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Montée de la mer: au minimum 6 mètres

Romain Loury
www.journaldelenvironnement.net/article/montee-de-la-mer-au-minimum-6-metres,60330

Les villes peuvent-elles sauver le monde ?

Et si les maires gouvernanaient le monde, Benjamin Barber, éditions de la rue de l’Echiquier
www.goodplanet.info/debat/2015/06/30/les-villes-peuvent-elles-sauver-le-monde

L’économie malade de ses modèles

Lydia Ben Ytzhak
https://lejournal.cnrs.fr/articles/leconomie-malade-de-ses-modeles

Montée de la mer: au minimum 6 mètres

Romain Loury
www.journaldelenvironnement.net/article/montee-de-la-mer-au-minimum-6-metres,60330

La montée des eaux liée au réchauffement climatique pourrait être bien pire que prévu: selon une étude publiée jeudi 9 juillet dans la revue Science, elle pourrait atteindre au minimum 6 mètres, même en réduisant fortement les émissions de gaz à effet de serre. Mais nul ne sait à quelle échéance une telle catastrophe, très hypothétique, se produirait.

Publiée en marge d’une importante conférence sur les effets du réchauffement climatique [1], cette étude menée par Andrea Dutton, de l’université de Floride à Gainesville, et ses collègues a de quoi faire frémir: même en cas de réchauffement réduit à moins de 2°C d’ici la fin du siècle, l’effet sur le niveau de mer pourrait dépasser toutes les prévisions émises à ce jour.

Analysant les données géologiques, les chercheurs se sont penchés sur trois épisodes de montée des eaux survenues au cours des trois derniers millions d’années. La plus récente, il y a 125.000 ans, a entraîné une hausse du niveau de la mer comprise entre 6 et 9 mètres avec seulement 1°C de plus que par rapport au niveau préindustriel, tandis que celle d’il y a 400.000 ans, avec 1,2°C de plus, l’a fait grimper de 6 à 13 mètres.

+2°C, un optimisme très relatif

Pour ces deux évènements, le taux atmosphérique de CO2 était bien plus faible que maintenant, un peu au-dessus de 280 parties par million (ppm). Ce qui n’était pas le cas de la plus ancienne, il y a 3 millions d’années, où ce taux atteignait celui observé actuellement, de 400 ppm. Là aussi, le niveau de la mer s’était élevé au minimum de 6 mètres, avec une hausse de la température comprise entre 2°C et 3°C.

Or la température actuelle est déjà 0,9°C plus élevée qu’elle ne l’était à l’ère préindustrielle. Et l’objectif actuel, qui semble de plus en plus optimiste, est de maintenir cette hausse à moins de 2°C d’ici 2100. Au rythme actuel des émissions, elle serait plutôt de 4°C, si rien n’est fait pour atténuer les émissions avant la fin du siècle, rappellent les chercheurs.

Dans les trois cas, c’est la fonte des pôles, où le réchauffement est le plus prononcé, qui explique une si forte hausse du niveau de la mer. La contribution des pôles se serait fortement accrue ces dernières années, expliquant probablement 40% de la montée des mers, ce qui la fera bientôt passer devant la part liée à la fonte des glaciers et à la dilatation thermique des océans.

Une vitesse très incertaine

Quand faut-il s’attendre à voir cette éventuelle hausse de 6 mètres? Difficile de le dire: les chercheurs ignorent à quelle vitesse la montée des eaux s’est produite lors de ces trois évènements.

Pour Peter Clark, paléoclimatologue à l’université d’Etat de l’Oregon (Corvallis) et co-auteur de l’étude, «le taux de CO2 continue à augmenter, nous entrons en terre inconnue. Nous ignorons notamment le temps qu’il faudra pour parvenir à une telle hausse du niveau de la mer. Cela pourrait prendre plusieurs siècles à quelques millénaires avant que nous voyions l’impact total de la fonte de la calotte glaciaire».

Selon Andrea Dutton, contactée par le JDLE, la vitesse d’élévation du niveau de la mer au cours des trois épisodes analysés est en effet très incertaine. Elle pourrait être très élevée: à la fin de la dernière période glaciaire, entre -15.000 et -10.000 ans, la mer s’est élevée au rythme de 4 mètres par siècle. Ce qui déjouerait les prévisions les plus pessimistes du groupement international d’experts sur l’évolution du climat (Giec).

Dans son cinquième et dernier rapport, publié en 2014, le scénario RCP2 .6, d’une hausse moyenne de 1°C d’ici la fin du siècle, entraînerait une montée de la mer jusqu’à 0,61 mètre en 2100, 1,02 mètre en 2500. Et si une hausse de 6,63 mètres est bien prévue par les experts, c’est dans le pire des cas: en l’an 2500 dans un scénario RCP8.5.

[1] La conférence «Notre avenir commun face au changement climatique», qui s’achève vendredi 10 juillet au siège parisien de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco).

Les villes peuvent-elles sauver le monde ?

Et si les maires gouvernanaient le monde, Benjamin Barber, éditions de la rue de l’Echiquier
www.goodplanet.info/debat/2015/06/30/les-villes-peuvent-elles-sauver-le-monde

Face aux grands périls de notre siècle – changement climatique, terrorisme, pauvreté, trafics en tous genres –, les nations semblent paralysées. Les problèmes sont trop grands et trop interdépendants pour un État-nation devenu dysfonctionnel. Benjamin Barber, professeur de sciences politiques à l’université de New York montre dans son nouveau livre « Et si les maires gouvernaient le monde« , publié aux éditions de la rue de l’Echiquier, que les villes, et les maires qui en ont la charge, font un meilleur « job ». Car elles partagent à travers le monde les mêmes caractéristiques : le pragmatisme, la confiance des citoyens, l’indifférence aux frontières et à la souveraineté, ainsi qu’un goût pour le travail en réseau, la créativité, l’innovation et la coopération. S’appuyant sur l’expérience concrète et novatrice d’une douzaine de maires à travers le monde – de Gdansk à Los Angeles, de Mosc ou à Bogota, de Rome à Singapour –, cet ouvrage, dont nous présentons ici des extraits, présente une vision stimulante de ce que pourrait être la gouvernance locale au XXIe siècle.

Dans ce monde surpeuplé aux différences trop marquées et à la solidarité trop fragile, la démocratie traverse une profonde crise. Les États-nations ont, jadis, résolu les problèmes d’échelle dont souffrait la démocratie. Aujourd’hui,ils freinent sa mondialisation.Le moment est donc venu de se demander sérieusement : « Les villes peuvent-elles sauver le monde ? » Je pense que oui.

[Pour comprendre l’importance du sujet lire aussi Mille maires à Paris en décembre pour la conférence climat]

Les États résistent à toute collaboration transfrontalière. Notre principal défi politique est donc de découvrir ou de créer des institutions alternatives, capables de s’occuper des problèmes toujours plus nombreux de notre monde interdépendant, sans renoncer à la démocratie garantie par les États-nations. Afin de nous préserver tout à la fois des formes anarchiques que prend la mondialisation, telles que les guerres et le terrorisme, et de ses formes monopolistiques, comme les multinationales, nous avons besoin d’organismes démocratiques et internationaux efficaces, capables de relever les défis planétaires auxquels ce monde, de plus en plus construit en réseau, nous expose. Au cours des siècles, les conflits ont façonné notre univers. Mais, du congrès de Vienne à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme en passant par la défaite des puissances de l’Axe, et du traité de Versailles à la chute du mur de Berlin et à la fin du monde bipolaire, les États- nations sont loin d’avoir mis en place une gouvernance mondiale.Trop enclins par nature à la rivalité et à l’exclusion mutuelle, ils semblent peu disposés à coopérer et incapables d’établir des biens communs mondiaux.

La démocratie est prisonnière de leur puissante étreinte : comment espérer une démocratisation de la mondialisation ou une mondialisation de la démocratie tant que ce progrès dépendra de nations souveraines rivales ? Que faut-il donc faire ?

La solution est là, sous nos yeux, évidente mais le plus souvent méconnue : les villes sont nos ensembles politiques les plus interconnectés. Organisées en réseaux, elles se définissent avant tout par la collaboration et le pragmatisme, par la créativité et par la pluralité culturelle. Laissons-les faire ce que les États ne peuvent pas faire. Laissons les maires gouverner le monde. Puisque, comme l’écrit Edward Glaeser, « la force qui émane de la collaboration humaine est au centre de la réussite de la civilisation et à l’origine de l’existence des villes », celles-ci peuvent et doivent à coup sûr gouverner à l’échelle mondiale.

C’est en fait déjà le cas. Les villes sont de plus en plus impliquées dans des réseaux qui font le tour du globe et qui ont trait à la culture, au commerce et à la communication. On peut aider ces réseaux, ainsi que les dispositifs coopératifs qui les sous-tendent, à réaliser de façon formelle ce qu’ils font d’ores et déjà de manière informelle : gouverner sur la base du consensus, en coopérant quand c’est nécessaire. Si les maires dirigeaient la planète, les 3,5 milliards et quelques d’individus (plus de la moitié de la population mon- diale) qui vivent en ville, et tous ceux, plus nombreux encore, qui peuplent les territoires périurbains, pourraient participer localement et coopérer globalement à travers une forme miraculeuse de « glocalité » civique, promesse de pragmatisme et non de politique, d’innovation et non d’idéologie, et de solutions en lieu et place de souveraineté.

Le défi auquel est confrontée la démocratie dans le monde moderne est le suivant : comment relier la participation, locale, au pouvoir, central ? Autrefois, c’était le rôle de l’État-nation. Aujourd’hui, celui-ci est devenu trop grand pour permettre l’existence d’une participation significative et trop petit pour prendre en charge un pouvoir mondial centralisé. En réaction à ce constat, le cosmopolitisme nous invite à imaginer des citoyens – au sens littéral d’individus habitant dans la cité – ancrés dans des environnements urbains, où la participation et la communauté sont possibles et s’étendent au-delà des frontières pour s’opposer au pouvoir central et le circonscrire. Ces deux notions s’allieraient pour superviser et réguler la mondialisation anarchique et les forces illégitimes qu’elle libère. Il y a presque cent ans, John Dewey se lançait en « quête de la communauté suprême », celle qui, au travers d’activités communes et de symboles puissants, pourrait relier les individus en un large public, organisé autour de la communication4. Ce faisant, John Dewey rompait le lien entre la gouvernance de l’État d’une part, et la démocratie d’autre part. Il insistait pour que cette dernière fût envisagée comme une forme d’association approfondie, incluant la famille, l’école, l’industrie et la religion. Il était convaincu que la démocratie dévoilerait tout son potentiel lorsqu’elle serait perçue « comme une communion libre et enrichissante » et que « l’enquête sociale libre serait devenue indissociable de l’art de la communication pleine et émouvante ».

Dans un monde régi par les villes, la communauté suprême que John Dewey appelle de ses vœux prendra une forme démocratique. Nul besoin de créer ex nihilo un nouvel organisme dédié à la gouvernance mondiale. Nul besoin non plus, pour ces villes en réseau, de recevoir une certification de la part des États-nations qu’elles supplanteront. Ce nouveau monde mettra l’accent, à l’instar des derniers chapitres de cet ouvrage, sur la citoyenneté ascendante, la société civile, une communauté d’individus bénévoles, volon- taires, par-delà les frontières, et non sur des prescriptions et des mandats exécutifs imposés par quelques dirigeants internationaux.

On peut trouver outrecuidant l’ex-maire de NewYork, Michael Bloomberg, mais sa rhétorique– loin de celle de John Dewey, car réaliste – exprime tout le pouvoir du localisme municipal sur fond de monde interdépendant : « Avec la police de NewYork, je dispose de ma propre armée, et j’ai mon propre ministère des Affaires étrangères, n’en déplaise au Département d’État. » NewYork abrite « toutes sortes d’individus venus de tous les coins du monde avec tous types de problèmes ». Cela ne plaît pas à Washington ? « De toute façon, concède Michael Bloomberg, je n’écoute pas beaucoup ce qu’ils disent, à Washington. »

Il n’y a ici aucune vantardise. Les problèmes et les perspectives inhérents à la ville donnent du poids à ses affirmations. Car, comme le maire de New York le souligne, « la différence entre mon niveau de gouvernance et d’autres est qu’ici, l’action prend forme dans la cité ». Tandis qu’à l’heure actuelle, le gouvernement américain est « parfaitement incapable de faire quoi que ce soit[…], les maires de ce pays sont encore et toujours confrontés à la réalité ». Les présidents pontifient à coups de grands principes, les maires ont les mains dans le cambouis. Et ils font campagne pour le contrôle des armes : Michael Bloomberg a, par exemple, créé l’ONG Mayors Against Illegal Guns (« les maires contre les armes illégales »). Et ils luttent contre le réchauffement climatique, via, notamment, le réseau C40, qui regroupe 40 grandes villes. Ce mode de pensée constructif s’exprime à travers des organismes comme le Conseil international pour les initiatives écologiques locales (ICLEI), dont le rapport, diffusé à la suite de l’inutile conférence de l’ONU sur le climat à Durban fin 2011, faisait observer que « les admi- nistrations locales sont ce qu’il existe de plus concret en matière de lutte contre le changement climatique ». Le positionnement des villes à l’égard du changement climatique s’était précisé un an plus tôt, lorsque 207 d’entre elles avaient signé le pacte de Mexico, à l’occasion du Sommet mondial des maires sur le climat, qui s’était tenu dans cette ville. Au même moment, les États s’engageaient vaguement à honorer les « stratégies et actions destinées à réduire les émissions de gaz à effet de serre ».

En développant et en diversifiant les réseaux grâce auxquels elles coopèrent déjà, les villes montrent qu’elles peuvent, ensemble, accomplir des choses dont les États sont incapables. […]

Lorsque des maires comme Michael Bloomberg à NewYork prennent des mesures pour freiner le tabagisme ou lutter contre l’obésité infantile en rédui- sant les ventes de sodas dans des bouteilles et des gobelets géants,Washington ne peut qu’observer avec étonnement et désapprouver ou saluer l’initiative. Et le gouvernement américain ne peut rien contre d’autres maires, ailleurs dans le monde, qui feraient de même – bien sûr, les tribunaux peuvent intervenir, comme ils l’ont fait en rejetant l’interdiction de Michael Bloomberg sur les boissons sucrées. Grâce à leurs lobbys arrogants et à leurs comptes en banque séduisants,les fabricants de sodas ou de cigarettes ont beaucoup d’influence sur les administrations centrales. Mais ils ne peuvent pas faire grand-chose contre ces initiatives municipales, sinon déplorer, dans leurs campagnes publicitaires, la suppression du droit à se tuer (ou à tuer ses enfants). Je ne veux pas dire par là que les États n’ont aucun pouvoir de contrôle, ni même de strangulation, sur les villes qui tentent de leur échapper. Leur souveraineté législative et leur position de force en matière budgétaire leur offrent toutes sortes de moyens de stopper les villes débridées. D’ailleurs, la seule ville mondiale qui coexiste en bonne intelligence au côté de son État est Singapour, l’État et la ville ne faisant qu’un. Un éventail étonnamment large d’activités et de coopérations transfrontalières reste cependant accessible aux villes qui le souhaitent vraiment.

Cet appel, que je lance pour que les maires gouvernent le monde et permettent à leurs administrés urbains de sortir de leur pays et de devenir des citoyens sans frontières, n’est donc pas utopique. Ce n’est pas un simple souhait en faveur d’un impossible régime fondé sur la justice mondiale. De quoi cet appel a-t-il besoin pour se concrétiser ?

De la reconnaissance d’un processus déjà en cours, celui d’un monde qui se forme en l’absence de planification systémique et sans la bénédiction d’une quelconque autorité étatique. Et de notre désir d’utiliser le potentiel, unique, de l’urbanité : une coopération et un égalitarisme libérés de la souveraineté et de la nationalité, de l’idéologie et de l’inégalité, bref, de ces forces obstinées qui isolent les États-nations dans des forteresses soi-disant garantes de notre indépendance et de notre autonomie. Les maires, désireux de coopérer les uns avec les autres, n’ont aucune raison de céder aux sirènes de Nations présumées unies… et qui ne le seront, en vérité, jamais, car elles réunissent des pays rivaux, obsédés par leur souveraineté et leur indépendance. […]

Revenons au point de départ : les villes peuvent-elles sauver le monde ? Le défi est sans doute trop grand. Mais elles peuvent vraisemblablement sauver la démocratie du péril de la souveraineté et trouver des moyens de gouverner la planète de façon démocratique et descendante – du haut vers le bas – ou, à tout le moins, informelle, bref, des moyens efficaces, pragmatiques, libérés de toute idéologie. L’ancien président Bill Clinton a rappelé, lors de la convention démocrate de 2012, que « lorsque les temps sont durs et que les gens sont malheureux, en colère, qu’ils souffrent et qu’ils sont déstabilisés, la politique de l’opposition systématique peut sembler bonne. Mais, en réalité, ce qu’on appelle une bonne politique ne fonctionne pas nécessairement. Ce qui marche, c’est la coopération ». Puis il s’est tourné vers le cœur même de la ville et, au milieu des vivats et des applaudissements, il a exhorté les personnes présentes à « s’adresser aux maires qui sont ici. Los Angeles se met au vert et Chicago se dote d’une banque spécialisée dans les infrastructures, parce que républicains et démocrates y travaillent de concert et mettent leurs neurones à contribution. Leurs désaccords n’ont pas disparu pour autant, mais leur objectif est d’obtenir des résultats concrets ».

Ce que je veux, moi aussi, avec ce livre, c’est obtenir des résultats concrets. Que l’on change de sujet : que l’on passe des États aux villes, de l’indépendance à l’interdépendance et de l’idéologie à la résolution des problèmes. La ville est aujourd’hui le sujet qui s’impose : l’espoir y a toujours été monnaie courante, et les maires ont toujours fait preuve d’optimisme. « Le contraste est saisissant entre l’optimisme des commentateurs urbains et le pessimisme de ceux qui restent attachés aux pays et aux institutions multinationales », fait observer le blogueur urbain Matthew Taylor.

« Et si les maires gouvernaient le monde« , éditions de la rue de l’Echiquier, 2015.

Les autres livres des éditions de la rue de l’Echiquier

L’économie malade de ses modèles

Lydia Ben Ytzhak
https://lejournal.cnrs.fr/articles/leconomie-malade-de-ses-modeles

L’économiste Gaël Giraud, coordinateur de la traduction de l’ouvrage «L’Imposture économique», suggère une remise en cause radicale des fondements scientifiques et mathématiques de l’économie «orthodoxe». Il nous explique pourquoi.

Chef économiste à l’Agence française de développement et directeur de la chaire « Énergie et prospérité », vous avez coordonné la traduction de l’ouvrage de l’Australien Steve Keen, L’Imposture économique, parue aux éditions de l’Atelier. Vous partagez avec lui, qui avait annoncé l’imminence d’une crise financière dès 2005, sa remise en cause radicale des fondements de l’économie néoclassique. Celle-ci s’appuirait sur des modèles qui sont tellement éloignés de toute réalité qu’ils ne peuvent rien prévoir ni rien expliquer.

Qu’entendez-vous par déconnexion de la réalité ?


Gaël Giraud : Pour dire les choses de manière lapidaire : les modèles néoclassiques (qui sont utilisés dans la quasi-totalité des grandes institutions internationales, FMI, BCE, Banque de France, etc., et enseignés dans toutes les universités), supposent toujours que l’économie étudiée est à l’équilibre et y retournera quoi qu’il advienne. Cela interdit de prendre en compte, autrement que sous la forme d’événements aberrants – ce que les économistes appellent des « cygnes noirs » –, les catastrophes, les crises et autres phénomènes désagréables qu’il est pourtant vital de pouvoir anticiper.

Vous pensez qu’il est possible d’anticiper les crises futures ?

  1. G. : Dans une certaine mesure, oui. C’est la raison pour laquelle, par exemple, je viens de remettre au Parlement européen un rapport sur le coût macro-économique présumé du prochain krach bancaire en zone Euro. Un krach que j’estime inévitable à terme, en dépit de l’Union bancaire européenne, censée nous en protéger. En effet, comment prétendre évaluer sérieusement un tel coût avec des modèles d’équilibre où, par construction, une crise bancaire ne peut pas arriver ou bien, au pire, ne fera que retarder le moment où l’économie, un instant perturbée, retournera sagement à l’équilibre ? J’ai donc utilisé un modèle alternatif mobilisant des systèmes dynamiques non linéaires (chaotiques) pour répondre à la question des parlementaires. Adopter un point de vue dynamique est une évidence dans toutes les disciplines scientifiques, sauf pour les économistes néoclassiques, qui restent figés sur une méthodologie statique qui date des années 1870…

Pourquoi contestez-vous également l’utilisation que font les économistes néoclassiques des outils mathématiques ?

  1. G. : Parce qu’ils prétendent généraliser et appliquer à la macro-économie des outils forgés et validés pour la micro-économie. Le problème est que, sous prétexte de simplifier la réalité des échanges entre agents économiques – par exemple en considérant que la simple sommation des courbes de demande individuelle de chaque consommateur permet d’établir la courbe de demande d’un marché dans son ensemble – les modèles néoclassiques négligent, voire ignorent, les phénomènes d’émergence liés à l’agrégation de millions de comportements distincts.

Des phénomènes pourtant bien connus en physique statistique et en théorie du chaos. Les économistes orthodoxes sont ainsi systématiquement passés à côté des manifestations macro-économiques de type « cygne noir », qui sont pourtant empiriquement avérées. Le pire étant que la validité mathématique de ces simplifications a été étudiée et réfutée (link is external) dans les années 1970 par l’économiste français Gérard Debreu. Malheureusement, comme à chaque fois que la communauté des économistes néoclassiques a été confrontée à un résultat qui la gênait, l’auteur a été célébré par un prix Nobel… et le résultat a été oublié.

Quelles conséquences ces approximations ont-elles en matière de politique économique ?

  1. G. : L’une des conséquences les plus extraordinaire, c’est que jusqu’en 2012-2013 la totalité des modèles néoclassiques continuait de se fonder sur l’hypothèse ridicule que le secteur privé d’une économie n’a pas de dette. Pourquoi ? Parce que l’ensemble des consommateurs, une fois agregé, est supposé se comporter comme un unique ménage représentatif. Un ménage unique fictif qui ne peut évidemment pas avoir de dette vis-à-vis de lui-même, à la différence des consommateurs individuels et réels de l’économie réelle…

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le débat politique, en Europe comme dans les pays du Sud, se focalise sur la dette publique, alors qu’à l’exception du Japon, le privé est presque partout beaucoup plus lourdement endetté que le public. En Chine, en particulier, le ratio dette privée sur PIB s’envole dangereusement depuis plusieurs années et pourrait provoquer la prochaine tourmente financière mondiale. Pendant ce temps, beaucoup trop d’économistes scrutent, à mon avis à tort, la dette publique des États…

Vous reprochez également aux économistes d’omettre la monnaie, mais n’est-elle pas au centre du débat ?

  1. G. : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la quasi-totalité des modèles omet la monnaie ; y compris les modèles parfaitement néoclassiques de Thomas Piketty qui sont pourtant censés décrire l’évolution du capital. Ils considèrent que la monnaie n’a aucune influence à plus ou moins long terme sur l’économie réelle, alors que toutes les études empiriques démontrent évidemment le contraire. Rien de surprenant, du coup, à ce que le secteur bancaire soit souvent absent desdits modèles. Et, même quand les économies que l’on modélise comportent une banque, celle-ci est dénaturée et travestie en un pur intermédiaire financier qui prêterait aux emprunteurs de la main droite ce qu’elle aurait emprunté aux prêteurs de la main gauche. Pourtant, ce sont les mêmes économistes qui ne cessent d’évoquer l’inflation et le taux d’intérêt auquel le secteur privé peut emprunter de la monnaie.

Les banques et la monnaie ne sont-elles pas des intermédiaires financiers ?

  1. G. : Si, mais les banques ne sont pas des relais passifs, elles frappent monnaie tous les jours. La Banque d’Angleterre, dont le chief economist, Andrew Haldane – un homme courageux –, rappelle régulièrement que les banques ne sont pas que des intermédiaires financiers : elles créent de la monnaie ex nihilo, légalement, en permanence.

Bien entendu, toutes ces aberrations sont toujours présentées sous le prétexte de la simplification, renvoyant à plus tard la tâche d’attaquer les « choses sérieuses ». En réalité, ces simplifications emportent avec elle des décisions de modélisation et in fine des options politiques fortes.

Par exemple, le fait de faire « comme si » les banques ne créaient pas de monnaie permet d’entretenir la fiction selon laquelle la planche à billets est toujours et partout inflationniste. Si c’était le cas, il conviendrait de fermer toutes les banques demain matin.

En quoi cette simplification est-elle selon vous porteuse de manipulation politique ?

  1. G. : Parce qu’elle entretient l’idée fausse selon laquelle la création monétaire est ipso facto inflationniste. Elle permet de retirer le pouvoir de battre monnaie des mains du souverain politique au motif qu’il en usera forcément à des fins électoralistes et aux dépens de la stabilité des prix; installant l’idée que la Banque centrale doit absolument être indépendante. En Colombie, par exemple, la Banque centrale de Bogota défend aujourd’hui jalousement son indépendance, éventuellement aux dépens d’un certain nombre d’investissements que le gouvernement colombien souhaite financer.

Autre approximation des modèles néoclassiques, probablement la plus étonnante, ils reposent presque tous sur l’hypothèse des « anticipations rationnelles ». Cette hypothèse signifie que, compte tenu de l’information dont ils disposent, les ménages et les entreprises sont supposés anticiper parfaitement le déroulement de l’économie jusqu’à la fin des temps. Ne riez pas, c’est vrai !

Mais cette fois encore, l’aberration épistémique n’est pas politiquement innocente ; car l’une des conséquences de l’hypothèse d’anticipation rationnelle, c’est le « théorème d’équivalence ricardienne » de Robert Barro (attribué à tort au grand économiste britannique du XIXe siècle David Ricardo).

En quoi consiste ce théorème ?

  1. G. : Ce « théorème », qui n’est en réalité qu’un postulat non démontré, dit ceci : puisque les ménages font des anticipations rationnelles, chaque fois que l’État augmente sa dépense publique, les ménages augmentent leur épargne à due proportion de manière à thésauriser exactement de quoi financer le surcroît d’impôts qui ne manquera pas de venir combler le déficit public supplémentaire. Conclusion : la dépense publique est toujours et partout inefficace, puisqu’elle est immédiatement neutralisée par les ménages. Pourtant, empiriquement, on n’observe pas de forte corrélation entre l’épargne et la dépense publique. Il n’empêche que ce « théorème » continue d’être enseigné dans les cours d’économie comme s’il était parole d’Évangile.

Existe-t-il des alternatives plus prometteuses ?

  1. G. : Depuis 2013, quelques rares modèles néoclassiques, par exemple celui de Krugman-Eggertson, tentent d’incorporer les dettes privées. Mais cela se fait toujours à l’intérieur d’un paradigme d’équilibre, sans monnaie et avec des anticipations rationnelles. Il y a aujourd’hui une équipe internationale de chercheurs, économistes, mathématiciens, physiciens, qui collaborent à l’élaboration d’une famille de modèles alternatifs construits autour de deux-trois idées centrales : d’abord, ils doivent vérifier les conditions de cohérence comptables, lesquelles, souvent ne sont pas satisfaites par les modèles standard ; ensuite, ils obéissent à des systèmes dynamiques estimés empiriquement d’après le comportement agrégé réel des acteurs économiques ; et enfin ils incorporent l’énergie et les ressources naturelles comme ingrédients essentiels de la production.