Articles du Vendredi : Sélection du 4 mars 2011

Risques climatiques sous-estimés

Sylvestre Huet
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2011/02/risques-climatiques-sous-estim%C3%A9s.html le 22.02.2011

«Le social et l’écologie malades de la finance»

Jean Marie Harribey
Cancon le 4 décembre 2010

L’avenir d’une intuition

Denis Clerc
Alternatives Economiques n° 295 – octobre 2010

Eloge de la métamorphose

Edgar Morin
http://www.reporterre.net/spip.php?article1433 – 03.02.2011

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Risques climatiques sous-estimés

Sylvestre Huet
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2011/02/risques-climatiques-sous-estim%C3%A9s.html le 22.02.2011

Pluies diluviennes, sécheresses extrêmes, écosystèmes menacés… Ces risques du changement climatiques évoqués par les scientifiques sont-ils surestimés ou sous-estimés par les expertises et les simulations informatiques ? Plusieurs études récentes montrent qu’ils sont plutôt sous-estimés.

Ainsi, la semaine dernière une étude publiée dans la revue Nature montre que l’intensification des pluies diluviennes est déjà mesurable.
Cette intensification est un phénomène attendu. Le rapport 2007 du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) soulignait : «la capacité de l’atmosphère à retenir l’eau augmente de 7% pour chaque degré Celsius supplémentaire» (loi de Clausius-Clapeyron). Océans plus chauds, évaporation plus intense, atmosphère plus chaude…, la quantité de vapeur d’eau a augmenté de 5% au-dessus des mers depuis le début du 20ème siècle notent les climatologues. Mais cette disponibilité accrue de vapeur d’eau allait-elle se traduire par des pluies diluviennes plus fréquentes et plus intenses ?
Il n’était pas évident de répondre à la question. D’abord parce que cette intensification est encore faible au regard de celle attendue pour le futur – le changement climatique n’en est qu’à ses débuts, il faut se souligner. Ensuite parce que cela nécessitait de distinguer dans les évolutions éventuellement mesurées les parts respectives des oscillations naturelles du climat et de la tendance au réchauffement. L’affaire est délicate, puisqu’il s’agit d’événements rares – que les cycles océaniques tropicaux (El Niño/La Niña dans le Pacifique ou ceux de l’Atlantique) jouent un rôle très important qu’il faut distinguer de celui de la tendance climatique – et la méthode statistique utilisée devait donc être sophistiquée.

Cette intensification est pourtant déjà mesurable affirme l’article de Nature. La démonstration est fondée sur l’analyse minutieuse d’une base de données du Hadley Centre, sur plus de 6000 stations météo réparties sur l’Hémisphère Nord (Etats-Unis, Amérique centrale, Europe, Inde, Chine) sur la période 1951-1999. Les pluies diluviennes de ces stations ont été comparées à des modélisations numériques, à la recherche d’une «empreinte digitale», expliquent les signataires de l’article, de l’effet de serre intensifié sur leur fréquence. (voir graphique ci dessus tiré de l’article).

Le résultat semble solide. Surtout, il suggère que les simulations du climat futur sous-estiment cette réaction de la planète à nos injections massives de gaz à effet de serre (plus de 30 milliards de tonnes de CO2 par an pour le charbon, gaz, pétrole et fabrication du ciment).
Dans la même livraison de Nature, un autre article (2) montre que les pluies diluviennes qui se sont abattues sur l’Angleterre et le Pays de Galles à l’automne 2000 auraient eu nettement moins de chance de se produire en l’absence du changement climatique.
Attention : l’étude ne dit pas que ces pluies n’auraient pas pu survenir si nous n’avions pas commencé à changer le climat, mais que la probabilité de leur survenue a augmenté de ce fait.
Paradoxe du changement climatique en cours: la prévision d’inondations accompagne celle de sécheresses plus fréquentes. Les climatologues auraient-ils du mal à choisir entre deux maux souvent perçus comme alternatifs ou contradictoire ? Non, le climat est vraiment retors, et sa réaction à nos émissions de gaz à effet de serre concocte simultanément les deux.
En été 2002 l’Europe a subi des inondations généralisées, mais l’année suivante, 2003, a été celle des records de vagues de chaleur et de sécheresse. Les sécheresses de 2010 en Russie et en Ukraine pèsent sur le prix du blé sur le marché mondial. Un article paru dans Science (3) montre que celle survenue en Amazonie en 2010 est encore plus forte que celle de 2005 pourtant qualifiée de «sécheresse du siècle», une étude présentée plus en détail ici. (graphique ci contre, cliquer pour agrandir)

Surtout, les signataires estiment que cette sécheresse a provoqué le relargage dans l’atmosphère de grandes quantités de CO2, les deux années de sécheresse annulant dix ans de stockage de carbone par la même foret… et intensifiant d’autant l’effet de serre (en fait il y a encore discussion entre scientifiques sur ce puits de carbone et son ampleur, lire ici). Là aussi, il s’agit d’un phénomène sous-estimé par les simulations numériques du climat futur sur cent ans.

Quelles seront les conséquences de ces bouleversements climatiques sur les écosystèmes ? Là aussi, la sous-estimation semble de mise. Un article récent (4) parus dans les PNAS a montré que, même avec un changement climatique modéré une écrasante majorité de 238 écorégions qualifiées d’exceptionnelles seront sous «stress» climatique. Elles auront à faire face de manière «régulière e fréquente» à des conditions climatiques, températures en particulier, aujourd’hui (la période 1961-1990) considérées comme extrêmes et rarissimes. De manière contre-intuitive, ce risque concerne les régions tropicales où la variation en valeur absolue des températures sera faible en valeur absolue mais très forte au regard des variations actuelles et donc des capacités d’adaptation des espèces animales et végétales régionales.

Et si le changement climatique ne s’arrêtait pas aux 2°C de plus qu’avant l’ère industrielle, comme le souhaite l’objectif fixé à la dernière conférence internationale de l’ONU, à Cancun ? Un ensemble d’études publiées par la Royal Society (5) s’interroge sur un monde à «plus 4°C». Une valeur, réaliste, encore inférieure à celles que prévoient certains modèles numériques. Et qui pourrait être atteinte dès les années 2070 si les émissions poursuivent la trajectoire actuelle. Dans ce monde, expliquent avec sérieux les auteurs d’une série d’articles, la géographie physique se modifierait à grande vitesse, et les problèmes – eau, production alimentaire, hausse du niveau marin, émigration forcée… – soumettraient les capacités de gestion et d’adaptation des sociétés humaines à rude épreuve.

(1) Min et al. Nature du 17 février 2011.
(2) Pardeep Pall et al, Nature du 17 février 2011
(3) Simon Lewis et al. Science du 4 février 2011.
(4) Linda Beaumont et al. PNAS, 24 janvier 2011.
(5) Philosophical transactions A 13 janvier 2011.

«Le social et l’écologie malades de la finance»

Jean Marie Harribey
Cancon le 4 décembre 2010

Redéfinissons les modes de développement et la conception de la richesse pour amorcer des transitions sociales et écologiques.
“Il n’y a pas d’un côté une crise économique et financière, d’un autre côté une crise sociale et enfin une crise écologique qui seraient séparées. Il y a une logique capitaliste qui s’est exacerbée à un point tel qu’elle a provoqué une déflagration générale dont les aspects sont liés entre eux. Et il faudra se souvenir de cette globalité quand on parlera des alternatives à mettre en oeuvre.”

Pourquoi la crise sociale et la crise écologique sont-elles le produit d’une même logique démente ?
“L’exigence de rentabilité de plus en plus élevée exprimée par les actionnaires et les institutions financières qui les représentent a contraint les salaires à baisser relativement à la richesse produite, a réduit les possibilités de créer des emplois, et cette exigence a également conduit au laminage de la protections sociale et du droit du travail.
L’extraordinaire développement des inégalités et donc l’enrichissement des riches ont favorisé la prolifération de placements spéculatifs pendant que les institutions financières inventaient mille façons de créer des bulles à coups de produits dérivés.
Mais cette logique d’accumulation financière exacerbée et de surproduction capitaliste généralisée s’est heurtée progressivement à un nouveau mur, celui de la finitude de la planète et de ses ressources. Le capitalisme est donc confronté à l’impossibilité de réaliser une accumulation infinie.
Quelle est la fuite en avant qui se profile ?
“D’abord, dans le domaine social, élargir la sphère marchande en privatisant les services publics et la protection sociale et en réduisant l’espace des solidarités collectives pousse les individus qui ont des revenus suffisants à se tourner vers les assurances privées.
Dans le domaine écologique, la tendance est de confier au marché la gestion de l’environnement. C’est particulièrement le cas de la lutte contre le réchauffement climatique et contre la diminution de la biodiversité.
Le Protocole de Kyoto arrive à expiration bientôt sans que la diminution des émissions de GES ne soit commencée, au contraire. La Conférence de Copenhague en 2009 s’est soldée par un échec tiraillée entre les Etats-Unis, refusant des contraintes de réduction qui auraient bridé leur modèle de développement, la Chine et d’autres pays émergents qui n’entendaient pas qu’on leur limite leurs possibilités de développement sans engagement précis des pays riches, et l’Union européenne qui a constamment revu à la baisse ses objectifs.
Le résultat est qu’on ne pourra pas cantonner le réchauffement à 2°C (encore moins à 1,5°C!). Il ira sans doute jusqu’à +3,5°C.”
Tout se conjugue pour aller dans le sens d’un dérèglement climatique non maîtrisé, un emballement. Pourquoi ?
“Parce que les mécanismes de Kyoto sont des mécanismes marchands qui sont porteurs d’autant de spéculation que le sont les bourses ordinaires, avec une distribution gratuite des permis d’émission, avec le mécanisme de développement propre par lequel des crédits carbone obtenus facilement seraient revendus sur le marché du carbone, et avec l’arrivée de hedge funds sur ce marché
Parce que des mécanismes similaires sont étudiés pour accorder des crédits carbone en récompense du stockage du CO2 dans les forêts : c’est la négociation REED et REED + (Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts).
Parce que l’aide aux pays pauvres pour s’adapter au changement climatique est chichement comptée.
Parallèlement a eu lieu le mois dernier une conférence de l’ONU à Nagoya sur la biodiversité. L’idées et de donner une valeur monétaire à la nature. Comment faire ? Soit en mesurant le coût de sa dégradation, qu’on ne peut mesurer que par celui de sa restauration : c’est un cercle vicieux parfait. Soit en évaluant les forêts à la quantité de carbone qu’elles sont capables de capter, elle-même évaluée au prix de la tonne de carbone sur le marché des permis d’émission : ce n’est plus un cercle vicieux, c’est un cercle mortifère.
S’il en est ainsi à l’avenir, les grands groupes industriels et financiers vont pouvoir acheter des “actifs naturels” pour compenser les émissions dont ils seront par ailleurs responsables. La Caisse des dépôts et consignations, pourtant seule banque publique en France a créé en 2008 une filiale financière CDC-Biodiversité pour s’engager dans ce type de démarche.
De quelque côté que l’on se tourne, la problématique est la même : la protection des écosystèmes étant devenue une nécessité impérieuse, certains en profitent pour élargir le champ des placements rentables.”
Quelles alternatives impulser ?
“Mise au pas de la finance :
* Socialisation du secteur bancaire ;
* Taxation des Transactions Financières et interdiction des ventes à découvert ;
* Banques centrales sous contrôle avec possibilité de monétiser les déficits publics.
Il faut aussi extirper du périmètre des droits sociaux tout mécanisme marchand calqué sur celui de la finance.
Idem pour la protection écologique. Il faut refuser le chantage protection sociale contre protection écologique ou l’inverse : il nous faut les deux protections.
La notion de bien public mondial/ bien commun de l’humanité émerge ; elle est antagonique avec l’avancée permanente de la frontière de la propriété privée sous la pression des multinationales qui veulent tout : espaces, terre, eau, ressources, connaissances, le vivant…
En fait, il s’agit de redéfinir les modes de développement et la conception de la richesse pour amorcer des transitions sociales et écologiques.
C’est une autre histoire que celle du capitalisme.”

L’avenir d’une intuition

Denis Clerc
Alternatives Economiques n° 295 – octobre 2010

Ce n’est évidemment pas un hasard si le n° 1 d’Alternatives Economiques est paru en octobre 1980. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher – qui se disait lectrice et admiratrice de Friedrich Hayek – avait été désignée comme Premier Ministre quelques mois auparavant. Aux Etats-Unis, Ronald Reagan, largement en avance sur son adversaire démocrate selon les sondages, allait emporter haut la main l’élection présidentielle quelques semaines plus tard. En France même, le Premier ministre d’alors, Raymond Barre – dont Valéry Giscard d’Estaing avait dit qu’il était le “meilleur économiste de France” -, menait une politique partiellement inspirée de Milton Friedman et de son monétarisme. Bref, après un demi-siècle de déclin, le libéralisme économique redevenait dominant. “La seule politique possible”, répondait Raymond Barre à ses contradicteurs, “There Is No Alternative”, allait s’exclamer Mrs Thatcher (gagnant alors son surnom de “TINA”) quelques mois plus tard: à quoi bon discuter, protester ou s’opposer, s’il n’y a pas d’autre solution possible?
Convictions et réalisme
C’est justement contre ce qui allait être qualifié un peu plus tard de “pensée unique” qu’il me semblait nécessaire de s’élever. Pas par esprit de résistance au libéralisme économique. La prétention de tout régler par le marché et sa “main invisible” me paraissait certes à la fois dangereuse et erronée, mais le marché lui-même me semblait un instrument utile et efficace dans bon nombre de cas. Et les tares du “socialisme réellement existant” autant que les travers du programme commun, alors porté par la gauche de gouvernement, m’avaient convaincu que les bonnes intentions ne suffisent pas à faire une bonne politique économique.
Je voulais surtout insister sur le fait que, dans le domaine économique, il existe presque toujours plusieurs solutions envisageables – d’où le pluriel à Alternatives (1) – à un problème donné (l’inflation, le chômage, les inégalités…), chacune comportant son lot d’avantages et d’inconvénients. Ce qui laisse un espace à la discussion, au choix, bref, à la délibération démocratique. A condition que les termes du débat soient compris de tous: d’où l’importance d’éviter le jargon et d’expliquer clairement. Mais aussi à condition d’être réaliste: tout n’est pas possible et le pire serait de promettre la lune en occultant les contraintes économiques ou en les niant. Et j’insistais dans l’éditorial du premier numéro sur le fait que la performance économique, qu’elle s’apprécie par le rythme de croissance économique, les gains de productivité ou les résultats des entreprises, va trop souvent de pair avec le manque de respect des hommes et de l’environnement.
N’ignorons pas le côté cour, sous prétexte qu’il existe un côté jardin. L’économie n’est pas une fin en soi, mais un moyen qu’il faut savoir utiliser intelligemment au service d’une société plus solidaire et plus conviviale. J’ajouterais volontiers aujourd’hui, si cet éditorial initial était à refaire, “plus durable”. L’idée y était, mais le terme ne s’est imposé qu’en 1987, avec la parution du rapport Brundtland, du nom de la présidente de la Commission des Nations unies sur l’environnement et le développement.
Fidélité
C’était un ambitieux programme. A la fois pédagogique, analytique et éthico-politique. Trente ans après, y avons-nous été fidèles? Je suis évidemment mal placé pour en juger, et peut-être quelque thésard aura-t-il un jour la patience de reprendre les bientôt 400 numéros (2) édités au cours de ces trois décennies pour analyser les tournants, les accommodements et autres écarts entre principes et réalité que tout projet qui se concrétise est inévitablement amené à consentir.
Il me semble toutefois que ce projet éditorial a été respecté et que la ligne du journal n’a pas trop dévié par rapport à ce qu’elle était au départ. En tout cas, je me retrouve bien dans ce qu’elle est aujourd’hui, bien que j’aie passé le témoin depuis onze ans. Au point que, lorsque je parle du journal ou que j’écris à son propos, je dis “nous” et non pas “ils”, tant je m’identifie à l’actuelle équipe et tant je me reconnais dans le travail effectué par Philippe Frémeaux. Le refus de dissocier l’économique du social, l’engagement européen malgré les dérives libérales qui aboutissent à confondre concurrence et bien commun, l’engagement en faveur de l’économie sociale et solidaire, l’importance attachée à la protection sociale, à la lutte contre les inégalités et aux questions d’environnement, le souci de relations Nord-Sud équitables, caractérisent, aujourd’hui au moins autant qu’hier, les orientations du journal. Et la volonté de parler sérieusement de l’économie, sans caricature ni raccourcis trompeurs, mais en termes accessibles à tous, est toujours présente dans ses colonnes.
Ambiguïté persistante
Il y a un point, cependant, sur lequel je m’interroge: l’ambiguïté entretenue sur la question de la croissance, depuis le début du journal. D’un côté, Alternatives Economiques a toujours mis les questions environnementales au coeur des problématiques traitées: dans l’édito du premier numéro, j’évoquais déjà “une société moins gaspilleuse”; les questions de maîtrise de l’énergie, de pollution, de course au “toujours plus” constituent une thématique très présente dans le journal, bien avant que l’on ne parlât du réchauffement climatique ou du renchérissement pétrolier. Mais, d’un autre côté, la liste des articles critiquant telle ou telle mesure au motif qu’elle ne favorisait pas la croissance, le pouvoir d’achat et l’emploi est infiniment plus longue. On peut toujours trouver des justifications ou des excuses à cette ambiguïté (pour ne pas dire schizophrénie): tout dépend du contenu de la croissance, il peut exister des modèles de développement moins gaspilleurs, on ne sait pas comment créer des emplois durables sans croissance, la croissance concerne le court terme et le modèle de développement le long terme, etc. Ces justifications ne sont pas sans poids, je les ai longtemps mises en avant. Mais, aujourd’hui, il nous faut cesser d’être chauve-souris, mammifères à certains moments, mais animaux volants quand cela nous arrange. Le dernier livre de Jean Gadrey m’a convaincu qu’il faudra finir par trancher. On ne peut plus être favorable à la croissance dans le court terme et réservé ou critique dans le long terme. Il s’agit, sans verser dans le discours utopique ou l’aveuglement des microréalisations, de parvenir à articuler écologie et économie parce qu’on ne peut, sans catastrophe, sacrifier l’une à l’autre. La société doit marcher sur ces deux jambes à la fois pour trouver un équilibre.
Du pain sur la planche
Toutefois, cette question essentielle – quel modèle de développement devons-nous tenter d’acclimater pour que demain soit viable pour nos enfants et petits-enfants, sans qu’aujourd’hui devienne pour autant invivable? -, ce n’est pas seulement à l’équipe d’Alternatives Economiques qu’elle se pose, ni même à l’ensemble de nos lecteurs. C’est toute la société mondiale qui y est actuellement confrontée. Il va falloir nous atteler à trouver des réponses acceptables à tous les niveaux: local, national, européen, global. Ce sera la tâche des trente prochaines années. Alter Eco a du pain sur la planche pour aider tous ses lecteurs à avancer sur ce chemin.
(1)
Ce qui est une faute de français, puisque dans notre langue le terme “alternatives” désigne un choix entre deux solutions, alors qu’en anglais il s’applique à l’ensemble des solutions envisageables, même s’il y en a plus de deux.
(2)
En comptant les hors-série.
Article issu du dossier 1980-2010: ce qui a changé

Eloge de la métamorphose

Edgar Morin
http://www.reporterre.net/spip.php?article1433 – 03.02.2011

Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. Le système Terre est incapable de s’organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls nucléaires qui s’aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l’arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.

L’amplification et l’accélération de tous ces processus peuvent être considérées comme le déchaînement d’un formidable feed-back négatif, processus par lequel se désintègre irrémédiablement un système.

Le probable est la désintégration. L’improbable mais possible est la métamorphose. Qu’est-ce qu’une métamorphose ? Nous en voyons d’innombrables exemples dans le règne animal. La chenille qui s’enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois d’autodestruction et d’autoreconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même. La naissance de la vie peut être conçue comme la métamorphose d’une organisation physico-chimique, qui, arrivée à un point de saturation, a créé la méta-organisation vivante, laquelle, tout en comportant les mêmes constituants physico-chimiques, a produit des qualités nouvelles.

La formation des sociétés historiques, au Moyen-Orient, en Inde, en Chine, au Mexique, au Pérou constitue une métamorphose à partir d’un agrégat de sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs, qui a produit les villes, l’Etat, les classes sociales, la spécialisation du travail, les grandes religions, l’architecture, les arts, la littérature, la philosophie. Et cela aussi pour le pire : la guerre, l’esclavage. A partir du XXIe siècle se pose le problème de la métamorphose des sociétés historiques en une société-monde d’un type nouveau, qui engloberait les Etats-nations sans les supprimer. Car la poursuite de l’histoire, c’est-à-dire des guerres, par des Etats disposant des armes d’anéantissement, conduit à la quasi-destruction de l’humanité. Alors que, pour Fukuyama, les capacités créatrices de l’évolution humaine sont épuisées avec la démocratie représentative et l’économie libérale, nous devons penser qu’au contraire c’est l’histoire qui est épuisée et non les capacités créatrices de l’humanité.

L’idée de métamorphose, plus riche que l’idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l’héritage des cultures). Pour aller vers la métamorphose, comment changer de voie ? Mais s’il semble possible d’en corriger certains maux, il est impossible de même freiner le déferlement techno-scientifico-économico-civilisationnel qui conduit la planète aux désastres. Et pourtant l’Histoire humaine a souvent changé de voie. Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains. Ainsi ont commencé les grandes religions : bouddhisme, christianisme, islam. Le capitalisme se développa en parasite des sociétés féodales pour finalement prendre son essor et, avec l’aide des royautés, les désintégrer.

La science moderne s’est formée à partir de quelques esprits déviants dispersés, Galilée, Bacon, Descartes, puis créa ses réseaux et ses associations, s’introduisit dans les universités au XIXe siècle, puis au XXe siècle dans les économies et les Etats pour devenir l’un des quatre puissants moteurs du vaisseau spatial Terre. Le socialisme est né dans quelques esprits autodidactes et marginalisés au XIXe siècle pour devenir une formidable force historique au XXe. Aujourd’hui, tout est à repenser. Tout est à recommencer.

Tout en fait a recommencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie.

Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l’encore invisible et inconcevable métamorphose. Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.

L’orientation mondialisation/démondialisation signifie que, s’il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles, s’il faut que se constitue une conscience de « Terre-patrie », il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l’alimentation de proximité, les artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.

L’orientation croissance/décroissance signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements d’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, le trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).

L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat de la compréhension d’autrui, de l’amour et de l’amitié.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l’urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. Ce à quoi nous essayons de contribuer.

Quelles sont les raisons d’espérer ? Nous pouvons formuler cinq principes d’espérance.

1. Le surgissement de l’improbable. Ainsi la résistance victorieuse par deux fois de la petite Athènes à la formidable puissance perse, cinq siècles avant notre ère, fut hautement improbable et permit la naissance de la démocratie et celle de la philosophie. De même fut inattendue la congélation de l’offensive allemande devant Moscou en automne 1941, puis improbable la contre-offensive victorieuse de Joukov commencée le 5 décembre, et suivie le 8 décembre par l’attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre mondiale.

2. Les vertus génératrices/créatrices inhérentes à l’humanité. De même qu’il existe dans tout organisme humain adulte des cellules souches dotées des aptitudes polyvalentes (totipotentes) propres aux cellules embryonnaires, mais inactivées, de même il existe en tout être humain, en toute société humaine des vertus régénératrices, génératrices, créatrices à l’état dormant ou inhibé.

3. Les vertus de la crise. En même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s’éveillent dans la crise planétaire de l’humanité.

4. Ce à quoi se combinent les vertus du péril : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » La chance suprême est inséparable du risque suprême.

5. L’aspiration multimillénaire de l’humanité à l’harmonie (paradis, puis utopies, puis idéologies libertaire /socialiste/communiste, puis aspirations et révoltes juvéniles des années 1960). Cette aspiration renaît dans le grouillement des initiatives multiples et dispersées qui pourront nourrir les voies réformatrices, vouées à se rejoindre dans la voie nouvelle.
L’espérance était morte. Les vieilles générations sont désabusées des faux espoirs. Les jeunes générations se désolent qu’il n’y ait plus de cause comme celle de notre résistance durant la seconde guerre mondiale. Mais notre cause portait en elle-même son contraire. Comme disait Vassili Grossman de Stalingrad, la plus grande victoire de l’humanité était en même temps sa plus grande défaite, puisque le totalitarisme stalinien en sortait vainqueur. La victoire des démocraties rétablissait du même coup leur colonialisme. Aujourd’hui, la cause est sans équivoque, sublime : il s’agit de sauver l’humanité.
L’espérance vraie sait qu’elle n’est pas certitude. C’est l’espérance non pas au meilleur des mondes, mais en un monde meilleur. L’origine est devant nous, disait Heidegger. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine.