A quoi servent les conférences sur le climat ?
Audrey Garric
Le Monde du 28.11.2011
La décroissance aurait évité le pire
Alain Gras, professeur émérite à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Le Monde du 02.12.2011
« Le diktat de la mesure : biodiversité contre changement climatique »
Alain Ayong Le Kama, professeur d’économie, Université de Lille 1, conseiller scientifique permanent au MEDDLT
Le Monde du 11.11.2011
Patrick Viveret : «La paix et la démocratie sont menacées» 3/3
Joseph Confavreux
www.mediapart.fr/article/offert/5b6375d742059e9360092609906ceee4 – le 14.11.2011
[:]
A quoi servent les conférences sur le climat ?
Audrey Garric
Le Monde du 28.11.2011
La planète tient sa grand-messe climatique annuelle. A partir du lundi 28 novembre et jusqu’au 9 décembre, 193 Etats, plus ou moins vulnérables et pressés d’agir, sont réunis à Durban (Afrique du Sud) pour la 17e conférence de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC).
Officiellement, l’ordre du jour est ambitieux : dessiner un avenir au protocole de Kyoto, traité juridique obligeant les pays développés à réduire leurs émissions de CO2, afin de limiter l’augmentation de la température mondiale à 2 °C d’ici à la fin du siècle. Mais nombre d’acteurs s’interrogent déjà sur la capacité à s’arrêter sur le principe d’un traité global contraignant. Car tous restent échaudés par l’échec du sommet de Copenhague, le manque d’ambition et de volonté politiques et la crise de la dette qui occulte les préoccupations climatiques.
- Comment les sommets sur le climat ont-ils été créés ?
Dans les années 1980, le monde prend conscience de l’urgence à lutter contre le changement climatique. Des scientifiques, comme les Français Jean Jouzel ou Claude Lorius, mettent en lumière, en analysant les glaces de l’Antarctique, l’existence d’une corrélation entre l’augmentation de la concentration de CO2 d’origine anthropique et le réchauffement de la planète. Puis, en 1990, le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui vient de voir le jour, produit son premier rapport, établissant les répercussions du changement climatique sur l’environnement, l’économie et la société.
Immédiatement, l’ONU convoque un sommet de la Terre à Rio en 1992. C’est la grande époque du climat : les Etats ratifient une Convention-cadre sur les changements climatiques, avec pour objectif de stabiliser les concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre, adoptent un agenda d’actions à mener au 21e siècle (Agenda 21), et le rendez-vous est pris, chaque année, de tenir une conférence des Parties à la Convention sur le climat (COP en anglais), ce qui va devenir le grand rendez-vous de l’ONU en faveur du climat.
« Les Nations unies sont apparues comme le cadre naturel pour agir, car elles seules peuvent produire du droit international, explique Pierre Radanne, expert des politiques énergétiques de lutte face au changement climatique. Par ailleurs, le climat étant un bien international, tous les pays doivent être concernés par les négociations et pas seulement une poignée, comme l’induit le G20.
- Quelles ont été leurs avancées ?
Trois ans à peine après la première conférence sur le climat, la COP 3, en 1997, aboutit à des avancées majeures avec l’adoption du protocole de Kyoto, premier – et unique – traité juridiquement contraignant. Il engage ainsi 38 pays industrialisés à réduire leurs émissions de CO2 de 2 % en moyenne d’ici à 2012, par rapport au niveau de 1990. Seuls deux pays développés refusent de le ratifier : les Etats-Unis et l’Australie – qui le fera finalement en 2007.
Si l’accord constitue un succès, le texte n’en est pas moins difficile à mettre en œuvre. Il faut ainsi attendre le sommet sur le climat de Marrakech en 2001, pour qu’il soit finalisé, et 2005 pour qu’il entre en vigueur.
Les errements de l’application du protocole n’empêchent toutefois pas les négociations climatiques de progresser, avec la publication du 4e rapport du GIEC et le sommet de Bali, en 2007, qui demande, pour la première fois, aux pays émergents d’infléchir leurs rejets, avec l’aide financière des pays développés.
Puis, c’est la douche froide. Le sommet de Copenhague, en 2009, qui se révèle incapable de prolonger les engagements du protocole de Kyoto pour la période de 2012 à 2020, enraye la dynamique des négociations climatiques. La situation n’est guère plus favorable l’année suivante à Cancun (Mexique) : si les Etats adoptent des mécanismes financiers pour s’adapter au réchauffement climatique, aucun objectif global contraignant n’est pris pour limiter les émissions de CO2. Les Nations unies, et leurs 190 pays en 2009, apparaissent incapables de réagir rapidement face à des défis urgents.
- Pourquoi les négociations piétinent-elles actuellement ?
« Nous nous trouvons dans un cycle bas des négociations climatiques », admet Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). La plupart des pays se sont engagés sur des politiques climatiques, mais de manière volontaire et non contraignante, avec des objectifs insuffisants et sans vision globale. »
Pourquoi un consensus est-il si difficile à atteindre depuis Kyoto ? Car en quinze ans, la carte des pays pollueurs a totalement changé. En 1997, les pays en développement, pas concernés par le protocole, comptaient pour moins d’un quart des émissions de CO2. Aujourd’hui, ils sont à l’origine de plus de la moitié de ces rejets, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud faisant la course en tête. Si ces pays ont admis qu’ils devaient s’engager, ils refusent néanmoins de fournir plus d’efforts que les Etats-Unis.
C’est là où le bât blesse : Washington refuse toujours de ratifier tout accord climatique contraignant. « Les dix années de présidence Bush junior ont été fatales au climat, regrette le climatologue Jean Jouzel. Les Etats-Unis, plus gros pollueur au monde, ont toujours refusé de signer des objectifs de réduction chiffrés et de montrer l’exemple. » Et Barack Obama, qui a désormais les mains liées par une chambre des représentants à majorité républicaine, ne devrait pas se montrer plus entreprenant sur ce dossier.
Sans compter que le manque de motivation pointe chez nombre de pays. « A la fin des années 2000, on s’est aperçu qu’une majorité d’entre eux n’a pas respecté ses engagements », note Pierre Radanne. Pour preuve, le Canada a vu ses émissions bondir de 30 % depuis 1990, au lieu de les réduire de 6 %, tandis que le Japon enregistrait 8 % de hausse au lieu de 5 % de baisse. Seule l’Union européenne est parvenue à respecter ses objectifs d’une baisse de 8 % entre 1990 et 2012, mais avec de fortes disparités entre les Etats. « Tous les pays qui ont pris du retard sur la première période d’engagement demandent maintenant à réduire leurs engagements, pour la seconde« , ajoute l’expert. Les objectifs de réduction de 25 à 40 % des rejets d’ici à 2020 par rapport à 1990 semblent donc intenables pour de nombreux pays.
Au final, c’est moins le processus des négociations climatiques onusiennes qui pêche, que le manque de volonté politique des pays. « On assiste à un retour des intérêts nationaux court-termistes, exacerbés par la crise économique des pays développés et le besoin de financement des pays en développement », assure Sébastien Blavier, chargé de mission au Réseau action climat.
- Quels outils permettraient de donner une nouvelle impulsion aux négociations ?
Le maintien des négociations climatiques dans le giron de l’ONU devrait s’accompagner d’une amélioration de la gouvernance. « Il faudrait alors une réforme de l’institution, pour qu’elle ait un pouvoir de sanction vis-à-vis de ceux qui ne tiennent pas parole », plaide Pierre Radanne. Le Réseau action climat, lui, propose la création d’un organe de règlement des différends, à l’instar de l’OMC pour le commerce.
La question du financement de la lutte contre le changement climatique, et de son adaptation, est aussi cruciale. « Le sommet de Durban devra finaliser le fonds vert pour le climat, en le dotant d’un financement conséquent afin de permettre aux pays du Sud de lutter contre le changement climatique. »
Enfin, il s’agira de tracer une feuille de route vers un nouveau cycle de négociations, qui pourrait coïncider avec le nouveau rapport du GIEC en 2014, espère Laurence Tubiana. « Les rapports du GIEC scandent les négociations, explique-t-elle. Ils sensibilisent l’opinion publique et les politiques, ils obligent l’activité diplomatique à rendre des comptes. Ce rapport pourra permettre d’obtenir enfin un calendrier d’engagements de l’après-Kyoto. »
La décroissance aurait évité le pire
Alain Gras, professeur émérite à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Le Monde du 02.12.2011
Nous baignons depuis des semaines dans la peur de la perte du triple A. Les économistes nous livrent les raisons de la dette et nous expliquent tout et son contraire, suivant les circonstances.
Attac et quelques économistes éclairés et indignés demandent un audit de la dette, mais personne ne répond ni ne s’en émeut en haut lieu, même sur la gauche du tableau présidentiel. Je voudrais donc faire quelques remarques qui n’engagent que moi sur les causes de la dette, bien éloignées de celles que l’on nous présente et qui concernent l’aspect technologique de cette crise.
En effet, étrange tout de même : après Mai 68, un vent de critique s’est levé en Occident contre la société de consommation, ce fut l’époque de l’an I, du début des « écolos » politiques, mais aussi de la prise de conscience de la part de quelques patrons que l’aveuglement sur les problèmes d’environnement et d’énergie pouvait jouer des tours au capitalisme industriel. Un groupe de grands dirigeants du milieu patronal, appelé Club de Rome, décida de commander une étude prospective au Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur la croissance à venir.
A partir de l’interaction entre cinq variables (dont la pollution), un modèle statistique prévisionnel fut construit par Dennis Meadows et il en ressortit une publication intitulée « rapport Meadows », devenu livre sous le titre Limits to Growth, traduit de manière plus provocante en français par Halte à la croissance (Fayard, 1972).
Dans le sillage de 1968, cet événement stimula les mauvais esprits, critiques de la société de consommation ; le président de la Commission européenne de l’époque, le Néerlandais Sicco Mansholt, se fit alors l’apôtre d’un « Etat stable » ou même d’une décroissance au Nord.
Or, en 1973, éclate la crise du pétrole, les prix flambent à la suite d’une décision de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole de les doubler, puis de les laisser filer. Les dirigeants crient alors à la catastrophe imminente, au cataclysme.
L’ÉPOUVANTAIL DU CHÔMAGE
Pour la première et unique fois, on éteint les lumières la nuit durant la période de Noël, et on prend d’autres mesurettes. Mais ceci n’est que camouflage, car, au lieu de réfléchir au « rapport Meadows », les puissants agitent l’épouvantail du chômage et cherchent à prolonger la croissance à tout-va par tous les moyens. C’est à ce moment, alors que les Etats-Unis abandonnent pour leur dollar le lien avec l’étalon-or en 1971, que divers Etats riches, dont la France, prennent des dispositions pour interdire l’emprunt public auprès des citoyens et le remplacent par l’obligation d’emprunter sur le marché boursier, donc chez les banquiers internationaux. Cette mesure deviendra obligatoire dans toute la Communauté européenne en 1981.
Or, par hasard, bien sûr, cette même année 1973, les géants du pétrole commencent les recherches en mer du Nord et en Alaska, tandis que la France lance le plan Messmer de nucléarisation.
C’est alors que la dette publique va se creuser dans les pays riches, encore plus vite aux Etats-Unis, mais peu importe car ils ont la planche à billets du monde. De manière très étrange, si vous cherchez sur Internet les courbes d’évolution de l’endettement souverain des pays riches, vous verrez que les courbes de production de l’usage de l’énergie fossile, pétrole, plus gaz et charbon, croissent à partir du milieu des années 1970 presque au même rythme que la dette.
Ceci veut dire que les nouvelles technologies de l’information et de la communication, contrairement à ce qui est affirmé, sont dans le même bateau que les autres technologies dès le début et que la technoscience se convertit aux objectifs du marché.
Après 1990 s’ajoutent l’entrée en scène de la Chine comme atelier du monde et la montée en puissance des pays émergents. Ceci accentue encore la demande énergétique, très liée au transport, tandis que croît la pression sur l’environnement pour extraire les métaux rares dont les nouvelles technologies sont gourmandes. Aucune mesure dite de croissance verte n’a été capable d’enrayer le processus de prédation de la planète.
En 1973, nous avions le choix, la possibilité d’une décroissance ou du moins d’une stabilisation de la croissance. L’empreinte écologique était la suivante : la planète pouvait être sauvée par état stationnaire de l’économie, qui aurait permis une redistribution lente mais globale de la richesse vers les pays dits « sous-développés », car nous avions des moyens en réserve pour aider les pays pauvres à rejoindre notre seuil sans trop le dépasser. Aujourd’hui, grâce à la dette, l’empreinte est de trois, le PIB a été multiplié au moins par trois en valeur constante et cette richesse produit des SDF, accroît la pauvreté chez nous comme dans une bonne partie du monde et réchauffe la Terre.
L’audit de la dette publique, s’il se réalise un jour, mettra en lumière cette dimension plus profonde des raisons de la prétendue crise de la dette. Elle est aussi la crise d’une technologie et d’un machinisme thermo-industriels, c’est-à-dire fondés sur l’énergie de dissipation de la chaleur fossile, qui accompagne dans ses objectifs le refus du capitalisme libéral de voir que les limites de la planète sont atteintes.
« Le diktat de la mesure : biodiversité contre changement climatique »
Alain Ayong Le Kama, professeur d’économie, Université de Lille 1, conseiller scientifique permanent au MEDDLT
Le Monde du 11.11.2011
Il n’y a pas besoin d’être devin pour constater la différence de traitement qui est réservé à la biodiversité et au changement climatique ; tant du point de vue de l’intérêt politique et social que l’on porte à l’un et l’autre que des moyens et ressources que l’on y consacre. La biodiversité semble en effet orpheline, alors que les deux ont pourtant été consacrés comme étant les deux enjeux majeurs de développement durable lors de la même conférence internationale, celle de Rio en 1992. Ces deux enjeux sont par conséquent les seuls à faire l’objet d’une convention internationale, votée par l’ensemble de la communauté internationale.
Cette différence de traitement entre ces deux enjeux, le gouffre entre l’énergie, humaine, matérielle et financière, consacrée à l’une et l’autre, pérennise l’incapacité que l’on a aujourd’hui à préserver et valoriser la biodiversité. En effet, la concentration totale de moyens –en termes de recherche, d’expérimentation, d’évaluation, etc.-, sur le risque de changement climatique pénalise définitivement la capacité à mener des travaux de recherche avancés sur la prise en compte des enjeux de biodiversité.
Cela est sans doute, du moins pour une grande partie, du à la complexité de la mesure de la biodiversité ; la facilité à mesurer pouvant permettre une prise de décision plus simple, plus efficace, comme cela est le cas aujourd’hui quand il s’agit du changement climatique. Quand on évoque en effet la biodiversité, on se heurte à une multitude de difficultés qui rendent sa mesure, et donc son évaluation, complexes. Il faut tout d’abord pouvoir la définir, l’appréhender ; exercice éminemment périlleux. S’agit-il de comptabiliser les espèces, les écosystèmes ou encore les gènes ; faut-il s’intéresser plutôt à la biodiversité remarquable, qu’à l’ordinaire ; la biodiversité est-elle réductible aux services écosystémiques ? Une fois la définition arrêtée, se pose ensuite la question de savoir s’il faut plutôt préserver que valoriser, les mécanismes incitatifs et ou réglementaires sous-jacents n’étant pas les mêmes.
Pourtant, et malgré cette extrême complexité de la biodiversité les acteurs publics, comme privés, sont mobilisés. Que ce soit en effet du point de vue de l’incubation, de l’entraînement, de la facilitation, de la mise en œuvre d’incitations comme de la prise de décisions, de nombreuses initiatives sont aujourd’hui prises par les différents acteurs. Du côté des acteurs publics, après l’adoption en 2010, d’une nouvelle stratégie nationale pour la biodiversité pour 2011-2020, en révision de celle de 2004, la commission des comptes de l’économie de l’environnement, présidée par le ministre en charge de l’écologie, a consacré ses travaux l’année dernière à la thématique de l’évaluation de la biodiversité.
De même, on note, depuis cinq ans environ, une montée en puissance dans la prise en compte des enjeux de la biodiversité par les acteurs privés, et les entreprises en particulier –notamment dans les secteurs de l’agriculture, de l’agroalimentaire, du tourisme, de l’extraction, de l’exploitation forestière et, même, de la finance. Certaines entreprises, telles par exemple que Vittel, ou encore Yves Rocher, ou Unilever, etc. en font même une opportunité commerciale. Néanmoins, malgré cette forte mobilisation des acteurs, certes récente, la biodiversité n’est pas encore prise en compte à sa juste « valeur ». Le risque étant évidemment que ce soit la capacité à mesurer, à monétiser les effets sur la biodiversité, et donc à évaluer les impacts, les pertes ou dans un autre sens les bénéfices tirés de la valorisation de la biodiversité qui décident de la hiérarchie des enjeux de développement durable. Ce serait donc la mesure qui ferait la valeur ?
L’incapacité, ou la complexité à mesurer la biodiversité la ferait par conséquent reculer dans la hiérarchie des valeurs collectives ? Deux exemples permettent de mettre en lumière le fait que le risque est grand que le résultat soit celui-là. Tout d’abord, quand on analyse la toute dernière stratégie nationale de développement durable (SNDD) 2010-2013, adoptée le 27 juillet 2010, on constate encore par exemple que les objectifs chiffrés, et donc par conséquent les choix stratégiques, sont beaucoup plus précis en matière de changement climatique et énergies (défi 4 de la SNDD) qu’en matière de conservation et gestion durable de la biodiversité et des ressources naturelles (défi 6 de la SNDD). Il est évident que cela participe de l’orientation des moyens, de la concentration des ressources vers l’enjeu, parmi les deux, qui paraît plus facile à appréhender, et pour lequel les décisions politiques peuvent faire l’objet d’une « communication » plus aisée et plus accessible au grand public, parce que mesurable.
Le second exemple, encore plus parlant, est celui de l’évaluation des impacts, des coûts externes, des projets d’investissements publics sur la biodiversité. La pratique aujourd’hui dans le secteur des transports par exemple, est que quand on veut évaluer ex ante le bénéfice social, l’intérêt pour la collectivité, de réaliser telle ou telle infrastructure, on tient compte d’un certain nombre de nuisances, d’externalités et de risques qu’est susceptible de générer cette infrastructure (accidents, pollution atmosphérique, congestion, bruit et, bien entendu, les émissions de gaz à effet de serre. Mais, les impacts de ces infrastructures sur la biodiversité, pourtant très importants (artificialisation quasi irréversible des sols, destruction de ressources végétales comme animales, perturbation éventuelle de l’habitat de certaines espèces, etc.), ne sont guère pris en compte, car difficile à mesurer. On est bien là face à un « dictat » de la mesure.
Patrick Viveret : «La paix et la démocratie sont menacées» 3/3
Joseph Confavreux
www.mediapart.fr/article/offert/5b6375d742059e9360092609906ceee4 – le 14.11.2011
Passer et penser à l’échelle de la «mondialité»
Quelles formes de gouvernance pourrait permettre cette transformation ?
L’émergence d’un mouvement des droits civiques mondiaux, avec le printemps arabe, le printemps espagnol et le mouvement Occupy, dont l’altermondialisme avait posé les prémices, est le socle d’une citoyenneté terrienne et, à terme, d’une gouvernance démocratique mondiale. Il existe, de fait, une gouvernance mondiale, mais qui est, c’est selon, oligarchique, technique, parfois despotique. En tout cas, elle fait la preuve, aujourd’hui, de son inefficacité.
C’est logique : vous ne pouvez pas prendre des décisions qui engagent des milliards de citoyens si celles-ci sont élaborées dans des cénacles coupés du reste de la planète, surtout si ces décisions demandent des sacrifices ou des efforts à répétition. Il y a des sacrifices à consentir et des efforts à faire, mais si on veut réussir les grands défis, comme la soutenabilité écologique, il faut faire en sorte que cette citoyenneté mondiale ne constitue plus une vieille utopie, mais devienne un objectif fondamental.
Mais une gouvernance mondiale n’est pas une super-bureaucratie mondiale. Elle devrait appliquer le principe de subsidiarité. On traiterait au niveau planétaire ce qui relève du planétaire, comme la question du climat ou des armes de destruction massive, et le reste à des niveaux continentaux ou nationaux. Mais le grand enjeu du XXIe siècle, c’est effectivement celui-ci. Est-ce qu’on va vers une logique de plus en plus oligarchique, qui ne supporte pas le fait démocratique et devient, comme on le voit actuellement, une source de chaos à l’échelle des nations, voire au-delà ? Ou est-ce qu’on se donne les moyens de transformer les défis en opportunités ?
L’humanité s’est donné un destin commun : le positif de tous ces risques qui nous menacent, de toutes ces crises systémiques, c’est que l’humanité peut devenir le sujet de sa propre histoire. Elle a commencé, avec Hiroshima, à comprendre qu’elle était le sujet négatif de son histoire. Elle pourrait, à l’heure de Fukushima, devenir le sujet positif de son histoire.
Quand on parle de gouvernance, on tient toujours à y mettre la fonction de défense, qui fait partie de la souveraineté. Or, que serait un ministère de la défense de l’humanité ? Le propre d’un ministère de la défense, c’est d’analyser les menaces et d’y répondre. Existe-t-il des menaces lourdes qui pèsent sur l’humanité ? La réponse est oui. Mais ces menaces ne viennent pas de l’extérieur. La barbarie n’est pas extérieure, elle est intérieure, et l’Europe a payé un prix assez lourd pour avoir conscience que la barbarie peut naître au cœur des civilisations.
Un ministère de la défense de l’humanité dirait que la destruction des écosystèmes menace l’humanité et impose une politique industrielle radicalement transformée. Que le cocktail explosif des misères produites par l’augmentation vertigineuse des inégalités menace l’humanité et impose une autre politique sociale. Que la circulation anarchique des armes de destruction massive exige une politique de désarmement.
Je prends volontairement comme exemple le terrain classique de la posture réaliste, qui se situe sur le terrain de la gouvernance, et donc de celui de la défense. Mais le fait même de passer à l’échelle de la «mondialité», pour parler comme Edouard Glissant et distinguer la mondialisation de la globalisation financière, oblige le politique à changer de posture.
Là où le politique s’est souvent construit sur une pacification intérieure agitant des menaces extérieures, dire que la barbarie est intérieure et non pas extérieure aboutit à changer la nature du politique. Il doit réapprendre ses lignes de conduite non auprès de la géopolitique, mais auprès des traditions de sagesse, qui savent, elles, que la barbarie est intérieure.
Mais combattre la barbarie à l’intérieur des collectivités humaines, y compris à l’intérieur de chacun d’entre nous, doit-il nous faire négliger l’importance des institutions, qui ont eu aussi pour vertu de permettre aux êtres humains de se rassembler et de définir les conditions d’un être ensemble ?
L’enjeu institutionnel est considérable, mais c’est différent d’avoir des institutions qui favorisent la paix ou la guerre, la démocratie ou l’oligarchie. C’est ce que disait Castoriadis sur la dynamique de l’instituant et de l’institué. Il faut à la fois considérer que l’institution est un terrain majeur, mais que les institutions doivent être revivifiées et questionnées, sans cesse, par la force de l’énergie instituante. Les nouvelles formes politiques ou économiques que nous devons promouvoir pour «faire société» sont importantes, non pour créer des îlots de marginalité autour du système, mais pour construire des institutions nationales, continentales ou mondiales.
Jusqu’au début des années 1980, l’Europe, dans son processus institutionnel, a été dans cette direction et représentait un cas très intéressant, y compris dans son mode de régulation, en construisant un modèle d’économie de marché régulé, qui n’était pas capitaliste. Les libéraux et les marxistes confondent le capitalisme et le marché. Le capitalisme est dans une logique de puissance, et si on le laisse se développer sans frein, il détruit aussi les échanges et les marchés, comme l’avait souligné l’historien Fernand Braudel.
Le capitalisme est dans une logique de trusts, industriels hier, informationnels aujourd’hui. Mais le vrai marché est une institution qui suppose de la régulation : il lui faut de la paix et du droit. La première partie de l’histoire des institutions européennes était nourrie par l’expérience des faits totalitaires, de la guerre et par les dérèglements nocifs de la première «société de marché», décrite par Karl Polanyi.
A partir du moment où on a basculé, de plus en plus vite, vers une Europe qui devenait le vecteur d’imposition de la logique de globalisation financière, l’Europe a commencé à se déstructurer de l’intérieur. Au lieu d’être protectrice, elle est devenue menaçante. Et on arrive aujourd’hui à un point critique, où cette Europe-là est incapable de défendre ses propres avancées. Si on reste dans cette mécanique, on risque de ne pas vivre seulement la fin de l’Euro, mais un éclatement de l’Europe elle-même.
Il faut reprendre le chemin européen, sur les bases initiales des trente années d’après guerre, en y ajoutant l’enjeu écologique qui était alors le grand impensé. Mais l’Europe ne pourra éviter sa propre destruction, qui est en route, qu’en étant capable de lier question écologique, sociale et démocratique. Et tout cela est non seulement possible, mais correspond à l’aspiration des peuples européens, qui ne veulent pas du nationalisme et du souverainisme, mais refusent seulement que la logique européenne soit le faux nez d’une régression sociale et démocratique.