Articles du Vendredi : Sélection du 12 juin 2020


Relance : le gouvernement fait l’impasse sur l’écologie
Lorène Lavocat
https://reporterre.net/Relance-le-gouvernement-fait-l-impasse-sur-l-ecologie

Les déclarations du président de la République de bâtir un monde d’après « résolument écologique » sont contredites par la présentation du projet de loi de finances rectificatif. Unanimes, les associations écologiques déplorent le soutien aux secteurs néfastes à l’environnement et l’absence d’aide à la transition.

La sincérité écologique du gouvernement se trouve à nouveau mise au banc d’essais. Après de multiples annonces sur « le monde d’après », le troisième projet de loi de finances rectificatif, présenté ce mercredi 10 juin en Conseil des ministres, fait figure de « moment de vérité », selon les mots de Véronique Andrieu, directrice du WWF. Car jusqu’ici, « si le virage écologique et social était dans tous les discours, dans les actes, les mesures prises ont surtout montré une volonté de ménager l’économie, en saupoudrant de poudre verte de perlimpinpin », constate le Réseau Action Climat (RAC) dans un dossier consacré à ce sujet.

Mais les paroles ne pèsent rien face à la réalité des faits. Le nouveau budget, qui doit ensuite être débattu et adopté par le Parlement, ajoute 40 milliards d’euros au compteur des financements de sauvetage et de relance de l’économie — 20 milliards d’euros de soutien financier direct et 300 milliards d’euros de prêts garantis aux entreprises. « La gravité de la crise appelle une réponse massive et immédiate », a justifié Bruno Le Maire, ministre de l’Économie. Pour « soutenir un certain nombre de secteurs les plus menacés, et, avec eux, des centaines de milliers d’emplois », le gouvernement n’a donc pas lésiné sur les moyens : 15 milliards d’euros pour l’aéronautique, 18 milliards pour le tourisme, 8 milliards pour l’automobile ou encore 1,2 milliard pour la « French Tech ».

Le détail de ces aides sera précisé lors des débats parlementaires, mais les écolos voient d’ores et déjà rouge. Dans un communiqué, le RAC a vivement regretté « que le gouvernement ait de nouveau pris des décisions doublement néfastes pour le climat » :

D’abord car il finance des activités économiques à l’origine de la crise climatique sans contreparties écologiques et sociales fortes et contraignantes ; ensuite car il n’apporte pas l’argent nécessaire pour accélérer la transition écologique et baisser les émissions et les inégalités sociales. »

Autrement dit : le compte n’y est pas. Le réseau, qui fédère de nombreuses ONG autour des enjeux climatiques, tique particulièrement sur quatre éléments de ce nouveau budget :

  • l’absence de conditionnalités sociales, puisque le gouvernement semble accorder ses aides « sans s’assurer qu’un maintien des emplois est garanti, alors qu’une incertitude pèse sur les plans sociaux que mettront en place ces entreprises » ;
  • l’absence de conditionnalités environnementales, notamment pour le secteur aérien et automobile. « Les 165 millions d’euros d’investissement public [1] dans des avions dits “zéro carbone”, seul gage donné par le gouvernement en plus des faibles éco-conditionnalités pour Air France, montre que la question de la réduction de l’effet climatique de l’aérien n’est pas prise au sérieux », note le RAC. Le secteur automobile bénéficie pour sa part de 8 milliards d’euros de soutien incluant « 400 millions d’euros dont une grande partie permettra de déstocker des véhicules diesel et essence neufs ».
  • la logique croissanciste sous-jacente à ce nouveau projet de loi de finances, qui « confirme les annonces du gouvernement de viser la croissance de la vente de biens et de services pour augmenter l’assiette de la TVA afin de rembourser la dette contractée pour faire face à la pandémie, regrette le RAC. C’est nier que l’empreinte carbone des produits que nous importons représente désormais 57 % de nos émissions de gaz à effet de serre. »
  • le manque de soutien aux collectivités territoriales, « qui portent plus de 70 % de l’investissement public ». Afin de faire face à la baisse des recettes, le gouvernement propose 4,5 milliards d’euros pour l’ensemble des collectivités, une enveloppe « insuffisante », et non fléchée « sur les secteurs de la transition », déplore le RAC.

Inquiètes de ne pas être écoutées par les décideurs, indignées par la pression redoublée des lobbys, plusieurs grandes ONG ont décidé de monter au créneau ensemble. Greenpeace, le WWF, France Nature Environnement, Oxfam, la Fondation Nicolas-Hulot, le Secours catholique et le Réseau pour la transition énergétique (Cler) ont ainsi vertement critiqué l’absence d’ambition écologique et sociale du gouvernement. « On voit des promesses, des annonces, mais rien d’engageant à ce stade, observe Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas-Hulot. C’est une grosse déception de ne pas voir de cap, de volonté claire… On attend toujours un plan d’ensemble cohérent, plutôt que des mesures d’urgence sectorielles. »

Les mesures qu’il faudrait prendre

Pas question pour autant de baisser les bras : « Tout ce qui s’est passé offre une occasion incroyable aux décideurs publics, veut croire Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace. On n’a jamais autant entendu d’appels à des changements. Mais il n’y aura pas de “monde d’après” si la puissance publique n’impose pas aux grands pollueurs des changements importants. » Pour rectifier le tir, les ONG ont publié leurs « lignes rouges » à ne pas dépasser et leurs propres recommandations pour ce nouveau projet de loi de finances.

Parmi les préconisations, on retiendra :

  • l’importance de poser des conditions à respecter en contrepartie des aides accordées : obliger les entreprises qui reçoivent les aides à prendre des engagements chiffrés et contraignants de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre (via le reporting climat notamment) ; encadrer le versement des dividendes et des bonus aux dirigeants ;
  • dans le secteur des transports : un plan de développement du secteur ferroviaire ; une réforme de la fiscalité automobile (pour freiner l’essor des SUV) ainsi que du secteur aérien (pour taxer le kérosène) ;
  • pour « réduire la précarité » : un « revenu climat » financé par la taxe carbone ; un plan massif pour rénover les passoires énergétiques ; un plan de transition des emplois vers des emplois « verts » en particulier.
  • pour « relocaliser la production » : un soutien aux projets citoyens et publics d’énergie renouvelable et l’abandon des projets coûteux d’EPR nucléaires ; un moratoire sur l’artificialisation des terres ainsi que l’accompagnement de la création de circuits courts et de filières agricoles locales durables.

Les associations ont également souligné l’importance de l’échelon européen : la nouvelle Politique agricole commune, actuellement en négociation, le « pacte vert » (Green Deal) et le budget européens sont autant d’outils qui façonneront la direction que prendra la reprise économique.

Après les multiples appels « pour l’après » lancés par des collectifs, plateformes et autres pactes, ce nouveau pavé dans la mare éclaboussera-t-il les décideurs ? « C’est la première fois que toute la société civile organisée est mobilisée et formule des propositions convergentes, estime Véronique Fayet, du Secours catholique. Quand l’ensemble des associations et des syndicats dit stop et demande un nouveau modèle avec un plancher social et un plafond écologique, il faut que le gouvernement entende… Sinon, on va au-devant de graves problèmes. » Certains associatifs espèrent également que les propositions émises seront reprises par des députés ou des sénateurs sous forme d’amendements. Le texte sera examiné à l’Assemblée nationale à partir du 29 juin puis au Sénat à compter du 15 juillet. De son côté, le gouvernement a rappelé ce mercredi que viendra ensuite « le plan de relance national », censé rendre « l’économie plus forte, compétitive et durable », d’après M. Le Maire, qui n’a cependant pas donné de calendrier précis.

Lobbying : l’épidémie cachée
Olivier Petitjean
www.bastamag.net/Lobbying-Covid-crise-sanitaire-multinationales-rapport-Amis-de-la-terre

S’abritant derrière la crise sanitaire, les industriels ont multiplié les attaques contre les régulations sociales et environnementales et joué de leur proximité avec les décideurs et de l’urgence pour capter des aides publiques sans véritable contrepartie. L’Observatoire des multinationales, partenaire de Basta !, et les Amis de la Terre, font le point dans un rapport.

Derrière l’épidémie du coronavirus, il y en a aussi une autre, moins visible : une épidémie de lobbying. Alors que les drames humains et le confinement attiraient toute l’attention, les industriels et les porte-voix du secteur privé n’ont pas perdu de temps pour « ne pas laisser se gâcher une bonne crise ». Tirant profit de l’urgence et d’une situation exceptionnelle, ils ont poussé leurs intérêts auprès des décideurs, parfois avec une bonne dose de cynisme, sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec le contexte sanitaire et social.

Un rapport publié ce 3 juin par l’Observatoire des multinationales, partenaire de Basta !, et les Amis de la terre, fait la lumière sur ces pratiques. Ce lobbying a deux aspects. Le premier, négatif, vise à obtenir le report, la suspension, l’allègement ou la suppression de régulations sociales et environnementales. Dans la plupart des cas, les lobbys n’ont fait que recycler de vieilles demandes en les liant fallacieusement à la pandémie. Ils ont par exemple cherché à revenir sur des mesures récentes comme la mise en place de normes climatiques plus strictes pour les automobiles, l’interdiction des sacs plastique, ou encore la séparation entre les activités de conseil aux agriculteurs et de vente de pesticides.

Le deuxième aspect, moins visible mais peut-être encore plus dangereux à terme, consiste à capter à leur profit les aides publiques directes et indirectes mobilisées par les gouvernements dans le cadre de leurs plans de sauvetage et de relance, et d’imposer leur agenda technologique et industriel afin de sortir gagnant dans le « monde d’après ». De l’industrie pharmaceutique à l’agrobusiness, en passant par la voiture électrique et le numérique, de nombreuses entreprises ont adapté leur stratégie et leur communication pour se tailler la part du lion dans les dépenses publiques massives en train d’être engagées, sans véritable contrepartie économique, sociale ou environnementale.

Les professions de foi écologiques et les grands discours sur la solidarité se sont à nouveau multipliés à l’occasion de la crise du coronavirus. Trop souvent, cependant, cette communication « positive » sert surtout aux grandes entreprises à éviter que l’on n’envisage des régulations contraignantes, notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre, ou que l’on remette en cause les mécanismes financiers et fiscaux par lesquels elles et leurs actionnaires s’accaparent l’essentiel des richesses.

Cette situation met en lumière les limites dramatiques des dispositifs actuels de transparence du lobbying en France, mis en place dans le cadre de la loi Sapin 2. Contrairement à ce qu’il en est au niveau européen, il n’y a aucune transparence sur les rendez-vous et contacts entre décideurs et représentants d’intérêts. Contrairement à ce qu’il en est aux États-Unis, les déclarations de dépenses et d’activités d’influence ne sont requises qu’un an après. Enfin, ces dispositifs ne fournissent que des informations rudimentaires, ciblant les formes les plus formelles de lobbying, alors que dans le contexte actuel celles-ci sont devenues encore moins importantes par rapport à l’influence informelle, celle qui s’exerce à travers les relations personnelles des élites, les conflits d’intérêt, les pantouflages et les portes tournantes.

Alors que toute l’économie est devenue plus dépendante des décisions et du soutien financier de la puissance publique, le lobbying et la proximité avec les décideurs sont devenus plus cruciaux que jamais pour les entreprises. Au nom de l’urgence, les lois sont adoptées à marche forcée, avec un niveau minimal de débat public. Des choix importants sont faits dans l’urgence et sans transparence.

Pour ne pas se laisser dérober le « monde d’après » avant même qu’il ait vu le jour, un dispositif d’urgence de transparence du lobbying – et plus largement de l’ensemble de la réponse politique et économique à la pandémie – est donc un impératif démocratique.

Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique
Publication
https://multinationales.org/Encadrer-la-pub-et-l-influence-des-multinationales-un-imperatif-ecologique-et

La publicité et la comm’ des multinationales ne servent pas seulement à vendre toujours plus de produits, souvent pas très bons pour le climat ou la santé. Elles servent aussi à influencer sans le dire l’opinion publique et les décideurs pour protéger leurs modèles de profit. Une nouvelle publication associant 22 associations, dont l’Observatoire des multinationales, propose un arsenal de mesures pour protéger notre démocratie de l’intoxication.

Le 20 mai dernier, quelques jours après la première étape du déconfinement, le groupe Orange a inauguré à sa manière le « monde d’après » en lançant une opération de communication de grande envergure dans plusieurs médias. Profitant de la chute du prix des espaces publicitaires, il s’est acheté des pages dans plusieurs grands quotidiens. Pas moins de six rien que dans Le Figaro, affichant fièrement sur fond noir la nouvelle « raison d’être » adoptée par l’entreprise héritière du service public des télécommunications : « être l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable ». Apparemment, les communicants d’Orange n’ont pas noté la contradiction flagrante qu’il y a à afficher sa responsabilité et son engagement pour la planète au moyen de quantités massives de papier et d’encre. Du côté du Figaro, on était probablement trop préoccupé de la dégringolade des revenus publicitaires pour faire la fine bouche. Discours sociétaux vaporeux, gâchis de ressources, appropriation des aspirations au changement, dépendance des médias… Cet exemple résume à lui tout seul tout ce qui ne va pas avec la pub aujourd’hui.

Avec l’épidémie du Covid-19 et le confinement, beaucoup de grandes marques ont adapté leur communication et leurs slogans publicitaires en les axant sur des messages de prudence et de solidarité – ce qui était un peu le seul moyen de ne pas se faire oublier des consommateurs [1] Après le déconfinement, l’injonction à consommer est revenue en force, tout en tâchant de surfer sur les aspirations qui se sont faites jour durant la crise à davantage de cohésion sociale, de relocalisation, de simplicité, de « jours heureux ». Aller faire ses courses dans les supermarchés en respectant les gestes barrières était présenté comme une forme d’engagement social ; revenir acheter dans les grands magasins est synonyme de liberté retrouvée. Prendre l’avion pour partir en vacances est un retour à l’essentiel, acheter une nouvelle voiture un geste patriotique. Même pour ce qui est de l’écologie et du climat, les industriels ont tout prévu. Qui veut d’un gros SUV électrique tout neuf ?

Si la bataille pour le « monde d’après » se joue dès maintenant, en grande partie à coups d’idées, de représentations, de désirs et d’imaginaire, le rapport Big Corpo. Encadré la publicité et la communication des multinationales : un impératif écologique et démocratique arrive à point nommé. Issue d’un travail collectif de deux ans ayant associé 22 organisations de la société civile et des chercheurs dans le cadre du programme SPIM (« Système publicitaire et influence des multinationales ») [2], élaborée en partenariat avec l’Observatoire des multinationales, cette publication est une plongée dans l’univers impitoyable de la communication des grandes entreprises : ses méthodes, ses stratégies, ses acteurs, les sommes colossales qui y sont investies, la manière dont elle pénètre tous les recoins de nos sociétés et influencent les discours publics, mais aussi les moyens de s’en protéger.

Pour les industriels, la publicité sert d’abord à vendre. Et l’investissement en publicité et en marketing sera généralement inversement proportionnel à la réalité du « besoin » justifiant l’achat (penser ici luxe ou modèle dernier cri d’un smartphone ou d’un T-shirt pas très différent du précédent) ou à la qualité environnementale ou sanitaire des produits venus (penser ici malbouffe, SUV et week-ends au soleil en avion). Mais la publicité dite « corporate » ou les discours vantant les engagements sociaux et écologiques des firmes permettent aussi et surtout de soigner leur image de marque, donc la valeur de leurs « actifs immatériels », donc leur cours en bourse.

Pire encore : en mettant l’accent sur les initiatives volontaires à la place des lois et des réglementations, en cherchant sans le dire à influencer l’opinion et à façonner les discours publics, cette communication sert aussi fondamentalement des objectifs politiques. C’est pourquoi, en matière de climat par exemple, on voit tellement de belles affiches écolos et si peu de règles et d’objectifs contraignants. Tout en étant de plus en plus envahissante, occupant nos espaces de vie et accaparant notre attention, façonnant le contenu des médias, du web et des réseaux sociaux, la communication des multinationales s’affiche de moins en moins comme telle, masquant les objectifs intéressés derrière une façade de générosité ou d’objectivité.

L’invasion publicitaire et les manipulations de la com’ des grandes entreprises ne sont donc pas une simple affaire de « baratin ». C’est un enjeu central, dont dépendent à la fois leurs profits, leur « acceptabilité sociétale », leur liberté d’action et leur influence vis-à-vis des pouvoirs publics. Il suffit de considérer les chiffres. Au niveau global, les dépenses de communication des multinationales ont dépassé 1300 milliards de dollars en 2018. En France, 600 grandes entreprises contrôlent 80 % du marché publicitaire, avec des dépenses annuelles de communication de plus de 45 milliards d’euros. Plusieurs poids lourds du CAC40, comme L’Oréal ou LVMH, dépensent largement plus pour communiquer que pour fabriquer les produits qu’ils vendent (lire Les folles dépenses publicitaires du CAC40). ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total dépensent près de 200 millions de dollars par an en publicité pour se doter d’une image positive sur l’enjeu du climat.

Face à la capacité de nuisance démocratique de la com’ des multinationales, le laisser-faire qui prévaut actuellement est-il encore une option ? Cette nouvelle publication propose un arsenal de mesures pour y remédier, depuis des « lois Evin pour le climat » interdisant la pub pour les produits et services les plus nocifs jusqu’à une refonte des aides à la presse pour favoriser les titres qui servent vraiment des objectifs d’information et d’intérêt général, en passant par un contrôle plus strict des contenus et une taxation des dépenses de communication. Autant de gestes barrières pour protéger notre démocratie de l’intoxication.

[1] Le site Reporterre en donne quelques exemples ici.

[2] Programme chapeauté par Résistance à l’agression publicitaire (RAP), les Amis de la Terre France et Communication sans frontières. Voir le site dédié.

Aurélie Trouvé : «Nous ne voulons pas laisser croire que le capitalisme est la fin de l’histoire»
Nicolas Massol
www.liberation.fr/france/2020/05/30/aurelie-trouve-nous-ne-voulons-pas-laisser-croire-que-le-capitalisme-est-la-fin-de-l-histoire_1789780

Pour la porte-parole d’Attac, le rôle des ONG est de faire infuser dans la société l’idée qu’un autre monde est possible, sans laquelle aucun parti de gauche ne pourra accéder au pouvoir.

Loin d’elle l’idée de remplacer les leaders politiques de la gauche. Même si, avec une vingtaine de syndicats et d’ONG, elle a participé à l’élaboration d’un plan de sortie de crise qui ressemble étrangement à une ébauche de programme commun, Aurélie Trouvé défend l’indépendance des ONG par rapport aux partis. Chacun son rôle : aux uns la conquête électorale du pouvoir, aux autres le travail idéologique de fond et de mobilisation sociale. «Je suis très « charte d’Amiens », finalement», s’amuse la porte-parole d’Attac, en référence à l’acte décrétant la séparation entre la CGT et les officines partisanes, adopté en 1906. Selon elle, le monde d’après pourrait finalement ressembler au monde d’avant-hier.

Comment vivez-vous la période actuelle ?

Avec inquiétude et espoir, c’est assez paradoxal. C’est une période de choc, où les choses s’accélèrent et peuvent déboucher sur un néolibéralisme économique encore plus autoritaire qu’avant et un bloc bourgeois qui s’impose davantage. J’ai en tête ce qu’il s’est passé en 2008 : les plans sociaux, l’austérité drastique et en Grèce, une tentative d’y résister, avant que Tsípras ne finisse par s’agenouiller devant les institutions européennes et la troïka… Et aujourd’hui, on en voit plus que les prémices, avec la suspension partielle du code du travail, le Medef qui demande de lever les contraintes environnementales au nom de la relance économique, le gouvernement qui propose de supprimer les 35 heures pour répondre à la crise de l’hôpital public… Par ailleurs, la dette et le déficit publics pourront être utilisés dans les mois qui viennent pour approfondir la casse de la protection sociale. Ça, c’est pour les craintes. De l’autre côté, pour les espoirs, on sent une prise de conscience, une radicalité dans la société, c’est-à-dire la nécessité de remettre en cause les racines du système.

Mais ce n’est pas nouveau, à vrai dire : les mouvements «climat» et «gilets jaunes» prennent déjà en compte les enjeux écologiques, sociaux et démocratiques. J’espère que des réponses alternatives vont se construire dans la période actuelle et que les choses vont s’accélérer dans les mouvements sociaux.

On a l’impression qu’il y a plus de raisons d’avoir peur que d’espérer…

C’est vrai, je suis inquiète. Les rapports sociaux vont se tendre entre un bloc néolibéral au pouvoir, qui va profiter de cette crise pour avancer encore son agenda, et une partie désormais significative de la population qui refuse d’en subir les répercussions désastreuses… Regardez dans l’histoire, la crise de 1929, en caricaturant un peu, donne aussi bien le Front populaire que le nazisme. Ce que je trouve encourageant, ce sont les formes de solidarité qui se sont construites dans les quartiers, pas forcément très visibles mais qui existent bel et bien. Beaucoup de personnes ne s’étaient sans doute jamais autant mobilisées. Je suis persuadée que dans la population, il y a cette prise de conscience qu’il faut avoir des services publics de qualité, pas seulement pour les hôpitaux mais aussi l’enseignement, le service aux personnes âgées et dépendantes, etc. Et cette prise de conscience est essentielle car je ne crois pas à des transformations politiques sans changements profonds dans la population. Il faut qu’une lame de fond dans la société change les opinions : c’est tout le travail des intellectuels, des mouvements sociaux et des événements… 

C’est le rôle des ONG de préparer cette lame de fond ?

C’est une belle question. Pour moi, la politique n’est pas réductible à des calculs électoraux, c’est d’abord des représentations. La gauche n’arrivera pas au pouvoir sans que certaines idées ne se soient imposées dans la société. Notre job est de consolider un socle sur lequel la gauche puisse s’adosser pour mettre démocratiquement en œuvre son programme. Cela n’est possible que si ce programme connaît une adhésion dans une partie large de la population : ça ne peut pas juste être un coup de poker pour arriver à faire 1% de plus que tous les autres. Donc oui, on travaille à cette lame de fond avec le monde intellectuel, le monde médiatique aussi parfois et les mouvements sociaux. Bon, désolée de vous ressortir le schéma gramscien de bloc hégémonique culturel, mais c’est vraiment ça.

Le rôle des ONG, c’est aussi de redonner de l’espoir, de mettre en évidence des pratiques alternatives concrètes qui existent. Les circuits courts alimentaires, les territoires zéro chômeur, les monnaies locales, la solidarité de quartier : tout cela invente déjà un autre monde. Et nous portons cette idée dès le départ, chez Attac et dans le mouvement altermondialiste : un autre monde est possible. Aujourd’hui, on n’a que le «there is no alternative» de Thatcher et des libéraux. Nous ne voulons pas laisser croire que le capitalisme est la fin de l’histoire.

Et les partis dans tout ça ?

Ils jouent leur rôle, mais ce n’est pas le nôtre. On ne veut pas donner des leçons aux partis politiques, mais pour le moment, c’est vrai, on est dans une situation inquiétante pour la gauche électorale. Donc on a décidé de prendre nos responsabilités et de travailler ensemble, du côté associatif et syndical, sur ce qui nous rassemble. C’est ce qu’on a fait avec le plan de sortie de crise, et on est allés très loin ! C’est un acte de force inédit, jamais des organisations avec des approches et des cultures aussi différentes n’avaient pu se retrouver non seulement autour de valeurs communes mais de mesures concrètes, précises et chiffrées. On n’est plus dans le doux rêve aujourd’hui. C’est aussi ça, la politique au sens large et noble du terme : on agit dans la vie de la cité pour essayer d’en faire évoluer les règles et les façons de vivre. J’y tiens beaucoup, la politique ce n’est pas que les partis, pas que le champ électoral. Et en ce moment nous faisons beaucoup de politique.

Ces 34 propositions, c’est l’ébauche d’un programme commun pour 2022 ?

Pour l’instant non, ce n’est pas comme ça qu’on le formule. Nous jetons certaines bases de mesures que nous souhaitons voir au programme d’un gouvernement. On n’est plus dans une vieille vision classique de la gauche, où il y aurait les syndicats et des associations qui font un travail dans la rue et attendent un programme gouvernemental. Ce qu’on a fait avec ce plan de sortie de crise, c’est un début de projet politique quand même. Même si ce n’est pas nous qui le porterons un jour au gouvernement.

Une autre plateforme existe, «Le pacte du pouvoir de vivre», avec Laurent Berger et Nicolas Hulot. Quelle est la différence avec votre plateforme ?  

On s’est pas construit de la même façon, mais il n’y a pas d’exclusive : Oxfam, par exemple, fait partie des deux plateformes. Nous-mêmes, Attac, nous travaillons avec certains de manière assez forte (ATD Quart Monde ou France Nature Environnement). Surtout, on se parle, on les a invités à participer à notre plateforme, ce n’est pas du tout étanche, cette affaire. Je trouve leur démarche positive, mais nous sommes plus radicaux, faut pas se leurrer. Nous, nous nous situons dans une opposition frontale avec le gouvernement.

Comment vous définiriez-vous ?

Altermondialiste. Et je le suis d’autant plus dans un contexte où vont apparaître des tendances nationalistes, xénophobes de replis sur soi ou sur l’Etat-nation. La solidarité internationale est essentielle sur la période. D’ailleurs, on en a manqué pendant la crise : on a laissé l’Italie s’y enfoncer. Les pays d’Europe du Nord qui refusent toute mutualisation même de dette, et la crise qui éclate dans les pays du Sud de manière dramatique. En clair, chez Attac, on est pour une protection et une régulation forte des échanges de biens, services et capitaux, mais une libre-circulation des personnes et des connaissances dans le monde.

En ce moment, l’extrême droite monte en puissance et ça aussi, c’est une lame de fond qui accompagne l’avancée du néolibéralisme (l’une et l’autre se nourrissant, s’alimentant en France et dans le monde). Attac va sortir un manifeste pour une relocalisation solidaire : cette question va être récupérée par les néolibéraux (à la marge) et l’extrême droite. A nous de mettre en avant notre relocalisation.

Vous êtes une souverainiste de gauche ?

Souverainiste, ça ne veut rien dire en soi. On parle de quoi, de la souveraineté de son peuple ? On peut très bien se replier sur l’espace national, partiellement, tout en ayant une politique en faveur des grands patrons et multinationales françaises.

Le mot ne dit rien du partage des richesses à l’intérieur de la France et ça ne résoud rien de la crise écologique, qu’on ne réglera pas sans coopération internationale. L’important, ce n’est pas la protection du peuple français contre les autres peuples, en les piétinant. Mais l’important, c’est de converger, peu importent les appellations. On agrège à partir du constat que le néolibéralisme et le productivisme ont failli : le capitalisme se nourrit aujourd’hui de l’exploitation sans fin du vivant et du travail. Face à ça, il y a des mouvements qui se préoccupent des contradictions entre capital et travail et des mouvements qui se préoccupent des contradictions entre capital et écosystème. Il faut se battre ensemble, car on lutte contre un même système. Il n’y a pas d’urgence plus urgente que l’autre.

Comment se passe le dialogue avec les partis ?

La semaine dernière, on s’est entretenus avec tous les partis de gauche. Et le spectre est large : il va du PS au NPA. Ça se passe bien car nous sommes clairs sur le fait que nous ne sommes pas un espace de recomposition politique, c’est pas notre job et on ne jouera pas à ça. Ça tranquillise et ça rend plus simples les relations. Pour l’instant, on en est à cet échange sur le fond, à ce qu’on pourrait porter ensemble dans d’éventuelles mobilisations. Les échanges seront réguliers, on a prévu de se revoir au mois de juin. Mais, déjà, entre nous, syndicats et ONG, il reste des points importants à débattre : l’énergie, la reconversion industrielle des sites polluants, l’Europe par exemple. Ce n’est pas en quelques semaines qu’on va régler des années d’approches militantes différentes.

Yannick Jadot, Manon Aubry : beaucoup de militants de politiques viennent des ONG. Vous pensez à franchir le pas ?

Cécile Duflot a fait l’inverse ! (rires) Pour l’instant, je considère que je suis porte-parole d’Attac et je suis fidèle à mon mandat. Le rôle que nous pouvons jouer en tant que responsables associatifs et syndicaux est plus clair s’il est indépendant, pour avoir la confiance des parties en présence, et non des seuls partis politiques. Nous sommes une association indépendante du champ électoral, nous n’avons aucun problème à avoir des militants engagés sur des listes aux municipales par exemple, mais on leur demande de se retirer de leurs responsabilités dans l’organisation. Il est important que cette indépendance soit claire et nette du point de vue des structures.  

Comment expliquer qu’il n’y ait pas beaucoup de femmes à gauche ?

L’expliquer, j’ai du mal, mais je peux m’en désoler. A la réunion la semaine dernière, avec les partis, ce n’était pas glorieux… Ce n’est pas le cas seulement à gauche mais pour une gauche qui se dit féministe, il y a un problème. Et ce n’est pas que dans les organisations : même dans les mouvements sociaux, ce sont souvent des porte-parole masculins qui émergent. Des siècles de domination patriarcale continuent à peser et les tentatives qu’il y a eu en termes de représentation féminine accusent un certain recul en ce moment. A gauche, l’autocritique n’a pas été menée jusqu’à son terme. A droite, on peut dire que c’est pire mais en l’occurrence, c’est nous qui nous disons féministes.

Personnellement, je pense que la parité devrait devenir une règle. Il faut l’imposer au moins là où on peut le faire. Quand un bouquin sort et se dit féministe, il faut qu’il y ait autant d’auteures femmes que d’hommes. Pareil dans les médias : moi j’en ai ras le bol de débattre avec des économistes mecs. Dès qu’on aborde les choses dites sérieuses, on n’invite pas de femmes. Alors qu’il y en a des brillantes qui pèsent dans le champ académique : je le sais, je suis enseignante-chercheuse. C’est faux de dire qu’il y a du mal à trouver des femmes. Je pense aussi que le mouvement féministe doit s’emparer des questions de société. Regardez, il a porté en partie les mouvement des retraites. Ce qu’on a fait avec les Rosie [les militantes réalisant des chorégraphies, habillées en bleu de travail, ndlr]. Les militantes féministes historiques vous diront que c’est le premier mouvement retraite qu’elles font avec une aussi forte composante féministe. Je suis optimiste car je sens qu’on avance dans nos organisations : les nouvelles générations sont très féministes. Dans le mouvement «climat», par exemple, les rapports, de mon point de vue, ne sont plus les mêmes

Vous parlez beaucoup de mobilisation : comment ça se passera dans le monde d’après ?

Je ne lis pas dans les lignes de la main. Mais on ne peut pas en même temps exiger de l’Etat qu’il ne soit pas défaillant dans les mesures sanitaires à prendre (demander des masques partout et gratuits) et en même temps appeler à une mobilisation de masse maintenant. On ne peut pas avoir un double discours. Ce qui est certain, c’est qu’on n’est pas prêts de rentrer dans Apple à 80 comme il y a trois ans ! (rires) Ça a pesé d’ailleurs pour certains pendant le confinement. Internet, les réseaux sociaux, les conférences à distance, tout ça est en train de se développer, mais on a besoin de présence physique, de se voir. Et être dans la rue, c’est aussi une façon de peser dans le rapport de force. Regardez  : les gilets jaunes sur les ronds points, le mouvement Occupy Wall Street, Nuit debout, les places publiques en Grèce. C’est une façon symbolique et concrète de revendiquer une certaine socialisation des richesses et la réappropriation des espaces communs. Donc on va faire évoluer nos mobilisations avec les règles sanitaires. Aujourd’hui on tâtonne encore. Comment ? C’est à construire, y compris nos actions de désobéissance civile. Et on sera d’autant plus crédibles qu’on respectera les règles sanitaires. Mais on est de retour physiquement dans la rue.

Constantinople, un exemple historique de résilience alimentaire
Pablo Servigne
https://reporterre.net/Constantinople-un-exemple-historique-de-r%C3%A9silience-alimentaire

La pandémie de Covid-19 a accru le risque d’insécurité alimentaire, y compris dans les pays industrialisés. Nos villes sont très vulnérables à des ruptures d’approvisionnement… contrairement à la capitale de l’Empire romain d’Orient qui a survécu à des chocs multiples (naturels et politiques) pendant près d’un millénaire, faisant d’elle un exemple de résilience alimentaire urbaine.

Pablo Servigne est l’auteur de Nourrir l’Europe en temps de crise (Babel, 2017), corédacteur en chef du magazine trimestriel sur l’effondrement Yggdrasil, et coauteur de Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018), et L’entraide, l’autre loi de la jungle (LLL, 2017).

La grande connectivité de nos économies mondialisées peut être un avantage : en cas de crise moyennement grave (sécheresse, grève partielle, rupture commerciale, mauvaise récolte…), il y aura toujours des chaines d’approvisionnement de remplacement pour nourrir les villes.

En revanche, en cas de grave catastrophe systémique [1], cette forte connectivité devient une faiblesse : sans flux entrants d’aliments, une ville moderne, totalement dépendante de l’extérieur, meurt vite de faim. On entend souvent dire que si on bloquait l’approvisionnement en nourriture de Paris, la ville tiendrait seulement deux ou trois jours avec les faibles stocks des magasins.

En 1392, la ville de Constantinople a été coupée du monde par un siège organisé par le sultan ottoman Bayezid Ier. Ce siège a duré… huit ans ! Huit années pendant lesquelles aucun approvisionnement n’est venu de l’extérieur. Les habitants ont souffert, mais la ville a tenu. Elle n’est tombée qu’un demi-siècle plus tard, sous les assauts de Mehmed II, qui a mis fin à plus de mille ans d’histoire byzantine, actant ainsi la fin de l’Empire romain d’Orient.

Comment les habitants ont-ils pu construire une si extraordinaire sécurité alimentaire [2] ? L’historien suédois Stephan Barthel, spécialiste de la résilience alimentaire urbaine, décrit en détail le remarquable exemple de Constantinople [3] Finalement, l’Histoire nous offre une palette de solutions pour concevoir des villes résilientes… sans énergies fossiles !

De la mondialisation à la résilience

Fondée par Constantin Ier en 330 sur le site de l’ancienne Byzance (l’actuelle Istanbul), la cité de Constantinople était entourée par la mer et se voulait le cœur de l’Empire. Au VIe siècle, elle atteignait déjà 500.000 habitants, malgré les guerres civiles, les épidémies et les « aléas » politiques et commerciaux.

En plus d’une division du travail très marquée, la ville possédait un impressionnant réseau d’aqueducs et de réservoirs d’eau, et une flotte puissante, qui la plaçait au carrefour d’échanges commerciaux à longue distance. L’aliment principal était le blé, qui provenait essentiellement du delta du Nil. Comme c’était un enjeu majeur de sécurité pour les populations, il n’y avait pas de spéculation sur cette denrée essentielle : le pain était l’affaire de l’administration, qui stockait massivement le blé dans des greniers et assurait une distribution gratuite et quotidienne à la population (au IVe siècle, 80.000 rations quotidiennes de pain !).

À partir du VIIe siècle, les chocs que subissait la ville furent plus fréquents et plus sévères. En plus des aléas climatiques, des épidémies et des ruptures commerciales, la ville fut l’objet de guerres civiles et d’invasions régulières (environ un siège tous les 65 ans !). Cela transforma radicalement la face de la ville, non seulement dans ses fortifications, mais dans son système alimentaire…

Déjà dotée d’un accès direct à la mer (pour la pêche), la ville s’est dotée d’une importante capacité de stockage de grains et d’eau, et la production alimentaire se fit plus locale, diversifiée et autonome. Elle se fonda sur plusieurs piliers : des jardins urbains intramuros très nombreux et diversifiés [4], des petites fermes familiales et collectives très proches de la ville (les « oikos »), et une ceinture périurbaine intensive et sécurisée par des remparts dans un rayon inférieur à 2 km. Tout cela produisait une importante quantité de matière organique (végétale, animale et humaine) qui était directement recyclée sur place, rendant ainsi disponibles des nutriments de qualité pour les cultures in situ.

Une succession de chocs peut rendre un système ou un organisme plus résilient… s’il a le temps de s’adapter et de se réorganiser ! Mais si les chocs sont trop rapides ou trop violents, le système s’effondre. En huit siècles, Constantinople ne s’est pas effondrée, elle est même devenue remarquablement résiliente.

Les secrets de la résilience urbaine

En plus d’une relocalisation radicale de la production et d’une sécurisation des ceintures périurbaines, la clé de la résilience alimentaire de Constantinople a été la diversité : diversité des groupes sociaux travaillant ensemble, diversité d’ethnies, diversité de productions, et diversité d’organisations (petits jardins familiaux, fermes urbaines, grands vergers, etc.)… le tout formant un grand réseau complexe.

Les terres appartenaient principalement à l’aristocratie, aux monastères, aux paysans des oikos, et dans une moindre mesure aux habitants, dont les plus pauvres, qui dépendaient presque exclusivement de leurs mini-jardins urbains (la richesse des élites venait surtout des importations). Les aristocrates et les monastères avaient pour habitude de se louer ou de se prêter leurs terres, mais aussi de les louer à des citadins et à des paysans pauvres, formant ainsi un jeu complexe de règles. Ce partage des terres et cette gestion collective des parcs, des jardins communautaires et des jardins familiaux, que les historiens appellent les « communs verts urbains » (Urban Green Commons), sont l’un des points essentiels de toute résilience urbaine [5].

Pour Stephan Barthel, l’autre grand pilier de la résilience urbaine est la capacité à garder et à transmettre à travers les siècles les connaissances et les savoir-faire (par exemple dans le cas de Constantinople, sur la culture de la vigne, de l’olive, de l’apiculture, de la pêche, etc.). C’est ce qu’il appelle la mémoire « socioécologique », celle qui se construit par l’expérience et la pratique des crises.

Mais aujourd’hui, qui se souvient qu’au cours du XXe siècle, les jardins urbains ont sauvé des millions de vies dans les pays industrialisés, après la crise économique des années 1930 et pendant les guerres mondiales [6] ? Le drame est que nous avons perdu notre mémoire socioécologique. En seulement deux générations, nous sommes devenus amnésiques.

Or, les jardins familiaux urbains, les objets qu’ils contiennent et les processus sociaux qu’ils permettent sont justement des dispositifs collectifs pour maintenir les mémoires socioécologiques : sur les manières de cultiver des aliments sous contrainte urbaine ou de faire face aux pénuries alimentaires.

Nos villes modernes

Les systèmes alimentaires urbains modernes ressemblent à la Constantinople du début… en plus vulnérable ! Grâce aux combustibles fossiles et à la mondialisation, les flux d’aliments sont devenus extraordinairement rapides, fluides, homogènes (et donc efficaces). Mais, ce qu’ils ont gagné en efficacité, ils l’ont perdu en résilience. Pire, ces « progrès » ont non seulement érodé notre mémoire collective et détruit des milieux de vie, mais ils ont aussi réduit à néant les réseaux complexes de jardins urbains et bétonné les meilleures terres agricoles, souvent situées en ceintures périurbaines. Tous ces facteurs se combinent aujourd’hui pour accroître considérablement le risque de pénurie alimentaire.

L’agriculture urbaine a fait partie intégrante des villes pendant des millénaires, et nourrit encore des millions de citadins à travers le monde. Dans les pays fortement industrialisés, elle émerge à nouveau sous forme de petits jardins agroécologiques et de grandes fermes urbaines verticales ultra-technologiques (qui ne sont pas soutenables). C’est encore timide, mais avec le siècle de catastrophes qui s’annonce, ce mouvement n’est pas à négliger ou à balayer d’un revers de main sous prétexte que c’est une lubie de petits bourgeois en mal d’oxygène. Il est même à renforcer. Il en va de la sécurité alimentaire des populations.

L’agriculture urbaine et périurbaine offre le minimum vital aux plus démunis, renforce les liens sociaux entre citadins, et préserve la santé mentale des citadins ! En effet, il est maintenant largement admis que le fait de se couper du monde vivant accroît les risques de dépression, d’obésité, d’anxiété et de schizophrénie, et génère pour le corps et l’esprit des situations de stress permanent, de solitude et d’insécurité. Pour Stephan Barthel, « la production agricole n’est donc pas “l’antithèse de la ville” — comme le suggère la compréhension moderne de l’urbanisme —, mais, dans bien des cas, une activité parfaitement urbaine. » [7]

Finalement, la grande leçon de l’Histoire est qu’une ville ne peut songer traverser les aléas et les chocs si elle se déconnecte de son environnement. Les clés de la résilience sont des systèmes d’approvisionnement locaux et diversifiés, une (auto)gestion partagée et multiétage des communs, des technologies douces (low tech), et des stocks massifs d’eau et de nourriture. Il est temps de mettre tout cela en place, car nos villes prétendument « connectées » ne sont absolument pas prêtes à vivre d’autres pandémies ou d’autres chocs systémiques. Et d’ailleurs, sans parler de catastrophes, quel est le meilleur moyen de faire durer une grève générale… pendant huit ans ?

[1] Ruptures d’approvisionnement en pétrole, pandémies, black out, grève générale, évènement climatique majeur, etc.

[2] La sécurité alimentaire est la situation dans laquelle les personnes ont un accès physique et écologique à une alimentation suffisante, sûre et nutritive pour répondre à leurs besoins alimentaires.

[3] S. Barthel & C. Isendahl, « Urban gardens, agriculture, and water management : Sources of resilience for long-term food security in cities ». Ecological Economics, no 86, pp. 224-234, 2013.

[4] Les jardins ornementaux de l’élite se sont convertis au fil des siècles en jardins de production agricole : légumes, vignes, vergers, porcs et poules (surtout du XIIIe au XVe siècle).

[5] Colding, J., & Barthel, S. (2013). « The potential of ‘Urban Green Commons’ in the resilience building of cities ». Ecological economics, no 86, p. 156-166.

[6] Appelés « Victory Gardens » pendant la Seconde Guerre mondiale ; « War Gardens » pendant la première ; « Subsistance Gardens » pendant les années 1930.

[7] Barthel & Isendahl (2013), op. cit.

Kantauri itsasoa plastifikatua
Eguzki Talde Ekologista
http://eguzki.org/2020/06/08/kantauri-itsasoa-plastifikatua

Gaur, ekainaren 8a, Nazio Batuak Ozeanoen Eguna izendatua dute. Eguzkitik,  aukera egokia dela uste dugu atxikita bidaltzen ditugun irudiak zabaltzeko (klikatu hemen).

Askotan entzuten dugu itsasoa plastikoz josita dagoenaren argudio, laster arrain baina plastiko gehiago egongo dela… Jakin ere badakigu egun, ozeanoetan barreiatuta dagoen plastikoak Europa eta Australia kontinenteen azaleraren baturaren parekoa dela, ia hamazortzi milioi  kilometro karratuko hedadura. Eguzkitik gaurkoan adierazi nahi dugu plastikoen arazoa lehendik ere gurea bazen, mikroplastikoena ere iritsi dela eta horren adierazgarri hemen zabaltzen dugun bideoa. Bideo hu maiatzaren 22an Iraia Urangak grabatu zuen, bere zaletasuna den urpekaritza praktikatzera Jaizkibelera, Fraileen hondartzara (Hondarribia) joan zenean. Berak oso ondo adierazi zigun “Betidanik egin dut urpekaritza eta sekula ez dut horrelako plastiko pilaketarik topatu. Ikaragarria izan zen, zati txiki-txikiz osaturiko ur masa bat zen”. Eguzki Talde Ekologistatik bideo honen laguntzaz gaurko egunez adierazi nahi dugu, mikroplastikoen arazoa hemen dagoela, gurean dela, ez dela soilik beste latitude batzuetako arazoa. Gaia serio hartu behar dugula, bai gure administrazio ezberdinek baina herritarrok ere. Gure hondakinen kudeaketa egokia egiteko garai iritsi da, baita erosketak era arduratsuan egitekoa,  produktua irauteko ekoiztekoa, ekodiseinua eta material iraunkorrak lehenestekoa, bertako edo gertuko gaiak erostekoa… Ezin dugu beste alde batera begiratu.

Informazio osagarria:

Mikroplastikoak

Zoritxarrez, etengabe gora badoa ere, plastikoena ez da arazo berria. Aldiz mikroplastikoena bai. Esan dezakegu, plastiko zatiek 5mmtik behera dutenean, milkroplastiko deitzen zaiela. Hauek bi motatakoak bereiz ditzakegu:

–          Jatorrian mikroplastikoak direnak. Hauek kosmetikan oso erabiliak dira

–          Eratorriak: plastiko biodegradagarria ez denez, soilik zati txikiagotan desegiten da eta zati horiei eratorriak edo bigarren mailakoak esaten zaie.