Articles du Vendredi : Sélection du 24 juin 2011

Résister contre Ikea
Seules les batailles qu’on ne mène pas sont perdues d’avance!

Martine Bouchet, Présidente de l’association Mouguerre Cadre de Vie, adhérente au CADE
Enbata-Alda ! du 23.06.11

La caisse de grève : un outil financier au service du bien-être social

Ivan du Roy
www.bastamag.net/article1603.html du 17.06.11

Bernard Laponche : “Il y a une forte probabilité d’un accident nucléaire majeur en Europe”

Bernard Laponche
Télérama 16 .06.11

[:]

Résister contre Ikea
Seules les batailles qu’on ne mène pas sont perdues d’avance!

Martine Bouchet, Présidente de l’association Mouguerre Cadre de Vie, adhérente au CADE
Enbata-Alda ! du 23.06.11

Projet écologiquement et socialement nuisible

Alors que nous connaissons une crise écologique dont les effets climatiques commencent à se faire sentir, avec une crise économique et sociale concomitantes, il apparaît nécessaire relocaliser notre production.

IKEA est le prototype de l’entreprise qui au contraire fait venir ses produits de loin… tout comme ses clients.

De plus, le site choisi est une des dernières zones de barthes, une éponge naturelle dont la fonction est de retenir l’eau lors de grosses pluies et qui protège les quartiers environnants, notamment Mouguerre-Port.

Les trois inondations dites exceptionnelles en 1 an, alors que cette zone a commencé à être remblayée par les travaux des autoroutes montrent bien la nécessité de garder ces zones naturelles de stockage d’eau.

Si on considère que les phénomènes climatiques dits exceptionnels seront de plus en plus fréquents, à cause de l’émission de CO2, en grande partie à cause des transports, et si on considère que le mode de vie porté par IKEA en est responsable, il devient urgent de ne plus construire sur ces zones inondables un magasin comme… IKEA !

La peinture rouge et verte façon Ikea

Il est bien évident que les 1000 emplois annoncés seront des transferts d’emplois, l’argent dépensé chez IKEA par le consommateur ne l’étant pas ailleurs.

Quant aux emplois chez IKEA, ils ont les caractéristiques de la grande distribution: horaires flexibles (d’autant qu’IKEA ouvre jusqu’à 22h et le dimanche), mal payés. Quel parent rêve pour son enfant d’un emploi de ce genre ? Nos politiques devraient au contraire investir l’argent public vers des activités avec des emplois qualifiés, bien plus gratifiants pour ceux qui les occupent et préservant l’avenir. Rien que pour viabiliser le terrain, par ailleurs vendu à un prix dérisoire à IKEA (10 euros le m2), les communes dépensent 5 millions d’euros ! IKEA pose de graves problèmes écologiques : par le mode de consommation, mais aussi le gigantisme des structures. Le nombre de visiteurs attendu est de 8 millions par an, ce qui va générer des

embouteillages dans une zone où aucun transport en commun n’est prévu pour les habitants.

Le choix du site enfin est problématique, inondable et proche de l’autoroute, ce qui exposera les futurs employés à une pollution de l’air chronique, avec des impacts sur la santé quantifiés (cancers des poumons et des fosses nasales).

Que faire pour changer la donne?

Contrairement à ce qu’essaient de nous faire croire nos élus, le projet n’est pas encore fait, notamment à cause du choix du site. Ce choix fait l’objet d’un recours devant le tribunal administratif (par l’association Mouguerre Cadre de Vie), car la réglementation sur la pollution de l’air n’y est pas respectée.

Il y aura une enquête publique à l’occasion du dépôt de permis de construire lors de laquelle il faudra que le maximum de personnes participent pour dénoncer les nuisances du projet.

Enfin, les actions au tribunal pour faire respecter la loi seront également l’occasion de se faire entendre.  Il faut donc diffuser le plus possible aujourd’hui les informations.

Rendez-vous au bar “Sankara”

Le premier rendez-vous est fixé au bar «Sankara», vendredi 24 juin à 19h, où une présentation du projet sera faite, ainsi que des actions déjà engagées.


Plus d’infos disponibles :

www.mouguerrecadredevie.fr

www.mrafundazioa-alda.org/article–non-a-likeasphyxie–43315508.html

“Ikea à Bayonne : sauvons les meubles”: www.mrafundazioa-alda.org/article-25890572.html

La caisse de grève : un outil financier au service du bien-être social

Ivan du Roy
www.bastamag.net/article1603.html du 17.06.11

C’est probablement le plus long conflit social en Europe : trois années de grève ininterrompue menée par une centaine de salariées espagnoles dans le secteur des services à la personne. Si elles ont obtenu gain de cause, c’est grâce à la « caisse de résistance » mise en place depuis 1976 par leur syndicat, l’atypique organisation basque ELA, qui vient de fêter ses 100 ans. Une arme financière qui a permis de nombreuses avancées et qui se révèle cruciale en ces temps de recul social.

34 mois. C’est la durée de la grève menée par une centaine de salariées d’un centre d’accueil pour personnes âgées, la résidence Ariznavarra, située à Vitoria-Gasteiz, capitale de la communauté autonome du Pays basque (Euskadi), en Espagne. « Si tu luttes tu peux perdre, mais si tu ne luttes pas, tu es perdue », ont-elles sans cesse clamé. Et pour le coup, elles ont gagné. Ces salariées, astreintes au service minimum, revendiquaient l’amélioration de leurs conditions de travail, notamment salariales, et défendaient leur convention collective remise en cause par le passage en gestion privée. Déclenchée le 18 février 2008, la grève ininterrompue pendant 1.136 jours s’est finalement conclue sur une victoire. Les pouvoirs publics et le gestionnaire du centre, une filiale du groupe espagnol Mapfre – une ancienne mutuelle devenue n°1 de l’assurance privée en Espagne, avec près d’un milliard d’euros de bénéfices par an – ont finalement proposé un accord aux salariées.

Comment ces grévistes ont-elles pu tenir si longtemps sans salaires, face à la pression, avec leur famille à nourrir ? C’est en partie grâce à la caisse de grève mise en place par le principal syndicat basque ELA (Solidarité des travailleurs basques [1]) depuis 1976, et dont peut bénéficier chacun de ses 110.000 adhérents en cas de conflit dur. ELA vient de fêter sa centième année d’existence début juin. Cette organisation atypique, en pointe sur les questions écologiques, est aussi la première force syndicale au Pays basque sud, avec 35,5% des voix aux élections. Plus de 10% du million de salariés basques y est affilié. À titre de comparaison, en France, les huit confédérations réunies peinent à syndiquer 8% des salariés.

Cette réussite ne doit rien au hasard. ELA s’est créé en 1911, à Bilbao. Initialement d’obédience démocrate-chrétienne (à la différence des socialistes de l’UGT et des anarchistes de la CNT), l’organisation s’inscrit dans le mouvement nationaliste basque. Le syndicat est interdit pendant la dictature franquiste et sort de l’ombre à la fin des années 1970 lors de la transition démocratique espagnole.

Une arme de résistance au néolibéralisme

« Au fur et à mesure que notre organisation se reconstruisait, le néolibéralisme s’intensifiait. La coïncidence dans le temps de ces deux phénomènes a forgé le discours et la pratique de notre syndicat », explique son secrétaire général Txiki Munoz [2]. Du coup, malgré une image de « modéré », le syndicat adopte des pratiques radicales en comparaison des autres organisations. « Il y a deux modèles syndicaux, celui qui refuse de cautionner et celui qui accompagne. Celui qui fait du cinéma, et qui joue l’anesthésiste subventionné pour renforcer la léthargie de la société, et celui qui lutte », assène Txiki Munoz. « La protection des salariés, le syndicat est là pour l’assurer. »

La solidarité entre salariés n’y est pas qu’un vain slogan. ELA s’est donné les moyens de la mettre en œuvre concrètement. 25% du montant des cotisations (17 euros mensuels) sont ainsi thésaurisés dans une « caisse de résistance », une caisse de grève qui s’est révélée très utile dans cette région industrielle. En 2010, plus de 5 millions d’euros ont ainsi alimenté cette véritable arme de résistance au néolibéralisme. Cette caisse sert à verser des indemnités aux adhérents qui décident de recourir à la grève. Plusieurs types d’indemnisations sont prévues : normales, d’un montant légèrement supérieures au salaire minimum (633 euros en Espagne), renforcées (900 euros, attribués sur critères) ou spéciales, « pour les grèves dures d’importance stratégique », précise Txetx Etcheverry, un militant du syndicat. Cette dernière équivaut à 65% du salaire, plafonnée à 1.570 euros.

Un secret bien gardé

« La caisse de résistance est un outil stratégique, car elle nous permet d’élever notre niveau d’exigence dans nos négociations, de mener la grève jusqu’à la victoire et de résister économiquement le temps qui sera nécessaire pour gagner », souligne Amaia Munoa, secrétaire générale adjointe. L’argent est investi pour acheter des locaux syndicaux dans des centres-ville, locaux qui peuvent être revendus à bon prix si besoin. Son montant global est tenu secret. Car le syndicat compte sur cette épée de Damoclès pour impressionner le patronat. Et ça fonctionne.

Les conventions collectives en vigueur dans les provinces basques sont en général plus avantageuses pour les salariés que les conventions collectives nationales. « Quand, depuis 40 ans, tu montres ta capacité à tenir des grèves de plusieurs semaines, de plusieurs mois ou même de plusieurs années, au moment de négocier sur les salaires ou la réduction du temps de travail, tu bénéficies d’un tout autre rapport de force », sourit Txetx Etcheverry. Quand un conflit social se conclut favorablement, ce sont tous les salariés qui en profitent, car la crainte a changé de camp.

Un syndicalisme de contre-pouvoir

De quoi faire réfléchir les autres grandes organisations syndicales européennes. En France, seule la CFDT s’est dotée d’une « caisse nationale d’action syndicale », représentant quand même 137 millions d’euros. Reste à savoir quelles revendications ou quel conflit stratégique ce magot soutiendra. Pendant le mouvement sur les retraites, à l’automne, face à l’afflux de dons pour soutenir les secteurs en grève, la question de créer de telles caisses a également fait débat, au sein de la CGT ou de l’Union syndicale Solidaires. Sans autre résultat pour l’instant. Comme si le mouvement syndical hexagonal ne voulait pas se donner les moyens d’inverser le cours des dégradations sociales.

L’originalité du « syndicalisme de contre-pouvoir » expérimenté par ELA ne s’arrête pas là. Il s’inscrit pleinement dans le mouvement altermondialiste, participant aux différents forums sociaux mondiaux. Il a mené campagne au sein de ses fédérations pour inciter ses adhérents à limiter l’utilisation de la voiture, en privilégiant la marche, le vélo ou les transports collectifs pour se rendre au travail. Et, ne tombant pas dans le piège du chantage à l’emploi, se permet même de s’opposer à de grands chantiers de construction jugés insoutenables. « La planète a ses limites, si nous ne le prenons pas en compte, si nous ne commençons pas à changer les choses, alors, c’est sûr, on perdra des emplois et nos conditions de travail iront en s’empirant », explique Mikel Noval, du syndicat. Un discours et des pratiques que l’on aimerait voir franchir les Pyrénées.

Pour plus d’informations, voir aussi le site de la Fondation Manu Robles-Aranguiz (en français), créé par ELA, et la vidéo (en français) présentant le syndicat].

Notes

[1] Eusko Langileen Alkartasuna

[2] Dans une vidéo réalisée par l’Institut Manu Robles-Aranguiz, du nom d’un député basque, cofondateur du syndicat ELA et fidèle à la République pendant la guerre civile espagnole.

Bernard Laponche : “Il y a une forte probabilité d’un accident nucléaire majeur en Europe”

Bernard Laponche
Télérama 16 .06.11

LE MONDE BOUGE – Physicien nucléaire, polytechnicien, Bernard Laponche est formel : la France est dans l’erreur. Avec le nucléaire, elle s’obstine à privilégier une énergie non seulement dangereuse mais obsolète. Alors que d’autres solutions existent, grâce auxquelles les Allemands ont déjà commencé leur transition énergétique.

Il est des leurs. Enfin, il était des leurs. Polytechnicien, physicien nucléaire, Bernard Laponche a participé, dans les années 1960, au sein du Commissariat à l’énergie atomique, à l’élaboration des premières centrales françaises. La découverte des conditions de travail des salariés de la Hague sera pour lui un choc : il prend conscience du danger de l’atome, qu’il juge moralement inacceptable. Dès les années 1980, Bernard Laponche, désormais militant au sein de la CFDT, prône la maîtrise de la consommation énergétique et le développement des énergies renouvelables. Les décennies suivantes lui ont donné raison. Mais la France, seul pays au monde à avoir choisi l’option du tout-nucléaire, s’obstine dans l’erreur, déplore-t-il, et s’aveugle : énergie du passé, sans innovation possible, le nucléaire ne représente pas seulement une menace terrifiante, pour nous et pour les générations qui suivront ; il condamne notre pays à rater le train de l’indispensable révolution énergétique.

On présente toujours l’énergie nucléaire comme une technologie très sophistiquée. Vous dites qu’il s’agit juste du « moyen le plus dangereux de faire bouillir de l’eau chaude » (1) . C’est provocateur, non ?
Pas vraiment… Un réacteur nucléaire n’est qu’une chaudière : il produit de la chaleur. Mais au lieu que la chaleur, comme dans les centrales thermiques, provienne de la combustion du charbon ou du gaz, elle est le résultat de la fission de l’uranium. Cette chaleur, sous forme de vapeur d’eau, entraîne une turbine qui produit de l’électricité. L’énergie nucléaire n’est donc pas ce truc miraculeux qui verrait l’électricité « sortir » du réacteur, comme s’il y avait une production presque spontanée…

Pourquoi cette image s’est-elle imposée ?

Les promoteurs du nucléaire ne tiennent pas à mettre en avant la matière première, l’uranium. C’est lié au fait qu’à l’origine le nucléaire était militaire, donc stratégique. Et puis en laissant penser que l’électricité est produite directement, ils lui donnent un côté magique, ainsi qu’une puissance trois fois plus élevée, car c’est la chaleur produite que l’on évalue, pas l’électricité. Or les deux tiers de la chaleur sont perdus, ils réchauffent l’eau des fleuves ou de la mer qui sert à refroidir les réacteurs.

Parlons donc du combustible…

Ce sont des crayons d’uranium, de l’uranium légèrement enrichi en isotope 235, pour les réacteurs français. La fission est une découverte récente (1938) : un neutron tape un noyau d’uranium qui explose, produit des fragments, donc de l’énergie, et des neutrons, qui vont taper d’autres noyaux – c’est la réaction en chaîne. La multiplication des fissions produit de la chaleur. Or les fragments de la fission sont de nouveaux produits radioactifs, qui émettent des rayons alpha, bêta, gamma… A l’intérieur des réacteurs, vous produisez donc de la chaleur, c’est le côté positif, mais aussi des produits radioactifs, notamment du plutonium, le corps le plus dangereux qu’on puisse imaginer, qui n’existe qu’à l’état de trace dans la nature. On aurait dû s’interroger dès l’origine : ce moyen de produire de l’eau chaude est-il acceptable ?

Cette réaction en chaîne, on peut tout de même l’arrêter à chaque instant, non ?

Dans un fonctionnement normal, on abaisse les barres de contrôle dans le cœur du réacteur : elles sont constituées de matériaux qui absorbent les neutrons, ce qui arrête la réaction en chaîne. Mais il faut continuer de refroidir les réacteurs une fois arrêtés, car les produits radioactifs continuent de produire de la chaleur. La nature même de la technique est donc source de risques multiples : s’il y a une panne dans les barres de contrôle, il y a un emballement de la réaction en chaîne, ce qui peut provoquer une explosion nucléaire ; s’il y a une fissure dans le circuit d’eau, il y a perte de refroidissement, la chaleur extrême détruit les gaines du combustible, certains produits radioactifs s’échappent, on assiste à la formation d’hydrogène, cet hydrogène entraîne des matières radioactives et peut exploser.

Mais on multiplie les systèmes de protection…

Vous avez beau les multiplier, il y a toujours des situations dans lesquelles ces protections ne tiennent pas. A Tchernobyl, on a invoqué, à juste titre, un défaut du réacteur et une erreur d’expérimentation ; à Fukushima, l’inondation causée par le tsunami. Au Blayais, en Gironde, où la centrale a été inondée et où on a frôlé un accident majeur, on n’avait pas prévu la tempête de 1999. Mais on a vu des accidents sans tsunami ni inondation, comme à Three Mile Island, aux Etats-Unis, en 1979. On peut aussi imaginer, dans de nombreux pays, un conflit armé, un sabotage… Puisque le point de départ, c’est la création de produits radioactifs en grande quantité, la catastrophe est intrinsèque à la technique. Le réacteur fabrique les moyens de sa propre destruction.

“Puisque le point de départ, c’est la création
de produits radioactifs en grande quantité, la catastrophe
est intrinsèque à la technique. Le réacteur fabrique
les moyens de sa propre destruction.”

Y a-t-il eu des innovations en matière nucléaire ?

Aucun progrès technologique majeur dans le nucléaire depuis sa naissance, dans les années 1940 et 1950. Les réacteurs actuels en France sont les moteurs des sous-marins atomiques américains des années 1950. En plus gros. Les réacteurs, l’enrichissement de l’uranium et le retraitement, sont des technologies héritées de la Seconde Guerre mondiale. On a juste augmenté la puissance et ajouté des protections. Mais parce que le système est de plus en plus compliqué, on s’aperçoit que ces protections ne renforcent pas toujours la sûreté.

On a du mal à croire qu’il n’y ait eu aucune innovation majeure…

Si, le surgénérateur ! Avec Superphénix, on changeait de modèle de réacteur. Et heureusement qu’on l’a arrêté en 1998, car il était basé sur l’utilisation du plutonium. Le plutonium est un million de fois plus radioactif que l’uranium. Comment a-t-on pu imaginer faire d’un matériau aussi dangereux le combustible d’une filière de réacteurs exportable dans le monde entier ?

Nicolas Sarkozy affirme que si l’on refuse le nucléaire, on doit accepter de s’éclairer à la bougie. Qu’en pensez-vous ?

Il est lassant d’entendre des dirigeants qui n’y connaissent rien continuer à dire n’importe quoi. Nicolas Sarkozy ne croit pas si bien dire ; un jour, et pourquoi pas dès cet été, les Français s’éclaireront à la bougie : comme nous sommes le seul pays au monde à avoir choisi de produire 80 % de notre électricité avec une seule source, le nucléaire, et une seule technique, le réacteur à eau pressurisée, si nous sommes contraints d’arrêter nos réacteurs, nous retournerons à la bougie ! Pas besoin d’une catastrophe, juste un gros pépin générique, ou une sécheresse et une canicule exceptionnelles. Car on ne peut pas faire bouillir l’eau des rivières. En revanche, si l’on décidait de sortir du nucléaire en vingt ans, on pourrait démultiplier notre inventivité énergétique pour justement éviter la bougie.

Les défenseurs du nucléaire disent qu’en France, avec notre nouveau réacteur, l’EPR, que l’on construit à Flamanville, on arrive à un risque quasi nul…

Chaque pays assure que ses réacteurs sont mieux que les autres. Avant Fukushima, le discours des Japonais était le même que celui des Français. On en est déjà à cinq réacteurs détruits (Three Mile Island, Tchernobyl, et trois réacteurs à Fukushima) sur quatre cent cinquante réacteurs dans le monde, des centaines de kilomètres carrés inhabitables. La probabilité théorique, selon les experts de la sûreté nucléaire, devait être de un pour cent mille « années-réacteur » [une année-réacteur, c’est un réacteur fonctionnant pendant un an, NDLR], voire un million d’années-réacteur pour un accident majeur, type Tchernobyl ! La réalité de ce qui a été constaté est trois cents fois supérieure à ces savants calculs. Il y a donc une forte probabilité d’un accident nucléaire majeur en Europe.

Une innovation majeure pourrait-elle vous conduire à revoir votre jugement ?

Je ne vois pas de solution dans l’état actuel, non pas de l’ingénierie, mais de la connaissance scientifique. Je ne dis pas qu’un jour un savant ne trouvera pas un moyen d’utiliser l’énergie de liaison des noyaux de façon astucieuse, qui ne crée pas ces montagnes de produits radioactifs. Mais pour le moment, il n’y a pas !

Pourquoi vous opposez-vous à Iter, expérience sur la fusion menée à Cadarache, sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ?

La fusion, c’est l’inverse de la fission. On soude deux petits noyaux, deux isotopes de l’hydrogène, le deutérium (un proton et un neutron) et le tritium (un proton et deux neutrons), et cette soudure dégage de l’énergie. Mais il faut arriver à les souder, ces noyaux ! Dans le Soleil, ils se soudent du fait de la gravitation. Sur Terre, on peut utiliser une bombe atomique, ça marche très bien. L’explosion provoque la fusion des deux noyaux, qui provoque une seconde explosion beaucoup plus forte : c’est la bombe à hydrogène, la bombe H. Pour une fusion sans bombe, il faut créer des champs magnétiques colossaux afin d’atteindre des températures de cent millions de degrés. Iter, à l’origine un projet soviétique, est une expérience de laboratoire à une échelle pharaonique, des neutrons extrêmement puissants bombardent les parois en acier du réacteur, ces matériaux deviennent radioactifs et doivent d’ailleurs être remplacés très souvent. Je ne suis pas spécialiste de la fusion, mais je me souviens que nos deux derniers Prix Nobel français de physique, Pierre-Gilles de Gennes et Georges Charpak, avaient dit qu’Iter n’était pas une bonne idée. Ils prônaient les recherches fondamentales avant de construire cet énorme bazar. Personne n’a tenu compte de leur avis, et nos politiques se sont précipités, sur des arguments de pure communication – on refait l’énergie du Soleil – pour qu’Iter se fasse en France.

Pourquoi ?

Parce que les Français veulent être les champions du nucléaire dans le monde. Les Japonais voulaient Iter, mais leur Prix Nobel de physique Masatoshi Koshiba a dit « pas question », à cause du risque sismique. Je pense que ce projet va s’arrêter parce que son prix augmente de façon exponentielle. Et personne ne s’est posé la question : si jamais ça marchait ? Que serait un réacteur à fusion ? Comme disent les gens de l’association négaWatt, pourquoi vouloir recréer sur Terre l’énergie du Soleil puisqu’elle nous arrive en grande quantité ?

Que répondez-vous à ceux qui pensent que l’impératif du réchauffement climatique, donc la nécessaire réduction des émissions de CO2, nous impose d’en passer par le nucléaire ?

Tout d’abord, on ne peut pas faire des émissions de CO2 le seul critère de choix entre les techniques de production d’électricité. Faut-il accepter qu’au nom du climat, tous les cinq ou dix ans, un accident de type Fukushima se produise quelque part dans le monde ? Ensuite, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a montré que si l’on voulait tenir nos objectifs de réduction des émissions de CO2, la moitié de l’effort devait porter sur les économies d’énergie. Pour l’autre moitié, le recours aux énergies renouvelables est essentiel, la part du nucléaire n’en représentant que 6 %. Il faut donc relativiser l’avantage du nucléaire.

“Comme on a fait trop de centrales, il y a eu
pression pour la consommation d’électricité,
en particulier pour son usage le plus imbécile, le
chauffage, pour lequel la France est championne.”

Vous avez commencé votre carrière au CEA et avez été un artisan de cette énergie. Que s’est-il passé ?

J’ai même fait une thèse sur le plutonium, et je ne me posais aucune question. Tout est très compartimenté au CEA, je faisais mes calculs sur la centrale EDF 3 de Chinon, n’avais aucune idée des risques d’accident ni du problème des déchets. Je travaillais avec des gens brillants. Et puis j’ai commencé à militer à la CFDT, après 68, et on s’est intéressé aux conditions de travail des travailleurs de la Hague. Je me suis aperçu que, moi, ingénieur dans mon bureau, je ne connaissais rien de leurs conditions de travail, et que les gens de la Hague ne savaient pas ce qu’était un réacteur nucléaire. On a donc écrit, en 1975, un bouquin collectif qui a été un best-seller, L’Electronucléaire en France. Le patron du CEA de l’époque a d’ailleurs reconnu la qualité de ce travail. Pour cela, j’ai travaillé pendant six mois à partir de documents américains, parce qu’en France il n’y avait rien. La CFDT a alors pris position contre le programme nucléaire. J’ai commencé à travailler sur les alternatives au nucléaire et, en 1982, je suis entré à l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie.

Cela fait trente ans… Que prôniez-vous à l’époque ?

Mais la même chose qu’aujourd’hui : économies d’énergie et énergies renouvelables ! Les principes de l’électricité photovoltaïque, donc des panneaux solaires, étaient déjà connus. Aujourd’hui, on ne parle que de l’électricité, mais ce qu’il faudrait d’abord installer partout, c’est des chauffe-eau solaires ! Rien de plus simple : un fluide caloporteur circule dans un tube sous un panneau vitré, et permet d’obtenir de l’eau à 60 degrés. L’Allemagne, pays moins ensoleillé que la France, a dix fois plus de chauffe-eau solaires. Dans le Midi, il n’y en a pas, ou si peu !

Cela ne demande pas beaucoup d’innovation…

L’innovation permet avant tout de réduire les coûts. L’éolien, sa compétitivité face au nucléaire est acquise. En ce qui concerne le photovoltaïque, les Allemands anticipent des coûts en baisse de 5 % chaque année. Il y a beaucoup de recherches à faire sur les énergies marines, les courants, l’énergie des vagues, la chaleur de la terre avec la géothermie. Les énergies renouvelables, sous un mot collectif, sont très différentes, et peuvent couvrir à peu près tous les besoins énergétiques. Les Allemands estiment qu’elles couvriront 80 % des leurs d’ici à 2050. C’est plus que crédible, à condition de toujours rechercher les économies d’énergie.

Le fait qu’on ait produit de l’électricité à partir du nucléaire à un coût modique, ne prenant pas en compte les coûts du démantèlement et de la gestion à long terme des déchets radioactifs, a-t-il pénalisé les énergies renouvelables ?

Oui, et comme on a fait trop de centrales nucléaires, il y a toujours eu pression pour la consommation d’électricité, et en particulier pour son usage le plus imbécile, le chauffage électrique, pour lequel la France est championne d’Europe. On construit des logements médiocres, l’installation de convecteurs ne coûte rien, cela crée du coup un problème de puissance électrique globale : en Europe, la différence entre la consommation moyenne et la pointe hivernale est due pour moitié à la France ! Résultat, l’hiver, nous devons acheter de l’électricité à l’Allemagne, qui produit cette électricité avec du charbon… Hors chauffage, les Français consomment encore 25 % de plus d’électricité par habitant que les Allemands. Qui n’ont pas seulement des maisons mieux isolées, mais aussi des appareils électroménagers plus efficaces, et qui font plus attention, car l’électricité est un peu plus chère chez eux.

“Les Allemands étudient des réseaux
qui combinent biomasse, hydraulique, éolien,
photovoltaïque. Ils réussissent la transition
énergétique. Parce qu’ils l’ont décidée.”

Quelles sont les grandes innovations à venir en matière d’énergie ?

Les « smart grids », les réseaux intelligents ! Grâce à l’informatique, on peut optimiser la production et la distribution d’électricité. A l’échelle d’un village, d’une ville ou d’un département, vous pilotez la consommation, vous pouvez faire en sorte, par exemple, que tous les réfrigérateurs ne démarrent pas en même temps. Les défenseurs du nucléaire mettent toujours en avant le fait que les énergies renouvelables sont fluctuantes – le vent ne souffle pas toujours, il n’y a pas toujours du soleil – pour asséner que si l’on supprime le nucléaire, il faudra tant de millions d’éoliennes… Mais tout change si l’on raisonne en termes de combinaisons ! Les Allemands étudient des réseaux qui combinent biomasse, hydraulique, éolien, photovoltaïque. Et ils travaillent sur la demande : la demande la nuit est plus faible, donc avec l’éolien, la nuit, on pompe l’eau qui va réalimenter un barrage qui fonctionnera pour la pointe de jour… C’est cela, la grande innovation de la transition énergétique, et elle est totalement opposée à un gros système centralisé comme le nucléaire. Le système du futur ? Un territoire, avec des compteurs intelligents, qui font la jonction parfaite entre consommation et production locale. Small is beautiful. Les Allemands réussissent en ce moment cette transition énergétique. Parce qu’ils l’ont décidée. C’est cela, le principal : il faut prendre la décision. Cela suppose une vraie prise de conscience.

Comment expliquez-vous l’inconscience française ?

Par l’arrogance du Corps des ingénieurs des Mines, d’une part, et la servilité des politiques, de l’autre. Une petite caste techno-bureaucratique a gouverné les questions énergétiques depuis toujours, puisque ce sont eux qui tenaient les Charbonnages, puis le pétrole, et ensuite le nucléaire. Ils ont toujours poussé jusqu’à l’extrême, et imposé aux politiques, la manie mono-énergétique.

Cela vient de notre pouvoir centralisé ?

Complètement ! Dans les années 1970, un chercheur suédois a écrit une étude sur le fait que le nucléaire marche dans certains pays et pas dans d’autres. Et il en a conclu qu’une structure politico-administrative autoritaire et centralisée avait permis qu’il se développe dans deux pays : l’URSS et la France. Pour de fausses raisons – indépendance énergétique, puissance de la France –, on maintient le lien entre le nucléaire civil et militaire – le CEA a une branche applications militaires, Areva fournit du plutonium à l’armée. Ce complexe militaro-étatico-industriel fait qu’ici on considère madame Merkel comme une folle. Au lieu de se dire que si les Allemands font autrement, on pourrait peut-être regarder… Non, on décide que les Allemands sont des cons. Nos responsables claironnent qu’on a les réacteurs les plus sûrs, que le nucléaire c’est l’avenir, et qu’on va en vendre partout. C’est l’argument qu’on utilise depuis toujours, et on a vendu péniblement neuf réacteurs en cinquante ans, plus les deux qui sont en construction en Chine. Ce n’est pas ce qui était prévu… En dix ans, les Allemands, eux, ont créé près de 400 000 emplois dans les énergies renouvelables.

En dehors des écologistes, personne, y compris à gauche, ne remet en cause le nucléaire…

Les choses évoluent vite. Fukushima ébranle les pro-nucléaire honnêtes. Je pense que la décision allemande aura une influence, pas sur nos dirigeants actuels, mais sur nos industriels et aussi sur les financiers. Ils doivent se dire : vais-je continuer à mettre mes billes dans un truc comme ça ? Il y avait jadis l’alliance Areva-Siemens pour proposer des réacteurs EPR, mais Siemens en est sorti depuis des années. On peut toujours se rassurer en pensant que les Allemands se trompent, mais on peut difficilement soutenir qu’ils aient fait ces dernières décennies de mauvais choix et que leur industrie soit faiblarde…

Les écologistes peuvent-ils peser sur les socialistes ?

Bien sûr. Déjà, en 2000, tout était prêt pour l’EPR, mais Dominique Voynet, ministre de l’Environnement, a dit à Lionel Jospin : « Si tu fais l’EPR, je démissionne. » C’est la seule fois où elle a mis sa démission dans la balance et l’EPR ne s’est pas fait à l’époque. Je travaillais auprès d’elle comme conseiller sur ces questions, j’ai pondu trois cent cinquante notes. Il y avait une bagarre quotidienne entre le ministère de l’Environnement et le ministère de l’Industrie, qui se moquait complètement de la sécurité. Malheureusement, l’EPR est reparti avec Chirac en 2002. Et il va nous coûter très cher. En un demi-siècle, on a gaspillé l’énergie, on a fait n’importe quoi. Il est urgent de choisir une civilisation énergétique qui ne menace pas la vie.