inbertsioak bideratzea hautatzen duen gizartea da”.

Pasarte hori kolapsoari buruzko azken urteotako liburu batetik hartua dirudi, baina 1989an idatzi zen. Eta hori idatzi zutenak ez ziren talde ekologista bateko militanteak, ezta katastrofismoa lantzera deitzen zuen Jean-Pierre Dupuy filosofoa ere, baizik eta Herbehereetako Royal Dutch Shell petrolio konpainiak 1989ko urrian eginiko txosten konfidentzial baten egileak. Scenarios 1989-2010, challenge and response (“1989-2010 balizko egoerak, erronka eta erantzunak”) izenburua du dokumentuak.

Bertan, giza jardueren etorkizuna aztertzen zuten berotegi efektuko gasen isurketen bi hipotesiren arabera: bata “mundu jasangarria” izendatua eta bertzea “merkantilismo globala”. Lehen hipotesian, berotegi efektuko gasen isurketek gailurra joko zuketen 2000 urtearen inguruan eta ondotik laster jaitsi. Atmosferaren CO2 kontzentrazioa 400 ppm-ko mugan geldituko zatekeen. Bigarren hipotesian, aldiz, isurketek gora jarraituko zuketen –hain zuzen, orain arte hartu dugun bidea da–.

Horrez gain, Shell konpainiaren txosten horretan azaltzen dute “mundu jasangarria” hipotesian ere klima gradu bat baino gehiago berotzen ahalko zela –gaur egun ikusten duguna–, baina arazoa leuntzen ahalko genukeela. “Merkantilismo globala” hipotesian aldiz beroketa “nabarmen handiagoa” zatekeela zioten.

Aurreikuspen zehatz horiek ukan arren, hau da, maila handiko suntsipenak ekarriko zituela jakinik ere, Shell konpainiak mundua karbono gehiagoko egoera batera bultzatzeko hautua egin zuela dio 1989ko txosten konfidentzial hori argitara eman duen Oxfordeko unibertsitateko Benjamin Franta ikertzaileak.

Bere hitzetan “dokumentu horrek azpimarratzen du Shellek eta erregai fosilen industriak aukera zutela, eta jakinaren gainean hondamendi globala hautatu zutela, epe laburreko irabazien truke”. Bereziki deigarria da txostenaren konklusioaren zati baten zinismoa: “Egoera horretan gizaki batek botere guti izan dezake murrizketak ezartzeko, baina kolektiboki boterea badu gizarteak. Sortu, adostu eta martxan ezarri daitezke arauak, ondasun komunalen kapazitatea ez gainditzeko eta komunalen eskuratzea berdintasunez banatu ahal ahal izateko”. Txosten hori egin eta gero, 1990eko hamarkadan zehar Shellek klima aldaketaren existentzia eta larritasuna ukatzen zituen, faltsuzko informazioak zabalduz Global Climate Coalition sarearen bitartez bertzeak bertze, Frantak ohartarazten duenez. Erregai fosilen sektoreak ikerketak ezkutatu eta zalantzak hauspotu izanaren froga bat gehiago da –eta nolakoa–, ARGIAn urtarrilean aipaturiko ExxonMobil eta irailean Total enpresenak bezalakoa.

Klima auziperatzeak

Benjamin Franta klima-auziperatzetan aditua da Oxfordeko unibertsitatean. Auziperatze horiek ingurumen-zuzenbidean kokatzen dira eta azken bi hamarkadetan ugaritu dira, Estatu Batuetan, Australian eta Europan batez ere. Praktika juridikoa erabiltzen dute gobernuak edota enpresa handiak klima-aldaketa leuntzeko ekimenak hartzera behartzeko.

Horren bitartez jurisprudentziak sortzea da bertze helburua, ondorengo auziak irabazteko aukera gehiago emateko. Eskubide konstituzionala, administrazio-eskubidea, eskubide pribatua, kontsumitzaileen babesarako eskubidea edota giza eskubideak baliatzen dituzte.

Orain arte, arrakastatsuak izan diren auziek justizia klimatikoaren beharren aurrerapena eta gazteriaren klima mugimendua dituzte ardatz izan.Herbehereetan, hain zuzen, izan zen lehen auzi arrakastatsua, Urgenda Fundazioak 2015ean irabazi baitzuen gobernuaren aurka –klima aldaketa leuntzeko ahalegin eza leporatuz–. Horren ondotik gobernuak helegitea pausatu eta auzitegi gorenak 2019an berretsi zuen lehen auziaren erabakia. Gobernuaren arta beharrean oinarritu zen erabakia, eta munduko hainbat estatutan printzipio bera erabil daiteke. Shellen aurka behar hori argudiotzat erabili ezin bada ere, txosten horrek mami aski ematen du bertze klima-auziperatze baterako. Berandu gabiltzan arren, bide juridikoak ere egoerari aurre egiteko tresnak dira.

Gero eta “konplotistagoak” bilakatzen omen diren mendebaldeko gizarteetan, deigarria da erregai fosilen industriak antolaturiko munta honetako konplotak hain eskandalu guti sortzen dutela. Ikerketak bideratzea, beren konklusioak ezkutatzea eta horien kontrako tesiak zabaltzea, epe laburreko irabaziak bermatzeko zibilizazioaren iraupena kolokan jartzea (“zibilizazioa gauza hauskorra dela ikus genezake” Shell dixit)… ez dirudi aski denik mundu mailako oldarrak altxatzeko. Ez ote da arazoa erraldoia zaigulako eta dakiguna ez dugulako oraindik sinesten?