Bonne année dans l’anthropocène
Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/bonne-annee-dans-l-anthropocene,26710 – 23.12.2011
Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ?
Michel Rocard, ancien premier ministre, et Pierre Larrouturou, économiste
Le Monde du 02.01.2012
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Bonne année dans l’anthropocène
Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/bonne-annee-dans-l-anthropocene,26710 – 23.12.2011
L’homme désormais influence directement la vie terrestre. Et c’est pour longtemps.
Voilà des années qu’ils se battent. Des scientifiques connus et reconnus, à l’instar du Nobel de chimie Paul Crutzen (le découvreur du «trou d’ozone»), militent pour que l’anthropocène soit inscrite dans l’échelle des temps géologiques comme l’ère dans laquelle nous vivons depuis, en gros, le milieu du XVIIIe siècle. En août prochain, lors de son congrès de Brisbane, l’Union internationale des sciences géologiques pourrait mettre ainsi fin à l’holocène, commencée il y a un peu plus de 11.000 ans. L’enjeu va bien au-delà d’une obscure querelle sémantico-scientifique.
Comme son étymologie l’indique, l’anthropocène est «l’ère de l’être humain». Dans l’esprit de son géniteur, le journaliste américain Andrew Revkin, il s’agit surtout de l’époque durant laquelle l’influence des activités humaines deviendra prédominante sur la vie terrestre. Et là, nul besoin de recourir à l’étude des roches, des pollens, des glaces, ni à la stratigraphie: l’anthropocène nous y sommes! Quelques exemples.
Le 11 mars, le Japon a subi les conséquences d’une catastrophe naturelle, comme rarement une population humaine en a connue de semblable. Un séisme d’une magnitude jamais enregistrée par les sismographes engendre un tsunami dont les vagues dévastatrices dépassent de beaucoup les ouvrages de défense et les immeubles jalonnant la côte orientale de l’archipel. Le résultat dépasse l’entendement. L’un des pays les plus développés de la planète, dont la population est de surcroît l’une des mieux préparées qui soit aux séismes et à leurs effets collatéraux, donne une furieuse bande aux assauts d’Héphaïstos et de Poséidon. Les sauveteurs découvriront, ébahis, des villes rasées, voire emportées par les flots, comptabiliseront des milliers de morts et de disparus. Qu’importe! L’Empire du soleil levant en a connu d’autres (moins graves) et se relèvera du séisme de «Tohoku-Chihou-Taiheiyou-Oki».
Sera-ce le cas pour les régions touchées par le plus grave des dégâts collatéraux: la destruction plus ou moins complète de trois réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-Ichi? Rien n’est moins sûr. Des centaines de milliers de personnes ont été évacuées. Mais des milliers de kilomètres carrés de zones urbaines, de rizières, de pâturages resteront longtemps contaminées. Pas simple, dans un pays où la densité de population est trois fois supérieure à celle que nous connaissons.
L’année que nous achevons a connu son lot (particulièrement abondant toutefois) de catastrophes naturelles. En janvier, tout le nord-est de l’Australie sombrait sous les eaux. Des millions d’hectares de forêts russes ont brûlé cet été. Un été particulièrement hot, dans l’hémisphère Nord, puisque de mémoire de Texan on n’avait pas connu pareille canicule depuis la bataille de fort Alamo. Au même moment, l’Inde et la Thaïlande se débattaient dans des inondations d’une ampleur inouïe. Naturelles, ces catastrophes? Vraiment? Les climatologues n’y croient plus. Publié en novembre, le nouveau rapport du Giec[1] indique que sécheresse, inondations, cyclones et incendies sont devenus plus fréquents et plus intenses sous l’effet du réchauffement global. Pis, la tendance va s’aggraver.
Selon le document, qui s’appuie sur des centaines d’études publiées ces dernières années, il est pratiquement certain que la fréquence et la magnitude des records de chaleur quotidiens vont augmenter à l’échelle de la planète au cours du XXIe siècle.
Il est aussi très probable que la durée, la fréquence et/ou l’intensité des vagues de chaleur et des canicules continueront à augmenter dans la plupart des régions.
Les pics de température vont probablement augmenter par rapport à la fin du XXe siècle, jusqu’à 3°C d’ici 2050 et jusqu’à 5°C d’ici 2100.
De nombreuses zones, particulièrement les tropiques et les latitudes élevées, expérimenteront des chutes de pluie et de neige plus intenses. Parallèlement les sécheresses vont s’aggraver en d’autres points du globe, notamment en Méditerranée, en Europe centrale, en Amérique du Nord, dans le nord-est du Brésil et en Afrique australe.
La hausse du niveau des mers et de leur température va vraisemblablement rendre les cyclones plus destructeurs, tandis que la fonte des glaciers et du permafrost, alliée à des précipitations plus importantes, risque de déclencher davantage de glissements de terrain.
A trop rejeter de carbone dans l’atmosphère, nous acidifions aussi les océans [JDLE]. Ce qui met en péril bon nombre d’espèces marines. Et par conséquent menace notre sécurité alimentaire. Dans une solide étude, parue il y a un an, le programme des Nations-unies pour l’environnement (Pnue) n’a pas caché l’ampleur du problème.
Environ 25% des émissions mondiales de CO2 sont absorbées dans les mers et les océans où elles se transforment en acide carbonique. «Nous constatons déjà un impact global négatif de l’acidification des océans sur quelques organismes et sur certains écosystèmes-clés qui aident à fournir de la nourriture pour des milliards d’êtres humains», a déclaré Carol Turley, auteure principale du rapport.
Détail qui en dit long: alors que l’humanité vient d’accueillir son 7 milliardième être humain, nombre d’observateurs craignent désormais qu’avec l’évolution du climat, l’accès à l’eau et aux aliments soit plus difficiles. Un sujet sur lequel vient d’ailleurs de phosphorer l’Inra[2] et le Cirad[3].
Un éclair d’azur dans cet océan de pessimisme? Le fabricant de jeans Levi’s vient de lancer une gamme de vêtements dont la fabrication est sobre en eau. Unilever conseille désormais aux consommateurs avides de ses produits (shampoings, lessives, savons) de laver en cycle court et de prendre des douches rapides. Après l’empreinte carbone, voici venir le temps de l’empreinte eau. Les deux premiers labels de l’anthropocène.
[1] Giec: Groupe intergouvernemental d’experts sur lévolution du climat
[2] Inra: Institut national de recherche agronomique
[3] Cirad:Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ?
Michel Rocard, ancien premier ministre, et Pierre Larrouturou, économiste
Le Monde du 02.01.2012
Ce sont des chiffres incroyables. On savait déjà que, fin 2008, George Bush et Henry Paulson avaient mis sur la table 700 milliards de dollars (540 milliards d’euros) pour sauver les banques américaines. Une somme colossale. Mais un juge américain a récemment donné raison aux journalistes de Bloomberg qui demandaient à leur banque centrale d’être transparente sur l’aide qu’elle avait apportée elle-même au système bancaire.
Après avoir épluché 20 000 pages de documents divers, Bloomberg montre que la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %.
Au même moment, dans de nombreux pays, les peuples souffrent des plans d’austérité imposés par des gouvernements auxquels les marchés financiers n’acceptent plus de prêter quelques milliards à des taux d’intérêt inférieurs à 6, 7 ou 9 % ! Asphyxiés par de tels taux d’intérêt, les gouvernements sont « obligés » de bloquer les retraites, les allocations familiales ou les salaires des fonctionnaires et de couper dans les investissements, ce qui accroît le chômage et va nous faire plonger bientôt dans une récession très grave.
Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire de payer des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? « Etre gouverné par l’argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé », affirmait Roosevelt. Il avait raison. Nous sommes en train de vivre une crise du capitalisme dérégulé qui peut être suicidaire pour notre civilisation. Comme l’écrivent Edgar Morin et Stéphane Hessel dans Le Chemin de l’espérance (Fayard, 2011), nos sociétés doivent choisir : la métamorphose ou la mort ?
Allons-nous attendre qu’il soit trop tard pour ouvrir les yeux ? Allons-nous attendre qu’il soit trop tard pour comprendre la gravité de la crise et choisir ensemble la métamorphose, avant que nos sociétés ne se disloquent ? Nous n’avons pas la possibilité ici de développer les dix ou quinze réformes concrètes qui rendraient possible cette métamorphose. Nous voulons seulement montrer qu’il est possible de donner tort à Paul Krugman quand il explique que l’Europe s’enferme dans une « spirale de la mort ». Comment donner de l’oxygène à nos finances publiques ? Comment agir sans modifier les traités, ce qui demandera des mois de travail et deviendra impossible si l’Europe est de plus en plus détestée par les peuples ?
Angela Merkel a raison de dire que rien ne doit encourager les gouvernements à continuer la fuite en avant. Mais l’essentiel des sommes que nos Etats empruntent sur les marchés financiers concerne des dettes anciennes. En 2012, la France doit emprunter quelque 400 milliards : 100 milliards qui correspondent au déficit du budget (qui serait quasi nul si on annulait les baisses d’impôts octroyées depuis dix ans) et 300 milliards qui correspondent à de vieilles dettes, qui arrivent à échéance et que nous sommes incapables de rembourser si nous ne nous sommes pas réendettés pour les mêmes montants quelques heures avant de les rembourser.
Faire payer des taux d’intérêt colossaux pour des dettes accumulées il y a cinq ou dix ans ne participe pas à responsabiliser les gouvernements mais à asphyxier nos économies au seul profit de quelques banques privées : sous prétexte qu’il y a un risque, elles prêtent à des taux très élevés, tout en sachant qu’il n’y a sans doute aucun risque réel, puisque le Fonds européen de stabilité financière (FESF) est là pour garantir la solvabilité des Etats emprunteurs…
Il faut en finir avec le deux poids, deux mesures : en nous inspirant de ce qu’a fait la banque centrale américaine pour sauver le système financier, nous proposons que la « vieille dette » de nos Etats puisse être refinancée à des taux proches de 0 %.
Il n’est pas besoin de modifier les traités européens pour mettre en oeuvre cette idée : certes, la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas autorisée à prêter aux Etats membres, mais elle peut prêter sans limite aux organismes publics de crédit (article 21.3 du statut du système européen des banques centrales) et aux organisations internationales (article 23 du même statut). Elle peut donc prêter à 0,01 % à la Banque européenne d’investissement (BEI) ou à la Caisse des dépôts, qui, elles, peuvent prêter à 0,02 % aux Etats qui s’endettent pour rembourser leurs vieilles dettes.
Rien n’empêche de mettre en place de tels financements dès janvier ! On ne le dit pas assez : le budget de l’Italie présente un excédent primaire. Il serait donc à l’équilibre si l’Italie ne devait pas payer des frais financiers de plus en plus élevés. Faut-il laisser l’Italie sombrer dans la récession et la crise politique, ou faut-il accepter de mettre fin aux rentes des banques privées ? La réponse devrait être évidente pour qui agit en faveur du bien commun.
Le rôle que les traités donnent à la BCE est de veiller à la stabilité des prix. Comment peut-elle rester sans réagir quand certains pays voient le prix de leurs bons du Trésor doubler ou tripler en quelques mois ? La BCE doit aussi veiller à la stabilité de nos économies. Comment peut-elle rester sans agir quand le prix de la dette menace de nous faire tomber dans une récession « plus grave que celle de 1930 », d’après le gouverneur de la Banque d’Angleterre ?
Si l’on s’en tient aux traités, rien n’interdit à la BCE d’agir avec force pour faire baisser le prix de la dette. Non seulement rien ne lui interdit d’agir, mais tout l’incite à le faire. Si la BCE est fidèle aux traités, elle doit tout faire pour que diminue le prix de la dette publique. De l’avis général, c’est l’inflation la plus inquiétante !
En 1989, après la chute du Mur, il a suffi d’un mois à Helmut Kohl, François Mitterrand et aux autres chefs d’Etat européens pour décider de créer la monnaie unique. Après quatre ans de crise, qu’attendent encore nos dirigeants pour donner de l’oxygène à nos finances publiques ? Le mécanisme que nous proposons pourrait s’appliquer immédiatement, aussi bien pour diminuer le coût de la dette ancienne que pour financer des investissements fondamentaux pour notre avenir, comme un plan européen d’économie d’énergie.
Ceux qui demandent la négociation d’un nouveau traité européen ont raison : avec les pays qui le veulent, il faut construire une Europe politique, capable d’agir sur la mondialisation ; une Europe vraiment démocratique comme le proposaient déjà Wolfgang Schäuble et Karl Lamers en 1994 ou Joschka Fischer en 2000. Il faut un traité de convergence sociale et une vraie gouvernance économique.
Tout cela est indispensable. Mais aucun nouveau traité ne pourra être adopté si notre continent s’enfonce dans une « spirale de la mort » et que les citoyens en viennent à détester tout ce qui vient de Bruxelles. L’urgence est d’envoyer aux peuples un signal très clair : l’Europe n’est pas aux mains des lobbies financiers. Elle est au service des citoyens.
Michel Rocard est aussi le président du conseil d’orientation scientifique de Terra Nova depuis 2008. Pierre Larrouturou est aussi l’auteur de « Pour éviter le krach ultime » (Nova Editions, 256 p., 15€)