Edgar Morin « Migrants : appel aux églises »

 

Dans un appel lancé dans Le Monde par le sociologue Edgar Morin, parrain d’Alternatiba 2018, et lʼanthropologue Véronique Nahoum-Grappe, de nombreux intellectuel-e-s et militant-e-s, dont un représentant de Bizi !, demandent aux représentants religieux dʼouvrir largement les lieux de culte et leurs divers locaux aux exilés.

 

LE MONDE | 13.06.2018

Dans Paris, les évacuations des campements de personnes exilées se succèdent (plus de trente depuis 2015) sans empêcher quʼils se reforment sans cesse : une pression législative de plus en plus répressive en France – en témoigne la dernière loi asile et immigration, votée le 22 avril – comme en Europe, où la montée des diverses extrêmes droites trouve son unité première dans la culture de la haine anti-immigrés : « Per i clandestini è finita la pacchia » (« Pour les clandestins, le bon temps est fini »), a hurlé le nouveau ministre de lʼintérieur italien, Matteo Salvini, le 2 juin, promettant dʼen chasser 500 000 dʼItalie…

Lʼéchec de lʼEurope sur cette question cruciale, lʼabsence dʼun choix politique clair entre hospitalité (accueil digne et sécurisé dans un premier temps, examen au cas par cas sans contraintes de tri obscène) et hostilité (répression brutale et criminalisation progressive des personnes et de celles et ceux qui les aident) est patent, comme en témoigne la réunion au Luxembourg, le 5 juin, des ministres de lʼintérieur européens – réunion boycottée par le ministre italien. Au bout du compte, ce sont les solidarités associatives et citoyennes qui finissent par sauver, dans toute LʼEurope, surtout aux frontières, et au cas par cas, ces êtres humains en situation dʼextrême précarité et dʼimmense vulnérabilité.

 

On en arrive à cette aberration éthique : les actions de solidarité bénévoles des « justes » de notre temps se retrouvent criminalisées.
Le parcours des personnes exilées offre un cumul exceptionnel des tragédies contemporaines, où tout lʼéventail des souffrances est déplié : elles ont le plus souvent connu des situations de guerre meurtrière (Syrie, Yémen), de répression barbare (Erythrée), de stigmatisation mortelle (à lʼencontre des homosexuels, des femmes), de précarité absolue (ce sont les couches les plus pauvres , dénuées de réseaux extérieurs , qui migrent le plus dangereusement et sont les plus précarisées et isolées socialement dans les camps de rétention).
Elles ont souvent traversé des déserts, des mers, des montagnes : les souffrances physiques et les souffrances psychiques les poussent au bord de lʼabîme. Et les témoignages sont nombreux de séquences dʼhéroïsme moral et physique inimaginable pour sauver les leurs, et dʼautres aussi – héroïsme invisible incroyable, couronné trop souvent par la mort dans la crevasse, sous les flots, sur le sable, bientôt sous les balles des gardes-frontières, et dont les films tragiques seront un jour sur les écrans.

Test historique pour l’Europe

LʼEurope, dont la richesse a profité de plusieurs siècles de mise en esclavage colonial et postcolonial de millions dʼêtres humains non européens, voudrait se construire dans le respect des droits humains : elle fait face ici à son premier (son dernier ?) grand test historique sur le choix des valeurs qui la fondent. Pour le moment, ce sont les murs, les barbelés, les politiques de fermeture et de répression plus ou moins explicitement racistes qui semblent lʼemporter.
En attendant que les démocrates de tous les pays européens se battent pour une politique commune dʼhospitalité digne, nous appelons ici les représentants des institutions qui ont précédé historiquement lʼEtat-nation, bien avant le XIXe siècle, à se souvenir de ce quʼils prêchent, rappelé sans cesse par exemple par le pape catholique actuel : ouvrir largement les lieux dʼhospitalité aux personnes en exil.
Bien sûr, ces Eglises diverses ont toutes comme point idéologique commun lʼattention et le soin à leurs « pauvres » et aux autres exclus de la cité. Mais cela ne suffit plus : il faut changer lʼespace de la ville et ouvrir partout des sites dʼaccueil collectifs aux populations qui dorment sur le pavé, chassées de chez elles par les tragédies historiques qui pourraient demain nous arriver.
Nous appelons les ministres de tous les cultes en France et en Europe à ouvrir les portes de leurs églises, de leurs temples, de leurs mosquées et de leurs synagogues, de leurs lieux de culte séculiers et réguliers, de leurs parcs, de leurs écoles et de leurs bibliothèques, les sites privés dont ils sont propriétaires aux personnes en exil dès leur arrivée, en lien avec les associations et bénévoles déjà au travail, grâce auxquels les mineurs isolés seraient protégés et pris en charge sans délai.
Plus nombreux seront les lieux ouverts, plus proches seront les liens entre les habitants et les personnes exilées, plus visibles seront leurs différences, et plus lʼimage dʼune masse indistincte dʼun « flux » de « migrants », image qui nourrit les racismes de toutes natures, sera alors contredite, et la différence vertigineuse entre les êtres humains, même exilés, aura une plus grande chance dʼêtre perçue et respectée, dans leur aspiration commune à la sécurité et lʼintégrité des leurs et de chacun.

 

 

Signataires de l’appel

Sabah Abouessalam, sociologue; Jacques Attali, écrivain et président de la Fondation Positive Planet; Alain Touraine, sociologue; Gilles Léothaud, ethnomusicologue et acousticien; Irène Pennachionni Léothaud, sociologue; Alexis Nuselovici (Nouss), professeur de littérature générale comparée et chercheur sur les questions migratoires; Martyne Perrot, sociologue au CNRS; Raymond Benhaim, économiste et président de l’association marocaine Racines; Isabelle Magos, rédactrice en chef de la revue « L’Ecole des parents »; Marie-Rose Moro, psychiatre et professeure d’université; Txetx Etcheverry, association Bizi !, Arthur Keller, auteur et conférencier sur les vulnérabilités sociétales et en résilience; Damien Soldadié, assistant-collaborateur d’Edgar Morin; Alexia Morvan, chirurgienne-dentiste; Claude Calame, helléniste et anthropologue; Christiane Klapisch-Zuber, historienne; Françoise Dubost, directrice de recherche aux CNRS; Dominique Bourg, philosophe; Olivier Mongin, écrivain et essayiste; Yves Cochet, député européen et ancien ministre de l’environnement; Myriam Cottias, directrice de recherche au CNRS; Philippe Bataille, directeur d’étude à l’EHESS; Barbara Glowczewski, directrice de recherche au CNRS, anthropologue et ethnologue; Nicole Lapierre, anthropologue et sociologue; Daniel Pennac, écrivain; Jean-Pierre Cavaillé, anthropologue; Pablo Servigne, chercheur, auteur et conférencier; Corine Pelluchon, philosophe.