Articles du Vendredi : Sélection du 21 juin

La France doit redoubler d’efforts, alerte le Haut Conseil pour le climat
Hortense Chauvin
https://reporterre.net/Le-Haut-Conseil-pour-le-climat-appelle-le-gouvernement-a-redoubler-d-efforts

Malgré une baisse des émissions de gaz à effet de serre de la France en 2023, les efforts du pays pour la transition restent insuffisants, selon un rapport du Haut Conseil pour le climat.

« Léger mieux. Mais doit à tout prix redoubler ses efforts. » Si le gouvernement était un élève, il trouverait peut-être une appréciation de ce type, pour la matière « lutte contre le changement climatique », sur son bulletin de fin d’année.

Le Haut Conseil pour le climat (HCC), une instance consultative indépendante dont la mission consiste à évaluer l’action publique climatique, a publié le 20 juin son sixième rapport annuel. Principale conclusion : la baisse des émissions de gaz à effet de serre « brutes » (c’est-à-dire n’incluant pas l’effet des puits de carbone) de la France s’est enfin accélérée l’année dernière. En 2023, elles ont diminué de 5,8 % par rapport à 2022, pour atteindre 387 millions de tonnes équivalent CO2 (Mt éqCO2), soit une baisse de 22,8 Mt éqCO2. Il s’agit du plus bas niveau observé depuis le début des inventaires, salue le HCC.

Selon les estimations de ses experts, environ un tiers de cette baisse est due à des facteurs conjoncturels, notamment la reprise de la production nucléaire après l’arrêt d’une vingtaine de réacteurs en 2022, la diminution des activités industrielles, ou encore la réduction du cheptel bovin en raison des difficultés rencontrées par le secteur. Les 15,3 Mt éqCO2 restants — l’équivalent de 15 millions de vols allers-retours Paris-New York — peuvent être considérés comme la part maximale de la baisse attribuable aux politiques publiques, explique à Reporterre la présidente du Haut Conseil pour le climat, la climatologue franco-canadienne Corinne Le Quéré.

En moyenne, sur la période 2019-2023, les émissions brutes du pays ont diminué de 13,2 Mt éqCO2 par an. Ce rythme « se rapproche » de celui nécessaire pour s’aligner sur nos objectifs de décarbonation… « sans toutefois l’atteindre », précise le rapport. D’ici 2030, l’Union européenne prévoit de réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Cela signifie que les émissions brutes de la France doivent diminuer de 15 Mt éqCO2 par an jusqu’à la fin de la décennie. Il est donc encore trop tôt pour sabrer le champagne. Le « cap de la décarbonation » doit absolument être tenu dans la durée.

C’est là où le bât blesse. La stratégie climatique française accuse un retard important. Ni la loi de programmation énergie et climat, ni la stratégie française énergie et climat, ni la troisième stratégie nationale bas carbone, ni le troisième plan national d’adaptation au changement climatique, ni la troisième programmation pluriannuelle de l’énergie — des documents fixant la marche à suivre pour les prochaines décennies, et permettant aux acteurs de la transition de se projeter sur le long cours — n’ont été formellement adoptés en 2023. Ces atermoiements « fragilisent l’action climatique », souligne Corinne Le Quéré, et « induisent un risque de recul » environnemental.

• Les risques des nouveaux réacteurs nucléaires

Les politiques en place sont par ailleurs encore « insuffisantes » pour atteindre la neutralité carbone en 2050, telle que s’y est engagée la France aux côtés du reste de l’Union européenne en 2019. Dans le secteur de l’énergie, d’abord. « Vu la forte incertitude industrielle », la stratégie de renouvellement du parc nucléaire imaginée par le gouvernement — qui espère construire quatorze nouveaux réacteurs d’ici le mitan du siècle — « fait peser des risques sur la disponibilité en électricité décarbonée à horizon 2035 », selon le Haut Conseil pour le climat. Ces risques, poursuit-il, sont pour l’heure « insuffisamment compensés par la croissance des énergies renouvelables ». Ni l’éolien terrestre, ni l’éolien en mer, ni le photovoltaïque n’ont atteint les cibles fixées par la dernière programmation pluriannuelle de l’énergie.

Pire : la France soutient la création d’infrastructures qui risquent de l’enfermer dans son addiction aux énergies fossiles. En 2023 a ainsi été mis en service, dans le port du Havre, un terminal flottant de stockage et de regazéification, destiné à l’importation de gaz naturel liquéfié depuis les États-Unis, le Qatar et l’Afrique. Le développement du gaz naturel liquéfié n’est « pas cohérent avec les objectifs climatiques », insiste Corinne Le Quéré.

• Les transports en retard

La trajectoire du secteur des transports — qui est responsable d’un tiers des émissions de la France — n’est guère plus réjouissante. Si l’électrification des véhicules semble « en bonne voie », la motorisation des poids lourds n’évolue « quasiment pas ». Les investissements dans les transports collectifs sont également jugés « insuffisants » par la climatologue.

Rien ne semble par ailleurs mis en place par le gouvernement pour réduire à la source les besoins de transport — un axe de décarbonation pourtant crucial, selon les spécialistes. « On a besoin d’actions de sobriété plus structurelles », souligne la climatologue, qui évoque notamment « l’encouragement aux véhicules plus légers et plus petits ».

• Le retour des monogestes dans le bâtiment

Même manque de vision d’ensemble et de long terme dans le secteur du bâtiment. En la matière, la stratégie du gouvernement « continue d’être marquée par un soutien aux monogestes de rénovation », déplore Corinne Le Quéré. Les aides restent par ailleurs centrées sur le changement des modes de chauffage thermiques vers des dispositifs électriques.

« Cette stratégie permet de baisser les émissions à court terme, observe la climatologue. Mais elle se fait au détriment du développement de l’isolation des bâtiments, qui est nécessaire pour atteindre un parc bas carbone, limiter les besoins additionnels en électricité décarbonée, et réduire la précarité énergétique. »

• Un recul dans l’agriculture

En ce qui concerne l’agriculture, qui représente 20 % des émissions territoriales, le Haut Conseil pour le climat constate un « recul » de l’action publique climatique au cours des douze derniers mois. Les réductions des normes environnementales annoncées en janvier et février 2024 par le Premier ministre Gabriel Attal, en réponse à la crise agricole, sont notamment jugées comme pouvant être « négatives ».

La majorité des mesures adoptées en 2023 « favorisent le statu quo de la production agricole actuelle, analyse Corinne Le Quéré, alors qu’il faudrait plutôt accompagner les agriculteurs, qui sont très impactés par le réchauffement climatique, vers une production plus résiliente et moins intensive ».

• Les forêts, des laissées-pour-compte

À cela, il faut ajouter l’état inquiétant des forêts françaises. Avec les autres puits de carbone naturels (comme les prairies), elles absorbent 5,5 % des émissions brutes de gaz à effet de serre du pays. Hélas, le changement climatique les fait dépérir, au point que la mortalité des arbres pourrait croître de 77 % d’ici 2050, selon une récente étude réalisée par l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Aucune stratégie d’ampleur ou plan de régénération des forêts n’a été élaboré pour protéger ce puits de carbone vital, déplore Corinne Le Quéré. Jean-François Soussana, ingénieur agronome et membre du HCC, regrette également l’absence de « politique nationale ambitieuse de stockage de carbone dans les sols », notamment agricoles.

Autre motif d’inquiétude : le manque d’investissement dans l’adaptation au changement climatique, un chantier pourtant « massif », selon la sociologue et membre du HCC Sophie Dubuisson-Quellier. « Les impacts du changement climatique croissent plus vite que les moyens mis en œuvre » pour y survivre, constate-t-elle. Ils seront « d’autant plus coûteux » s’ils sont élaborés tardivement.

La France a été touchée par plusieurs événements extrêmes en 2023, l’année la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des mesures météorologiques : une sécheresse intense en plein hiver, des canicules marines en Méditerranée, des vagues de chaleur accablantes durant l’été… Les efforts pour atténuer leurs effets restent « en décalage » par rapport aux besoins, note Corinne Le Quéré. « Le plan national d’adaptation au changement climatique est en retard. Il faut le publier le plus vite possible. »

Certes, la France semble aujourd’hui « dans une position beaucoup plus favorable à l’atteinte des objectifs 2030 », conclut Corinne Le Quéré. Mais elle ne doit pas pour autant se reposer sur ses lauriers. « Il ne faut pas s’arrêter là. Sinon, on va reculer. »

Calculs trompeurs et propositions dangereuses : l’enfumage d’Entzun
Alda
www.alda.eus/calculs-trompeurs-et-propositions-dangereuses-lenfumage-dentzun

Le collectif Entzun, faux nez de Carmen Immobilier et des différents lobbies du meublé de tourisme en Pays Basque, vient de rendre public un communiqué de presse intitulé « Mort d’une filière professionnelle : au moins 550 emplois menacés au Pays Basque ». Alda estime les chiffres annoncés totalement fantaisistes et les propositions avancées dangereuses pour le droit de la population locale à se loger en Pays Basque. Encore une fois, comme cela s’était produit en juillet 2022 sous le nom de « filière professionnelle de la location de vacances au Pays basque » , Entzun tente d’enfumer la population et les élus locaux.

 

En 2022 déjà, Alda avait démontré le caractère fantaisiste de leurs chiffres, dont certains sont d’ailleurs en contradiction avec ceux avancés cette année par Entzun (Lire:  https://www.alda.eus/ce-jeudi-7-juillet-alda-a-adresse-le-courrier-et-largumentaire-chiffre-ci-dessous-a-tous-les-conseillers-communautaires-de-la-capb/).

À quoi correspondent les chiffres avancés ?

Entzun prétend que la compensation, entrée en vigueur le 1er mars 2023 a déjà supprimé « 90 emplois directs au 1er janvier 2024 et que plus de 550 le seront en 2026 » en précisant que « 500 postes, c’est l’équivalent de 2 usines comme celle de fabrication de signalisation à Urrugne ou plus de la totalité des effectifs de l’aciérie de Bayonne. »

Alda aimerait savoir d’où sortent ces chiffres. Et de quoi parle-t-on ? Car la comparaison avec l’entreprise de signalisation d’Urrugne ou avec l’aciérie de Bayonne laisse entendre qu’il s’agit d’équivalents temps plein. Mais on se doute bien que les conciergeries et autres entreprises ayant fleuri depuis l’explosion d’Airbnb en Pays Basque proposent surtout des temps partiels, parfois employés quelques heures à la semaine pour des travaux de ménage, payés au lance-pierre, qui cumulent cette activité avec bien d‘autres, ou avec… le chômage. Bref, de combien d’équivalents temps plein (ETP) parle-t’on exactement ici ? Il faut également le comparer avec les autres chiffres donnés par l’Agence Départementale Tourisme 64 qui sert de référence pour certains des calculs d’Entzun.

Des postes (précaires) créés au détriment des autres emplois

L’économie du tourisme représente 15 400 emplois dans les Pyrénées-Atlantiques. Au Pays Basque, il y a 5690 offres d’emplois pour 3425 demandeurs (Source : Chiffres clés du tourisme Béarn et Pays Basque 2023 / ADT64). Bref, le Pays Basque ne manque pas de propositions de travail dans le secteur mais au contraire de main-d’œuvre, bien souvent découragée par le manque de logements disponibles, car transformés en meublés de tourisme ! De plus, les airbnb et compagnie constituent une concurrence directe aux hôtels, aux restaurants ou aux campings. Les emplois, particulièrement précaires, qui se créent dans le premier secteur le sont la plupart du temps au détriment du second, ainsi qu’au détriment des postes qui géraient dans les agences immobilières l’activité locative à l’année.

D’ailleurs, le 20 juin 2024 au Tribunal de commerce de Lisieux, une vingtaine d’hôteliers épaulés par l’Umih, premier syndicat patronal du secteur, ont assigné en justice la plateforme Airbnb pour «concurrence déloyale», lui réclamant 9,2 millions d’euros de dédommagement.

Moins de retombées économiques

D’autre part, Alda a déjà démontré dès 2022 que les meublés de tourisme induisent pour le territoire pratiquement deux fois moins de retombées économiques que les mêmes logements quand ils sont habités à l’année. On ne peut donc pas attirer l’attention sur les pertes d’emplois ou de retombées économiques que l’on imagine induites par la compensation sans les comparer avec les gains qu’elle a et qu’elle aura pour le territoire, avec le reste de l’économie touristique et avec le niveau des revenus générés pour la population locale par le reste des meublés de tourisme non concernés par la compensation.

Esprit de responsabilités ?

Pour dénoncer la compensation, Entzun affirme que « Le but premier annoncé – massivement ramener du logement – n’est pas atteint ». Là encore, c’est de l’enfumage. Le but premier de la compensation était de stopper l’hémorragie de la transformation des logements habités à l’année en meublés de tourisme. La Cour de cassation ayant validé dès février 2021 la mesure de compensation adoptée par les métropoles de plus de 200 000 habitants comme Paris ou Lyon, les plateformes comme Airbnb se sont massivement redéployées vers « les petites villes du littoral et les territoires ruraux ». Si la CAPB n’avait pas réagi aussi vite, nous aurions perdu des milliers et des milliers de logements supplémentaires, comme ça a été le cas sur toute la façade atlantique, des Landes à la Bretagne. La compensation en Pays Basque a bien atteint son but premier : stopper l’hémorragie. Quant à regagner des logements, elle commence à le faire et Alda suit de nombreuses personnes qui ont enfin pu trouver un logement, après parfois 2 ans de recherche, qui était jusque-là loué en airbnb. Plus le temps avance et plus certaines autorisations de changement d’usage (délivrées pour 3 ans) viennent à terme ; plus ce nombre augmente et va augmenter.

Le vrai problème aujourd’hui est la fraude massive, notamment pratiquée par les SCI et SARL qui continuent à louer en courte durée alors qu’elles n’en ont plus le droit.

 

 

Entzun qui prétend que les professionnels de la filière ont montré leur esprit de responsabilité ; qui est si prompt à dénoncer le manque de production de logement social par les élus (comme si la pénurie à ce niveau venait justifier d’en laisser perdre encore plus dans le parc locatif privé, infligeant de ce fait une double peine à la population locale) ; ne dit pas un mot des 2000 logements ainsi soustraits en toute illégalité à l’habitation à l’année ! Vous avez dit “esprit de responsabilité” ?

Attention, propositions dangereuses !

Sur la base de ces postulats fallacieux, Entzun réalise une proposition tout aussi trompeuse : « Pour limiter le nombre de biens ouverts à la location saisonnière, il faut instaurer une règle simple : une personne physique = un logement loué en courte durée = un changement d’usage avec compensation à partir du deuxième bien ».

La proposition de restreindre la compensation aux seules personnes physiques propriétaires d’au moins trois logements (Résidence principale + un meublé de tourisme permanent sans compensation + un autre meublé à compenser) est un énorme recul, elle consiste à réduire la mesure à un pourcentage très minoritaire du problème, facilement contournable par les personnes concernées avec un simple acte notarié. L’hémorragie continue de plus belle, et on perdra la majorité des logements qui étaient regagnables.

Il faut bien comprendre les choses basiques suivantes : quand on parle de meublé touristique permanent, on ne parle pas de résidences de tourisme qui ont été construites avec cette vocation de tourisme ; on parle de logement. On parle de bâtiments ou de biens qui ont été construits, parfois avec l’aide de collectivités locales, afin que des gens y habitent à l’année. On parle de logements qui ont perdu cette vocation. Dans la très grande majorité des meublés touristiques permanents que nous avons actuellement en Pays Basque, des gens y habitaient, à l’année, il y a dix ans ou beaucoup plus récemment. Avant de construire plus, il faut s’assurer que ce que l’on construit aujourd’hui restera un logement demain.

L’autre problème majeur est le prix ; le prix du foncier et le prix de la location, des prix qui sont au-delà des revenus des habitants du territoire. Là aussi, il faut rappeler que la période de déréglementation totale des meublés touristiques permanents que nous avons connue, a entraîné une hyper-rentabilité du système et que cela a attiré des investisseurs qui ont multiplié les plus-values à court terme. Les cours de l’immobilier ont explosé, rendant le parc privé inaccessible à la population locale, et rendant également la production de logement social encore plus difficile pour les collectivités.

La compensation et les résidences secondaires

Quant à la proposition d’Entzun d’exempter de compensation les résidences secondaires (« déverrouiller une partie de ces logements pour bénéficier de lits en dehors de la haute saison »), rappelons que tous les meublés touristiques permanents sont des résidences secondaires. Et la période de déréglementation que nous avons connue ces dernières années a renforcé l’essor des résidences secondaires. La plupart des meublés de tourisme permanents que nous avons actuellement sur le territoire ne sont pas des résidences secondaires dont les propriétaires ont profité de l’aubaine d’Airbnb pour gagner de l’argent. C’est l’inverse, il s’agit de personnes qui ont profité de l’aubaine d’Airbnb pour acheter des logements et les transformer en résidence secondaire. Depuis la mise en place du règlement de compensation, les banques ne prennent plus en compte les revenus d’Airbnb dans les plans de financement d’achat de résidences secondaires sur la Côte basque. La demande baisse et le volume de transaction aussi. Rouvrir cette possibilité aujourd’hui entraînera immédiatement un nouvel essor de transformation de résidences principales en résidences secondaires, par les mêmes mécanismes. Une telle exemption devrait être assortie de conditions draconiennes pour seulement pouvoir être discutée : patrimoine familial, résidences secondaires « historiques » avec une ancienneté supérieure à 15 ans, et autres conditions supplémentaires à étudier et à débattre.

Nous conclurons donc quasiment mot pour mot de la même manière qu’en juillet 2022 dans notre réponse à l’argumentaire économique des lobbies du meublé de tourisme de juillet 2022 :

Un meublé de tourisme permanent (on ne parle pas ici des personnes louant leur résidence principale pendant un ou deux mois par an) appauvrit le territoire, en même temps qu’il aggrave la crise du logement ! Gardons bien ça en mémoire : un résident permanent génère plus de valeur ajoutée, et des emplois moins précaires, au territoire qu’un touriste logé dans un meublé de tourisme. L’hébergement de ces derniers ne peut, ne doit pas se faire au détriment du logement de la population locale !

 

Benoît Coquard : dans les milieux où on vote RN, « la gauche est invisible »
Sophie Chapelle
https://basta.media/Benoit-Coquard-dans-les-milieux-vote-RN-la-gauche-est-invisible

« Le fait qu’Emmanuel Macron ait présenté le RN comme unique parti d’opposition suscite un effet d’entrainement », alerte le sociologue Benoît Coquard, qui a enquêté dans des territoires désindustrialisés où les collectifs de travail n’existent plus.

Basta! : On a l’impression que la France rurale a voté massivement RN le 9 juin dernier. Or, vous dites que le fait d’habiter en milieu rural détermine peu le vote. Qu’en est-il ?

Benoît Coquard est sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement à Dijon. Il est l’auteur de Ceux qui restent. Faire sa vie dans des campagnes en déclin (éditions La découverte, 2019).

Benoît Coquard : Ce qui détermine le vote c’est avant tout la catégorie sociale, la génération, le niveau de diplôme et de revenu, ainsi que le genre. On ne vote donc pas RN seulement parce qu’on est ruraux [1]. Mais souvent on est rural parce qu’on est ouvrier, ou qu’on appartient à des catégories sociales qui votent plus massivement RN que les autres.

C’est pour ça qu’il y a aussi un effet de légitimation locale du vote et de l’affinité politique dominante, parce qu’autour de vous, dans votre entourage, les gens pensent comme vous. C’est tout bête, mais les personnes que vous fréquentez au quotidien et auxquelles vous faites confiance font en quelque sorte office de leader d’opinion. Quand eux votent RN, ils légitiment le vote RN à vos yeux. Les médias le font aussi, en légitimant pour une partie d’entre eux le vote RN.

Des manifestations en opposition à l’extrême droite ont été organisées dans toute la France les 15 et 16 juin, principalement dans les grandes villes. Dans le même temps vous dites que « la dissolution n’empêche pas les gens de dormir ». Assiste t-on à une polarisation encore plus forte de la société ?

La France de manière générale est très polarisée entre des villes qui ne votent pas ou peu extrême droite et la rejettent, et des bourgs et des petites villes où là, le vote RN est très fort. Quand on est d’une campagne comme la mienne, dans le Grand Est, personne ne se cache depuis le 9 juin pour dire qu’il a voté RN. Tout le monde semble d’accord. Il y a donc des effets de polarisation entre d’un côté les grandes villes, qui concentrent les catégories sociales les plus diplômées, et de l’autre côté les bourgs et petites villes où on a des métiers manuels, des catégories sociales moins diplômées, pas forcément les plus précaires mais qui se renforcent dans cette opposition là.

La question du travail apparait fondamentale. Le vote RN est très fort dans des zones sinistrées. Vous citez à plusieurs reprises dans votre ouvrage le rôle des collectifs de travail qui se sont dissous…

Je vous remercie pour cette question car on ne me la pose pas généralement, et c’est pourtant essentiel. La manière dont le marché du travail organise les concurrences et les solidarités entre les gens d’une même classe sociale est fondamentale dans l’explication des visions du monde. Moi je ne travaille pas directement sur le vote mais sur la manière dont les gens font groupe. J’essaie de comprendre qui est ami avec qui, donc comment se structure le monde social par les appartenances concrètes. Et il se trouve que tout cela est très lié à l’économie globale qui s’inscrit localement dans le marché de l’emploi, qui fait qu’il y a du boulot ou pas dans telle entreprise. Il y a tout un discours du « c’était mieux avant » nostalgique qui est très caractéristique de tous les gens qui ont plutôt tendance à voter à droite – sans même parler de l’extrême droite. Mais aussi un discours sur le fait qu’on ne peut plus faire confiance à personne, qu’on se tire dans les pattes, qu’il n’y a plus de solidarité, plus d’entraide. Ce discours là a émergé dans les années où l’industrie locale périclitait, le chômage augmentait : « ceux qui ne travaillent pas », « qui ne valent rien » sont devenus une catégorie stigmatisée à mesure qu’il y avait moins de boulot et plus de chômeurs. J’ai comparé des bourgs, des villages entre eux durant mon enquête. Il y a par exemple certains clubs de foot ou de sport, quand ils vont jouer dans un village plus riche ou moins sinistré, on les appelle les cas sociaux : tout leur territoire, là où ils vivent, est associé au chômage. On dit : « Là bas, c’est des gens qui bossent pas, y a trop de cassos ».

Quel a été le rôle du Rassemblement national ici ?

Tout cela a été récupéré par le discours du RN qui a toujours stigmatisé les plus précaires. Le RN a toujours proposé à ses électeurs de passer avant les catégories subalternes. Quand on s’est fait licencié mais qu’on est un français non issu de l’immigration, les électeurs RN que je côtoie entendent : « Vous inquiétez pas, on va avant tout cibler les immigrés ou leurs descendants, et vous assurer qu’il y aura une préférence donnée à certains ». J’ai aussi beaucoup entendu : « Marine est la seule à dire qu’on se tire dans les pattes, que ça pète de partout ».

Avant l’effondrement des grands collectifs de travail, il y avait l’impression d’être tous dans le même bateau. Les anciennes générations disent : « On pouvait dire merde à un patron, on retrouvait un boulot le lendemain ». Quand on commençait OS (ouvrier spécialisé), on finissait ouvrier dit « haute qualité », parfois contremaître ou avec des valorisations symboliques. Il y avait cette idée qu’il n’y avait pas besoin de s’opposer entre semblables pour s’en sortir, pour « vivre et travailler au pays ».

Puis il y a eu le choc pétrolier. Dans le Grand Est, on est sur de la petite et moyenne industrie. La crise de 2008 a été très importante dans les délocalisations et restructurations. Les bonnes places sur le marché du travail ne sont pas légion, on se fait concurrence pour y accéder. Dans mon enquête, je me suis surtout intéressé aux jeunes : quand on a 25-30 ans, que soi même on a été précaire, qu’on a pu être traité de « cassos », de fainéant ou d’assisté pour avoir été au chômage durant six mois, on a peur de cette étiquette là, d’être « parmi ceux qui ne valent rien ». Savoir qu’il y a une offre politique qui vous permet de rejeter ce stigmate sur d’autres, ça marche très fort.

Vous étudiez l’importance du « nous d’abord » dans ces territoires, qui renvoie avant tout au fait de privilégier son groupe, sa bande de potes, avant les autres. De se sentir solidaires de « ceux sur qui on peut compter ». La force du RN a t-elle été de reprendre à son compte le « nous d’abord » avec un fort ressort xénophobe ?

L’extrême droite appuie sur certains ressorts déjà présents dans les milieux populaires qui ressentent qu’on ne peut pas s’allier à un nombre plus grand de personnes, qu’on aime bien dire « déjà nous » et « nous d’abord » qui résonnent très facilement avec « les Français d’abord » de Le Pen. Le RN a effectivement une faculté à bâtir un « nous » en fonction du « eux » auxquels on s’oppose.

Le « nous » des ouvriers à l’époque où ils votaient plus largement à gauche, était davantage un « nous » d’honorabilité et de fierté. Il y avait cette perspective qu’en disant « nous les ouvriers » on serait plus forts vis à vis du patronat. Avec le vote RN, le « nous » est devenu un « contre eux ». On se définit de manière négative dans le sens où on se dit : « on n’est pas les plus bas », « on n’est pas les plus stigmatisés », « on n’est pas les immigrés ».

De la même manière, le « déjà nous » ou « nous d’abord » des bandes de potes et des proches familiaux se construit vis à vis des « cassos ». C’est une des constantes que la gauche a du mal à reprendre : comment créer un « nous » qui soit basé sur des motifs d’honneur, d’espoir, d’amélioration de sa condition ; qui ne soit pas basé sur un « eux » qu’on rejetterait.

Qu’en est-il du racisme dans le vote RN de ces catégories populaires ?

Les propos racistes, xénophobes, notamment islamophobes, je les ai entendus dans toutes les catégories sociales que j’aie croisées, et chez des gens qui votent de gauche à droite. Mais ils ne votent pas tous en fonction de cette xénophobie qui peut être exprimée. On peut lire aussi le sociologue Félicien Faury sur ces questions de captation de ces affects dans le vote extrême droite.

Les groupes que j’aie suivis sont souvent constitués en partie de personnes racisées qui font groupe avec des personnes non issues de l’immigration, qui vont voter RN. Il y a des stratégies d’entraide et des amitiés concrètes entre des gens qui peuvent exprimer au quotidien un rejet des étrangers, tout en étant amis avec des personnes racisées. Ce paradoxe existe vraiment.

Aussi, on en fait beaucoup sur le racisme ordinaire car il est très facile à saisir. Si je vous emmène sur mon terrain et plus encore avec la parole qui se libère avec cet avenir promis au RN en tant que parti de gouvernement, on ose encore plus en parler, c’est un vote encore plus hégémonique : le fait d’être du côté des vainqueurs libère la parole. C’est déjà ce qu’il s’était passé avec Trump aux États-Unis : on a eu une augmentation des actes racistes après son élection.

Aujourd’hui le rapport de forces fait du RN l’offre centrale autour de laquelle se structure le champ politique. C’est cette offre qui fait plier Macron : cette promesse qu’il y aura toujours plus bas que vous, qu’on ne fera pas passer d’autres avant vous. Beaucoup développent par ailleurs une conscience qu’on ne peut pas s’en sortir en donnant la main à tout le monde. Et ça c’est une constante des milieux populaires. Déjà au temps des communistes, on disait bien aux ouvriers que tout le monde ne s’en sortirait pas en même temps. Ils avaient le sentiment que la bourgeoisie n’était pas là pour eux. Simplement, ils orientaient leur vote d’une autre manière.

Comment la gauche est-elle perçue dans ces milieux ?

La gauche n’est pas tant critiquée qu’elle est très invisible là où j’enquête. Elle est réduite à peau de chagrin depuis plusieurs décennies. Non seulement on ne la voit pas localement – il n’y a pas de maillage militant ni de tissu associatif fort – mais les acquis de la gauche ne sont pas perceptibles.

Les chômeurs par exemple – catégorie sociale dont on pourrait se dire qu’elle se sent très ciblée par le RN qui joue sur la lutte contre les assistés – votent beaucoup RN. En plus, les médias qui sont consommés par les personnes auprès desquelles j’enquête (les chaines d’information continue, C8, influenceurs sur les réseaux sociaux…), ne parlent quasiment pas de la gauche ou alors en des termes calomnieux qui la discrédite d’emblée.

A l’inverse, il y a une surconsommation des médias où les personnalités RN sont surreprésentées. Ça converge avec la surreprésentation du RN et de ses idées dans les sociabilités locales. Les personnes qu’on fréquente votent RN. Ou alors elles ne votent pas mais vont plutôt se déclarer en affinité avec le RN même si elles sont abstentionnistes. Il y a une situation d’hégémonie à l’échelle locale. Quand on allume la télé ça dit du bien du RN, quand on sort de chez soi ça dit du bien du RN… Il n’y a rien qui vient contredire.

Quels sont les leviers de la gauche pour reconquérir ces territoires, sachant que les syndicats et milieux associatifs y sont laminés ?

Il y a un problème de représentativité des catégories populaires à gauche. J’ai été très marqué par le mouvement des gilets jaunes qui d’un seul coup a fait exploser la question sociale. Il y avait dans les premiers jours le sentiment d’être du bon côté de l’histoire, de porter quelque chose qui nous dépasse, qui mobilise largement les gens, qui donne l’espoir d’être un jour majoritaires et de ne pas être juste là en train de contester. La gauche a peu appuyé ces engagements de personnes précaires, ou alors s’y est engagée trop tardivement.

L’une des femmes que j’aie suivie, que j’aie entendue des dizaines de fois se dire « 100 % Le Pen » dans nos conversations, s’est retrouvée ensuite sur une liste locale. Toutes les mesures qui spontanément lui sont venues en tête sont des mesures de justice sociale : mettre en place un réseau d’autostop sécurisé uniquement pour les femmes, afin qu’elles puissent aller travailler dans la ville la plus proche même sans permis, rouvrir des crèches, proposer des licences sportives moins chères… Elle n’avait rien à dire contre les immigrés localement dans les politiques concrètes. Ce qui n’exclut pas qu’elle vote RN aujourd’hui et qu’elle reste hostile aux immigrés.

Dans le même temps, elle aspire à une meilleure répartition des richesses et elle pense que c’est le RN qui incarne ça. Quand on demande qui fait quelque chose pour le dit pouvoir d’achat, c’est le RN aujourd’hui. Elle ne sait même pas ce que la gauche propose, elle n’en entend jamais parler. Elle n’a pas de discours anti gauche. Elle s’en fiche. Simplement, elle a cette offre politique du RN qui lui semble résonner avec ses problèmes. Et le fait est qu’elle est séduite par la réponse xénophobe à ses problèmes économiques. Tout est mêlé.

Est-il trop simple pour vous de dire que le vote RN est un vote de colère ?

D’un côté on a la droite qui dit que ces gens là sont en insécurité culturelle et ont peur d’être « grand remplacés », tout en étant très loin socialement et spatialement des classes populaires. De l’autre, la gauche dit « ils votent RN car l’État les a abandonnés. Ils se sentent périphériques, invisibles… » On entend par exemple  : « Les gens se sentent abandonnés parce qu’on a fermé les lignes de train ». Je suis favorable en tant que citoyen à ces réouvertures, mais il n’y a pas de train qui va à l’usine ou qui va embarquer votre camionnette pour bosser dans le bâtiment ! On prend la départementale ou la 4 voies si ça existe.

« Il y a un problème de représentativité des catégories populaires à gauche »

Là où il y a une attente, c’est celle de gagner plus, d’être mieux payé. C’est d’avoir plus d’hôpitaux, de pouvoir accoucher sans avoir à faire plus d’une heure de route. C’est essentiel, ça c’était du « mieux avant ». Il faut reprendre pied dans ces milieux là. Ce sont des luttes de long terme.

Comment voyez vous la suite ?

Je vois plutôt une progression pour le RN. Le fait qu’Emmanuel Macron l’ait présenté et construit comme unique parti d’opposition, et là comme futur parti de gouvernement, suscite un effet d’entrainement, notamment dans les catégories où vous n’êtes pas sûrs de votre vote. C’est un effet d’entrainement de se sentir du côté des vainqueurs.

En même temps, Macron a pris le risque de restructurer une gauche globale, dans une situation où on se dit qu’il faut choisir entre deux blocs, avec d’un côté la droite qui est devenue l’extrême droite, de l’autre la gauche sous la bannière Front populaire.

Ce bloc de gauche aussi peut agréger plus de gens, car il permet de se dire qu’on peut aussi être du côté des vainqueurs, et qu’on est pas seul face au RN. A la campagne, tout le monde n’est pas RN, loin de là. Mais l’hégémonie du RN les invisibilise, ou les empêche de s’exprimer. Le Front populaire peut de ce point de vue offrir une alternative qui semble en mesure de rivaliser.

Le problème de fond selon moi, c’est que sur le plan démographique et économique, tout est fait pour que les personnes originaires des campagnes, des bourgs, du périurbain, des petites villes, qui ont une trajectoire sociale qui les amènent à être davantage de gauche, soient amenées à quitter ces territoires là. Les personnes diplômées vont s’installer en ville ou dans une campagne où il y a déjà des diplômés qui votent à gauche.

Cette logique de concentration de gens qui se ressemblent rend plus difficile la démocratie par en bas. Cette démocratie réelle qui ferait que vous entendiez autour de vous différentes propositions politiques de manière incarnée et concrète : pas forcément des propositions électorales mais des propositions sur la manière dont on s’entraide, dont on fait groupe pour essayer de changer la vie, de l’améliorer. Pas de la détériorer. C’est ça aussi la vraie politique.

Utopia zikinen beharraz
Beñat Irasuegi Ibarra
www.argia.eus/argia-astekaria/2876/utopia-zikinen-beharraz

 

Europako Parlamenturako hauteskundeen biharamunean idazten ditut lerro hauek, garai ilunak, Internazional Erreakzionarioaren garaipena europar legebiltzarrerako hauteskundeetan. Lehenagotik ere bazetorren bolada, eta bizi dugun fase kontserbadorearen berrespena da, baina beldurra sortzen du. Izan ere, neoliberalismoak lortu duen garaipen handienetakoa da kolektiboki etorkizun bizigarriez pentsatzeko gaitasunaren galera. Hutsune horretan topatzen du eskuin muturrak bere tokia, etorkizun desiragarririk gabeko orainaldi ziurgabean.

Egoera horretan nator utopiez eta horien ezinbesteko beharraz solastatzera. Etorkizun desiragarri, bizigarri eta emantzipatzaileak pentsatzea, gure eguneroko egitekoetara ekartzera. Seguruenik utopiez modu estrategikoan hitz egin nahi dugunon gutxiespenak kinto berriak jasoko dituen momentuan. Utopiaren forma berriak aurkitu behar ditugu, irla bat izanez ezagutu bagenuen ere, ondoren, ilargi, planeta, izar gorri, estatu, komunitate trinko eta bestelako formak izan ditu, eta gaur egunean bidea egiten lagunduko diguten ideia eta iruditegien forma hartu beharko dute.

Utopia zikinak, lokaztuak, anitzak, izango dira seguruenik aurrerantzean eraiki beharko ditugunak, zeren ideia utopiko aurreratu eta garatuak landuko baditugu, ikuspegi integrala izan beharko dute, bizitza bizigarriak erdigunean izango dituztenak, eta bizitzaren posibilitate guztiak aztertu eta garatzeko aukera emango dutenak, lurretik, lokatzetik sortuak, beraz. Ikuspegi trantsizionala garatu beharko dugu, energia, elikadura, bizi-espazioak, aisialdia, zaintza, teknologia, lana, eta bizitza posible egiten dituzten eremuen burujabetza kolektiboak pentsatzeko, gure gorputz eta harremanen eraldaketa, eredu zis, patriarkal eta antropozentrikotik harago gauzatzeko. Irudimen transhumanista, material eta bizigarria beharko dugu.

Utopia zikinak gure egunerokoan errealitate izan dira beti, eta aurretik ere etorkizunean bizi izan den jendeaz ikasi behar dugu, guretzat utopikoak liratekeen bizitza, praktika eta proiektuak izan zirelako, eta gaur egun ere badirelako. Agian zabaltzeko eraldatu behar direnak, baina zikinak izanik ere bidea erakusten digutenak. Garai ilunotan, esperantzaren internazionala aktibatzeko, utopia lurreratuak, lurrez zikinduak, errizomatikoak landu beharko ditugu, egunerokotik. Ursula K. Le Guin erreferenteak zioen bezala, “gure sustraiak ilunpean daudelako, elikatzen gaituen lurrean”.