Articles du Vendredi : Sélection du 10 février 2012

Rio+20 : le futur que nous ne voulons pas

Nicolas Haeringer, rédacteur en chef de la revue Mouvements
http://activistes2012.blogs.liberation.fr/blog/2012/02/rio20-le-futur-que-nous-ne-voulons-pas.html

Pas de stabilisation du climat sans géo-ingénierie

Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/pas-de-stabilisation-du-climat-sans-geo-ingenierie,27498 – 09-02-2012

«Il n’y aura pas de sortie de crise sans la résolution
des problèmes sociaux et environnementaux»

Jean-Marie Harribey
www.novethic.fr/novethic/rse_responsabilite_sociale_des_entreprises,politique_developpement_durable,il_n_y_aura_pas_sortie_crise_sans_resolution_problemes_sociaux_et_environnementaux,136576.jsp – 30.01.2012

Pas de civilisation « pure », pas de civilisation supérieure

Laurent Gervereau, président de SEE-socioecolo Network
Le Monde du 07.02.2012

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Rio+20 : le futur que nous ne voulons pas

Nicolas Haeringer, rédacteur en chef de la revue Mouvements
http://activistes2012.blogs.liberation.fr/blog/2012/02/rio20-le-futur-que-nous-ne-voulons-pas.html

Les premières négociations sur le projet d’accord qui sera adopté à Rio, lors de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable (sommet Rio+20) ont commencé la semaine passée. Les militants altermondialistes et écologistes se sont de leur côté retrouvés à Porto Alegre (Brésil), pour préparer leur participation à ce sommet, et discuter, entre autres, quelle option choisir parmi les suivantes: contribuer au processus de négociation, se situer «un pied dedans, un pied dehors», tenter de bloquer les négociations.

Les mirages de l’économie verte

L’avant-projet d’accord (intitulé «Le futur que nous voulons») avait été rendu public peu avant par le secrétariat des Nations Unies. Ce texte, qui ne devrait évoluer qu’à la marge d’ici juin, entend promouvoir l’économie verte comme alternative aux impasses d’un capitalisme débridé, destructeur des écosystèmes. Il s’agit en quelque sorte d’étendre ce que le précédent sommet de Rio, en 1992, avait enclenché avec le « développement durable ». Ce dernier était censé être un compromis entre le développement, perçu comme indissociable de la croissance et du productivisme, et la nécessaire protection des écosystèmes. Il prenait corps dans un plan d’action (Agenda 21), plusieurs milliers de recommandations et trois conventions (sur le changement climatique, la biodiversité et la désertification).

C’est par exemple à Rio qu’avait été reconnu le principe d’une « responsabilité commune mais différenciée » des États dans le réchauffement climatique – les pays industrialisés admettaient ainsi leur responsabilité historique et s’engageaient à réaliser les efforts les plus importants dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Las, ces dernières n’ont cessé d’augmenter, à tel point que les prévisions les plus pessimistes en terme de réchauffement climatique semblent en deçà de la réalité ; tandis que la biodiversité n’a cessé de reculer, les forêts d’être détruites et les déserts d’avancer. Les trois conventions issues du Sommet de la Terre ont donc largement échoué à remplir leurs objectifs.

Le processus des Nations Unies jouit cependant toujours d’une excellente réputation auprès des organisations de la société civile, disposées à jouer le jeu des négociations officielles. Les arènes onusiennes sont, en théorie du moins, les derniers bastions du multilatéralisme, et la société civile est associée (à titre consultatif) aux négociations. L’enjeu est en outre tellement important (ni plus ni moins que l’avenir de la planète) qu’il serait irresponsable de s’opposer à un processus ouvert de négociations.

La donne a néanmoins commencé à changer au moment du sommet de Copenhague (2009). Plusieurs coalitions y ont alors opté pour des stratégies de confrontation et de blocage des négociations, à tel point que certains militants ont comparé Copenhague à Seattle (blocage total du sommet de l’OMC, en 1999, qui devait marquer l’émergence médiatique du mouvement altermondialiste). Il devenait en effet évident que les pays industrialisés se refusaient à assumer leurs responsabilités, préférant tergiverser plutôt que d’engager la transition vers une société réellement durable.

Le mirage de la géoingénierie

Officiellement, le sommet officiel Rio+20 est entièrement dédié à la préparation de cette transition – au moyen, donc, de la conversion de l’économie « brune » en une économie « verte ». En théorie, le projet est donc séduisant, et devrait rallier l’ensemble des militants, y compris les plus radicaux.

Mais, à lire de près le « draft zero » des négociations, Rio+20 apparaît plutôt comme étant l’un des derniers chaînons de la marchandisation du monde. L’enjeu du sommet est en effet d’entendre les mécanismes de marché (incluant la brevetabilité) à l’ensemble du vivant. Il n’est pas question de définir un ensemble de règles encadrant strictement l’exploitation de la nature par les humains, mais de la déréglementer un peu plus, et de la transformer définitivement en un ensemble de biens que pourraient s’échanger les multinationales désireuses de s’accaparer le « capital naturel » et de commercialiser les « services rendus par la nature ».

Car le projet d’accord ne se fonde pas sur la volonté de tendre vers des sociétés énergétiquement sobres et respectueuses des écosystèmes : il en organise le refus. La géoingénierie, les nanotechnologies et la biologie synthétique doivent ainsi permettre d’apporter des solutions techniques aux problèmes que posent la perte de biodiversité et le changement climatique, tout en ouvrant de nouveaux marchés. Pour le dire autrement, il s’agit d’inventer un monde de l’après-pétrole dans lequel la raréfaction des énergies fossiles ne serait pas compensée par une transition vers des sociétés moins prédatrices, mais par l’utilisation des ressources biologiques, afin de continuer à faire croître la production industrielle.

De Seattle à Rio

Pablo Solon, ancien ambassadeur de la Bolivie aux Nations Unies, et à ce titre chef de la délégation bolivienne dans les négociations climat, était à Porto Alegre. Il y expliquait que Rio+20 revenait à prolonger et étendre au vivant la logique qui était au cœur de l’ALCA (Zone de Libre Échange des Amériques).

De manière plus générale, l’économie verte, telle que conçue dans le cadre de l’ONU, s’apparente en effet aux grands projets de traités organisant la dérégulation et la marchandisation des services publics contre lesquels les altermondialistes se sont mobilisés, du milieu des années 90 au début des années 2000 : Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI), Accord Général sur le Commerce des Services, etc. dont ils étendent les principes à la nature.

Le parallèle avec les grandes mobilisations altermondialistes peut par ailleurs être poussé plus loin. La plupart des ressources en biomasse (terrestres comme aquatiques) se trouvent en effet dans les pays du Sud, dans des territoires occupés par des peuples et tribus indigènes, des petits paysans, des communautés de pécheurs, etc. Le projet d’accord du sommet Rio+20 s’apparente donc tout autant à un traité de l’OMC, ou à un plan d’ajustement structurel, qui détruisent les systèmes sociaux (et, à l’avenir, les écosystèmes) des pays les moins favorisés au profit des pays les plus industrialisés et des grandes firmes multinationales.

 

Bien sûr, l’accord passé à Rio n’aura pas la même force que traités de libre échange : il ne sera pas contraignant. Mais il définira le cadre dans lequel seront discutés les accords à venir – au sein de l’ONU, mais aussi de l’OMC, ou encore via des accords régionaux ou bilatéraux. Il donnera du poids aux entreprises face aux barrières que les collectivités locales, les États ou les institutions internationales voudraient maintenir ou renforcer.

Dans la mesure où certaines puissances du Sud (comme le Brésil) sont tentées de voir là une source de revenus, et une occasion de finir de grignoter ce qui reste de l’hégémonie occidentale, il n’est guère probable qu’un front des pays émergents vienne contrecarrer ce projet.

Les alternatives sont pourtant nombreuses. Elles s’appuient sur des expériences concrètes, couplées à un long et dense travail d’élaboration. «L’accord des peuples», issu du sommet alternatif de Cochabamba (printemps 2010), de même que les travaux des réseaux internationaux travaillant sur les biens communs forment ainsi le socle de ce que pourrait être une politique du climat et de l’écologie qui ne renonce pas à la justice sociale.

Leurs propositions n’ont malheureusement aucune chance d’être adoptées dans le cadre du processus Onusien. La société civile n’a de ce fait rien à gagner à ne faire que suivre les négociations de l’intérieur. Elle a donc tout intérêt à mettre au moins un pied dehors – et ne devrait pas rejeter la possibilité d’adopter une stratégie disruptive, à l’instar de ce qui avait été fait à Seattle ou contre l’Accord Multilatéral sur l’investissement. Il s’agit en sans doute de la seule manière de réaffirmer avec détermination que non, le monde et la nature ne sont définitivement pas des marchandises.

Pas de stabilisation du climat sans géo-ingénierie

Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/pas-de-stabilisation-du-climat-sans-geo-ingenierie,27498 – 09-02-2012

Les climatologues français ont rendu publics, ce matin, les premiers résultats de deux exercices de simulation climatique, réalisés pour le Giec. Pessimistes, ces modélisations montrent notamment que sans extraction du CO2 de l’atmosphère, il n’est pas question de stabiliser les températures.

La fine fleur de la climatologie française présentait, ce matin, les premiers résultats des deux dernières simulations hexagonales (l’une menée par une équipe conduite par Météo France, l’autre par l’institut Pierre-Simon Laplace, IPSL) pour le prochain rapport d’évaluation du Giec (1).

Fruit de décennies de recherche et de modélisation, ces simulations sont essentielles. «La seule façon que nous ayons de regarder vers le futur c’est de s’appuyer sur des modèles, car il n’y a pas d’analogie dans le passé de ce vers quoi nous allons», explique Jean Jouzel, du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CEA-CNRS-UVSQ).

Certes, ce n’est pas la première fois que les scientifiques ont recours à ces fantastiques logiciels. Mais d’année en année, ceux-ci se perfectionnent. «D’une façon générale, précise Jean-Louis Dufresne, ils prennent en compte l’atmosphère, les océans, les glaces de mer, les surfaces continentales, les lois physiques et chimiques.»

Ils permettent aussi de répondre à des questionnements (la variabilité de l’activité solaire est-elle responsable des changements climatiques), de réaliser des expériences (80 sont en cours).

Ils sont aussi l’indispensable outil pour mieux appréhender le futur. Les puissances de calcul bondissant, la résolution spatiale des changements climatiques s’affine d’un facteur 2.

Ce qui oblige à mobiliser toujours plus d’ordinateurs et de capacités de stockage de données. «Par rapport aux simulations que nous avons faites pour le précédent rapport du Giec, le coût calcul s’est accru d’un facteur 30 et la capacité de stockage de données a dû être multipliée par 70», avance le responsable du centre de modélisation du climat et directeur adjoint de l’IPSL.

C’est grâce à l’accroissement de cette puissance de calcul que les chercheurs ont affiné la résolution des projections, savent mieux représenter certains phénomènes physiques (la formation des nuages, par exemple), et prennent en compte de nouveaux aérosols (suies, poussières), l’ozone et l’évolution de l’usage des sols.

Suivant les préconisations du Giec, ces travaux ont aussi pour objectif de visualiser, avec plus ou moins de réussite, l’évolution du climat à court terme, de l’ordre de la décennie. «Cela doit aider, par exemple, les responsables des collectivités qui réalisent des plans Climat territoriaux à évaluer les risques d’évolution des zones inondables», précise Stéphane Halegatte, chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired).

(1) Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat
Autre nouveauté: les modélisateurs ont travaillé de concert avec des économistes pour effectuer des projections climatiques et des scénarios socio-économiques.

Outil de projection dans l’avenir, les modélisations servent aussi à infirmer certaines hypothèses. La plus connue, puisque portée par les climato-sceptiques, est la responsabilité de l’activité solaire dans le déclenchement des changements climatiques. «En reconstituant l’évolution du climat du XXe siècle, avec les variations d’activité solaire et les éruptions volcaniques, nous avons montré que le réchauffement ne peut être expliqué sans prendre en compte les activités humaines», indique Jean-Louis Dufresne.

En termes d’évolution de la température moyenne globale, les chercheurs français ont défini 4 scénarios couvrant les années 2000-2300: de la stabilité du réchauffement à +2°C en 2100, par rapport à l’ère pré-industrielle (dit RCP 2,6) à un réchauffement de 3,5 à 5°C entre les années 1990-2090 (RCP 8,5). En ce cas, les températures moyennes globales connaitraient, en un siècle, une évolution comparable à celle mesurée depuis le dernier maximum glaciaire, il y a 21.000 ans.

En accord avec les dernières conclusions du Giec, les deux modèles tricolores réaffirment une augmentation significative des précipitations annuelles aux hautes latitudes, sur le Pacifique équatorial, mais une diminution dans les latitudes subtropicales.

Contrairement aux scénarios développés pour le 4e rapport d’évaluation du Giec, paru en 2007, les modélisations tricolores se projettent jusqu’en 2300. Dans le scénario RCP 8,5, la température moyenne globale pourrait bondir de 12°C entre la fin du XXe siècle et le début du XXIVe siècle. A contrario, le scénario RCP 2,6 évoque une stabilisation, sur le long terme, d’une température à peine d’un degré supérieure à celle que nous connaissons aujourd’hui.

Les simulations françaises prennent aussi en compte le couplage entre le climat et le cycle du carbone. Résultat: quel que soit le scénario retenu, les puits de carbone (l’océan, les forêts) perdent en efficacité. Après 2100, annoncent les scénarios pessimistes, les continents deviennent émetteurs nets de carbone.

Les scientifiques ont aussi estimé les trajectoires d’émissions compatibles avec chaque scénario. Pour le plus optimiste (RCP 2,6), explique Stéphane Halegatte, «il faudrait une action mondiale immédiate, extrêmement violente, portant tout à la fois sur la baisse des émissions de combustibles fossiles et sur les occupations de sols». Mais pas seulement.

Car, indique-t-on dans le dossier de presse, «pour limiter le réchauffement à 2°C, il faudrait rapidement diminuer les émissions anthropiques, et atteindre des émissions négatives». En clair, lancer une «action anthropique permettant de prélever directement du CO2 de l’atmosphère». Le tabou est désormais levé.

A moins de rapidement mettre en batterie des millions d’arbres synthétiques ou de déclencher des blooms géants de phytoplancton, plus d’espoir «d’empêcher toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique», comme nous le commande la convention-cadre de l’ONU sur les changements climatiques.

«Il n’y aura pas de sortie de crise sans la résolution
des problèmes sociaux et environnementaux»

Jean-Marie Harribey
www.novethic.fr/novethic/rse_responsabilite_sociale_des_entreprises,politique_developpement_durable,il_n_y_aura_pas_sortie_crise_sans_resolution_problemes_sociaux_et_environnementaux,136576.jsp – 30.01.2012

En octobre 2010, quelque 2 000 économistes montraient leur opposition au «diktat néo-libéral de la logique économique actuelle» par un Manifeste qui a eu un retentissement international. Deux ans plus tard, ils profitent de la période électorale pour livrer leurs propositions dans un livre au titre évocateur : «Changer d’économie!». Le co-président du collectif, Jean-Marie Harribey, qui est aussi l’ex co-président d’Attac, a dirigé un chapitre sur «Les enjeux d’une transformation écologique qui soit sociale». Entretien.

Novethic. Quelle est l’importance de la transition écologique pour les économistes atterrés ?

Jean-Marie Harribey. C’est un point qui monte en puissance dans la mesure où il n’y aura pas de sortie de crise sans solution alliant la résolution des problèmes sociaux et environnementaux. Le capitalisme est confronté à une double impasse. D’abord, il ne peut plus penser l’accumulation basée sur la finance. Une finance qui a pu se développer avec cette ampleur parce que l’exploitation de la force de travail s’est renforcée, ce qui a conduit à une dégradation des conditions sociales, du chômage, etc. Deuxièmement, il y a la barrière de la finitude des ressources de la planète. Nous pensons donc que la sortie de crise ne peut être pensée sans remise en cause de l’exploitation de la force de travail, que la finance a organisée, et du modèle productiviste.

Pour amener cette transition écologique, deux voies très différentes sont proposées : la croissance verte d’une part, la décroissance, de l’autre. Vous refusez et l’une et l’autre. Pourquoi ?

Jean-Marie Harribey. Ce qui est appelé croissance verte ne signifie pas autre chose que le fait de repeindre un peu en vert un capitalisme qui comprend tout à coup qu’il a trop sacrifié l’environnement. Une véritable transition écologique est incompatible avec la logique du profit, que ce soit pour ses choix d’investissements, d’infrastructures et de recherche. La croissance verte, qui ne remet pas en cause l’idée que l’on peut croître à l’infini sur une planète aux ressources finies, est donc pour nous une impasse.

La décroissance présence l’inconvénient inverse. La transition écologique va demander du temps. Pendant de longues années -voire de longues décennies-, il va falloir faire des investissements très importants pour transformer nos infrastructures, notre production énergétique, notre habitat, notre urbanisme, etc. Il est difficile de chiffrer ces investissements très longtemps à l’avance, mais l’on sait que pour entamer le plus rapidement possible cette transition, il va falloir consacrer des dizaines ou des centaines de milliards d’euros à des investissements pour isoler les bâtiments, pour construire des transports collectifs et préparer les énergies renouvelables. Cela ne peut être réalisé dans un contexte où la production globale diminuerait, ce qui est le propre de la décroissance.

 

Face à ce constat, quelle est la troisième voie préconisée par les « Economistes atterrés » ?

Jean-Marie Harribey. Elle n’a pas encore de nom. Nous proposons surtout l’amorce d’un développement qualitatif, de façon à s’éloigner de la croissance capitalistique actuelle sans s’engouffrer non plus dans la tendance catastrophique de la décroissance. Certes, des productions méritent d’être diminuées, comme la production agricole intensive, le transport automobile, etc., mais d’autres doivent être développées pour anticiper l’avenir comme le secteur de la santé, de l’éducation, de la recherche, etc. Il faut aussi bien évidemment penser l’après-pétrole et l’après-nucléaire en développant les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Nous nous référons en cela au scénario négaWatt. Nos estimations de créations d’emplois, grâce aux énergies renouvelables, rejoignent aussi celles du SER, qui table sur 125 000 créations d’emplois (voir le livre blanc 2012 du SER). De notre point de vue, il faut cependant se garder de ne voir les ENR que sous l’angle de la création d’emploi net créé, il faut aussi y voir un modèle énergétique plus autonome et moins gaspilleur.

Le livre des Economistes atterrés « Changer d’économie ! » veut être force de proposition en cette année électorale. Selon vous, qui incarne le mieux ce projet de transition écologique parmi les candidats à l’élection présidentielle ?

Jean-Marie Harribey. Nous avons fait le choix de ne pas nous identifier à un candidat. Ce que nous faisons, c’est mettre des propositions sur la table afin que les différents partis puissent éventuellement s’en saisir. Notre rôle n’est pas de donner des consignes de vote, mais de donner des pistes aux citoyens pour comprendre la pertinence de tel ou tel choix économique pour préparer la transition.

Cependant, on retrouve dans plusieurs programmes de gauche cette perspective. Mais à des degrés divers. On retrouve dans le programme d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) ou du Front de Gauche certains points communs. Dans le programme socialiste, pour le moment on ne voit pas trop se dessiner une bifurcation radicale dans cette direction là. L’accord passé avec les Verts n’a pas tranché en faveur d’une sortie complète du nucléaire ou de l’abandon de la filière EPR, donc il y a un certain doute par rapport à la volonté de se préparer à une réelle révolution énergétique.

Cette crise économique que l’on connaît aujourd’hui va-t-elle bloquer ou au contraire pousser cette transition écologique, que certains voient encore comme un luxe dans ce contexte ?

Jean-Marie Harribey. Je n’ai jamais vu une étude scientifique approfondie indiquant que pour la population, l’environnement serait un luxe pour riches. C’est un poncif qui traîne, souvent véhiculé par les adversaires de l’écologie. En réalité, la crise écologique pénalise en premier lieu les populations pauvres, qui vivent dans les quartiers et les habitations les plus insalubres, qui font les trajets les plus longs pour aller travailler. Considérer que la prise en compte de l’écologie est un luxe est une erreur d’analyse qui ne vise qu’à retarder le moment des bifurcations nécessaires.

 

 

La contribution climat énergie -ou taxe carbone- qui avait un temps été envisagée par le gouvernement a cependant achoppé sur le fait qu’elle pénaliserait certaines catégories de personnes, parmi les plus pauvres. Comment établir une fiscalité juste et efficace ?

Jean-Marie Harribey. Elle sera d’autant plus juste et efficace que, parallèlement à cette fiscalité environnementale, on mettra en place des programmes d’investissements destinés à l’accompagner. Prenons l’exemple des taxes carbone. Celles-ci augmentent de fait le prix du carburant. Il faut donc conjointement investir dans l’amélioration et le développement des infrastructures de transport collectif. L’un sans l’autre sera refusé par les populations les plus pauvres. C’est notamment ce qui a fait capoter le projet de taxe carbone proposé par le gouvernement en 2009.

Les taxes environnementales, qui sont souvent par principe des taxes à la consommation, indirectes, et le plus souvent proportionnelles, pénalisent davantage les ménages les plus modestes. Pour qu’il y ait une fiscalité environnementale qui soit juste socialement, il faut donc revoir l’ensemble de la fiscalité pour la rendre plus progressive. Notamment par le biais d’un impôt sur le revenu qui respecterait le principe d’égalité des citoyens devant l’impôt comme l’a instauré la Constitution. Or, ces dernières années, il y a eu une diminution globale de la progressivité de l’impôt. Et avec les niches fiscales, on en a presque fait un impôt redistributif à l’inverse.

Cette transition peut-elle se faire si l’on reste rivé sur la croissance du PIB pour mesurer la santé d’une économie ?

Jean-Marie Harribey. Le PIB n’est pas fait pour ça. Il s’agit simplement d’un indicateur macroéconomique chargé d’additionner toutes les productions monétarisées et qui mesure la somme des revenus qui sont produits et distribués dans le pays. Il ne faut pas faire dire au PIB plus que ce qu’il veut dire. C’est pour cela qu’il existe d’autres indicateurs, le plus souvent non monétaires pour mesurer les inégalités, le bien-être, etc. Le PIB n’a jamais été l’indicateur de gouvernement du capitalisme. Aucune entreprise ne se soucie du PIB pour faire ses choix d’investissements, ce qui l’intéresse, c’est le taux de profit. Ce qu’il faut remettre en cause c’est que tous les investissements soient décidés uniquement s’ils rapportent. Toutes les recherches qui sont menées aujourd’hui pour trouver de nouveaux indicateurs de richesse se trompent de cible en croyant qu’il suffit d’abandonner le PIB.

Jean-Marie Harribey est ancien professeur agrégé de sciences économiques et sociales et maître de conférences à l’université Bordeaux 4. Co-président des économistes atterrés, il a été co-président d’Attac France entre 2006 et 2009 et reste aujourd’hui membre du conseil scientifique de l’organisation. Ses domaines de recherche sont la critique de l’économie politique, la théorie de la valeur, la socio-économie du travail et de la protection sociale, le développement soutenable, l’économie et l’écologie. Il a écrit de nombreux ouvrages dont « Sortir de la crise globale, Vers un monde solidaire et écologique » (co-direction avec Dominique Plihon pour Attac), La Découverte, Paris, 2009 et «Raconte-moi la crise » (Le Bord de l’eau, 2009). Dans le livre « Changer d’économie! » il est le co-auteur du chapitre « les enjeux d’une transformation écologique qui soit sociale » avec Philippe Quirion et Gilles Rotillon (Les Liens qui libèrent, 2012)

Pas de civilisation « pure », pas de civilisation supérieure

Laurent Gervereau, président de SEE-socioecolo Network
Le Monde du 07.02.2012

 

Les propos calculés de Claude Guéant sur la supériorité de la civilisation occidentale font suite à ceux de Nicolas Sarkozy sur l’Afrique qui n’aurait « pas d’histoire ». Nous comprenons bien pourquoi la philosophie du monde s’ajuste ainsi au niveau du café du commerce. Et la première raison en est le non-respect du savoir et des savants qui ne sont plus des modèles sociaux (comme les pédagogues et les artistes d’ailleurs). De cette manière, le slogan caricatural peut être proféré en toute impunité et celles et ceux qui tentent d’y apporter des correctifs rationnels rejetés comme intellectuels filandreux et aigris s’opposant au  » bon sens «  populaire. Piètre et dangereuse image d’un peuple parfaitement capable de déceler les manœuvres.

Tâchons de tenir une ligne digne, celle du savoir, et d’expliquer posément deux faits balayant ces caricatures agressives. Tout un chacun est parfaitement capable de comprendre ces arguments.

 

IL N’EXISTE PAS DE CIVILISATION  » PURE « 

Pour rejeter d’autres civilisations, il faut partir d’une conception de civilisations  » pures « , identifiées, auxquelles on s’identifie. Mais l’histoire nous apprend que tel n’est pas le cas.

D’abord, il semblerait que nous soyons tous des Africaines et des Africains. Selon les fouilles convergentes des préhistoriens, homo sapiens entame de longues migrations, à partir de l’Afrique, pour peupler par étapes tous les autres continents entre 70 000 et 60 000 ans avant notre ère. Notre « africanité » commune et notre génétique semblable (que montrait l’exposition Tous parents, tous différents au Musée de l’Homme) devraient constituer une leçon de tolérance sur l’ensemble de la planète. Ainsi l’Afrique, non seulement a une histoire, mais son histoire est la plus longue de tous les continents et elle est notre histoire commune.

Qu’observe-t-on ensuite ? Avec les « néolithiques » (phénomènes simultanés en plusieurs endroits du globe) et les sédentarisations, se développent ce que nous appelons des « civilisations » en différents endroits du monde. Ces civilisations se côtoient et s’opposent. Surtout, elles commercent. Aux nomades chasseurs-cueilleurs animistes, elles apportent le modèle sédentaire de structures urbanisées, hiérarchisées, pyramidales, avec un pouvoir royal généralement et des dieux avec des prêtres. Certaines de ces civilisations ont disparu, d’autres se sont perpétuées en évoluant.

Car l’évolution des civilisations, leur « porosité », l’influence des échanges reste la grande caractéristique, jusqu’à aujourd’hui. Serge Gruzinski a beaucoup travaillé sur les échanges dans le monde du XVIe siècle. Nous connaissons tous les effets des « routes de la soie » (expression inventée au XIXe siècle) terrestres et maritimes. Mais le « Trésor de Begram » trouvé en Afghanistan est aussi un exemple éclairant : dans le même lieu, des pièces de la Grèce antique, de la civilisation de l’Indus et de Chine. A Malte, bastion des chevaliers chrétiens, Dieu se dit « Alla » dans la langue locale. Plus tard encore, les objets pris dans la tente d’Abd-el-Kader, aujourd’hui conservés au château de Chantilly, proviennent d’Europe et de tout le bassin méditerranéen, ce qui indique l’étroitesse des relations entre ces « mondes » réputés étrangers.

 

 

 

De plus, le continent européen est d’abord occupé par des chasseurs-cueilleurs nomades et animistes. Ce que nous appelons notre « civilisation » est une hybridation en fait entre les influences gréco-latines (avec un panthéon de dieux et de déesses) et les monothéismes issus de la tradition juive, dont nous savons qu’elle a donné naissance à des variantes chrétiennes d’abord, puis musulmanes. Nos traditions sont une stratification de ces diverses influences, sans compter le développement des sciences dans le monde musulman et son impact en Europe (ce que l’on peut voir dans les collections à Florence ou à Bologne), sans compter, par exemple, les émules à Delft ou au Portugal de la porcelaine chinoise.

Ce que nous pouvons caractériser aujourd’hui comme des « identités imbriquées » au temps de la mondialisation (avec des attachements et des goûts individuels variés : aimer les mangas, la tradition juive, la cuisine indienne, l’opéra et le rock, le foot…) se comprend par une histoire qui est stratifiée : du local au national, du national au continental, du continental au mondial.

Et que l’on ne vienne pas nous dire que de telles conceptions sont le fait de mauvais Français ou de faux Français. Classer un pays aussi varié dans ses paysages et ses traditions locales (entre l’Alsace, la Provence, le Pays basque, la Bretagne ou l’Auvergne…), classer un pays qui a toujours été un lieu de migrations nord-sud et venant de l’Est de l’Europe, classer un pays marqué par son histoire coloniale et qui a toujours des DOM-TOM sur tous les continents, est une aberration. Allons-nous trier les bons Français et les mauvais Français, les vrais Français et les faux Français ? L’abandon du débat délétère sur l’identité nationale a montré les errements à cet égard.

L’identité française est une identité dont nous sommes fiers sur beaucoup d’aspects, parfois moins sur d’autres. Elle réunit des identités locales fortes. Elle est une partie de l’identité européenne et de l’identité planétaire. L’identité française est une résultante de l’histoire. Elle n’est pas juste le résultat d’un discours national et d’une geste construits au XIXe siècle, partant de Gaulois dont la pensée, les croyances et les modes de vie étaient singulièrement différents des nôtres. L’identité française est la somme de phénomènes qui se sont produits sur un territoire dans la longue durée. L’identité française est une réalité en totale évolution et un projet commun en devenir. Un « rêve français » ? En tout cas, une ambition pour une population et une ambition de dialogue avec la planète, pas un enfermement frontalier sur des stéréotypes réduits aux acquêts.

IL N’EXISTE PAS DE CIVILISATION SUPÉRIEURE

Comprenant que nous entrions dans un monde multipolaire, j’avais écrit il y a 10 ans Pour une philosophie de la relativité. Cela s’inscrivait en contradiction complète avec le schéma de fin de l’histoire ou celui d’affrontement des civilisations. Lorsque Claude Guéant parle de « protéger notre civilisation » en affirmant que « toutes les civilisations ne se valent pas », il postule un bloc de la liberté contre des masses liberticides. Nous ne sommes pas et n’avons jamais été un bloc de la liberté. Les autres civilisations (notamment la civilisation de l’Islam) ne sont aucunement des blocs de l’obscurantisme (il n’est d’ailleurs qu’à regarder les mouvements des peuples actuellement).
D’abord, l’Europe n’est aucunement un « bloc chrétien ». Elle a connu de très forts ostracismes (l’Inquisition), des dictatures mettant en péril la planète entière, des volontés génocidaires, bref elle est très mal placée pour donner des leçons. Une partie de ma propre famille protestante a été massacrée sous Louis XIV. Allez demander aux populations de Madagascar si elles attendaient le cœur battant la conquête de leurs terres. Un peu de modestie. Même aujourd’hui où nous stigmatisons facilement les autres, il y aurait à dire sur l’état de nos prisons ou la manie nationale de limiter la liberté d’expression.

Disons-le, ici et dans le monde, la ligne de fracture désormais n’est pas entre les religions, entre les idéologies, entre les systèmes économiques, elle est clairement –dans tous ces domaines—entre les partisans du pluralisme et ceux du modèle unique à appliquer partout. Vous avez des catholiques intolérants qui considèrent que tout le monde doit vivre selon leur dogme. Vous avez des catholiques tolérants qui estiment naturel pour chacune et chacun de choisir une conception et un regard sur le monde. La même démonstration s’applique aux musulmans, aux juifs, aux protestants, aux militants politiques et même aux économistes.

La reconstruction d’un modèle pour notre pays passe donc par la défense de ce choix pluraliste –dans le pays et pour nos rapports avec le reste du monde. Le vivre-en-commun tolérant, regardant la diversité comme un but enrichissant est une conception du monde. Dans notre période postcoloniale et multipolaire, le plus grand danger actuel est, non pas la perte de nos valeurs, mais l’uniformisation de la planète dans un système qui ne marche pas. J’ai pu observer en tournant des films au Laos, au Mali, chez les Inuit ou les Wayana, combien nous détruisions à vitesse de quelques années des civilisations et des traditions séculaires. Ce que Claude Lévi-Strauss constatait dans Tristes Tropiques avec désolation se réalise en un ou deux ans par les effets conjugués du commerce et du tourisme. Le téléphone portable est partout et la pacotille chinoise fascine jusque dans les forêts qui ne sont plus inaccessibles ou les déserts dépeuplés (Mongolie).

Si cela était pour un « progrès », si cela correspondait à un mode de vie que nous estimons satisfaisant, ce serait heureux. Mais tel n’est pas le cas. Notre « civilisation » de l’argent a échoué sur deux points fondamentaux. D’abord, elle met en péril structurellement la planète par des pollutions massives qui ignorent les frontières et elle épuise les énergies fossiles. Ensuite, elle asservit des masses urbanisées soumises aux pires pollutions (Bombay) et à la malbouffe. Elle leur donne comme unique but une consommation addictive de produits industriels soumis à l’obsolescence (se détruisant pour devoir en racheter). Elle acculture en un ou deux ans des civilisations entières, faisant disparaître langues et modes de vie, pour les jeter dans la même dépression morale qui occupe nos cités.

Bref, nous ne sommes pas un modèle quand nous détruisons matériellement et culturellement la planète pour le malheur même de nos peuples. Alors, Monsieur Guéant, notre pays s’honorerait et serait digne des plus beaux messages universels de notre passé en portant des appels, au contraire, à défendre nos diversités internes, à défendre les diversités planétaires, les modes de vie variés et évolutifs, les micro-économies. De la même manière qu’il est temps d’avoir une attitude rétro-futuro (choisir entre traditions et innovations) et locale-globale (faire dialoguer les énergies locales avec d’autres dans le pays, sur le continent et sur la planète), il est temps d’avoir la modestie de regarder partout ce qui marche et de s’en inspirer, de voir les solidarités, les créations, le don. Un monde relatif c’est cela : un monde de curiosités, un monde évolutif, un monde riche de sa variété.

La France n’est jamais plus rassemblée et exemplaire – digne des meilleurs aspects de son histoire – que lorsqu’elle porte des messages de portée universelle. Seule la tolérance peut générer une telle ambition.