Articles du Vendredi : Sélection du 29 octobre 2010

Le climat, préoccupation majeure de la population mondiale

REUTERS/BOB STRONG
Article paru dans Le Monde daté du 26.10.10

Le « new deal » écologique promis n’a pas eu lieu, dénoncent des associations

AFP
Article paru dans Le Monde daté du 21.10.10

Retraites : « Ce mouvement est une sorte
de guérilla sociale, durable et pacifique »

Nabil Wakim
Article paru dans Le Monde daté du 23.10.10

Des firmes françaises financent les climatosceptiques

Sophie Chapelle
Bastamag du 26.10.2010 :http://www.bastamag.net/article1252.html

Donner un prix à la nature pour mieux la protéger ?

Laurence Caramel
Article paru dans Le Monde daté du 21.10.10

La biodiversité doit devenir un des indicateurs de la richesse et du bien-être

Sandrine Bélier et Eva Joly, députées européennes Europe Ecologie, respectivement membre et présidente de la commission environnement
Article paru dans Le Monde daté du 20.10.10

« Aujourd’hui, on consomme la nature sans en
payer le prix »

Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau
Edition du journal Le Monde datée du 21.10.10

« Il nous faut inventer une nouvelle économie
s’appuyant sur le capital naturel »

LE MONDE MAGAZINE du 24.10.10

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Le climat, préoccupation majeure de la population mondiale

REUTERS/BOB STRONG
Article paru dans Le Monde daté du 26.10.10

Cette enquête a été réalisée plusieurs mois après la déception suscitée par le sommet de Copenhague, à la fin 2009.
Le changement climatique est l’une des préoccupations majeures de la population mondiale, au même niveau que la stabilité économique et le terrorisme, selon une enquête annuelle de la banque HSBC menée dans quinze pays et rendue publique mardi.
Quelque 16 % des quinze mille personnes interrogées – mille par pays – désignent le changement climatique comme leur principal sujet d’inquiétude, contre 17 % pour la stabilité économique et autant pour le terrorisme, dans cette enquête réalisée plusieurs mois après la déception suscitée par le sommet de Copenhague fin 2009.
L’ASIE EN PREMIÈRE LIGNE
Selon cette quatrième édition de « l’Observatoire de la confiance climatique », l’Asie est la région du monde la plus préoccupée par la question climatique, désignée comme sujet principal au Vietnam et à Hongkong. Ainsi, 57 % des personnes interrogées en Chine affirment que le changement climatique figure parmi leurs principaux sujets de préoccupation, alors qu’elles ne sont que 16 % en Grande-Bretagne et 18 % aux Etats-Unis.
De même, 64 % des personnes interrogées en Chine déclarent faire des efforts substantiels pour lutter contre le changement climatique, contre 23 % au Royaume-Uni et 20 % aux Etats-Unis. « Beaucoup des impacts directs [du changement climatique] seront ressentis dans les économies émergentes du fait qu’elles sont les plus exposées à des risques physiques significatifs (…) », rappelle l’économiste Nicholas Stern, conseiller pour HSBC, pour justifier l’intérêt plus marqué dans ces pays pour cette thématique.
Les économies émergentes apparaissent aussi comme les plus confiantes dans les perspectives de développement offertes par la lutte contre le réchauffement climatique : plus de la moitié des personnes interrogées au Brésil, en Inde ou en Malaisie estiment par exemple que cette lutte permettra à leur pays de prospérer et de créer des emplois. Dans les économies développées comme le Japon, la France, le Royaume Uni ou les Etats-Unis, les pourcentages varient entre 32 % et 42 %.
Enquête menée en ligne par Lightspeed pour le compte de HSBC, en août et en septembre 2010.

Le « new deal » écologique promis n’a pas eu lieu, dénoncent des associations

AFP
Article paru dans Le Monde daté du 21.10.10

Trois ans après le discours de Nicolas Sarkozy sur le « new deal écologique », une dizaine d’ONG publient un « bilan du Grenelle » dans lequel elles déplorent « l’absence criante de mesures réellement efficaces » dans la lutte contre le changement climatique.
Le 25 octobre 2007, peu après son élection et après une vaste consultation sur la question écologique, Nicolas Sarkozy s’était montré très volontaire en matière de défense de l’environnement : « Je veux que le Grenelle soit l’acte fondateur d’une nouvelle politique, d’un new deal écologique en France, en Europe, dans le monde », déclarait-il. « Le moins que l’on puisse dire c’est que le ‘new deal’ écologique promis par le président de la République n’a pas eu lieu », estime aujourd’hui Olivier Louchard, directeur du Réseau action climat France (RAC), qui réunit des ONG comme Greenpeace, les Amis des la terre ou Agir pour l’environnement.
« Au contraire, ce que certains redoutaient déjà en 2007 est arrivé : les petites avancées que le gouvernement affiche ne doivent pas masquer l’absence criante de mesures de rupture, structurantes et réellement efficaces », ajoute-t-il dans un communiqué. Le RAC rappelle que la loi Grenelle 1 avait placé la lutte contre le changement climatique au « premier rang des priorités », et juge que la politique gouvernementale en la matière est loin d’être à la hauteur, citant comme premier exemple l’abandon de la taxe carbone.
Elle « aurait eu le mérite d’enclencher une réelle prise de conscience au sein de la société française », estime Karine Gavand, responsable climat à Greenpeace. Son abandon démontre, selon elle, que l’environnement était « avant tout une tactique électorale » pour le chef de l’Etat.
« AUCUN FINANCEMENT » DES TRANSPORTS VERTS
Le RAC pointe du doigt la politique en matière de transports, premier secteur émetteur de gaz à effet de serre (26 %) : « Aucun financement pérenne des transports urbains et ferroviaires », « vélo ignoré par l’Etat » et « investissements routiers relancés au mépris de tout bon sens ».
Sur le front de l’énergie, des « objectifs satisfaisants » (23 % d’énergies renouvelables en 2020), mais « des outils pas du tout à niveau », estiment les ONG, reprochant au gouvernement de « souffler le chaud et le froid sur les énergies renouvelables, empêchant le développement serein de ces filières ».
Les ONG déplorent aussi « l’absence de mesures climat sur l’agriculture » (21 % des émissions), la défiscalisation pour les filières industrielles d’agrocarburants, et les « deux EPR programmés »…
Elles notent cependant « quelques avancées », comme les plans climat-énergie que les collectivités territoriales devront avoir adoptés pour le 31 décembre 2012.

Retraites : « Ce mouvement est une sorte
de guérilla sociale, durable et pacifique »

Nabil Wakim
Article paru dans Le Monde daté du 23.10.10

Le mouvement contre la réforme des retraites peut-il durer ? Alors que commencent des vacances de la Toussaint perturbées par les blocages de raffineries et de dépôts de carburants, les syndicats appellent à des mobilisations les 28 octobre et 6 novembre. Et des blocages pourraient continuer pendant les vacances.

Une « grève par procuration », comme en 1995 ? Organisés par des groupes de militants qui rassemblent des syndicalistes de divers secteurs, les blocages se poursuivent même si le taux de grévistes reste faible. Cette persistance depuis début septembre fait penser au mouvement de l’hiver 1995, analyse le sociologue Philippe Corcuff : « Un secteur minoritaire de la population est en grève, il y a une mobilisation massive dans les manifestations et un soutien très large dans la population. » Et de rappeler ce que le politologue Stéphane Rozès avait qualifié en 1995 de « grève par procuration ». Ceux qui sont mobilisés aujourd’hui le font « pour » les salariés qui ne peuvent pas faire grève pour des raisons financières ou parce que leur secteur n’est pas mobilisé.
Président de la société de conseil Cap et enseignant à Sciences Po, Stéphane Rozès explique aujourd’hui que le même phénomène est à l’œuvre, mais que sa nature est différente. « En 1995, au travers du mouvement social, les Français envoyaient un message à [Jacques] Chirac. Aujourd’hui, ils disent qu’ils souhaitent une réforme des retraites mais jugent le contenu de celle du gouvernement injuste et inefficace. Ils se servent des sondages pour exprimer leur soutien au mouvement social. » Vendredi 22 octobre, un sondage BVA rapportait que 69 % des Français étaient solidaires du mouvement et 46 % soutenaient le blocage des raffineries.
Le parallèle avec 1995 s’arrête pourtant assez vite, estime Guy Groux, directeur de recherche du CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po et spécialiste du syndicalisme. « En 1995, la totalité de la SNCF et de la RATP était en grève, on avait le sentiment d’une économie à l’arrêt, et surtout les taux de grévistes étaient beaucoup plus élevés », analyse-t-il, soulignant que « la situation politique était également différente : l’hiver 1995 arrivait six mois après l’élection de Chirac, alors qu’en 2010, nous sommes déjà dans la préparation de la présidentielle de 2012 pour Nicolas Sarkozy ».
Un mouvement multiforme. Comparer le mouvement avec mai 1968 n’est pas non plus pertinent, prévient Lilian Mathieu, sociologue et auteur de Comment lutter ? (Textuel). « En 1968, on a une grève générale de longue durée, ce qui n’est pas le cas en 2010 : certains secteurs sont partiellement en grève, d’autres connaissent des grèves de basse intensité, uniquement pour les journées d’action. D’autres salariés se relaient pour assurer la continuité du mouvement, tout en limitant les pertes de salaire. »
C’est certainement une des spécificités du mouvement, estime Philippe Corcuff. « On est dans un mouvement polyphonique, composite, les gens vont parfois aux manifestations, parfois non, ils peuvent participer une fois à une action, une autre fois non. On peut entrer et sortir du mouvement à sa guise. C’est une sorte de guérilla sociale, durable et pacifique, dans la majeure partie des cas », explique-t-il.
Les modes d’action ne sont pas nouveaux, mais ils puisent dans les expériences des mouvements altermondialistes, comme le démontage du McDonald’s de Millau en 1999 ou les Faucheurs volontaires d’OGM. Jeudi, un groupe de syndicalistes a ainsi tenté d’aller murer les locaux du siège de l’UMP à Paris.
Dans les manifestations, certains militants plaident pour un blocage total de l’économie. Une référence indirecte à l’ouvrage L’Insurrection qui vient (La Fabrique), que la police a attribué à Julien Coupat, mis en cause dans l’affaire de Tarnac ? L’idée fait sourire Eric Hazan, éditeur de La Fabrique, mais il y voit un « écho certain ».
Pour Guy Groux, la raison d’être de ces modes d’action est plutôt à chercher du côté de la faiblesse du mouvement syndical. « Les syndicats maîtrisent de moins en moins leur base, beaucoup de choses leur échappent, estime-t-il. Les syndicats sont pris dans une contradiction : d’un côté, ils appellent à des manifestations répétées et d’un autre, ils n’arrivent pas à enclencher des grèves reconductibles suivies. » « On aurait tort de penser que tout est contrôlé par les directions syndicales », acquiesce Lilian Mathieu.
Comment continuer ? Dans ces conditions, le mouvement peut-il se poursuivre après le vote de la loi, voire après les vacances scolaires ? « Oui, sous la forme d’une mobilisation semi-permanente », assure Philippe Corcuff, qui y voit une comparaison avec le « Mai rampant » italien des années 1968-1969, qui s’était étendu sur plusieurs mois, bien au-delà des revendications d’origines.
Depuis les premières journées de mobilisation, les slogans et les affiches ont évolué : aux côtés des mots d’ordre contre la réforme des retraites, les revendications catégorielles et, globalement, le rejet de Nicolas Sarkozy, s’expriment de plus en plus. « Pour beaucoup de gens, ce n’est plus seulement la question des retraites, mais aussi un désir d’en finir avec le cynisme, l’arrogance, l’injustice », s’enthousiasme l’éditeur Eric Hazan.
Au contraire, le chercheur Guy Groux y voit un danger pour les syndicats : « Après les vacances, on va changer de cap. Quand la loi sera entérinée et promulguée, on va entrer dans un autre jeu, celui de contester la démocratie parlementaire par la démocratie sociale. » Il pointe également un risque de déception chez les militants syndicaux, si le pouvoir ne cède pas d’un pouce.
« Pour l’heure, l’opinion s’est cristallisée derrière le mouvement », prévient Stéphane Rozès. Mais un retournement de l’opinion pourrait être fatal au mouvement. « Les gens sont solidaires mais ils sont aussi des consommateurs, des vacanciers, des automobilistes », énumère Guy Groux, qui pense que les blocages économiques vont provoquer une cassure avec la population. « Le sentiment d’être soutenu par l’opinion est très important pour les syndicalistes. Dans les assemblées générales, on discute de la manière de maintenir cette sympathie », raconte Philippe Corcuff.
Pour l’instant, cette cassure n’a pas encore eu lieu. Stéphane Rozès, comme d’autres, souligne que d' »éventuels débordements provoqueraient une rupture avec l’opinion ». « Cela pourrait relégitimiser le discours de Sarkozy sur la sécurité », prévient Philippe Corcuff, qui estime que l’enjeu, pour la suite du mouvement, est plutôt d’arriver à assurer une coordination entre les syndicats de salariés et la jeunesse, en misant sur des modes d’actions « ludiques » et sur l' »inventivité » des militants.

Des firmes françaises financent les climatosceptiques

Sophie Chapelle
Bastamag du 26.10.2010 :http://www.bastamag.net/article1252.html

Les climatosceptiques financés par des firmes comme GDF-Suez ou Lafarge ? C’est ce qu’affirme la coalition environnementale européenne Climate Action Network (CAN-Europe) dans un rapport rendu public le 25 octobre 2010. S’appuyant sur les informations du site internet opensecrets, le CAN-Europe affirme que « plus de 306.000 euros ont été distribués en 2010 par les principaux pollueurs européens aux climato-sceptiques et autres opposants à la loi de lutte contre les changements climatiques, élus au Sénat américain ». Le cimentier Lafarge et le groupe énergétique français GDF-Suez auraient ainsi respectivement attribués 35.000 et 20.000 euros à des sénateurs américains.
Un double-jeu qui rapporte gros
Dans le même temps, Lafarge – comme bon nombre de groupes industriels – affirme sur son site « son engagement contre le changement climatique », sans mentionner les profits extraordinaires dont il bénéficie grâce au marché des crédits carbone. L’ONG Sandbag a ainsi évalué que les industriels européens vont réaliser des gains de l’ordre de 18 milliards d’euros entre 2008 et 2012, dont 330 millions d’euros pour le cimentier Lafarge. Des pratiques qui empêchent de véritables réductions de gaz à effets de serre sur le sol européen.
Finalement, pour le CAN-Europe, « ces entreprises ne se contentent pas de manœuvrer pour bloquer les tentatives d’engagement plus ambitieux de l’Europe vers la sobriété carbone, elles bloquent aussi les ambitions des États-Unis ». A ce jour, le Congrès des États-Unis n’a toujours pas voté de loi pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays, empêchant toute possibilité d’accord contraignant lors du prochain sommet international de négociations à Cancun (Mexique).

Donner un prix à la nature pour mieux la protéger ?

Laurence Caramel
Article paru dans Le Monde daté du 21.10.10

Le taux d’extinction des espèces animales et végétales est désormais « jusqu’à mille fois plus élevé » que le taux historique connu jusqu’à ce jour.
A l’occasion de la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique qui se tient à Nagoya (Japon) jusqu’ au 29 octobre, l’économiste indien Pavan Sukhdev a présenté, mercredi 20 octobre, les conclusions de son étude sur « l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques ».
Ce travail avait été commandé par l’Union européenne en 2008, avec l’ambition de chiffrer – comme l’avait fait le rapport Stern en 2006 pour le changement climatique – le coût que fait peser à terme sur l’économie mondiale l’absence de politique ambitieuse de protection de la biodiversité.
Alors même que les scientifiques considèrent que la disparition des espèces se produit actuellement à un rythme de 100 à 1 000 fois plus élevé.
Le rapport Sukhdev ne livre pas une équation globale du « prix de la nature » qu’il faudrait intégrer dans les équations économiques pour que soit tenu compte de cet actif naturel aujourd’hui négligé. Compte tenu de la grande variété et de la complexité des écosystèmes, cet exercice est d’une part impossible, mais surtout, il n’aurait pas beaucoup de sens.
LES RÉCIFS CORALLIENS D’HAWAÏ
Il cherche en revanche à faire apparaître et à chiffrer sur des exemples, les services indispensables que nous rend la nature que ce soit en terme d’approvisionnement (alimentation, eau douce, ressources médicales) ou de régulation (qualité de l’air, stockage du CO2, prévention de l’érosion, pollinisation).
Par exemple, la pêche et le tourisme à Hawaï dépendent de l’existence de récifs coralliens qui jouent aussi un rôle de protection contre l’érosion. Le rapport estime que cet écosystème assure à l’Etat d’Hawaï un revenu annuel de 360 millions de dollars.
Autre exemple cité pour illustrer la démarche : en Suisse, la pollinisation par les abeilles assure, chaque année, une production agricole estimée à 210 millions de dollars.
La recommandation du rapport Sukhdev apparaît dès lors évidente : avant de détruire la nature, réfléchissez à ce que vous allez perdre.
La démarche de Pavan Sukhdev reste cependant controversée pour une partie des écologistes qui déplorent et redoutent cette « marchandisation » de la nature. A leurs yeux, le débat sur la protection de la nature doit demeurer sur un terrain strictement éthique.

La biodiversité doit devenir un des indicateurs de la richesse et du bien-être

Sandrine Bélier et Eva Joly, députées européennes Europe Ecologie, respectivement membre et présidente de la commission environnement
Article paru dans Le Monde daté du 20.10.10

Au côté de l’enjeu lié au dérèglement climatique, l’ampleur de la crise environnementale : l’épuisement des ressources et la dégradation du vivant… Les chiffres sont accablants. Au niveau mondial, on estime aujourd’hui que plus d’un tiers des espèces sont menacées d’extinction et que 60 % des services écosystémiques ont été dégradés ces cinquante dernières années. En Europe, plus de 40 % de la faune est aujourd’hui en danger et plus de 800 espèces végétales sont menacées d’extinction totale. 88 % des stocks de poissons commerciaux sont en surpêche – symbole alarmant : les océans, le lieu même où est née la vie sur cette planète, sont en train de mourir.
Mais les grands engagements solennels de la communauté internationale proclamés en 2002 à Johannesburg (Afrique du Sud) sont restés lettre morte. Les stratégies mondiale et européenne de lutte contre la perte de la biodiversité ont échoué. Par manque de coordination, par manque de courage, par manque de cohérence surtout.
C’est cette situation délicate dont héritent les représentants de 193 gouvernements qui se retrouveront à Nagoya (Japon), du 18 au 29 octobre prochain, pour la 10e conférence des parties à la Convention des Nations unies sur la diversité biologique, qui doit redéfinir les engagements propres à enrayer la perte de la biodiversité. Trois axes sont au programme : la mise en oeuvre d’un plan stratégique pour la biodiversité dès 2011 (avec deux échéances, 2020 et 2050), un protocole sur l’accès et le partage des bénéfices liés à la biodiversité et les ressources financières qui y seront consacrées.
Mais le premier défi pour la communauté internationale consistera à reconnaître que l’échec de ses précédentes stratégies est lié au double mythe fondateur de nos modèles de développement : celui de la gratuité de ressources naturelles inépuisables ; et cette croyance inébranlable que l’intelligence technologique humaine pourra toujours répondre aux improbables défaillances de la nature. Les effets de l’érosion de la biodiversité sont autant de signes précurseurs de la fin d’un modèle périmé. Agriculture, pêche, industries, transports, urbanisme, etc. : toutes nos politiques sectorielles et économiques doivent être repensées en dehors de ce double mythe.
Aujourd’hui, nous appelons la communauté internationale à s’engager pour assurer la préservation d’au moins 20 % d’aires naturelles au niveau mondial (contre 13 % des surfaces terrestres, 5 % des zones marines côtières et 0,5 % des zones en haute mer), pour interdire toute déforestation nette, pour abandonner les pratiques de pêche destructrices et la surpêche et pour mettre en oeuvre des plans de sauvegarde efficaces et une bioconditionnalité de toutes les aides publiques (mettre fin aux subventions d’activités néfastes à la biodiversité pour les réaffecter vers des activités durables).
Dans ces négociations, l’Union européenne (UE) a une responsabilité particulière. Elle devra notamment veiller à ce que le protocole sur l’accès aux ressources génétiques n’aboutisse pas à une reconnaissance internationale de la possibilité de breveter le vivant, par un système légalisant la « biopiraterie » et ouvrant la porte à la marchandisation de la biodiversité. Ce protocole devra surtout reconnaître l’interdépendance de tous les pays en termes de ressources génétiques. Il devra prendre en compte aussi l’importance des connaissances traditionnelles des populations indigènes et locales, et la nécessité de préserver la diversité des espèces végétales et animales pour l’alimentation, l’agriculture, la sécurité alimentaire mondiale et la santé.
L’écologie n’est pas un luxe pour nantis. Les inégalités environnementales accompagnent les inégalités sociales, en Europe comme dans le reste du monde. 70 % des populations pauvres de la planète vivent dans des zones rurales et dépendent directement d’un large éventail de ressources naturelles et de services éco-systémiques pour leur survie et leur bien-être. Longtemps associées à des taux relativement élevés de perte des habitats naturels et des espèces, les stratégies de développement et de réduction de la pauvreté doivent accorder une place centrale à la biodiversité dont sont tributaires les populations les plus pauvres du globe. La mise en oeuvre efficace de la Convention sur la biodiversité n’est pas seulement vitale pour le salut des espèces, elle l’est aussi pour la justice mondiale et la réduction de la pauvreté.
La biodiversité doit devenir un des indicateurs de la richesse réelle et du bien-être de nos sociétés. Il faut refuser d’appliquer au vivant les règles du marché, de la brevetabilité et de la monétarisation. De nouvelles règles et de nouvelles pratiques sont nécessaires si l’on veut garantir un avenir à court et moyen termes aux habitants de cette planète.
Enfin, pour marquer la volonté d’engager la transformation écologique nécessaire de l’économie et se donner les moyens d’agir, on attend notamment des Etats de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qu’ils s’engagent financièrement à affecter un minimum de 0,3 % de leur PIB à la préservation et restauration de notre patrimoine naturel mondial. La question du financement pour répondre aux enjeux de la perte de la biodiversité ne peut pas être abandonnée aux seuls investisseurs privés et aux banquiers. Certes, nous avons besoin de parler le langage des comptables pour que les financiers qui nous gouvernent comprennent la valeur du vivant – mais il n’y a pas de prix aux dimensions sociales, morales, culturelles et scientifiques de la variété du vivant.
C’est notre ligne rouge pour Nagoya. L’indispensable évaluation économique des services rendus par la nature ne doit pas conduire à une Banque mondiale de la nature et ouvrir à la spéculation sur le vivant dans un nouveau marché de la biodiversité. La destruction de la nature a un coût, mais la nature n’a pas de prix. Ce qui est gratuit n’est pas à vendre.
Face à l’érosion croissante de la biodiversité, de nombreux scientifiques estiment que la Terre se trouve à la veille de la sixième grande vague d’extinction de son histoire. On rappellera à Nagoya que, biodiversité et humanité, nos destins sont liés.
La responsabilité des 193 pays à Nagoya est lourde. Lourde de conséquences en termes de développement économique. Lourde de sens en termes de solidarité. Lourde d’espoir en termes de projet de société. Sous l’impulsion des écologistes, le Parlement européen engage l’UE à porter une position ambitieuse à Nagoya, à charge pour les gouvernements des pays européens de suivre cet exemple ; et à nous, responsables politiques, associatifs, citoyens, de nous mobiliser. Nous ne sommes pas seuls. Juste les premiers.

« Aujourd’hui, on consomme la nature sans en
payer le prix »

Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau
Edition du journal Le Monde datée du 21.10.10

L’économiste indien Pavan Sukhdev a présenté, mercredi 20 octobre, les conclusions de son étude sur « l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques » à la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique qui se tient à Nagoya (Japon) jusqu’au 29 octobre. Ce travail avait été commandé par l’Union européenne en 2008, avec pour ambition de chiffrer le coût que fait peser à terme sur l’économie mondiale l’absence de politique ambitieuse de protection de la biodiversité. L’économiste de l’environnement Yann Laurans explique ce que l’on pourrait attendre de la mise en oeuvre à l’échelle mondiale de cette méthode.
Lolo : Est-ce la première fois que l’on envisage de valoriser économiquement la nature et qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Yann Laurans : Non, ce n’est pas la première fois, cela fait au moins cinquante ans qu’on en parle et qu’on le fait dans certains contextes. Ce qui est nouveau, c’est le retentissement qu’on donne à des méthodes et à des chiffres. Hier, au cours de la Conférence des parties de la conférence sur la biodiversité, à Nagoya, au Japon, on a publié un rapport qui donne des chiffres sur ce qu’on perd tous les jours, et surtout ce qu’on perdra dans le futur, économiquement, si l’on continue à laisser la biodiversité se dégrader.
Dinnoe : Quelles sont les méthodes développées pour valoriser économiquement la nature ?
On peut déjà montrer comment les activités économiques ont besoin des ressources naturelles et, plus précisément, des ressources naturelles en bon état. Par exemple, l’agriculture, dans la plupart du monde en développement, dépend de ressources comme les rivières, les forêts qui tempèrent le climat ou qui évitent des inondations, etc. Et du coup, on peut montrer ce que ces activités économiques peuvent perdre si disparaissent ces rivières en bon état, ces forêts, etc. On peut le faire aussi pour le tourisme, et même pour l’industrie.
Elsa : En valorisant économiquement la nature, celle-ci deviendra-t-elle un produit marchand ? Pourra-t-on par exemple acheter, vendre ou louer la barrière de corail ? Comment éviter que ça n’arrive ?
C’est vrai qu’il y a un danger. Si tout l’environnement n’est vu qu’à travers ce qu’il apporte à l’économie, alors, seul ce qui est utilisé par des gens qui ont du pouvoir d’achat sera protégé. Cela dit, on en est loin. Aujourd’hui, l’environnement se dégrade, et on laisse au contraire des activités importantes bénéficier de cette dégradation sans la compenser.
Manos : Au sein de quelles instances ou organisations la valorisation économique de la nature pourrait-elle être prise en compte efficacement ?
A tous les niveaux de l’action. Au niveau individuel, quand on choisit nos manières de consommer, de passer nos vacances, les produits qu’on achète. Au niveau local, quand un élu, un conseil municipal fait des choix en matière d’aménagement. Au niveau national, bien sûr, avec les grands choix de politique que l’on fait. Et puis au niveau international, européen, etc. Mais il n’y a pas une instance en particulier où siège l’évaluation économique. Et même on peut dire que tant que cela restera confiné à des conférences internationales ou à des réunions d’experts de l’Union européenne, par exemple, rien ne se passera.
C’est quand cela entrera dans les moeurs, et notamment qu’on intégrera l’environnement aux calculs que l’on fait déjà pour choisir, par exemple, si on installe une zone d’activité, un port, une autoroute, etc., que les choses évolueront.
Adrien : D’après vous, que manque-t-il à l’économie environnementale pour qu’elle soit placée au coeur des préoccupations gouvernementales ?
En tout cas, ce n’est pas un problème technique. Les méthodes existent, on peut les améliorer, mais en gros, on sait faire. Peut-être que ce qui manque, c’est d’accepter de vraiment peser le pour et le contre, de manière complète, de l’ensemble des décisions qui sont prises en matière d’environnement. C’est plutôt une question de volonté, de culture et de rapport de force.
Roman : Les bases théoriques des méthodes de valorisation sont-elles suffisamment solides pour être prises au sérieux ?
S’il s’agissait de donner une valeur à la nature, non. Mais quand il s’agit de montrer ce qu’on peut gagner sur tous les plans à protéger la biodiversité, ou ce qu’on peut perdre à la dégrader, alors, ce n’est pas très difficile. L’économie, ça sert à comparer. C’est pourquoi quand on parle de la valeur de la vie, ou de la valeur de la biodiversité, on tombe un peu à plat, et on a l’impression d’avoir des méthodes imparfaites. Mais quand on compare des options très concrètes, par exemple conserver un marais pour y faire du tourisme, y élever des vaches et compléter le système d’assainissement d’une ville, on peut comparer tout ça avec une option qui consiste à le remplacer par un parking et un centre commercial. Et là, ce n’est pas très difficile.
Ouiqqz : La « valorisation économique de la nature » rappelle furieusement la « valorisation financière de la vie/du handicap » utilisée par les assureurs (notamment anglo-saxons) pour calculer les dommages et intérêts. C’est une vue strictement utilitariste de la nature.
C’est vrai que c’est une démarche utilitariste. C’est un problème si on en fait un critère pour décider ce qu’on doit préserver ou pas. Autrement dit, pour fonder les politiques de la nature.
En revanche, comme ce qui dégrade la nature se fait souvent pour des raisons utilitaristes, il peut être intéressant de montrer, parfois, que sur les mêmes critères, l’intérêt bien compris, pour l’emploi, pour l’agriculture, pour la société locale, c’est de préserver l’environnement.
Pierre-Luc : N’est-ce pas l’ultime « snobisme » des pays riches que de tenter de faire valoir ce nouveau modèle économique alors même que ceux-ci vivent sur les acquis d’un modèle capitaliste et capitalistique ? Comment alors faire la promotion de ce modèle auprès d’économies encore aux prémices du capitalisme « classique » ?
Ce que montre le rapport qui vient d’être publié, c’est que ceux qui pâtissent le plus des dégradations de la biodiversité, ce sont les plus pauvres et les économies les moins monétaires.
Romain : N’y a-t-il pas un risque avec cette valorisation économique de la nature de délivrer des permis de souiller/détruire celle-ci ?
Ce serait un problème si la porte était aujourd’hui fermée. Dans les faits, il est permis de souiller/détruire. L’évaluation économique peut montrer les limites de cette permission. C’est vrai qu’elle ne ferme pas la porte, elle l’entrouvre. Si on considère que la porte est aujourd’hui fermée, alors, elle représente un danger. Mais si on considère que la porte est grande ouverte – ce que je pense moi -, alors, elle représente plutôt un progrès.
Mes sages pensées : Il existe le PIB vert, pourquoi aucun gouvernement ne souhaite le mettre en place ?
Ca viendra. Le problème ne sera pas dans la mise en place du PIB vert, il sera dans le fait de l’utiliser pour décider des politiques. Le PIB vert, comme l’indicateur de développement humain, par exemple, est un indicateur. A lui seul, il ne fait rien. Il ne peut qu’alerter et donner des moyens à ceux qui veulent faire bouger les choses, de sensibiliser l’opinion.
Mais on est loin d’une situation où les gouvernements vont infléchir fortement leur politique parce qu’on aura montré qu’on perd en PIB vert plusieurs points de croissance sur la dernière décennie.
Lyly : Serait-il possible de créer une instance internationale unique afin d’appliquer juridiquement et sanctionner au besoin cette valorisation de la nature ?
Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée. L’économie est un langage, donc il n’a de sens que s’il est parlé par quelqu’un au service d’une thèse, d’une cause, d’une vision. Ce n’est donc pas tellement à une échelle très large, internationale, qu’on peut s’en servir, et encore moins obliger les gens à s’en servir.
La solution viendra plutôt du jour où les acteurs qui veulent faire bouger quelque chose dans le domaine de l’environnement se serviront efficacement de l’évaluation économique. Ce qui n’est pas encore beaucoup le cas, en tout cas en Europe.
Mahe : Intégrer la biodiversité dans les systèmes de comptabilité des entreprises est-elle une solution ? A quel terme ?
Ca bouge beaucoup dans ce domaine, et on développe des comptabilités qui permettent de faire, pour une entreprise, ce qu’on faisait pour le bilan carbone : montrer comment l’entreprise utilise la biodiversité, ou comment elle est dépendante, dans ses activités, d’une biodiversité en bon état. La question, encore une fois, sera l’utilisation de ces bilans. C’est comme pour le reste. Donc, la solution viendra du jour où les consommateurs et les actionnaires en feront un vrai critère de choix.
Joël : Le qualitatif peut-il toujours être traduit en quantitatif ?
Bien sûr que non. Encore une fois, on ne peut rien faire de sérieux s’il s’agit de donner une valeur à la nature. Mais on peut quand même donner quantitativement des éléments pour comprendre toutes les erreurs qu’on fait.
Corrado : La valorisation de la nature n’est pas nécessairement valorisation économique, ce pourrait être valorisation esthétique ou valorisation éthique. Que pensez-vous ?
Bien entendu, c’est même ce qui est premier dans nos motivations. La difficulté, c’est d’arriver à prendre en compte les critères éthiques et esthétiques dans nos choix économiques. Soit on limite – par la loi, les normes sociales, les interdits – nos comportements, soit, quand ils sont libres, il faut bien donner des repères pour savoir quand on va dans le mur.
Marie : Comment intégrez-vous l’échec du marché du carbone dans les développements théoriques de la valorisation de la nature, qui ne sont pas nouveaux ?
C’est le même problème. Pour le carbone, ce qui manque, c’est un accord, un rapport de force et une volonté politique partagée par les opinions et les gouvernements. C’est ça qui donnera de la valeur au carbone. C’est pareil pour la biodiversité. C’est quand on fera pression de manière significative sur les décideurs que la biodiversité aura vraiment de la valeur pour les activités économiques et que toutes ces évaluations qu’on donne aujourd’hui deviendront concrètes.
Corrado : A votre avis, à quel point le discours sur la valorisation de la nature est-il compris dans l’Union européenne, et les Etats membres ? Que diriez-vous de la Chine et de l’Inde, qui sont les « gardiens » d’une grande partie de la biodiversité du monde ?
Pour la Chine et l’Inde, cela va venir du fait qu’elles vont être soumises à des catastrophes écologiques de plus en plus importantes. Regarder Le Monde daté 21 octobre, qui parle des problèmes sans fin dans lesquels les Pakistanais se débattent, liés aux inondations, et qui montrent la vulnérabilité des pays de la planète au réchauffement climatique. L’Asie est la première concernée. C’est pareil pour la biodiversité. Ce sont des économies très denses, qui consomment à toute vitesse leurs ressources naturelles, et qui commencent déjà à se heurter aux limites de cette consommation. Du coup, on peut parier que d’ici à quelques années, la valeur de la biodiversité d’un environnement équilibré va leur apparaître plus vite qu’on ne pourrait le penser.
En Europe, c’est différent. Les pays européens ne sont pas du tout logés à la même enseigne. Certains sont très denses, très urbains, et la biodiversité est une relique, protégée comme telle ; d’autres, plus au Sud, vivent aujourd’hui plus avec un patrimoine naturel important, mais ne s’en rendent pas forcément compte. Et pour ces derniers, du coup, l’évaluation économique des dégâts à la biodiversité peut représenter l’occasion de changer de trajectoire.
Roman : Serait-il possible de mesurer l’efficacité d’une politique environnementale, visant à mettre en valeur un site naturel, en évaluant le site avant, puis après la mise en place de cette politique ?
Oui, on sait faire. Il n’y pas de difficultés scientifiques ou techniques. Simplement, l’évaluation ne va pas tout prendre en compte, et notamment pas les valeurs éthiques et esthétiques dont parlait Corrado.
Baptiste : La valorisation économique de la nature ne va-t-elle pas conduire à un accroissement de la monoculture, et partant, à une réduction de la biodiversité ?
En principe, ça devrait être l’inverse, on devrait pouvoir montrer tout ce qu’on perd avec la monoculture. En gros, l’évaluation peut montrer que l’avantage comparatif de la nature, c’est qu’elle permet de faire plein de choses différentes, en même temps, sur un même espace. Par exemple de l’élevage et du tourisme et de l’eau potable et se protéger contre les inondations. En plus de toutes les qualités écologiques de l’espace. Alors qu’avec de la monoculture, certains sont plus riches, mais on perd tous les autres usages. Et du coup, on peut montrer que le bilan, dans beaucoup de cas, n’est pas favorable à la monoculture.
Mahe : Que pensez-vous des dérives possibles liées au développement des demandes de paiements de la part des pays moins avancés vers les pays les plus riches ?
C’est un gros problème. C’est vrai qu’on entend les pays du Sud de plus en plus dire : « Il faut que toute la planète nous rémunère lorsqu’on conserve du patrimoine naturel qui fait partie du bien commun de l’humanité. » Le problème, c’est que tout le monde pourrait dire ça ; un Français pourrait demander à la planète de le rémunérer pour la préservation des forêts, du Puy-de-Dôme, et même du patrimoine architectural.
S’il est vrai que dans certains cas, la protection des ressources naturelles peut représenter une charge financière qui alourdit les problèmes économiques des pays pauvres, la responsabilité du patrimoine mondial est mondiale. Il y aurait un danger à déresponsabiliser les pays du Sud vis-à-vis de la protection de leur propre patrimoine.
Flo : Valoriser économiquement la nature veut-il dire la « vendre » à des particuliers ou à des entreprises ?
Aujourd’hui, on la consomme, la nature, sans en payer le prix. L’idée est de reconnaître que cette consommation a un prix et de faire des choix plus rationnels.
C’est vrai que poussé à l’extrême, le raisonnement économique pourrait conduire à une marchandisation de la nature. Mais encore une fois, on en est très loin. Aujourd’hui, la porte est grand ouverte, et la biodiversité se dégrade à toute vitesse.
2010 n’est pas l’année de la fête de la biodiversité, c’est l’année où l’on constate l’échec des engagements pris à Johannesburg d’arrêter l’érosion de la biodiversité avant 2010.
Roman : Où se situe la France en matière d’emploi des méthodes de valorisation, les utilise-t-on plus ici qu’ailleurs ?
On les utilise plutôt moins qu’ailleurs. Globalement, l’Europe n’utilise pas beaucoup l’évaluation économique. Mais cela dit, globalement, le problème de l’évaluation économique, ce n’est pas la technique, c’est qu’on ne s’en sert pas. Il y a très peu de décisions qui sont prises avec un éclairage complet au point de vue économique. Et c’est comme ça qu’on fait beaucoup d’erreurs, en prenant des décisions qui ne sont pas complètement évaluées.
Manos : Les projets de mise en oeuvre de mécanismes de financement innovants tels que la fiscalité incitative ou les paiements pour service écosystémiques pour la biodiversité ont-ils une bonne chance d’émerger lors de la conférence de Nagoya ?
Oui, on parle beaucoup notamment des paiements pour services écologiques. Il y en a déjà beaucoup qui sont mis en place dans le monde entier. C’est à la fois une opportunité pour la préservation de la biodiversité, et un risque. Puisqu’il s’agit principalement de faire payer les bénéficiaires de la protection de la nature. Mais du coup, le risque que tous les pollueurs demandent à être payés pour accepter de réduire leur pollution n’est pas loin. Il faudra qu’on fasse la différence avec précaution entre les mécanismes qui sont aujourd’hui en phase pilote.

« Il nous faut inventer une nouvelle économie
s’appuyant sur le capital naturel »

LE MONDE MAGAZINE du 24.10.10

Il s’appelle Pavan Sukhdev. Responsable du département des marchés internationaux à la Deutsche Bank de Bombay, mais aussi militant au Conservation Action Trust créé pour préserver la richesse naturelle de l’Inde, cet économiste indien a présenté le 20 octobre, à la Conférence internationale sur la biodiversité de Nagoya, au Japon, un rapport très attendu consacré à l’économie des écosystèmes.
Ce document, constitué après trois ans d’enquête par une centaine d’experts, est qualifié par beaucoup d’économistes et d’écologistes de « rapport Stern » pour la biodiversité : si, en octobre 2006, le rapport de sir Nicholas Stern chiffrait, pour la première fois, le coût économique du réchauffement climatique – une perte de 5 500 milliards d’euros dans les vingt ans si rien n’est tenté, une récession comparable à la crise de 1929 –, le rapport dirigé par Pavan Sukhdev préconise d’évaluer de la même façon les services que les écosystèmes rendent à l’homme et les pertes associées à leur dégradation.
« GROS CHIFFRES »
Pavan Sukhdev passait en coup de vent à Londres, où nous l’avons interviewé. Comme il le dit lui-même de son rapport : les « gros chiffres » impressionnent. L’actuelle érosion des biotopes terrestres – forêts, océans, sols etc. –, jusqu’ici capables de s’auto-entretenir, nous coûte entre 1 350 et 3 100 milliards d’euros chaque année – en comparaison, le FMI estime à 1 150 millions d’euros les pertes bancaires pendant la récente crise financière. En diminuant par deux le rythme de la déforestation d’ici à 2030, les réductions d’émission de CO2 par année diminueraient de 2 600 milliards d’euros les dégâts causés par le réchauffement – « sans compter, ajoute Pavan Sukhdev, les services de captation de CO2 rendus par les forêts ».
SERVICES INESTIMABLES ET MÉSESTIMÉS
Quoique occupant seulement 1,2 % des fonds marins, les récifs coralliens font vivre 30 millions de personnes, abritent 1 à 3 millions d’espèces et protègent les côtes pendant les tempêtes : leur disparition coûterait 120 milliards d’euros par an pour services rendus, sans compter les apports touristiques. Et les exemples sont multiples.
Pavan Sukhdev a dressé la liste des services inestimables et mésestimés que les écosystèmes naturels nous rendent tous les jours : l’approvisionnement en nourriture, en matières premières indispensables, en eau douce, en ressources médicinales, en bois d’habitation et de chauffage, en air pur ; la régulation du climat à l’échelle locale et mondiale, la régulation des événements naturels violents, de l’érosion et de la fertilité des sols, sans oublier l’apport d’habitats protégeant la diversité des animaux terrestres.
A tous ces précieux dons de la nature, sans lesquels nous ne saurions survivre, il faut ajouter l’aide stratégique qu’elle nous fournit aujourd’hui pour réparer les destructions causées par les activités humaines, devenues comparables à des forces géologiques. « Les solutions au changement climatique se trouvent dans les ressources naturelles, explique Pavan Sukhdev. Elles sont nos alliées. »
Le drame actuel des humains vient de ce qu’ils ont trop longtemps cru que les cadeaux de la nature étaient éternels et infinis. Mais surtout, la théorie économique occidentale, toute consacrée à ses profits à court terme, n’a pas jugé nécessaire de considérer la valeur de cette manne. Ce qui choque Pavan Sukhdev : « Depuis que j’ai commencé à m’intéresser à l’économie, j’ai voulu élargir la notion de capital pour m’intéresser au ‘capital naturel’. Découvrir quelle est la véritable ‘nature de la valeur’ nous mène à considérer quelle est la ‘valeur de la nature’.
Il semble évident à tous que les innombrables services rendus par les écosystèmes ont une valeur. Pourtant, ceux-ci sont encore invisibles. Le taux d’oxygène constant, la régulation climatique, la dépollution par les océans n’apparaissent pas dans les comptes privés ni publics. Ils n’ont jamais été véritablement chiffrés par les acteurs économiques, ils apparaissent très peu sur les marchés, défient encore notre évaluation. Or cette invisibilité du capital naturel contribue gravement à la dégradation des écosystèmes et à la perte de la biodiversité. »
« LES BIENS COMMUNS »
Pavan Sukhdev s’est d’abord vu confier une première évaluation du capital de la nature en Inde, au début des années 2000. Avec d’autres économistes, ils ont lancé un projet de « comptabilité environnementale », visant à élargir la conception classique du produit intérieur brut (PIB). Ils lui ont ajouté la notion de « durabilité », c’est-à-dire qu’ils ont ajusté le calcul du PIB en intégrant l’évaluation du respect futur des écosystèmes – jusqu’aux espèces menacées comme le tigre du Bengale, en tenant compte des apports progressifs de l’écotourisme.
Sur le court terme, les chiffres diffèrent peu de ceux du PIB classique. Mais sur le long terme, l’écart s’accroît notablement. Cette « comptabilité verte » est en passe d’être reprise dans chaque Etat indien. Et Pavan Sukhdev s’est vu confier par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) l’évaluation comptable des services rendus par la Terre à l’humanité : c’est le projet des TEEB, The Economics of Ecosystems and Biodiversity, qu’il dirige depuis Londres.
Pour l’économiste indien, « l’air, l’eau potable, la captation du carbone par les forêts, la protection contre les inondations grâce aux marécages sont des ‘biens communs’. Chacun d’entre nous en profite et la jouissance que nous en avons ne devrait pas gêner les autres. Pourtant, ils sont aujourd’hui menacés. Pourquoi ?  »
Pavan Sukhdev se réclame d’un courant d’économistes soucieux de l’écologie et des ‘biens communs’ qui remonte à Adam Smith et à son fameux essai, La Richesse des nations. Pour cet homme des Lumières « la terre, le travail et le capital » constituaient les « ressources économiques de base ». Mais, en 1776, la terre et ses ressources étaient disponibles en abondance, les colonies fournissaient des matières premières en quantité, et l’énergie née du charbon ne formait pas un secteur de production important.
PARADOXE DE L’EAU ET DU DIAMANT
Or, aujourd’hui, les ressources venues de la terre, le « capital naturel » indispensable à la richesse des pays, viennent à s’épuiser. Il faut donc, dit Pavan Sukhdev, lui redonner « la valeur de base » qu’il avait pour Adam Smith. Même réflexion sur le paradoxe de l’eau et du diamant, cher au père du libéralisme. Séparant la valeur d’usage de la valeur d’échange, il montrait que si l’eau est utile, elle ne permet pas d’acheter d’autres biens – contrairement au diamant, rare et difficile à extraire.
Cela s’explique : à son époque, l’eau potable était une denrée banale, un bien commun et gratuit. Mais les temps ont changé. L’eau potable devient une richesse à protéger, qui prend de plus en plus de valeur – un bien public inestimable mais qu’il faut désormais estimer.
Si nous ne le faisons pas, prévient Pavan Sukhdev, il risque alors d’arriver ce qu’un autre économiste, Garrett Hardin, a dénoncé dès 1968 : la dégradation des biens communs par les intérêts privés ou les individus négligents. Dans son article La tragédie des biens communs (The Tragedy of the Commons », Science, 13 décembre 1968), Hardin montrait comment le libre accès à des ressources naturelles locales limitées (bois, poissons, eau douce…) mène rapidement à leur surexploitation, puis à leur disparition.
« BOUSSOLE ÉCONOMIQUE EST DÉFECTUEUSE »
Prix Nobel d’économie 2009, Elinor Ostrom s’est basée sur ces travaux pour proposer de nouvelles politiques d’autogestion des biens publics par les communautés locales. Comme elle, Pavan Sukhdev ne cache pas son inquiétude pour l’avenir des biens communs offerts par la nature : « Notre boussole économique est défectueuse. Nous devons la rendre capable d’évaluer au mieux le rôle du capital naturel et des services rendus par les écosystèmes dans l’économie. Nous devons le penser non comme des actifs secondaires, ou des ‘externalités’, ou encore des ‘matières indéfinissables’ destinées à faire tourner les chaînes de fabrication, mais comme une totalité écologique précieuse et complexe nous offrant des biens indispensables mais aussi des modèles économiques pour fonder une nouvelle économie. »
« Dans toutes les tentatives faites jusqu’à nos jours pour démontrer que 2 + 2 = 4, il n’a jamais été tenu compte de la vitesse du vent », écrivait Raymond Queneau, moquant l’abstraction mathématique, dans ses Contes et Propos. Aujourd’hui, la vitesse du vent rattrape les chiffres, et l’économie pour commencer.
Il nous faut ainsi tenir compte des tornades qui se multiplient avec le réchauffement climatique. Faire entrer les soubresauts de la nature dans nos calculs et nos prospectives. Et, surtout, suivre son exemple. Ainsi, Pavan Sukhdev pense que nous devrions reproduire, par « biomimétisme », au niveau de l’organisation des villes mais aussi de la production industrielle et agricole, les structures durables des écosystèmes mises en place depuis des millénaires : recyclage permanent, économie d’énergie, situation d’équilibre…
TAXE RAISONNABLE
En Europe et aux Etats-Unis, les théoriciens de ‘l’écologie industrielle’ – comme Suren Erkman en Suisse – ou encore de l’approche « cradle to cradle », « de la source à la source » – imaginée par le chimiste Michael Braungart et l’architecte William McDonough – développent déjà des modèles et des labels inspirés par les écosystèmes : tout le cycle de vie d’un produit, d’une entreprise, d’une maison, d’un écoquartier se voit repensé comme un ensemble durable et recyclable.
Il existe d’autres formes de cette économie des écosystèmes. Prenez les 12 000 hectares de mangroves plantées sur les côtes au sud du Vietnam. Elles ont coûté 700 000 euros aux communautés locales, elles vont permettre d’économiser 5 millions d’euros de dépenses annuelles pour entretenir et construire les digues qui protègent les habitants.
A Toyooka, au Japon, une aide du gouvernement a incité les agriculteurs à produire du riz sans produit chimique. Résultat, la production s’est mieux vendue, à meilleur prix, et la cigogne blanche a pu être réintroduite – ce qui a attiré les touristes.
A Moyobamba, au Pérou, une étude a révélé que les habitants accepteraient de payer une taxe raisonnable afin de subventionner les paysans qui préservent les bassins versants d’eau alimentant la ville.
RÉFLÉCHIR SUR LE LONG TERME
Tous ces exemples de « cercles vertueux » indiquent qu’une nouvelle voie économique durable et inventive s’ouvre dès que l’on évalue et chiffre les services rendus par la nature et que l’on réfléchit sur le long terme. Voilà à quoi doit servir cette évaluation. Non pas à spéculer, mais à sortir, avance Pavan Sukhdev, du scénario « business as usual » : « La recherche de gains financiers immédiats a été trop longtemps le seul baromètre de la réussite du monde des affaires. Ce n’est plus un modèle soutenable. La notion même de réussite doit être repensée.Il nous faut convaincre les dirigeants politiques et les entrepreneurs de changer leur vision comptable et de penser à l’avenir. La nature se déploie sur le long terme, pas sur le court terme. »
L’autre appel lancé par l’économiste indien à la conférence de Nagoya concerne la pauvreté. Une des conclusions majeures des études menées par lui et son équipe montre que l’érosion des écosystèmes frappe d’abord gravement les pays pauvres.  » Aujourd’hui, 1,5 milliard de pauvres vivent en lien étroit avec la nature, et souffrent de son érosion. Prenez l’effondrement des populations de poissons dû à la surpêche : il frappe d’abord les petits pêcheurs qui en tirent leur subsistance. On estime à 1 milliard le nombre de gens vivant grâce à la pêche. Que vont-ils devenir quand on sait qu’aujourd’hui 30 % des poissons comestibles sont menacés ?
Faudra-t-il ajouter des millions de réfugiés de la faim aux réfugiés climatiques, comme nous en prévient le conseil de l’Organisation internationale pour les migrations ? Il nous faut inventer une nouvelle économie s’appuyant sur le capital naturel afin d’aider à vivre des populations entières. C’est seulement ainsi que nous pourrons espérer améliorer le sort des plus pauvres, tout en sauvegardant les richesses terrestres. »
L’économie des écosystèmes
Un écosystème est l’ensemble dynamique formé par une communauté de plantes, d’animaux et de micro-organismes et leur environnement, tous interagissant comme une même unité fonctionnelle. Les écosystèmes comprennent notamment les déserts, les récifs coralliens, les zones humides, les forêts, les prairies, les parcs urbains et les terres cultivées.

Les services rendus par les écosystèmes sont les bienfaits que les humains en retirent : denrées alimentaires, eau douce, bois, régulation du climat, protection contre les risques naturels, contrôle de l’érosion, ingrédients pharmaceutiques – mais aussi les loisirs, la beauté et les valeurs spirituelles.
La biodiversité désigne la quantité et la variabilité des organismes vivants d’une même espèce (diversité génétique), des espèces distinctes et des écosystèmes différents. Seule la biodiversité terrestre autorise tous les services indispensables rendus par les écosystèmes aux humains.