Articles du Vendredi : Sélection du 12 janvier 2024

2023 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée
Reporterre
https://reporterre.net/2023-a-ete-l-annee-la-plus-chaude-jamais-enregistree

Il n’a jamais fait aussi chaud qu’en 2023. En tout cas, depuis 1850 et les premiers enregistrements des températures mondiales. C’est le bilan du programme européen d’observation du climat Copernicus, dévoilé le 9 janvier. « Les températures mondiales en 2023 ont atteint des niveaux exceptionnellement élevés », relève l’organisme.

Selon ses données, il a fait en moyenne 14,98 °C dans le monde, soit 1,48 °C de plus que le niveau préindustriel de 1850-1900. On frise donc déjà les 1,5 °C de réchauffement climatique, l’objectif fixé par l’Accord de Paris sur le climat. Et on a même dépassé, « brièvement », certains jours, les 2 °C de réchauffement.

C’est aussi « la première fois que chaque jour d’une année dépasse de plus de 1 °C le niveau préindustriel de 1850-1900 », indique encore Copernicus, dans un déluge de chiffres qui confirment que nous allons avoir de plus en plus chaud. « Juillet et août 2023 ont été les deux mois les plus chauds jamais enregistrés », confirme-t-il encore. Décembre a également été exceptionnellement doux. « Les températures moyennes de surface de la mer sont restées durablement et exceptionnellement élevées », ajoute enfin le communiqué.

En 2023, « les records climatiques sont tombés comme des dominos », résume Samantha Burgess, directrice adjointe du service Copernicus sur le changement climatique.

La crise écologique fait renaître le désir d’Etat
Julien Vincent
www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/12/la-crise-ecologique-fait-renaitre-le-desir-d-etat_6210457_3232.html

Face au changement climatique, les penseurs de l’écologie politique ont forgé de nouvelles alliances avec les sciences sociales et sont passés d’un rejet de l’organisation étatique et de sa finalité productiviste à l’ambition de le révolutionner de l’intérieur pour profiter de sa puissance souveraine. Sans perdre de vue les impératifs sociaux et démocratiques.

« Manquements à ses obligations », « carences fautives », « méconnaissance de ses objectifs », « insuffisances », « fautes » et « illégalités », des actions qui ne sont « pas à la hauteur des enjeux »… Les termes employés par le tribunal administratif de Paris à l’encontre de l’Etat, il y a un peu plus de deux ans, sont extrêmement durs. « L’affaire du siècle » – le nom médiatique donné à ce recours en justice – avait été préparée depuis fin 2018 par quatre ONG, dont Oxfam et Greenpeace.

Celles-ci avaient décidé d’assigner l’Etat français pour non-respect de ses obligations internationales, européennes et françaises en matière de transition écologique. Après l’avoir condamnée pour inaction climatique en février 2021, le tribunal ordonna à la France, au mois d’octobre suivant, de réparer les conséquences de cette inaction. Le 14 juin 2023, les ONG ont à nouveau saisi la justice pour demander une astreinte financière de 1,1 milliard d’euros.

La critique de l’Etat n’est pas nouvelle chez les militants écologistes. « L’écologie politique s’est historiquement constituée, en partie, par sa défiance à l’égard de l’Etat et de son organisation bureaucratique », remarque Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech. La critique de la « finalité productiviste de l’Etat », ce dernier étant « au service d’un projet consistant à maximiser la capacité de tout un chacun d’accéder au plus de biens et services possible », est présente chez les écologistes dès les années 1930, notamment dans les écrits de Bernard Charbonneau, auteur d’une somme sur L’Etat en 1949.

Avec Jacques Ellul, puis dans les écrits fondateurs d’Ivan Illich, sont posées après-guerre les bases d’une puissante critique des infrastructures techniques qui fondent l’emprise sociale et territoriale de l’Etat. Celles-ci, analysent ces auteurs, conduisent à une dépersonnalisation des individus, qui perdent leur autonomie.

Projet révolutionnaire

Depuis cette époque, la critique de l’Etat et de son intention « croissanciste » n’a cessé d’être affinée. On peut en trouver une expression théorique dans les écrits de l’anthropologue américain James C. Scott, dont la plupart ont récemment été traduits en français. Ce spécialiste des sociétés agraires d’Asie intéresse notamment Laurent Jeanpierre, professeur de sciences politiques à Paris-I.

6+Dans les travaux de Scott, résume M. Jeanpierre, « l’Etat est un appareil qui échoue presque toujours dans ses entreprises, qui s’effondre régulièrement, ses échecs ayant, dans le dernier siècle en particulier, pris la figure de tragédies meurtrières à très grande échelle pour l’espèce humaine et les autres êtres vivants. C’est une machine qui prend l’eau et qui fuit de partout. Dans son livre L’Œil de l’Etat, James C. Scott propose même de l’envisager essentiellement comme un parasite ! »

Cette vision anarchisante a longtemps convenu à un mouvement écologiste qui, rejetant toute perspective de conquête du pouvoir, proposait plutôt son projet révolutionnaire à travers l’affirmation d’un style de vie alternatif, au sein de communautés en rupture avec les valeurs consuméristes dominantes. Mais, à partir des années 1980 et 1990, alors que le mouvement se constitue en force politique, d’autres discours se développent. « Peu à peu, explique Bruno Villalba, les écologistes reconnaissent que l’Etat peut aussi être pourvoyeur de biens et de services, qu’il peut contribuer à une extension continue de l’accès à ces biens et services, tant dans la quantité que dans la qualité. »

Dans leur Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, 2022), Bruno Latour et Nikolaj Schultz reviennent sur ce moment critique : parce que les luttes écologistes, longtemps marginales, sont devenues centrales pour la survie de tous, une étrange situation est née dans laquelle on demande à « des activistes qui ont quitté le système, rompu avec l’Etat, évité de faire appel aux institutions, de se mettre brusquement en ordre de marche » pour conquérir le pouvoir et en modifier complètement l’organisation.

Depuis quelques années, la réflexion sur ce que de nombreux chercheurs appellent déjà, en référence au philosophe anglais du XVIIe siècle Thomas Hobbes, un nouveau « Léviathan écologique » préoccupe un nombre croissant d’agents de l’Etat. Parmi eux, un certain nombre de « technos » se sont regroupés en 2019 dans un « réseau écologiste des professionnel·le·s de l’action publique », le Lierre. Ces « fonctionnaires, hauts fonctionnaires, expert·e·s, consultant·e·s, acteurs et actrices des politiques publiques », comme ils se décrivent eux-mêmes, veulent « écologiser l’action publique ».

Récemment, Claire Monod, ancienne élue écologiste à Paris, a créé un think tank qui voudrait penser l’écologie régalienne : l’Institut Cité écologique. Le deuxième numéro de la revue Propos. Pour une république écologique, qui en est l’émanation, aborde la question de « l’Etat écologique ». « La vision d’un Etat destructeur de la nature, ou allié des destructeurs, est liée à une écologie politique qui se conçoit comme un contre-pouvoir, là où nous voulons aussi un pouvoir écologique », résume-t-elle.

La critique, un espoir de reconstruction

Aussi convient-il de voir dans « L’affaire du siècle » non pas l’expression d’un adieu à l’Etat, mais plutôt une demande d’Etat. Liora Israël, sociologue, directrice d’études à l’EHESS, travaille sur la façon dont des citoyens ordinaires, heurtés par les insuffisances et incohérences des pouvoirs publics, se saisissent de la justice pour obtenir réparation. Pour autant, de telles contestations, souligne-t-elle, sont également une reconnaissance indirecte du rôle de l’Etat. « Utiliser le droit pour contester renvoie (…) à une double affirmation paradoxale, de défiance et de reconnaissance à l’égard des autorités » (L’Arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009 ; 2020).

Cette ambivalence se retrouve au cœur même des réflexions contemporaines sur l’Etat, où la critique apparaît souvent comme le symptôme d’une déception et l’espoir d’une reconstruction. Les travaux récents d’Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France et spécialiste du droit du travail, en fournissent une illustration possible.

Sous l’influence de la mondialisation et des idées néolibérales, montre-t-il, l’Etat social a organisé son propre effacement. Il a déserté son rôle non seulement en matière de répartition des richesses, mais aussi en ce qui concerne leur usage, contribuant ainsi « à la surexploitation des ressources naturelles, au réchauffement climatique, à la perte de biodiversité, aux pollutions de toutes sortes, à la désertification et aux migrations forcées qui en découlent ». Pour ce disciple du juriste et psychanalyste Pierre Legendre, il est urgent de restaurer l’Etat dans « sa fonction de Tiers garant de la justice » (La Justice au travail, Seuil, 2022).

Un Tiers, non plus seulement entre l’employeur et l’employé, mais aussi entre la société et la nature ? Cela reste à être précisé, car, ajoute Alain Supiot, « ce n’est ni en défaisant l’Etat social ni en s’efforçant de le restaurer comme un monument historique que l’on trouvera une issue à la crise sociale et écologique. C’est en repensant son architecture à la lumière du monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit » (Le travail n’est pas une marchandise, Collège de France, 2019).

Autrement dit, la crise environnementale nous place à un point de bascule théorique entre l’anarchisme méthodologique d’un James C. Scott et une nouvelle phase, plus constructive, où il conviendra de penser les contours du Léviathan écologique à venir.

Ce que confirme le philosophe Pierre Charbonnier, chercheur au CNRS et enseignant à Sciences Po : « Nous ne disposons pas d’une vision claire des implications de l’impératif climatique sur l’Etat et sur les politiques publiques, qui articulerait ses dimensions politiques, économiques et sociales. »

« Epreuve d’Etat »

La crise climatique et environnementale ouvre bien une crise de l’Etat en mettant en lumière son impuissance à transformer les modes de vie, à limiter les émissions de CO2 et à protéger la biodiversité. Le sociologue Dominique Linhardt (CNRS) réfléchit depuis longtemps à ces moments de crise au cours desquels l’Etat « devient l’objet d’une incertitude et d’une scrutation collectives ». C’est pour les penser qu’il a forgé la notion d’« épreuve d’Etat ». A la mise en accusation de l’Etat succède dans son modèle une période au cours de laquelle celui-ci est sommé de manifester sa réalité et sa légitimité par une action tangible. Où est l’Etat ? Pourquoi est-il absent ? Comment le rendre présent ? Faut-il le réformer de l’intérieur ? En modifier la Constitution ? Le doter de nouveaux moyens techniques ?

D’un point de vue économique, il ne fait guère de doute que l’épreuve de la crise climatique a marqué un certain « retour de l’Etat ». Cette expression présente néanmoins un désavantage malencontreux : elle suggère, bien à tort, qu’il aurait été préalablement abandonné. Or, c’est plutôt à une série de reconfigurations que l’on assiste.

Dans une série d’articles, l’économiste britannique Daniela Gabor distingue trois grandes situations à l’échelle mondiale. D’abord l’éco-autoritarisme de la Chine. Après la crise financière de 2008 et la fermeture des marchés mondiaux, le Parti communiste chinois a lancé une vaste politique d’investissements publics soutenue par une banque centrale qui limite le coût de l’emprunt public. La notion de « civilisation écologique », depuis son entrée en circulation en 2007, y désigne le nouvel objectif de ces investissements dans une économie planifiée.

Conçue en réponse au modèle occidental du « développement durable », elle a été inscrite dans la Constitution chinoise en 2017. Elle légitime l’action d’un Etat-parti qui, tout comme les collectivités locales, s’endette à grande échelle en réaffirmant au passage son pouvoir de discipliner le capital privé, mais aussi de contrôler toujours plus étroitement les citoyens.

Une deuxième situation correspond aux pays peu avancés, pour lesquels il est difficile d’emprunter afin de financer la transition. Les Etats sont alors soumis aux critères de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces derniers les incitent à transposer le coût de la décarbonation sur les prix, en s’appuyant notamment sur la taxation carbone. Ce que la professeure à l’université de l’ouest de l’Angleterre appelle la « thérapie du choc carbone » : l’adaptation aux enjeux écologiques de la « thérapie du choc » que connurent les anciens pays communistes dans les années 1990, qu’elle étudia dans sa thèse sur la Roumanie.

Des dispositifs peu convaincants

En Europe et aux Etats-Unis, enfin, Daniela Gabor décrit l’émergence d’un nouveau modèle d’Etat « atténuateur de risques » (derisking state). Né à la suite de la crise financière de 2008, celui-ci est devenu l’acteur principal de la reconversion industrielle « verte » aux Etats-Unis et au sein de l’Union européenne. L’atténuation des risques peut être monétaire et passer par les banques centrales, qui continuent d’agir sur les taux d’intérêt mais également, fait nouveau, achètent massivement de la dette souveraine afin d’ancrer les anticipations d’inflation ; elle peut en outre passer directement par les gouvernements qui utilisent les leviers fiscaux et réglementaires pour sécuriser la demande dans certains secteurs stratégiques, comme l’automobile ou le logement.

Pour l’heure, le bilan de ces nouveaux dispositifs est peu convaincant. Dans son livre L’Etat droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (Fayard, 2023), l’économiste Anne-Laure Delatte (CNRS) le met en lumière à partir du cas français. Afin d’étudier l’évolution des aides publiques, elle a pris en compte non seulement les aides directes, mais aussi les dépenses liées à l’atténuation des risques pour les entreprises et le secteur financier. Outre les exonérations et niches fiscales, cela inclut les interventions de la Banque de France, dont la contribution au financement de la dette publique a retrouvé au cours des années 2010 les niveaux historiques de l’époque de la planification dans les années 1950 et 1960.

Or, elle montre que ces financements, d’abord destinés à soutenir le marché, ont jusqu’ici fonctionné sans recherche d’optimisation écologique et sociale, y compris lors de la pandémie de Covid-19 en 2020. Non seulement ils ont bénéficié en priorité aux entreprises les plus polluantes, mais les services publics en ont été privés, la rigueur budgétaire étant nécessaire pour valoriser la dette française sur les marchés financiers.

Cette trajectoire peut-elle être corrigée ? Pas selon Daniela Gabor, pour qui l’Etat « atténuateur » des risques encourus par les capitaux privés n’est pas adapté à la transition climatique.

Celui-ci « ne parviendra pas aux transformations structurelles qui seraient nécessaires pour s’aligner sur les objectifs de l’accord de Paris de 2015 », expliquait-elle en janvier 2023 dans un entretien pour la revue de gauche américaine Jacobin.

S’il est permis de rêver à un « grand retour » de l’Etat néo-keynésien, interventionniste et planificateur, un tel scénario marquerait une bifurcation historique pour l’UE. Plusieurs travaux ont en effet montré que cette dernière fut en partie conçue, sous l’influence néolibérale, comme un cadre politique au sein duquel la concurrence de marché devait acquérir une valeur quasi constitutionnelle.

Dans son livre Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Seuil, 2022), l’historien canadien Quinn Slobodian montre ainsi que le traité de Rome de 1957 créa la conviction, au sein d’une importante école de juristes proches de Friedrich von Hayek et de la revue ORDO, que le droit européen pouvait garantir la libre circulation du capital entre les Etats. Ces « ordolibéraux » agirent à partir des années 1960 pour faire du droit européen une sorte de « Constitution économique » capable de limiter l’intervention des syndicats.

Légitimité démocratique ébranlée

Le sociologue allemand Wolfgang Streeck va plus loin dans son livre Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (Gallimard, 2014). Selon lui, l’Acte unique européen de 1986, en instaurant le marché unique, a entraîné le démantèlement des dispositifs qui avaient jusqu’alors permis une forme de compromis entre capitalisme et démocratie. L’inscription des Etats européens dans une économie mondialisée, où leur capacité d’emprunt dépend de leur positionnement sur le marché de la dette, limite considérablement leur action et surtout ébranle leur légitimité démocratique.

Les gouvernements, en raison de leur dette souveraine, se retrouvent en effet mandataires non plus seulement d’un peuple de citoyens, mais aussi d’une « seconde population » de créanciers. De ce fait, ils doivent constamment consolider leur solvabilité – ce sont des « Etats de consolidation », théorise Streeck – mais, ce faisant, adoptent des politiques de rigueur de plus en plus éloignées des aspirations des électeurs.

Ces dynamiques historiques ne sont cependant pas forcément irréversibles. Céline Spector, autrice de No démos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil, 2021), pense que la décision prise par la Commission européenne, en 2020, d’émettre de la dette au profit des Etats membres marque un tournant. Ce pourrait être le « moment hamiltonien » de l’Europe, explique la professeure de philosophie politique à l’université Paris-Sorbonne, en référence à la décision prise en 1790 par Alexander Hamilton, le secrétaire au Trésor des Etats-Unis, d’honorer la dette de tous les Etats fédérés.

Certes, l’UE, contrairement aux Etats-Unis, n’est pas un Etat fédéral, mais, juge-t-elle, « entre le néolibéralisme et l’Etat-nation, il peut y avoir un modèle républicain fédératif ». Cette « république », fédérative plutôt que fédérale, serait à même de coordonner les Etats afin qu’ils puissent aborder la transition écologique à une échelle transnationale, et non pas uniquement nationale et locale. L’UE, devenant une république des peuples, réaliserait le rêve cosmopolitique que portèrent en leur temps l’abbé de Saint-Pierre, Montesquieu et Kant.

Céline Jouin, spécialiste de philosophie du droit, voit elle aussi le néolibéralisme européen non comme une fatalité mais comme le résultat d’une histoire politique, qu’elle cherche à comprendre en revenant au début du XXe siècle : « Avant que les ordolibéraux n’affirment la valeur suprapolitique des lois du marché, l’idée d’une “Constitution économique” avait déjà largement cours en Europe. » D’Emile Durkheim, en France, à Sidney et Beatrice Webb, en Angleterre, partout on réfléchissait aux moyens d’harmoniser les institutions démocratiques avec les propriétés des sociétés industrielles.

C’était également le cas en Allemagne, où la Constitution de Weimar de 1919 avait été inspirée par les idées du juriste Otto von Gierke. « Il s’agissait de constitutionnaliser le droit social en donnant du pouvoir aux comités d’entreprise et aux syndicats et en assurant une négociation équitable des parties. Un droit économique devait se construire par la négociation et la délibération. Les néolibéraux n’ont fait que reprendre cette idée d’une constitutionnalisation de l’économie, mais en lui retirant sa dimension démocratique », explique la maîtresse de conférences à l’université de Caen.

Le laboratoire sud-américain

Ne faudrait-il pas s’inspirer de ces expériences afin d’imaginer un nouveau constitutionnalisme écologique ? C’est dans cette direction que pointent aujourd’hui plusieurs philosophes et juristes. Dominique Bourg et Kerry Whiteside proposèrent il y a quelques années une série de réformes, de nature en partie constitutionnelle, pour mieux tenir compte des générations futures (Vers une démocratie écologique, Seuil, 2010). Depuis, l’idée a été relayée et enrichie par de nombreux auteurs, comme Serge Audier ou Corine Pelluchon.

L’Amérique du Sud en est le principal laboratoire. Après de premières tentatives en Equateur (2008) et en Bolivie (2009), c’est au Chili que la gauche, en 2019, s’est emparée d’un ambitieux projet de réforme constitutionnelle. Le nouvel Etat chilien devait articuler entre eux les droits à une vie digne, à la démocratie et aux équilibres naturels. Les animaux seraient reconnus comme des êtres sensibles et feraient l’objet d’une nouvelle protection, tout comme la mer, les eaux, mais aussi l’air et les montagnes, désormais redéfinis comme des biens communs. Mais, en mai 2022, ce texte qui accordait des droits nouveaux aux peuples autochtones a été rejeté à 62 % des suffrages. Désormais, le Parti républicain ultraconservateur est aux commandes. En décembre 2023, un nouveau projet de Constitution a été soumis au vote, bien loin cette fois-ci des préoccupations écologiques.

S’il existe une voie alternative, entre l’éco-autoritarisme à la chinoise et l’Etat « atténuateur de risques » au service de la « finance verte », ce chemin ne saurait exister sans soutien populaire. Renaud Bécot, maître de conférences à Sciences Po Grenoble, se demande comment articuler le travail de déconstruction des sciences sociales à un engagement plus positif qui pourrait contribuer à renforcer l’adhésion au projet d’une société décarbonée.

Dans ses travaux, cet historien de la pétrochimie et des luttes environnementales du XXe siècle explore les « possibles non advenus » des sociétés industrielles : les instruments de l’Etat n’auraient-ils pas pu être orientés différemment ? « Dans les années 1960 et 1970, il existait des coalitions de scientifiques, de médecins et de riverains pour penser une décroissance de certaines activités industrielles. Autour de la CFDT et du Parti socialiste unifié, notamment, on explorait la possibilité d’une planification démocratique de l’économie, en lien avec les idées écologistes. »

Réflexion technique et démocratique

Récusant l’idée d’un anarchisme consubstantiel aux mouvements écologistes, il évoque la figure de Nicos Poulantzas : dans les années 1970, ce théoricien marxiste de l’Etat était à la recherche d’une voie socialiste non autoritaire. Il est aujourd’hui redécouvert par une partie de la gauche (Jean-Numa Ducange et Razmig Keucheyan, La Fin de l’Etat démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, PUF, 2016). Beaucoup de syndicalistes et de militants réfléchissaient aux conditions d’une planification plus démocratique de l’économie. Ces réflexions n’ont toutefois pas abouti, à la suite de la crise pétrolière de 1973 et de la contre-offensive patronale qui lui succéda.

Peut-on renouer ce fil cinquante ans plus tard ? Seulement à condition de ne pas séparer la réflexion technique sur les moyens de la réflexion démocratique sur les fins. Pour James C. Scott, il existe une fatalité de la trahison démocratique des Etats qui passe toujours par des instruments de gouvernement mal adaptés, notamment par des catégories statistiques qui sont la source d’un aveuglement aux fines réalités sociales et environnementales du terrain.

Dans son livre L’Invention de l’économie française (Presses de Sciences Po, 2023), le sociologue Thomas Angeletti apporte un autre éclairage sur l’histoire des catégories statistiques qui guidèrent la planification dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il montre comment ces catégories – en particulier celle, englobante, d’« économie » –, loin d’être seulement des simplifications d’un réel qui leur préexisterait, devinrent aussi des réalités pour les individus et les entreprises qui s’y référaient.

L’Etat fabrique les entités qui composent le monde politique, mais bientôt celles-ci vivent leur propre vie démocratique. La crise environnementale, en poussant les Etats à ouvrir les yeux sur les émissions de CO2 ou la baisse de biodiversité, fabrique aujourd’hui un « environnement », composé de réalités multiples, dont le sens politique reste à construire. La fabrication de nouveaux indicateurs chiffrés par les Etats, en vue de la transition écologique, ne constitue pas un objectif en soi. Ceux-ci n’ont de valeur qu’articulés à une vision de la justice sociale et environnementale.

L’Etat doit-il se convertir à une nouvelle cosmologie ?

Si les institutions, selon le sociologue Luc Boltanski, « font le tri » entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, et si elles « disent ce qu’il en est de ce qui est », l’Etat détient ce pouvoir par excellence. Celui-ci est un métaphysicien qui catégorise le monde social et, en qualifiant les différents êtres qui le composent, les dote (ou non) de droits et de statuts. A chaque type d’Etat et d’action correspond alors un type spécifique de connaissance statistique.

Pour l’écrivain Camille de Toledo, lecteur enthousiaste de Bruno Latour ainsi que de Philippe Descola, et cheville ouvrière du livre collectif Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de la Loire (Manuela éditions, 2021), il est temps de doter la Loire d’une personnalité juridique.

Par l’intermédiaire de ses gardiens ou représentants, elle pourrait alors attaquer un Etat que l’on peut légitimement considérer comme l’un des principaux véhicules d’une séparation entre nature et culture qui, à partir du XVIIe siècle, posa les bases de la crise actuelle.

La transition écologique devra-t-elle s’appuyer sur la reconnaissance politique et statistique de nouveaux êtres sociaux non humains ? Doit-on, afin de l’engager, se convertir aussi à une nouvelle cosmologie, une nouvelle vision de la société et de l’Univers ?

Céline Spector n’y croit guère. Selon cette enseignante-chercheuse, qui consacre cette année son séminaire de philosophie politique aux problématiques environnementales, « le sujet de l’écologie, en France et en Europe, peut être traité indépendamment de tout questionnement métaphysique sur ce qu’est la nature. La question centrale est celle du consentement à la finitude, et aux mesures qui vont devoir révolutionner nos modes de vie. »

Le climat, la gauche et l’histoire
Jean-Baptiste Fressoz
https://legrandcontinent.eu/fr/2023/11/03/le-climat-la-gauche-et-lhistoire/

Il faut cesser de se raconter des histoires sur le réchauffement climatique, ou sur la transition énergétique. C’est en substance ce que défend l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans cette perspective nourrie, qui entreprend de dépasser ce qu’il considère comme des mythes sur notre capacité à affronter la crise écologique comme phénomène historique. C’est seulement à ce prix que l’humanité pourra commencer à penser ce qu’elle peut réellement faire.

Pour accompagner la parution de la dernière livraison de la revue GREEN, nous publions en avant-première une série d’articles qui discutent la notion de « croissant fossile ». Après une pièce de doctrine de Pierre Charbonnier et l’introduction signée Paul Magnette, nous publions ce texte de fond. Vous pouvez commander le numéro papier de la GREEN à cette adresse.

Dans l’essai qui ouvre cette livraison de la revue GREEN, Paul Magnette propose un exercice d’introspection historique : la clef d’une éventuelle « sortie » de l’Anthropocène se trouverait dans l’expérience historique du « croissant fossile », ce morceau d’Europe qui s’étend du Nord de l’Angleterre à la Wallonie en passant par la Silésie : des bassins houillers qui ont connu à la fois l’apogée du charbon et sa fin brutale. Un morceau d’Europe qui a fait l’expérience précoce du démantèlement industriel, un morceau d’Europe que Magnette, bourgmestre de Charleroi, connaît bien et qui deviendrait par une ruse de l’histoire l’exemple à suivre, le phare éteint signalant la voie de sortie de l’Anthropocène.

Mais de quelle histoire au juste s’agit-il ?

Avec la crise climatique l’histoire de l’énergie a connu un certain regain d’intérêt. On peut s’en réjouir, on peut aussi regretter que l’historiographie se soit contentée de plaquer des explications politiques sur le récit standard transitionniste. Plusieurs auteurs, cités par Paul Magnette ont cru discerner dans l’histoire de l’énergie le capitalisme dans ses basses œuvres : la machine à vapeur aurait simplement servi à échapper à la contrainte de localisation et à exploiter une main d’oeuvre urbaine et abondante (Andreas Malm) ; le pétrole aurait eu pour effet, voire fonction, de contourner les mineurs et leurs syndicats grâce à sa fluidité (Timothy Mitchell). Ces récits séduisants ne résistent pas à l’analyse : le charbon sert surtout à produire de la chaleur. En Angleterre son extraction commence quand le prix du bois de feu augmente, tirée par la croissance urbaine — la machine à vapeur est davantage un symbole que la cause de l’Anthropocène. Quant au pétrole, il ne contourne pas les mineurs, tout simplement parce qu’il ne remplace pas le charbon ; il sert avant tout à faire avancer des voitures qui pour leur fabrication consomment énormément de charbon ; en outre, la baisse du nombre des mineurs n’est pas causée par le pétrole mais par le progrès technologique dans les mines. L’attrait de l’histoire « politique » de l’énergie qui est aussi son défaut, est qu’elle tend à présenter le changement climatique comme l’effet secondaire d’une entreprise de domination capitaliste. Cette historiographie, apparemment radicale mais rassurante pour la gauche anti-capitaliste, sous-estime l’énormité du défi climatique : sortir du carbone sera autrement plus difficile que sortir du capitalisme, une condition tout aussi nécessaire qu’insuffisante.

Pour être pertinente face au réchauffement, l’histoire doit se défaire des récits phasistes du monde matériel qui présentent la modernité comme une série de transitions préfigurant celle à venir. Les énergies entretiennent des relations de symbiose autant qu’elles entrent en compétition. À titre d’exemple, en 1900, l’Angleterre ou la Belgique consommaient plus de bois uniquement pour étayer leurs mines de charbon qu’elles n’en brûlaient un siècle plus tôt. Le charbon stimule la consommation de bois, le pétrole celle de charbon et donc celle de bois1. Résultat : on n’a jamais brûlé autant de bois, de charbon et de pétrole que de nos jours.

Tout comme le « croissant fertile » consomme actuellement bien plus de céréales que durant l’Antiquité, le « croissant fossile », malgré ses hauts fourneaux éteints et ses mines abandonnées, demeure un grand consommateur de charbon. Si l’on prend en compte le charbon incorporé dans les importations, la Grande-Bretagne consomme 90 millions de tonnes (en 2016) — au lieu de 9 millions officiellement brûlés – presque autant qu’à la veille de l’assaut de Margaret Thatcher contre les mines du nord de l’Angleterre2.

Irréversibilité de l’Anthropocène

Pour que l’Anthropocène serve à quelque chose, il faut revenir à ce qui en faisait son intérêt, à savoir la question de l’irréversibilité. Contrairement à l’expression de « crise environnementale » qui sous-entendait une épreuve brève dont l’issue serait imminente, l’Anthropocène désigne un point de non-retour. Ce que nous vivons n’est pas une simple crise mais une bifurcation à l’échelle de l’histoire géologique de la Terre. Le développement économique des derniers siècles modifiera l’environnement de ceux à avenir. Nous ne nous sortirons pas de l’Anthropocène et nous ne connaîtrons plus les climats de l’Holocène. Ce qui a été moins compris — et la faute en revient à une vision aberrante de l’histoire matérielle — est que cette irréversibilité s’appliquait presque autant à l’anthropos qu’à la planète. L’Anthropocène désigne une double irréversibilité, une double accumulation, un cumul de cumuls  : non seulement les flux de matière s’empilent dans les différents compartiments du système-terre, mais les flux matériels anthropogéniques suivent eux-aussi une logique additive. ion des temporalités humaines et naturelles  ?

Toute discussion sérieuse sur les questions environnementales devrait partir du constat historique quelque peu inquiétant que les innovations technologiques n’ont, jusqu’à présent, jamais fait disparaître un flux de consommation matérielle. Au cours du XXe siècle, dans le monde, l’éventail des matières premières s’est élargi et chacune a été consommée en quantité croissante3. Les processus de substitution technologiques ont donc pour l’instant toujours été compensés par l’élargissement des marchés, par les effets rebonds et par les réorientations d’usage.

Les tenants de la croissance verte fondent leurs espoirs sur la baisse de l’intensité carbone de l’économie qui a été divisée par deux depuis 1980. Mais cette statistique cache la place inexpugnable des fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets4. Depuis les années 1970, l’agriculture mondiale a accru sa dépendance au pétrole et au méthane avec les progrès de la mécanisation et l’usage croissant d’engrais azotés. L’extraction minière et la métallurgie, parce qu’elles font face à la diminution de la qualité des ressources deviennent aussi plus gourmandes en énergie5. Le bâtiment utilise des matériaux de plus en plus intensifs en carbone : l’aluminium l’est davantage que l’acier, le polyuréthane plus que la laine de verre, les panneaux de bois plus que les planches6. Le béton est certes moins intense en énergie que les briques, mais dans de nombreux pays pauvres ou anciennement pauvres, il a remplacé des matériaux décarbonés comme le pisé et le bambou7. Enfin, l’extension des chaînes de valeurs, la sous-traitance et la globalisation, accroissent les kilomètres parcourus par chaque marchandise ou composant de marchandise et donc le rôle du pétrole dans la bonne marche de l’économie. Ces phénomènes ont été masqués par l’efficacité croissante des machines et le poids des services dans le PNB mondial mais ils n’en sont pas moins des obstacles essentiels sur le chemin de la décarbonation.

Ces constats historiques ne dérivent pas d’une loi irréfragable de la thermodynamique : ils permettent seulement de saisir l’énormité du défi à relever – ou l’ampleur du désastre à venir.

Une transition énergétique insuffisante pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris

Le fait que les panneaux solaires et les éoliennes soient devenus compétitifs, y compris face au charbon, a pu faire croire qu’après tant de faux départs, la « transition énergétique » était bel et bien engagée, que le monde est sur le point de changer de base. Le but n’est évidemment pas de critiquer « la transition » si on entend par ce terme le développement des énergies renouvelables, mais cette condition nécessaire est insuffisante et il est déraisonnable d’attendre des panneaux solaires et des éoliennes plus qu’ils ne peuvent offrir.

Premièrement, la production électrique ne représente que 40 % des émissions mondiales et 40 % de cette électricité est déjà décarbonée. Sortir les fossiles de la production électrique mondiale avant 2050 représenterait un succès extraordinaire mais insuffisant au regard des objectifs climatiques8. Comme toutes les autres énergies, les renouvelables sont prises dans un écheveau infini de symbioses matérielles. Selon des calculs récents, la construction d’une infrastructure de production énergétique renouvelable à l’échelle mondiale ne représenterait finalement que peu de CO2, de l’ordre de 50 Gt pour fabriquer les panneaux solaires et les éoliennes ainsi que les matériaux qui les composent — un investissement climatique très rentable9. Bien plus problématiques en revanche sont les symbioses qui se produisent en aval, dans le monde de la consommation.

Les renouvelables sont incapables de produire de manière compétitive, à l’échelle et dans les temps impartis des matériaux comme l’acier, le ciment et le plastique dont dépendent les infrastructures, les machines et la logistique contemporaines. Si l’électricité « verte » énergise le même monde gris, fait de voitures, de ciment, d’acier, de plastique et d’agriculture industrielle, le réchauffement n’en sera que ralenti. Concernant « l’acier vert », réduit à l’hydrogène, les annonces des industriels et les projections de l’Agence internationale de l’énergie portent sur quelques millions de tonnes par an après 2030, une quantité négligeable au regard des 1,7 milliards de tonnes d’acier consommées chaque année dans le monde10. Depuis les années 2000, l’intensité carbone de l’acier a stagné11. Pour remplacer le coke sidérurgique par de l’hydrogène électrolytique, il faudrait environ 4 000 TWh d’électricité, l’équivalent de la production électrique annuelle des États-Unis ou encore celle de 1,2 millions d’éoliennes, requérant à leur tour des quantités non négligeables d’acier12. En dépit de la modernisation rapide des cimenteries depuis les années 2000, l’intensité carbone du ciment s’est accrue de 1,5 % par an durant la dernière décennie. Les émissions des cimenteries ont triplé depuis 1990, représentant 8 % des émissions globales13. On peut encore prendre le cas du plastique, responsable de 3 à 5 % des émissions mondiales et dont rien ne semble pouvoir arrêter la croissance. La production a quadruplé depuis 1990 et de vastes marchés restent à conquérir. Un Américain consomme en moyenne quatre fois plus de plastique qu’un Chinois et quinze fois plus qu’un Indien. Le problème est que les matières de substitution – le papier et surtout l’aluminium – ont une empreinte carbone plus élevée encore14. Reste enfin les engrais azotés, responsables de 1,5 % des émissions au stade de la production — qu’on pourrait éventuellement parvenir à réduire grâce à de l’hydrogène « vert » – mais de 5 % si on prend en compte leur transformation en oxyde nitreux par les bactéries du sol15.

Les éoliennes et les panneaux solaires sont des technologies remarquables pour produire de l’électricité mais elles n’ont qu’un faible intérêt dans la production de ces matériaux clefs16. Croire que l’innovation puisse décarboner en trente ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inversées, est un pari technologique insensé. Pris ensemble, l’acier, le ciment, les engrais et le plastique représentent plus d’un quart des émissions mondiales et suffisent à elles seules à rendre hors de portée l’objectif de l’Accord de Paris17.

Le réchauffement climatique comme phénomène historique

Depuis que le développement économique s’est étendu à l’échelle du globe, l’histoire glisse sans laisser de trace sur la courbe des émissions mondiales de CO2. La Première Guerre mondiale suivie de la grippe dite espagnole avaient provoqué une baisse de 17 %, la crise de 1929, une diminution d’un quart. À l’inverse, le choc pétrolier de 1979 ou la crise financière de 2008 ont eu des effets modestes (-6 % et -1 %). Même les confinements de 2020 qui avaient touché jusqu’à 4 milliards de personnes n’ont fait diminuer les émissions mondiales que de 5 % et elles sont reparties de plus belle en 2021. Malgré ces démentis, on érige régulièrement tel ou tel événement en hypothétique accélérateur d’une sortie des fossiles. On a par exemple beaucoup commenté les élections américaines pour leur prétendue portée climatique. Après le vote de l’Inflation Reduction Act, Paul Krugman écrivait sans sourciller qu’il s’agissait « d’un grand pas pour sauver la planète », oubliant peut-être que les États-Unis ne représentaient que 13 % des émissions mondiales et que le plan climat de Biden ne prévoyait rien en terme de sobriété. Récemment, le philosophe Pierre Charbonnier, dans un essai du Grand Continent18, expliquait que l’invasion de l’Ukraine pourrait être l’amorce de la transition tant attendue. Pourtant, le gaz russe ne représentant que 1,5 % des émissions mondiales et la demande d’hydrocarbures restant forte, la fermeture de quelques gazoducs n’allait manifestement pas changer grand chose à l’évolution des températures terrestres19. Le réchauffement est un phénomène historique, mais comme il fait la somme de l’ensemble de l’agir humain sur la planète il échappe largement à l’histoire. S’il est assez facile pour un historien d’expliquer le réchauffement, identifier ce qui pourrait l’arrêter dépasse l’imagination historique.

Face au titan climatique, les sciences sociales proposent souvent des « solutions » sans avoir jaugé la profondeur du problème. Les verrous techniques sont écartés, laissés à l’expertise du groupe III du GIEC. On fait comme si la décarbonation était un simple problème d’investissements, un problème d’ingénierie sociale, un problème de volonté politique. Les économistes ont longtemps promu la « création destructrice », guidée par une taxe carbone universelle, une stratégie certes optimale dans leurs modèles, mais impraticable dans un monde perclus d’inégalités et qui repose en outre sur une confiance extraordinaire dans l’innovation.

Reconnaître l’impossibilité de décarboner en temps et en heure des pans entiers de l’économie mondiale permettrait de replacer la gauche au centre du jeu politique.

Dans les années 1990-2000, beaucoup d’énergie a été dépensée pour débattre des avantages respectifs de la taxe carbone ou des droits à polluer, alors qu’il aurait fallu expliquer qu’on ne saurait décarboner l’acier, le ciment, l’aviation etc. et donc convenir des moyens démocratiques et équitables d’en réduire drastiquement la consommation. Il en découlerait une redéfinition du débat climatique centré sur la répartition juste et efficace des biens matériels à l’échelle mondiale : la grande question de la gauche depuis son origine et le trait d’union qui relie le socialisme à l’éco-socialisme20.

Sources
  1. Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.
  2. Calculs réalisés à partir de X.F. Wu et G.Q. Chen, « Coal use embodied in globalized world economy : From source to sink through supply chain », Renewable and Sustainable Energy Reviews, n° 81, 2018, p. 978–993. Le Haut Conseil pour le Climat propose une estimation similaire pour la France : « l’empreinte carbone des Français » écrivent les Hauts Conseillers « a augmenté de 20 % entre 1995 et 2017. Depuis 1995, les émissions liées aux importations ont doublé quand celles liées à la production intérieure ont diminué d’un cinquième. […] En 2015, l’empreinte carbone des français atteint 11t de CO2e par habitant, en comparaison les émissions nationales sont évaluées à 6,6t CO2e par habitant ». Voir : Haut Conseil pour le Climat, Rapport annuel 2019, p. 34.
  3. Sur les soixante-dix matières premières principales, Christopher L. Magee
    et Tessaleno C. Devezas ne recensent que six qui ont décru depuis 1960 : l’amiante, le mercure, le beryllium, le tellurium, le thallium et la laine de mou- ton, auxquels on pourrait ajouter l’huile de baleine. Cf. Christopher L. Magee, Tessaleno C. Devezas, « A simple extension of dematerialization theory : Incor- poration of technical progress and the rebound effect », Technological Forecasting & Social Change, 117, 2017, p. 196-205. Parmi les grandes matières premières, seule la laine de mouton a reculé face aux fibres synthétiques, ce qui n’est d’ailleurs pas une bonne nouvelle pour l’environnement ; Krausman et al. « From resource extraction to outflows 1900-2015 », Global environmental change, 2018 ; Vaclav Smil, Making the Modern World : Materials and Dematerialization, Chichester, Wiley & Sons, 2013 ; Tessaleno C. Devezas, António M. Vaz et Christopher L. Magee, « Global Pattern in Materials Consumption : An Empirical Study » in Tessaleno Devezas, João Leitão et Askar Sarygulov, Industry 4.0, Studies on Entrepreneurship, Structural Change and Industrial Dynamics, Springer International Publishing, 2017, p. 263-292.
  4. Pour générer un dollar de PIB mondial il fallait émettre 450 grammes de CO2 en 1980 contre 240 grammes en 2020. Voir : AIE, « Global Energy Review : CO2 Emissions in 2021 », Paris, AIE, 2022.
  5. Norgate, N. Haque, « Energy and greenhouse gas impacts of mining and mineral processing operations », Journal of Cleaner Production, vol. 18, n°3, 2010, p. 266-274.
  6. Le béton est trois fois moins énergivore que les briques. Ignacio Zabalza Bri- bián, Antonio Valero Capilla, et Alfonso Aranda Usón, « Life cycle assessment of building materials : Comparative analysis of energy and environmental impacts and evaluation of the eco-efficiency improvement potential », Building and Environment, vol. 46, n°5, 2011, p. 1133-1140. G. P. Hammond et C. I. Jones, « Embodied energy and carbon in construction materials », Proceedings of the Institution of Civil Engineers — Energy, vol. 161, n°2, 2008, p. 87-98.
  7. Au début du XXIe siècle, un tiers de l’habitat mondial aurait été en terre crue et un sixième en bambou, des matériaux particulièrement économes en CO2. Le bambou au début des années 2000 abritait un milliard de personnes, une prouesse assez extraordinaire quand on sait que cette plante ne représente qu’un pour-cent du couvert forestier mondial. INBAR/FAO, « World Bamboo Resources. A thematic Study prepared in the Framework of the Global Forest Resources Assessment 2005 », 2007, p. 31.
  8. Chiffre de l’AIE. Voir : https://www.iea.org/fuels-and-technologies/electricity. Rappelons aussi qu’entre 2000 et 2022, dans le monde, on a ouvert trois fois plus de centrales à charbon (1,5 TW) qu’on en a fermé (0,45 TW). calculé à partir des données de https://globalenergymonitor.org/projects/global-coal- plant-tracker/.
  9. Aljoša Slameršak, Giorgos Kallis et Daniel W. O’Neill, « Energy requirements and carbon emissions for a low-carbon energy transition », Nature communications, 13, 14 novembre 2022. Cela veut dire qu’il faudrait orienter 3 % des
    fossiles vers la production des infrastructures renouvelables.
  10. Selon l’Agence internationale de l’énergie et la Word Steel Association, l’acier à hydrogène ne devrait représenter que 8 % de l’acier mondial en 2050 Voir : https://worldsteel.org/wp-content/uploads/Fact-sheet-Hydrogen-H2-based-ironmaking.pdf.
  11. Wang et al., « Efficiency stagnation in global steel production urges joint supply- and demand-side mitigation efforts », Nature communications, 2021, vol. 12 p. 2066.
  12. Calcul réalisé à partir des données de l’Union Européenne de 2020. Il faut 55 kWH pour produire un kilo d’hydrogène et 50 kilos d’hydrogène pour produire une tonne d’acier. https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2020/641552/EPRS_BRI(2020)641552_EN.pdf. Notons que l’hydrogène est un gaz à effet de serre indirect : en se combinant avec les radicaux OH- de l’atmosphère pour former de l’eau, il perturbe les réactions chimiques permettant la dégradation du méthane. Matteo B. Bertagni, Stephen W. Pacala, Fabien Paulot & Amilcare Porporato, « Risk of the hydrogen economy for atmospheric methane », Nature Communications, vol. 13, 2022.
  13. Cuihong Chen et al., « A Striking Growth of CO2 emissions from the global cement industry driven by new facilities in emerging countries », Environmental Research Letters, vol. 17, 2022 ; https://www.iea.org/reports/cement ; Au début des années 2000, la majorité du ciment était encore produite dans des fours verticaux, hérités du grand bond en avant. En 2020, 99 % du ciment chinois est produit dans des fours rotatifs modernes. Voir : Andrew Rabeneck, « The transformation of construction by concrete », Robert Carvais et al. (dir.) Nuts and Bolts of Construction History, vol. 2, p. 627-636 ; Xiaozhen Xu et al., « Modernizing cement manufacturing in China leads to substantial environ- mental gains », Communications Earth & Environment, vol. 3, 2022.
  14. Climate impact of plastics, McKinsey & Company, Juillet 2022.
  15. Yunhu Gao & André Cabrera Serrenho, « Greenhouse gas emissions from ni- trogen fertilizers could be reduced by up to one-fifth of current levels by 2050 with combined interventions », Nature Food, vol. 4, 2023, p. 170-178.
  16. Pour une réfutation des arguments contre les énergies renouvelables : voir Cédric Philibert, Eoliennes, pourquoi tant de haine, Paris, Les petits matins, 2023.
  17. Les émissions « résiduelles » déclarées par les pays varient beaucoup entre la Belgique (9 %), la France (18 %) et l’Australie (30 %). Il est probable que la réalité se situe en haut de cette fourchette. Voir : Holly Jean Buck, Wim Carton, Jens Friis Lund et Nils Markusson, « Why residual emissions matter right now », Nature climate change, 9 mars 2023.
  18. Pierre Charbonnier, La naissance de l’écologie de guerre, Grand Continent, mars 2022. Voir Écologie de guerre : un nouveau paradigme, GREEN
  19. En 2021, le gaz représentait 30 % des émissions européennes qui représentaient 9 % des émissions mondiales. Le gaz consommé dans l’Union européenne était russe à 45 %.
  20. Paul Magnette, La vie large, La Découverte, 2022.

Norvegiak atea ireki die meatzaritza enpresei Artikoko itsas sakona arpilatzeko
Urko Apaolaza Avila
www.argia.eus/albistea/norvegiak-atea-ireki-die-meatzaritza-enpresei-artikoko-itsas-sakona-arpilatzeko

Ozeanoaren sakonean dauden mineralak ustiatzeko urrats garrantzitsua egin du Norvegiako Parlamentuak: baimena eman du meatzaritza enpresek itsas sakona esploratu eta komertzialki ustiatu dezaten, gizakiak ukitu gabe duen munduko azken tokia. Zientzialariak eta ekologistak larrituta daude horrek izan ditzakeen ondorioekin.

Norvegiako Parlamentuan, Stortingen, bozketa garrantzitsua egin da asteartean, kanpoaldeak aktibista ugari elkarretaraturik zela. Herrialdeko itsas sakoneko ondare natural ikaragarria ustiatzeko argi berdea eman dute parlamentariek. Lege proiektuak aldeko 80 boto izan ditu eta 20 kontra.

Artikoko itsasoan, Norvegia eta Groenlandia artean, 280.000 kilometro esploratu eta ustiatzea baimenduko luke legeak; Erresuma Batua baino zabalagoa da eremu hori. Hala, Norvegia munduko lehen herrialdea bihurtu da halako zerbait egiten.

Ozeanoen itsas hondo sakonak aspaldi daude meatzaritza enpresen jo mugan, bertan dauden mineral eta natur baliabideak direla-eta. Zehazki, kobrea, kobaltoa, zinka eta urrea dira bilatzen dutena, energia berriztagarrien industriarako beharrezkoak, hala nola eolikoen turbinentzako edo auto elektrikoen baterientzako.

Ez dakigu zer jarriko dugun galtzeko arriskuan”

Estraktibisten ikerketa batek, metal eta mineralen kopuru “adierazgarria” atzeman zuen Norvegiaren jabetzako ozeano sakonean. Hori ustiatzea defendatu dutenek diote erregai fosilik gabeko energia trantsiziora azkarrago jauzi egitea ahalbidetuko duela. Baina ekologistak oso kritiko azaldu dira: “Jauzi handi bat da, okerreko norabidean”, azaldu dio CNN kateari Norvegiako Greenpeaceko arduradun Frode Pleymek.

Zientzialari eta ekologisten esanetan, oso zaila da esatea nolakoa izango den itsas hondoko ekosistemei egingo zaien kaltea, besteak beste ez dakigulako zer dagoen ere: “Ez dakigu zer jarriko dugun galtzeko arriskuan, ez dugulako ezagutu ere egiten”, azaldu du Pleymek.

Erauzketa prozesuan erabiliko den erregai fosilekin isuriko den karbonoak ere kezkatzen ditu zientzialariak, baita itsas hondoan gordeta dagoen karbonoa askatzeak ere, klima aldaketa azkartu dezakeelako.

Mineralak erauzten hasteko oraindik denbora beharko dela ohartarazi diote CNNri meatzaritza industriako lobbyaren zenbait adituk –Pleymen ustez, ordea, hilabetetako kontua izan daiteke–, eta komertzialki errentagarria izango den ere zalantza dago, erauzteko “oso-oso zaila” delako.

Erauzketa prozesuan erabiliko den erregai fosilekin isuriko den karbonoak ere kezkatzen ditu zientzialariak, baita itsas hondoan gordeta dagoen karbonoa askatzeak ere, klima aldaketa azkartu dezakeelako. Hain justu, Europako 800 zientzialari inguruk eta 100 politikarik moratoria eskatu diote Norvegiako Gobernuari, hori dela-eta.

Ez dugu itsas sakoneko mineralik behar

Bestalde, trantsizio energetikoa posible egiteko urratsa dela dioen argudioa hankaz gora jarri du Ingurumen Justiziarako Fundazioaren txosten batek.

Stortingeko bozketaren egun berean publikatua, ikerketak ondorioztatu du teknologia, ekonomia zirkularra eta birziklapena konbinatuta %58 murriztu daitekeela mineral horien erabilera hemendik 2050era bitartean. “Itsas sakoneko meatzaritzak behar ez ditugun mineralak bilatzen ditu, eta onartezinak zaizkigun kalte ekologikoak eragingo ditu”, esan du fundazio horretako buru Steve Trentek.

Nazio Batuen Erakundeko Itsas Hondoen Nazioarteko Autoritateak pasa den urteko martxoan abiatu zuen munduko itsas sakonak “esploratzeko” araudia onartzeko prozesua, Jenofa Berhokoirigoinek Net hurbil honetan kontatu zuen moduan: “Hil ala biziko sokatira dugu. Estraktibistek irabaziz gero guztiak izanen gara galtzaile”.