Articles du Vendredi : Sélection du 10 mai 2013

Changement climatique : retour au pliocène ?

Editorial du « Monde »
Le Monde du 07.05.2013

Le taux de CO2 dans l’air au plus haut depuis plus de 2,5 millions d’années

Stéphane Foucart
Le Monde du 06.05.2013

Quelle stratégie pour relancer la bataille climatique ?

Hervé Kempf
www.reporterre.net/spip.php?article4232 – Vendredi 10 mai 2013

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Changement climatique : retour au pliocène ?

Editorial du « Monde »
Le Monde du 07.05.2013

Indifférent aux controverses ou à l’embarras qu’il suscite, le changement climatique de notre planète poursuit son cours, inexorablement. Ce mois-ci, la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère devrait, pour la première fois depuis quelques millions d’années, dépasser le seuil de 400 parties par million (ppm) dans l’hémisphère Nord.

Pour être symbolique, ce cap n’en est pas moins alarmant. Il nous rappelle que, du fait des activités humaines, le climat terrestre s’altère à une vitesse sans équivalent dans l’histoire de notre espèce. Quelques jalons permettent de fixer les idées : les premiers fossiles d’humains anatomiquement modernes (Homo sapiens) sont vieux de quelque 200 000 ans, mais il faut remonter au début du pliocène, il y a plusieurs millions d’années, lorsque aucun être du genre Homo n’arpentait la surface du globe, pour retrouver de tels niveaux de CO2 dans l’atmosphère.

Les effets de cette mutation sur le changement climatique sont bel et bien tangibles : élévation du niveau des océans, destruction d’écosystèmes d’intérêt économique, augmentation de la fréquence et de la gravité des événements extrêmes – par exemple la récente sécheresse qui a frappé l’Amérique du Nord ou l’ouragan Sandy, qui, à l’automne 2012, a ravagé New York et la Côte est des Etats-Unis.

La communauté scientifique compétente prêche dans le désert depuis de nombreuses années. Elle est unanime. Elle ne cesse de prévenir des graves dangers qu’il y a à ignorer la science et à s’en remettre aveuglément à un système de développement fondé sur la combustion des ressources fossiles et reposant sur les idées du XIXe siècle – lorsque le monde paraissait encore infini au petit milliard d’êtres humains qui le peuplait.

Les fenêtres d’action se ferment peu à peu. Le seuil de stabilité climatique à très long terme, situé à 350 ppm par certains climatologues parmi les plus galonnés, est déjà loin derrière nous. Il a été franchi peu avant 1990. Quant à l’objectif de limiter à 2 °C le réchauffement d’ici à la fin du siècle, il est déjà presque intenable.

Que risque-t-on ? L’altération du climat est souvent perçue en termes de désagréments individuels. Le risque va bien au-delà. La question climatique pèse – et pèsera, plus encore, demain – sur la dégradation économique mondiale. Car, à l’heure où il est fortement question de dettes en tout genre, il faut le rappeler : le développement économique actuel ne se poursuit qu’en contractant une dette énorme vis-à-vis du système climatique.

Ce n’est pas une dette financière, mais géophysique. La première est contractée entre des hommes ou des institutions. Elle peut se renégocier, elle peut être annulée, le créancier peut toujours passer l’éponge.

La seconde est plus dangereuse : elle est contractée avec un monstre froid gouverné par les seules lois de la nature – la Terre. Nous n’aurons d’autre choix que de la rembourser, avec ce désagrément supplémentaire que personne n’a, aujourd’hui, la moindre certitude sur le taux de l’emprunt. La communauté internationale serait bien avisée de ne pas feindre de l’ignorer.

Le taux de CO2 dans l’air au plus haut depuis plus de 2,5 millions d’années

Stéphane Foucart
Le Monde du 06.05.2013

Un cap symbolique est en passe d’être franchi. Pour la première fois depuis que l’homme est apparu sur Terre. Et même depuis plus de 2,5 millions d’années… Le seuil de 400 parties par million (ppm) de dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique devrait être atteint courant mai, au point de mesure historique de la station de Mauna Loa (Hawaï), où les premières mesures de l’ère moderne ont été menées, dès 1958, par l’Américain Charles David Keeling.

La concentration de CO2 dans l’hémisphère Sud, plus faible que celle de l’hémisphère Nord, ne franchira cependant le même palier que dans plusieurs années.

A Mauna Loa, la concentration de CO2 pointait, vendredi 3 mai, à 399,29 ppm. La veille, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) rendait public son bilan climatologique pour 2012, notant l’abondance et l’intensité de phénomènes extrêmes : sécheresses, inondations, cyclones tropicaux, etc.

 

2012 AU NEUVIÈME RANG DES ANNÉES LES PLUS CHAUDES

“La variabilité naturelle du climat a toujours donné lieu à ces extrêmes, mais les caractéristiques physiques de ces phénomènes météorologiques et climatiques résultent de plus en plus du changement climatique”, analyse Michel Jarraud, secrétaire général de l’OMM.

Celle-ci place l’année 2012 au neuvième rang des années les plus chaudes observées depuis la fin du XIXe siècle. La concentration atmosphérique de CO2 n’excédait pas alors les 300 ppm. Un niveau qui n’a jamais été dépassé au cours du dernier million d’années écoulé.

“Franchir le seuil de 400 ppm de CO2 porte une forte charge symbolique, juge le climatologue Michael Mann, directeur du Earth System Science Center de l’université de Pennsylvanie. Cela vient nous rappeler à quel point la dangereuse expérience que nous menons sur notre planète est hors de contrôle.”

Au rythme actuel des émissions de dioxyde de carbone, l’objectif fixé par la communauté internationale de limiter, à l’horizon de la fin du siècle, le réchauffement à deux degrés au-dessus du niveau préindustriel, est désormais quasi intenable.

 

AUGMENTATION MOYENNE DE LA TEMPÉRATURE DE 2,4 °C À 2,8 °C 

Le franchissement imminent du seuil des 400 ppm de CO2 n’est pas une surprise. En août 1975, dans un article célèbre publié par la revue Science, le géochimiste américain Wallace Broecker non seulement prévoyait l’irruption prochaine du “réchauffement global”, mais il estimait aussi la rapidité avec laquelle les activités humaines feraient grimper la concentration atmosphérique de CO2. Voilà près de quarante ans, il avançait que le fameux seuil des 400 ppm serait atteint en 2010…

Pour retrouver de tels niveaux de gaz carbonique, il faut remonter à l’ère du pliocène, il y a 2,6 à 5,3 millions d’années. Les créatures les plus proches du genre humain qui arpentaient alors la surface de la Terre étaient les australopithèques. “Les températures moyennes globales étaient de trois à quatre degrés supérieures à celles d’aujourd’hui et d’environ dix degrés aux pôles”, précise la Scripps Institution of Oceanography (université de Californie à San Diego), qui publie quotidiennement les mesures de concentrations de CO2 de Mauna Loa. Et le niveau de la mer, “supérieur de 5 m à 40 m au niveau actuel”.

“Il est toujours délicat de faire ce genre de comparaison”, prévient cependant le climatologue Jean-Pascal van Ypersele (université catholique de Louvain), vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). “Il n’y a pas que la concentration en CO2 qui change, note-t-il. La position des continents, l’orbite terrestre ont, depuis le pliocène, également changé.”

 

Selon les derniers travaux du GIEC, la stabilisation du CO2 entre 400 ppm et 440 ppm conduirait, sur le long terme, à une augmentation moyenne de la température terrestre de 2,4 °C à 2,8 °C. “La dilatation thermique des océans conduirait à une élévation du niveau moyen des océans comprise entre 50 cm et 1,7 m, ajoute M. van Ypersele. Et ce, sans tenir compte de la fonte des glaciers.”

ÉLÉVATION DU NIVEAU MARIN COMPRISE ENTRE 20 CM ET 60 CM

Ce nouvel état d’équilibre ne serait toutefois atteint que bien après la fin du siècle en cours. Autour de 2100, vu l’inertie de la machine climatique, l’augmentation du niveau des mers devrait être en deçà de ces niveaux, même en tenant compte de la fonte des glaciers. Le dernier rapport du GIEC prévoit à cet horizon une élévation probable du niveau marin comprise entre 20 cm et 60 cm, une estimation qui devrait cependant être revue à la hausse dans le prochain rapport du groupe d’experts, attendu pour septembre.

“Une part de la question est donc de savoir si l’on doit se préoccuper du très long terme ou se limiter à considérer ce qui se produira d’ici cinquante ans à cent ans”, interroge le climatologue Edouard Bard, professeur au Collège de France.

En tenant compte du temps très long, “la possibilité est réelle qu’avec les niveaux de CO2 actuels nous ayons déjà dépassé le seuil d’une influence dangereuse sur notre climat”, estime pour sa part Michael Mann.

Selon le climatologue américain James Hansen, ancien directeur du Goddard Institute for Space Studies (GISS), la concentration de CO2 à ne pas excéder se situe autour de 350 ppm. Une limite qui a été atteinte peu avant 1990.

Quelle stratégie pour relancer la bataille climatique ?

Hervé Kempf
www.reporterre.net/spip.php?article4232 – Vendredi 10 mai 2013

Reportage-enquête, Tunis

Un point fort du Forum social mondial (FSM) qui s’est tenu à Tunis du 26 au 30 mars 2013 a été la présence, pour la première fois depuis que ces forums existent, d’un Espace climat abordant la question climatique. Cet espace de discussion s’ouvrait aux activistes engagés dans les luttes écologiques comme aux nombreux participants tunisiens qui voulaient s’informer de la question. Le FSM a ainsi été l’occasion d’amorcer l’articulation entre les luttes sociales, qui en forment la culture vertébrale, et la question écologique. Mais cette articulation se révèle tout sauf simple, tant du fait de la difficulté à rapprocher des cultures différentes que par l’incertitude qui prévaut en matière de la stratégie à mener pour porter la question climatique au premier plan de la scène politique mondiale.

Cet article tente de présenter une analyse des problèmes posés par la prise en compte de l’écologie dans ce Forum. Il s’appuie sur deux ateliers organisés par Transform, sur plusieurs ateliers suivis dans l’Espace climat, et sur des conversations avec des participants au Forum.

Révoltes et politiques néo-libérales

La gravité de la crise écologique se déroule dans un contexte de conflit social de plus en plus aigu : partout dans le monde, la même politique néo-libérale (que l’on peut aussi bien qualifier de néo-capitaliste) s’applique. Elle vise à défaire les formes institutionnelles de sécurité collective (droit du travail, sécurité sociale, gestion publique de la santé et de l’éducation, etc.) et à privatiser les biens collectifs afin d’étendre la régulation marchande au maximum d’activités.

Par exemple, au Portugal, souligne la députée européenne Alda Sousa, « le service national de santé est démantelé, alors qu’il avait été un des principaux acquis après la chute de la dictature en 1974 ». C’est en fait l’application généralisée de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein : les dirigeants capitalistes profitent de l’affaiblissement des sociétés du fait de la crise pour appliquer encore plus vigoureusement le dogme capitaliste.

Mais dans de nombreux pays, des résistances populaires se sont enclenchées, de manière plus ou moins organisée et durable. Sans que cette énumération soit exhaustive, on peut citer le Portugal, où des manifestations massives les 15 septembre 2012 et 2 mars 2013 ont fait reculer le gouvernement qui voulait augmenter les cotisations à la Sécurité sociale des salariés tout en les abaissant pour les entreprises, l’Italie, où les électeurs ont massivement rejeté la politique menée par un ancien de Goldman Sachs, Mario Monti, la Grèce, dans un état permanent d’instabilité, la Bulgarie, la Slovénie et la Croatie, où d’importants mouvements de protestation se sont produits, le Québec, où le « printemps érable » a secoué la société en 2012. Et bien sûr la Tunisie, où une part de l’agitation politique découle du fait que le gouvernement islamique s’avère continuer la politique néo-libérale du dictateur Ben Ali.

Articuler environnement et luttes sociales par la notion de « biens communs »

La question écologique est occultée par l’intensité des politiques néo-capitalistes et de la résistance sociale. Mais une même logique de privatisation des biens communs est à l’œuvre en matière d’environnement, et suscite parfois des luttes vigoureuses.

 

Ainsi se produit en Grèce un mouvement important contre l’extraction de l’or dans la péninsule d’Haldikidi ; en Tunisie les mouvements écologiques s’inquiètent du développement sans contrôle de l’exploitation du gaz de schiste ; en Inde, de nombreux projets de centrales électriques, thermiques ou nucléaires suscitent de vigoureuses résistances populaires ; au Canada, la politique ultra-réactionnaire du gouvernement Harper s’appuie sur le développement écologiquement désastreux des sables bitumineux.

Les discussions à Tunis ont aussi montré l’impasse de la politique d’« extractivisme », suivie par plusieurs pays progressistes d’Amérique latine, et consistant à fonder le développement sur la seule exploitation des ressources naturelles. Il apparaît que cela subordonne le développement de ces pays au marché international dominé par les plus puissants : « L’Allemagne ferme des mines de charbon chez elle, mais importe du charbon de Colombie », observe ainsi Wilson Arias, député colombien. « L’extractivisme nous condamne tous, on n’en mesure pas l’impact écologique. Le secteur minier est le pire écologiquement, et aussi le pire en termes de salaires. Le régime fiscal adopté pour attirer les investissements nous condamne à être éternellement colonisés ». Un participant a souligné que « les biens communs écologiques sont devenus une variable d’ajustement des gouvernements ».

On peut ainsi avancer l’hypothèse, comme l’a fait l’auteur de cet article, que les biens communs sociaux – éducation, santé, retraite, culture – relèvent de la même logique que les biens communs écologiques – air, eau, forêts, terres. Et que les politiques capitalistes se livrent au même assaut à leur encontre. Ainsi, les luttes pour préserver les biens communs sociaux et naturels pourraient logiquement s’associer.

Des activistes climatiques sans stratégie

Du côté de l’Espace climat, l’ambiance était à l’incertitude. Certes une avancée décisive s’est produite depuis quelques années, observe Maxime Combes, membre d’Attac France : « Un succès du mouvement autour de la conférence sur le climat de Copenhague, en 2009, est qu’après, on n’a plus pu parler de changement climatique sans évoquer la question sociale ». C’est alors que le slogan « Urgence climatique, justice sociale » s’est affirmé.

Cependant, l’échec des négociations à Copenhague (confirmé les années suivantes à Durban et Cancun), et la dureté de la crise économique ont relégué la question climatique au second plan des préoccupations publiques. « Il y a un énorme décalage entre ce que disent les scientifiques – on a dix ans pour gagner la bataille du climat, c’est-à-dire réduire les émissions de gaz à effet de serre – et ce qu’on fait », dit Jean-Noël Etcheverry, militant basque du groupe écologique Bizi. « On est en train de perdre la bataille ».

Non seulement la question climatique n’entraine plus vraiment l’adhésion de l’opinion publique, mais la logique capitaliste continue de s’imposer dans les régulations institutionnelles du sujet. Ainsi, malgré son échec patent, le marché du carbone reste le paradigme dominant ; l’alibi climatique pourrait par exemple servir à financer des plantations industrielles en Amérique latine et en Afrique et faciliter l’accaparement des terres, observe Wilson Arias.

Dans cette situation de régression, le mouvement climatique – au demeurant peu structuré – apparaît divisé et pour l’instant peu capable de répondre aux questions qui se posent. Faut-il continuer à se focaliser sur les conférences sur le climat organisées annuellement sous l’égide des Nations unies ? Elles sont été le lieu traditionnel où les grandes ONG environnementales ont pu influencer les gouvernants et sensibiliser l’opinion publique. Elles sont aussi un lieu d’information important. Mais la stagnation diplomatique fait douter qu’il soit utile d’y investir de l’énergie.

Une autre question est de savoir quelle attitude adopter à l’égard de la Chine. Ce pays est devenu le premier émetteur de gaz à effet de serre, mais il reste, en termes de revenu par habitant, un pays du Sud. Faut-il mettre en cause la Chine et la placer sur le même plan que les Etats-Unis, ou continuer à la considérer comme un pays du Sud ?

Le mouvement climatique hésite de surcroit entre plusieurs tactiques de lutte. Pour les uns, comme l’activiste états-unien Bill McKibben (un des leaders de l’opposition à l’oléoduc Keystone XL, au demeurant absent du FSM), il faut cibler un ennemi visible, en l’occurrence les compagnies pétrolières, permettant d’incarner auprès de l’opinion publique la question climatique, très abstraite pour le plus grand nombre . Des activistes des pays du Sud, tel le bolivien Pablo Solon, estiment de leur côté qu’il faut se battre sur la question agricole et alimentaire, en montrant que le changement climatique menace la sécurité alimentaire. Nnimmo Bassey, le président nigérian de la fédération internationale des Amis de la terre, pousse à mettre en avant la lutte contre l’extractivisme . D’autres privilégient la critique de la financiarisation de la nature. Aucun stratégie ne s’impose.

Et d’ailleurs, interroge Maxime Combes, « faut-il lancer une campagne mondiale spécifique au climat, ou faire en sorte que toutes les campagnes sociales intègrent la question climatique ? »

Faute d’une stratégie internationale mobilisatrice, une idée pragmatique semble émerger : la nécessité de se focaliser sur une transition écologique enracinée sur les territoires.

Des alternatives locales… à la stratégie globale

Par exemple, a expliqué un représentant britannique des Amis de la terre, il y a un travail au Royaume-Uni pour aller vers le contrôle local de la production et de la consommation d’énergie. A Berlin, une bataille est en cours pour recommunaliser le chemin de fer et le réseau énergétique ; elle a une dimension plus globale, a expliqué Tadzio Mueller, chercheur à la fondation Rosa Luxemburg : «  Le débat en Allemagne est de savoir quelle transition mener pour aller vers un système d’énergie renouvelable : doit-elle s’opérer sous le contrôle des communautés et municipalités, ou sous la forme de grands projets pilotés par les grandes compagnies ? ».

On peut aussi citer la multiplication des associations entre consommateurs et agriculteurs pour s’approvisionner directement en évitant le circuit de distribution. Matyas Benjik, d’Attac Hongrie, a évoqué le développement des monnaies locales et la reprise des entreprises en faillite par leurs travailleurs. Elisabeth Gauthier, d’Espace Marx, a souligné que les gens commencent à s’auto-organiser pour survivre, comme on peut l’observer en Espagne et en Grèce. On pourrait aussi promouvoir l’idée de la propriété collective de machines usuelles, a suggéré Soren Bo Sondergaard, député européen du Danemark : « Par exemple, avons-nous besoin d’une visseuse électrique dans chaque ménage, alors qu’elles sont utilisées en moyenne une fois par an ? Ne pourrait-on pas constituer des ‘bibliothèques’ d’objets, que l’on viendrait emprunter quand on en aurait besoin ? »

Cette idée des alternatives de terrain conduit souvent à des changements locaux concrets. Elle séduit aussi parce qu’elle permet à ceux qui s’y investissent de mesurer réellement l’efficacité de l’action conduite, alors que la question climatique globale paraît trop globale pour qu’on ait le sentiment de pouvoir peser.

Une autre dimension apparaît essentielle dans ces pratiques localisées : elles mêlent le plus souvent une démarche écologique et une démarche de changement social, même si cela n’est pas toujours formalisé. L’articulation si difficile sur les plans théorique et global entre question écologique et question sociale se noue assez aisément dans les pratiques concrètes.

Cependant, comme le souligne l’activiste suisse Olivier de Marcellus, « on peut mobiliser les gens sur des problèmes locaux, mais il est difficile de les faire passer à une critique globale du capitalisme ».

En effet, on ne saurait faire l’économie d’une compréhension globale de la crise en cours. S’il est reconnu par toutes les composantes du mouvement altermondialiste, semble-t-il, que lutte écologique et résistance au capitalisme sont indissociables, cela ne conduit pas forcément à un discours unifié, d’autant plus que l’extension du chômage peut paraître contredire l’analyse écologiste, qui conduit à recommander la baisse des émissions de gaz à effet de serre, donc des consommations énergétiques.

Dans l’atelier organisé par Transform sur le « changement de logique économique », la thèse exposée par l’auteur de cet article a suscité un débat à ses yeux significatif. J’ai proposé d’analyser le moment historique actuel comme la coïncidence entre la convergence en cours des niveaux moyens d’existence à l’échelle planétaire et le caractère nouveau et massif de la crise écologique. La conclusion en est que, dans les pays riches (essentiellement occidentaux : Europe et Amérique du nord, mais aussi Japon et quelques autres pays comme ceux de la région du golfe persique), le niveau moyen de consommation énergétique et matériel va et doit diminuer. La situation écologique ne permet en effet pas que l’on converge au niveau actuel moyen de consommation d’un Européen ou d’un Américain du nord (analyse détaillée dans fin de l’Occident, naissance du monde).

Ceci s’inscrit de manière explicite dans une politique recommandant la reprise du contrôle démocratique des banques et des marchés financiers, ainsi qu’une réduction drastique des inégalités. Mais ces politiques indispensables s’inscrivent, selon moi, dans une nouvelle économie écologique qui doit assumer l’objectif de baisse de la consommation matérielle moyenne dans les pays riches.

En fait, cette idée n’a pas suscité d’opposition directe. Ainsi, observe Soren Bo Sondergaard, « il est évident qu’on gaspille plein d’énergie ». Cependant, dit Asbjorn Wahl, syndicaliste norvégien, « on peut être d’accord pour réduire la consommation, mais vous ne pouvez pas mobiliser les gens là-dessus. Comment convaincre les gens ? En Norvège, la question de la surconsommation a tendance à être traitée de façon moraliste ».

Sans doute la nécessité de réduire la consommation d’énergie et matérielle devient-elle audible par les classes moyennes des pays riches. Mais il faut associer cette perspective d’alternatives positives, montrant qu’il ne s’agit pas de «  sacrifices », mais d’élaborer un autre monde, cohérent avec la situation écologique et avec la justice, donc la paix.

Une façon de contourner l’obstacle est, selon Jean-Marie Harribey, d’Attac France, de comprendre qu’« on n’est plus dans une période où le mécanisme keynésien fonctionne ». Autrement dit, on ne pourra pas sortir de la crise économique actuelle, même après avoir repris le contrôle du système financier et de la monnaie, par une politique économique de relance de la consommation : la gauche doit revoir son logiciel traditionnel. Pour Harribey, « l’amélioration de la qualité de la vie ne passe pas par des salaires augmentés et plus de consommation, mais par la santé, l’éducation, la retraite. Il faut dédramatiser la question du pouvoir d’achat ».

Et sur le terrain, un travail commun avec les organisations de travailleurs, autrement dit les syndicats, apparaît indispensable. « Il faut associer les syndicalistes à la discussion pour comprendre comment ils peuvent gommer la question du climat et de l’environnement, ce qui est absurde », a dit une participante. Mais des démarches originales apparaissent : « Le syndicat ELA a entamé une réflexion sur ce que pourrait être une transition écologique du Pays basque », indique Jean-Noël Etcheverry.

Que conclure de ces discussions au sein d’une Forum passionnant, baigné par l’atmosphère roborative générée par des milliers de participants tunisiens curieux et toniques ?

Quelques idées :

la rencontre entre le mouvement social et la préoccupation écologique est réellement en train de se produire ;

cependant, le mouvement de la justice climatique ne dispose pas d’une stratégie de portée mondiale : pour l’instant, les campagnes qui se dessinent ont un caractère régional, adapté à des préoccupations différentes des populations dans les différents ensembles géographiques.

l’épuisement du système capitaliste est évident dans les pays du nord, mais aussi celui de la société de consommation. Si bien que la gauche doit abandonner l’objectif devenu paresseux d’augmenter en général le niveau de vie matériel ;

la gravité de la crise écologique impose de refonder les logiques économiques ;

la notion de « biens communs », sociaux et naturels, pourrait être le pivot de cette refondation ;

mais les écologistes, et plus largement le mouvement altermondialiste, doivent formuler et mettre en œuvre des alternatives positives, capables de convaincre la masse des citoyens du caractère bénéfique de la sortie du capitalisme.