Articles du Vendredi : Sélection du 17 juin 2016

La réforme du marché européen du carbone ne respecte pas l’accord de Paris

Pascal Canfin et Alain Grandjean
www.alterecoplus.fr/climat/la-reforme-du-marche-europeen-du-carbone-ne-respecte-pas-laccord-de-paris-201606161515-00003670.html

Un an après sa parution, l’encyclique écologique du pape a secoué les chrétiens

Martin de Lalaubie
www.reporterre.net/Un-an-apres-sa-parution-l-encyclique-ecologique-du-pape-a-secoue-les-chretiens

Temps de travail, salaires, licenciements, dumping social, santé : tout ce que la loi va changer pour les salariés

Rachel Knaebel
www.bastamag.net/Entre-l-Assemblee-et-le-Senat-un-projet-qui-deregule-largement-le-temps-de

La réforme du marché européen du carbone ne respecte pas l’accord de Paris

Pascal Canfin et Alain Grandjean
www.alterecoplus.fr/climat/la-reforme-du-marche-europeen-du-carbone-ne-respecte-pas-laccord-de-paris-201606161515-00003670.html

Les États se sont engagés à Paris en décembre dernier à atteindre une économie neutre en carbone dans la deuxième moitié du siècle. Ce qui signifie pour les pays riches, selon les projections des scientifiques du Giec, une neutralité carbone dans la décennie 2050-2060.

 

Pour atteindre cet objectif commun, les Etats restent libres de choisir comment procéder. Certains comme l’Inde ont choisi d’augmenter les taxes sur le charbon. D’autres de subventionner les énergies renouvelables, ou d’imposer des normes aux appareils électriques gros consommateurs d’énergie.

 

Parmi ces instruments, la mise en place d’un prix du carbone est un élément important. Alors qu’il y a dix ans, l’Europe était la seule région du monde à créer un système de quotas d’émissions pour son industrie, la Chine a annoncé en 2015 la création du plus gros marché carbone de la planète. Cela devrait permettre, en 2020, d’atteindre 25 % des émissions mondiales couvertes par un système de prix du carbone, contre environ 12 % aujourd’hui.

 

Prix du carbone trop faible

 

Mais presque partout, et notamment en Europe, le prix du carbone se situe en dessous de 10 euros par tonne de CO2 émis. Il y a bien quelques exceptions.

 

En Suède, pays qui a mis en place une vraie réforme fiscale écologique, le prix du CO2 dépasse les 100 euros par tonne, sans que cela n’affecte ni la qualité de vie, ni le pouvoir d’achat, ni la compétitivité des entreprises, bien au contraire !

 

En France, la contribution climat énergie dépasse désormais les 22 euros la tonne, mais ne concerne que les ménages et les PME. Nous sommes donc, en France, dans la situation paradoxale où les grands groupes parmi les plus gros pollueurs paient leur carbone moins cher que les ménages et les PME, car les premiers sont couverts par le marché à moins de 10 euros la tonne, quand les seconds sont assujettis à la contribution climat énergie, pour faire simple la taxe carbone, à 22 euros !

 

Sans réforme, l’UE ne sera pas au rendez-vous des objectifs qu’elle a pourtant validés à Paris

 

Le dysfonctionnement du marché du carbone est une évidence. A quelques euros par tonne de CO2, le charbon, très polluant, reste plus compétitif que le gaz. Résultat, en Allemagne comme en Pologne, les centrales à charbon tournent à plein régime, tandis que le gaz fonctionne au ralenti. Au rythme actuel de nos émissions, tout indique que l’UE, qui fut un temps le champion de la lutte contre le dérèglement climatique, ne sera pas au rendez-vous des objectifs qu’elle a pourtant validés à Paris.

 

Instaurer un corridor des prix du CO2

 

La réforme du marché européen du carbone étant justement en cours de négociation entre les Etats et le Parlement européen, on pourrait s’attendre à ce qu’elle permette justement de réparer les défauts initiaux et aligne cet outil sur les objectifs de l’accord de Paris. Or, ce n’est pas le cas. En l’état actuel du texte, les émissions totales de CO2 autorisées par la réforme du marché sont de 2 milliards de tonnes supérieures à la cible minimum que l’UE doit atteindre en 2050, soit moins 80 % d’émissions par rapport à 1990. Nous sommes très loin d’être en phase avec l’accord de Paris.

Il est donc vital et urgent de corriger le tir. C’est le sens de la proposition de corridor prix carbone que nous avons fait la semaine dernière avec Gérard Mestrallet dans le cadre d’une mission que nous a confiée sur ce sujet la ministre de l’environnement Ségolène Royal1.

 

La Californie, qui a appris des échecs européens, a déjà introduit ce système

 

L’idée est simple et robuste. Il s’agit simplement de mettre en vente les quotas d’émission à un prix minimum, et d’en garder quelques-uns en stock pour les revendre si les prix flambent. La Californie, qui a appris des échecs européens, a déjà introduit ce système. Le Royaume-Uni a lui aussi introduit un prix plancher du CO2 dans la production d’électricité pour en finir avec le charbon. Lors de la conférence environnementale au printemps, François Hollande a indiqué que la France lui emboîterait le pas sur le secteur de l’électricité.

 

Ce prix plancher, soutenu par une grande partie des acteurs de l’énergie et notamment tous les acteurs des renouvelables, garantit aux industriels la visibilité dont ils ont besoin pour investir dans des technologies décarbonées. En effet, comment peut-on prendre une décision d’investissement qui a une durée de vie de 40 ou 50 ans sur la base d’un prix de marché qui évolue tous les jours ! Il faut certes de la souplesse mais aussi un signal prix clair. Couplé à une baisse du nombre de quotas de CO2 autorisés et à une réduction du nombre de quotas alloués gratuitement, ce système permettrait de donner un coup de fouet aux investissements verts.

 

Les Etats se prononcent sur le projet de la commission européenne le 20 juin et les parlementaires européens déposent leurs amendements le 26 juin. Nous saurons donc dans quelques jours si l’Europe est au rendez-vous du climat ou si le leadership climatique est passé en Chine et en Californie !

  • Nous avions proposé pour la première fois cette idée dans le rapport que nous avons remis au président de la République en juin 2015 : www.elysee.fr/assets/Uploads/Telecharger-le-resume-du-rapport.pdf
  • Un an après sa parution, l’encyclique écologique du pape a secoué les chrétiens

    Martin de Lalaubie
    www.reporterre.net/Un-an-apres-sa-parution-l-encyclique-ecologique-du-pape-a-secoue-les-chretiens

    L’encyclique Laudato si’ du pape François sur le changement climatique, publiée il y a un an, a connu un grand succès chez les catholiques mais aussi bien au-delà. L’auteur de cette tribune revient sur la radicalité du message du souverain pontife qui, liant crise écologique et crise sociale en une « complexe crise socio-environnementale », appelle à un changement de société.

    Martin de Lalaubie est prêtre jésuite et journaliste à la revue Projet. Il a aussi réalisé le webdocumentaire Jeunes et engages, portraits d’une Église qui (se) bouge.

     

    Pour sa première encyclique intitulée Laudato si’, le pape François a frappé fort en offrant à l’Église catholique son premier texte sur les changements climatiques. Six mois avant la COP21, il nous rappelait que les religions avaient leur pierre à apporter dans ce contexte d’urgence.

     

    Ce souffle a d’abord reçu un large écho au sein de l’Église, davantage que les textes pontificaux précédents, et notamment chez ceux qui portaient ces problématiques sans trouver grande audience. Quelle meilleure légitimité pour les catholiques que le successeur de Saint-Pierre en personne ? Car les questions écologiques ne sont pas neuves pour les catholiques, mais personne jusque-là n’avait réussi à en faire une préoccupation centrale. Avec le pape François, l’Église n’intervient plus en apesanteur au-dessus de la société ou seulement dans la vie privée des personnes. Au contraire, en s’adressant à « chaque personne qui habite cette planète », elle nous invite tous, catholiques ou non, à s’inscrire dans un mouvement global et radical de changement.

     

    La dynamique de la COP21 a vite permis de se tester dans la mise en pratique de Laudato si’. À l’image du pape qui s’inspire des autres religions (patriarche Bartholomée, sage soufi…), c’est ensemble que les différentes religions se sont retrouvées à Saint-Denis à la veille de l’ouverture de la conférence climat. D’abord pour une grande célébration interreligieuse dans la Basilique afin d’accueillir les pèlerins du monde entier. Puis pour remettre à Nicolas Hulot et Christiana Figueres une pétition signée par « 1,8 million de Terriens » pour plus de justice climatique, ce qui a permis à une délégation d’être reçue à l’Élysée quelques jours plus tard. On peut se dire qu’un certain nombre de ces évènements « religieux » pendant la COP auraient eu lieu même sans Laudato si’, mais on ne peut douter de l’élan donné aux communautés catholiques.

    François endosse une véritable fonction politique qui interpelle chrétiens et au-delà

     

    La COP passée, la mise en pratique de Laudato si’ continue d’animer les catholiques. Il y a ceux qui ont déjà mis le pied à l’étrier sans attendre le pape et qui trouvent dans ce texte un bel encouragement. À l’image des Scouts et Guides de France qui depuis plusieurs années ont lancé le programme éducatif Halp, habiter autrement la planète, et qui entendent depuis le Vatican que « nous sommes devant un défi éducatif » car « l’existence de lois et de normes n’est pas suffisante à long terme pour limiter les mauvais comportements ». Ou comme le CCFD-Terre solidaire (Comité catholique contre la faim et pour le développement), qui se bat depuis 50 ans contre les causes structurelles de la faim par plus de solidarité internationale et qui voit le pape approuver leur constat qu’« il y a, en effet, une vraie “dette écologique”, particulièrement entre le Nord et le Sud, liée à des déséquilibres commerciaux ».

     

     

     

     

    François invite les hommes à « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». 

     

    Il y a aussi tous ceux qui se mettent en mouvement grâce à leur découverte du texte. Toutes ces paroisses qui demandent encore, un an après sa sortie, des conférences sur l’encyclique. Ces communautés religieuses qui se réunissent pour interroger leur mode de vie communautaire à la lumière de Laudato si’. Ces camps de jeunes avec pour fil rouge la lettre du pape. Les évêques de France qui financent un poste spécialement pour accompagner la réception et la mise en pratique de l’encyclique du national au plus local, avec pour support un site dédié à cette dynamique. Et il y a ceux qui, tout simplement, l’ont lue et ne regardent plus leur environnement de la même manière.

     

    Si l’encyclique a autant touché au sein de son Église, c’est aussi parce que le pape est très écouté en dehors. Nous étions habitués à un pape légitime dans sa fonction hiérarchique mais cantonné à une image quasi « folklorique » pour l’extérieur. Le pape François a complètement renversé cette représentation, interpellant bien au-delà d’un auditoire acquis par coutume. N’y cherchons aucun symbole, mais il est intéressant de voir que les trois quotidiens généralistes français — Le Monde, Libération et Le Figaro — lui ont offert leur une pour la publication de Laudato si’. Et comment le pape pourrait-il ne pas toucher nombre de militants écolos quand il appelle à « une certaine décroissance », critique « les forces invisibles du marché », condamne « les combustibles fossiles très polluants » ? François endosse une véritable fonction politique qui interpelle chrétiens et au-delà, allant même jusqu’à rassembler certaines personnes qui ne s’adressaient que méfiance mutuelle.

    « Ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité »

     

    Le pape ne fait pas que rassembler. Il nous offre aussi et surtout une nouvelle approche socioécologique pour un changement radical de société en pointant le lien entre crise sociale et crise environnementale. « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. » On ne peut pas se soucier de l’environnement sans s’engager pour plus de justice sociale et inversement, nous dit le pape. Et pour nous mettre en mouvement, il nous invite à « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ».

    Ce « tout est lié » est le fondement du concept « d’écologie intégrale », pivot de toute sa réflexion. Oui, nous devons agir en faveur de notre planète menacée. Mais ça ne pourra pas se faire sans s’attaquer aux inégalités, sans promouvoir un cadre de vie sain pour toutes les classes sociales, sans défendre la richesse des différentes cultures, sans s’attaquer au « paradigme technocratique dominant ». L’« écologie intégrale » nous ouvre à de multiples dimensions : environnementale, économique, sociale, culturelle, spirituelle ; car face à ces crises, « ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité […] le sens de notre propre passage sur cette terre ».

    Laudato si’, cette encyclique historique, n’a qu’un an. L’écho favorable qu’elle a trouvé dans et au-delà de l’Église ne doit pas cesser de porter. Continuons à la diffuser, à nous l’approprier, pour « avancer dans [cette] révolution culturelle courageuse » à laquelle nous appelle le pape avec « urgence ».

    Temps de travail, salaires, licenciements, dumping social, santé : tout ce que la loi va changer pour les salariés

    Rachel Knaebel
    www.bastamag.net/Entre-l-Assemblee-et-le-Senat-un-projet-qui-deregule-largement-le-temps-de

    Le projet de loi travail a été largement amendé, entend-on, et ne changerait presque rien au quotidien des salariés. Vrai ou faux ? Si certaines dispositions ont été retirées, la loi remet toujours en cause les 35 heures, risque de généraliser les baisses de salaires, facilite les licenciements, complique les recours des salariés qui les jugeraient abusifs, tout en instaurant de fait un dumping social malsain entre entreprises d’un même secteur. Alors que le texte passe devant le Sénat, où la majorité de droite le durcit, Basta ! fait le point. Après trois mois de contestation, de manifestations, de grèves et de blocages, le texte de la loi travail est arrivé au Sénat le 1er juin. Il y sera discuté jusqu’au 24, avant de revenir à l’Assemblée nationale. Que prévoit le texte dans son état actuel [1] ? A-t-il vraiment été « largement réécrit » comme l’assure la CFDT, qui soutient son adoption, et comme l’avance le gouvernement ? Que changerait cette loi dans la vie des travailleurs si elle entrait en vigueur en l’état ? C’est le point central de cette nouvelle loi travail. Aujourd’hui, en matière de droit du travail, les dispositions du Code du travail servent de socle commun. Ensuite, les accords conclus au sein d’une entreprise puis au sein d’une branche – qui regroupe les entreprises d’un même secteur d’activité – ne peuvent pas être moins favorables aux salariés. C’est ce qu’on appelle la hiérarchie des normes. Et c’est ce verrou là que la loi travail fait sauter dans son article 2. Or, là-dessus, rien, ou presque, n’a bougé depuis l’avant-projet de loi.

    Des heures sup’ moins payées : soumis à un accord d’entreprise

    « Ce n’est pas l’accord d’entreprise en lui-même qui pose problème. C’est l’accord d’entreprise qui de fait remplace la loi de manière régressive », explique Fabrice Angei, du Bureau confédéral de la CGT. Et c’est bien dans ce sens-là que va le texte. « L’exemple le plus simple, ce sont les heures supplémentaires », souligne Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force ouvrière. « Aujourd’hui, seul un accord de branche peut prévoir une rémunération des heures sup’ à moins de 25 % de majoration. Une seule branche a négocié cela, celle des centres de loisir. Mais avec cette loi, demain, la branche sauterait. On pourrait négocier une rémunération moindre des heures sup’ au niveau de chaque entreprise. » À la place des 25 % de majoration obligatoire pour les huit premières heures supplémentaires, puis de 50 % au-delà, la direction d’une entreprise pourra désormais fixer, suite à un accord, un taux à seulement 10 %.

    Forfait-jours : soumis à un accord d’entreprise

    Avec des heures supplémentaires qui pourront être majorées de seulement 10 % sur simple accord d’entreprise, dépasser les 35 heures coûterait moins cher à l’employeur. Deux autres mesures du texte remettent en cause la loi Aubry. Le projet initial étendait le dispositif des « forfaits-jours », qui calcule le temps de travail non pas en heures mais en jours travaillés. Ce système avait été mis en place avec les 35 heures pour permettre aux cadres en particulier de les contourner [2]. C’est déjà une exception française en Europe. Avec la loi travail, le forfait-jours pourrait concerner davantage de salariés. Sur ce point, le texte a été modifié : la décision d’étendre le calcul du temps de travail en forfait-jours ne pourra être prise de manière unilatérale par l’employeur mais devra faire l’objet d’un accord des représentants syndicaux.

    Travailler 12 h par jour, 46 h par semaine : toujours possible

    La loi travail donne aussi la possibilité aux accords d’entreprises d’augmenter la durée maximum de travail par semaine à 46 heures, au lieu des 44 heures actuellement. Il sera aussi possible de passer de 10 heures de travail quotidien – la règle aujourd’hui – à 12 heures maximum. « Le principe de faire primer les accords d’entreprises sur les conventions collectives et le Code du travail est pour l’instant limité aux questions de temps de travail et d’heures supplémentaires. Mais l’idée de cette loi, c’est que ça s’applique ensuite partout, sur tous les domaines », précise Jean-Claude Mailly.

    Moduler les 35 heures : soumis à un accord de branche

    Depuis la mise en place des 35 heures, les entreprises peuvent, par accord, moduler le temps de travail d’une semaine sur l’autre, pour éviter de payer des heures supplémentaires. Actuellement, sans accord de branche ou d’entreprise, la modulation se fait au maximum sur quatre semaines. Avec accord, sur un an. La loi travail prévoit qu’avec un accord collectif, la modulation pourra aller jusqu’à… trois ans. La nouvelle version renvoie la négociation sur cette question au niveau de la branche.

    Cette question révèle un des enjeux centraux de cette loi : s’attaquer au temps de travail légal des salariés. « Dans les faits, les 35 heures sont déjà mises à mal de toutes parts. Mais cette loi, aussi bien avec l’extension des forfaits-jours que sur la question des congés et des horaires décalés, va encore déréguler le temps de travail, souligne Eric Beynel, porte-parole de Solidaires. Ces mesures vont dégrader les conditions de travail des salariés, et aussi empêcher les chômeurs de travailler en augmentant le temps de travail au lieu de le réduire. Ce qu’il faudrait pourtant faire pour lutter contre le chômage. »

    Concurrence malsaine entre PME : toujours possible

    « La loi et les accords de branche, c’est la garantie de protection collective et de l’égalité des salariés. Les remettre en cause, c’est encore renforcer la concurrence entre les entreprises, en particulier dans des branches particulièrement concurrentielles comme le commerce, le BTP, les transports… et tout spécialement chez les sous-traitants, qui sont souvent de très petites entreprises », analyse Eric Beynel. Risque d’effets pervers : le dumping social entre entreprises françaises d’un même secteur.

    « Déjà, beaucoup de PME nous disent que leurs donneurs d’ordre leur demandent de baisser leur prix quand elles ont reçu des Crédits d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Aujourd’hui, dans la chimie ou la métallurgie, l’accord de branche précise que les heures sup’ doivent être payées à 25 % de majoration. Mais si on peut faire baisser la rémunération des heures sup’ à 10 % par simple accord d’entreprise, les donneurs d’ordre vont faire pression sur les sous-traitants pour l’exiger et faire ainsi baisser leurs coûts. Ce sera pareil pour le temps de travail », craint Jean-Claude Mailly.

    Licenciement pour cause réelle et sérieuse : toujours facilitée

    De nouveaux types d’accords d’entreprise, dits de « préservation et de développement de l’emploi » (article 11), permettraient de modifier les rémunérations et le temps de travail. Aujourd’hui, ce type d’accord n’est possible qu’en cas de difficultés économiques de l’entreprise. Ce ne sera plus le cas si la loi travail est adoptée en l’état. Le texte fait sauter cette protection. Si le salarié refuse, il serait licencié, « pour cause réelle et sérieuse ». Cela rendra beaucoup plus compliqué une éventuelle contestation aux prud’hommes si le salarié estime son licenciement abusif ou injustifié.

    Licenciement économique : toujours facilité

    En plus d’autoriser le licenciement « pour cause réelle et sérieuse » des salariés qui refuseraient de se soumettre aux nouvelles conditions de travail imposées par accord d’entreprise, le projet de loi facilite les licenciements dits économiques. Aujourd’hui, un plan de licenciement économique n’est valable qu’en cas de fermeture d’entreprise, de réorganisation, de mutations technologiques ou de difficultés économiques. Avec la nouvelle loi (article 30), une simple baisse des commandes ou du chiffre d’affaires pendant quelques mois suffira à justifier des licenciements économiques. « Avec ce texte, on déconnecte le licenciement économique d’une réelle difficulté économique qui mettrait en jeu la viabilité de l’entreprise. Ce sont les salariés qui ont le moins de protection, ceux des plus petites entreprises, qui vont être le plus soumis à la précarisation. », analyse Fabrice Angei, de la CGT. Pour les très petites entreprises, un seul trimestre de baisse des commandes suffira à justifier les licenciements.

    Indemnités plafonnées : supprimées

    Les licenciements seront aussi facilités en cas de transferts d’entreprise (article 41). Plus besoin de faire pression sur les salariés comme à Free quand le groupe de téléphonie a racheté Alice.

    Dans le cas d’un licenciement économique déclaré nul aux Prud’hommes, les indemnités versées au salariés baisseraient : 6 mois de salaires minimums pour les salariés avec au moins deux ans d’ancienneté, au lieu de 12 mois aujourd’hui. Un licenciement abusif coûtera donc deux fois moins cher à l’employeur ! Dans la deuxième version du texte, les montants plancher de dommages et intérêts en cas de licenciement non justifié ont été supprimés [3].

    Accord d’entreprise validé contre les syndicats majoritaires : toujours possible

    Aujourd’hui, un accord d’entreprise n’est valable que s’il est signé par un ou plusieurs syndicats représentant au moins 30 % des votes exprimés aux élections. Cet accord peut cependant être refusé par les autres organisations syndicales si celles-ci pèsent au moins 50 % des votes aux élections professionnelles. Exemple ? La direction de la Fnac avait proposé un accord sur l’extension du travail le dimanche et en soirée. La CFTC, la CFDT et la CGC (cadres), syndicats minoritaires, l’avaient signé. La CGT, SUD et FO, majoritaires, ont pu le faire invalider en janvier. Un mois plus tard, le projet de loi travail était prêt. Ce contre-pouvoir des syndicats majoritaires ne sera plus possible. Le projet de loi modifie ces conditions (article 10 dans la nouvelle version). Si les syndicats majoritaires s’opposent à un accord d’entreprise, les syndicats minoritaires et l’employeur pourront organiser une « consultation » – ce terme a remplacé celui de « référendum d’entreprise » – directe des salariés pour faire valider un accord minoritaire. Vive la démocratie directe pourrait-on croire… La seule chose qui a changé sur ce point dans la deuxième version du projet : ces consultations ne pourront valider pour l’instant que des accords concernant les questions d’organisation du temps de travail. Mais l’idée est bien d’élargir par la suite.

    Un progrès pour la démocratie sociale ? Faux

    Le projet de loi parle du « renforcement » de la légitimité des accords collectifs…Mais s’agit-il vraiment d’un progrès de la démocratie sociale ? Le syndicat des avocats de France n’est pas de cet avis. « Le projet de loi est politiquement incohérent puisque, alors qu’il prétend renforcer le dialogue social, les salariés sont instrumentalisés pour affaiblir les syndicats dont ils ont pourtant eux-mêmes déterminé la représentativité aux dernières élections. Les salariés sont donc utilisés pour désavouer les syndicats majoritaires qu’ils ont élus », résume le syndicat des avocats [4]. « Le gouvernement met en avant la question de la démocratie sociale. Mais les référendums de ce type, en général, se font sur des régressions sociales, comme chez Smart, où une consultation de ce genre a été organisée sous la menace de perte d’emploi », déplore Éric Beynel. Dans l’usine Smart de Moselle, la direction a organisé à l’automne une consultation des salariés pour augmenter le temps de travail. Les cadres l’approuvent en majorité mais pas les ouvriers. Au total, le oui l’emporte. Mais la CGT et la CFDT, majoritaires à elles deux, refusent l’accord. Menaçant de fermer le site, la direction fait cependant signer des avenants à leur contrat de travail à la quasi-totalité des 800 salariés du site. Ces avenants prévoient une augmentation du temps de travail et une baisse de salaire. Avec la loi travail, le référendum voté par les cadres auraient eu valeur d’accord d’entreprise tel quel, sans possibilité pour les syndicats majoritaires de s’y opposer. « Plus les négociations se font au plus près des entreprises, plus elles sont soumises au chantage des employeurs. Voilà la réalité qui remonte du terrain aujourd’hui », rapporte Fabrice Angei. « Le référendum tel qu’il est prévu dans le projet de loi est là pour faire valider des accords minoritaires. Cela signifie bien que le gouvernement souhaite faire passer des régressions. »

    Médecine du travail : la santé des salariés sacrifiée sur l’autel de la sélection ?

    L’article 44 du projet de loi s’appelle « moderniser la médecine du travail ». Selon Alain Carré, médecin du travail et vice-président de l’association Santé et médecin au travail, il s’agit en fait bien plutôt « d’affaiblir la médecine du travail et de la transformer en médecine de sélection de la main d’œuvre ». La loi prévoit de supprimer l’obligation de visite d’embauche par un médecin.

    Un infirmier pourrait la faire. « Or, c’est essentiel pour un médecin de faire des consultations. En faisant faire les visites par un tiers, on empêche le médecin d’exercer son activité clinique », souligne Alain Carré. Surtout, la réforme envisagée dans cette loi transformerait le rôle même de la médecine du travail. « L’examen médical d’aptitude permet de s’assurer de la compatibilité de l’état de santé du travailleur avec le poste auquel il est affecté, afin de prévenir tout risque grave d’atteinte à sa santé ou sa sécurité ou à celles de ses collègues ou des tiers évoluant dans l’environnement immédiat de travail », édicte le point 65 de l’article 44 du texte. « Normalement, la mission du médecin du travail, c’est d’aménager les postes afin que tout salarié puisse travailler. Avec cette réforme, vous devez au contraire décider si le salarié est apte ou inapte, explique Alain Carré. C’est intenable. Par exemple, aujourd’hui, pour un salarié qui subit une maltraitance au travail de la part de son employeur, vous allez, en tant que médecin du travail, intervenir pour que quelque chose change dans les tâches qu’on lui confie, dans la manière dont on lui parle. C’est le poste qu’on modifie. Mais avec cette loi, dire “le salarié est en danger”, c’est le déclarer inapte, et l’employeur peut le licencier pour motif personnel. ». D’une médecine destinée à protéger la santé des salariés, la loi travail veut faire une médecine de sélection de la main d’œuvre, dénonce Alain Carré. « Cette loi va faciliter les licenciements de salariés qui ont des problèmes de santé. C’est ce que demande le Medef depuis longtemps, analyse Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Et si les médecins du travail empêchent les salariés de travailler, ceux-ci vont tout simplement taire leurs problèmes de santé. La nouvelle loi prévoit par exemple que pour certains postes à risque, la visite d’embauche se fasse en fait avant l’embauche. Cette visite sera donc susceptible d’écarter quelqu’un d’un poste. En conséquence, le salarié va évidemment cacher ses antécédents, taire le fait qu’il prend des médicaments, etc. » Les médecins du travail se retrouveraient dans la position de décider si quelqu’un sera embauché ou pas, sera licencié, ou pas. « On va avoir des atteintes à la santé des travailleurs et on construit en plus l’invisibilité de ces atteintes », déplore Alain Carré. Le médecin du travail attire l’attention sur une autre mesure dangereuse à ses yeux prévue dans la loi travail, qui a même été ajoutée dans la deuxième version : « Il y a un passage de l’article 44 tout à fait stratégique, qui dit que pour contester l’avis du médecin du travail, le salarié devra aller aux Prud’hommes. Aujourd’hui, si le médecin prend une décision qui ne convient pas au salarié, celui-ci saisit l’inspection du travail, qui saisit le médecin inspecteur. Faire passer la contestation de l’avis du médecin du travail du côté du conflit privé, cela signifie que l’État se démet de cette garantie de la santé au travail. » « Cette mesure est un non-sens », s’indigne aussi Jean-Michel Sterdyniak. Qui ne baisse pas les bras devant cette nouvelle attaque contre la médecine du travail, déjà mise à mal par les lois Macron et Rebsamen. « Nous allons trouver des façons de résister à ce système s’il est mis en place. » Les mobilisations des syndicats et du mouvement social ont déjà abouti à quelques modifications significatives du projet de la loi entre sa première et sa deuxième version, même sil elles sont peu nombreuses. Le premier texte prévoyait que les apprentis de moins de 18 ans pourraient travailler jusqu’à 10 heures par jour. Cette mesure a été retirée. De même que l’augmentation prévue de la durée maximum de travail de nuit. Par ailleurs, le congé minimum en cas de décès d’un proche restera garanti par la loi.

    Au Sénat, suppression des 35 heures et travail de nuit des mineurs

    Mais même là-dessus, rien n’est sûr. Les premiers amendements votés la semaine par le Sénat, en majorité de droite, reviennent sur plusieurs points de la loi à la première version du texte. Les sénateurs ont par exemple réintroduit le barème des indemnités prud’homales en cas de licenciement injustifié. Ils sont même allés plus loin que le premier projet dans la déréglementation du temps de travail.

    La commission des affaires sociales du Sénat a ainsi voté un amendement pour faciliter le travail de nuit des apprentis mineurs. Elle a aussi supprimé la durée minimum de 24 heures par semaine pour les temps partiel. Surtout, les sénateurs ont tout bonnement fait sauter les 35 heures. « À défaut d’accord, la durée de référence est fixée à 39 heures par semaine », ont voté les sénateurs.

    Cet amendement scelle-t-il la fin définitive des 35 heures ? Non. Le Sénat va examiner ce texte en séance plénière à partir du 13 juin. Mais ensuite, le projet reviendra à l’Assemblée nationale, en juillet. Et là, tout peut encore changer.

    « Après le passage au Sénat, le jeu du gouvernement, ce sera de montrer que si ce n’est pas lui, ce sera pire. C’est un jeu de dupe », analyse Eric Beynel, porte-parole de Solidaires. « Nous, nous concentrons nos forces sur la manifestation du 14 juin et sur la votation citoyenne », organisée par l’intersyndicale opposée à la loi travail.