Articles du Vendredi : Sélection du 17 juin 2011

Gabat : il y a assez d’artificialisation sans rajouter le photovoltaïque

Jean-Jacques Prébendé, paysan à Gabat
Laborari (Hebdomadaire d’information des Paysans du Pays Basque), 943 zenbakia, 03 juin 2011

«Les consommateurs peuvent porter le travail de sensibilisation sur le foncier»

Isabelle Capdeville, responsable du groupe « De la Terre pour nos Légumes » dans le réseau des AMAP
Laborari (Hebdomadaire d’information des Paysans du Pays Basque), 943 zenbakia, 03 juin 2011

Comment en finir avec l’oligarchie, dialogue entre Eva Joly et Hervé Kempf

Agnès Rousseaux
www.bastamag.net/article1551.html 18.05.2011

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Gabat : il y a assez d’artificialisation sans rajouter le photovoltaïque

Jean-Jacques Prébendé, paysan à Gabat
Laborari (Hebdomadaire d’information des Paysans du Pays Basque), 943 zenbakia, 03 juin 2011

Laborari, ekologista, hautetsi eta herritarren mobilizazioari esker, 20 ektara laborantxako lur iretsiko zituen Gabadiko fotoboltaiko proietuak.

Récemment sur un article du France Agricole, il était dit qu’en Haute Normandie, la surface urbanisée progressait de 3m2 par habitant, ce qui entrainerait la disparition de 7% des terres agricoles avant 2050. A Gabat, si l’établissement de la carte communale a permis de préserver le foncier et de protéger les sièges d’ exploitation, le projet de ferme photovoltaique sur une surface de 20 ha, pour une commune de 830 ha et 220 habitants, aurait entrainé une perte de 4% de la surface agricole

Le refus d’ octroyer le permis de construire par le préfet a-t-il définitivement fermé les portes aux projets photovoltaïques sur terres agricoles ? Nous le souhaitons et nous sommes persuadés que notre mobilisation et celle du CADE (Collectif des Associations de Défense de l’Environnement) y est pour quelque chose. Trop de surfaces agricoles sont artificialisées par l’urbanisme, les routes, les ZAD sans en rajouter davantage avec du photovoltaïque au sol. A qui profite cela si ce n’ est aux grandes sociétés porteuses de tels projets et bien sûr au propriétaire qui voit dans cette location ( 2000€/ha/an) une sacrée opportunité plutôt que de louer le foncier ou d’installer quelqu’un. Nous avons dénoncé l’installation d’un berger sous les panneaux et nous ne pouvons que nous satisfaire de savoir que le berger pourra faire paître ses brebis sur la parcelle sans les panneaux au dessus de leurs têtes.

Si ce projet avait été accepté, cela aurait été la porte ouverte à bien d’autres en attente (Hasparren, Escos…). Les prix proposées à la location (2000€/ha/an) sont exagérées par rapport au prix des fermage qui se pratiquent ici (150€/ha) .

Comment installerons-nous des jeunes si l’outil de travail dont ils ont besoin leur échappe ? Aujourd’hui,  c’est à l’Etat de mettre en place une véritable politique d’installation des jeunes en les aidant financièrement à acquérir cet outil de travail et en refusant que la terre ne serve à autre chose qu’à sa vocation première : nourrir les hommes et les femmes.

Rappel

Une société proposait à un propriétaire de Gabat une location de 2000€/ha pendant 25 ans pour une parcelle de 20 ha sur laquelle elle implanterait des panneaux photovoltaiques. Pour faire passer la couleuvre, la société présentait un projet agricole dans lequel elle mettait ces 20ha gratuitement à disposition d’un berger contre leur entretien, elle lui construisait une bergerie et le propriétaire lui louait une trentaine d’hectares en plus. La majorité de la population et du conseil municipal, les syndicats agicoles , la chambre, EHLG, les Verts se sont positionnés contre le projet. Malgré cela, le commissaire enquêteur donnait un avis favorable. Quelques semaines plus tard, le 21 avril, le préfet contredisait l’avis en refusant le permis de construire (et donc ce projet). La société a deux mois pour faire appel, à ce jour silence radio… Le berger passera quand même la période hivernale chez ce propriétaire

«Les consommateurs peuvent porter le travail de sensibilisation sur le foncier»

Isabelle Capdeville, responsable du groupe « De la Terre pour nos Légumes » dans le réseau des AMAP
Laborari (Hebdomadaire d’information des Paysans du Pays Basque), 943 zenbakia, 03 juin 2011

Lurrari buruzko gogoeta eramaiten da AMAPetan. Barazki egile eskasak zareen sistimaren garapena mugatzen du gaurregun. Baionako Isabelle Capdeville, AMAPetako arduraduna da eta ‘De la Terre pour nos Légumes’ taldeko eramaileetarik ere.

L’action des AMAP, ou de l’Interamap du moins, ne se résume pas en un simple échange de paniers entre producteurs et consommateurs…

Pour que les échanges de paniers perdurent, il faut réfléchir à l’organisation des AMAP. Par exemple, la gestion de la liste d’attente est vite devenu un problème. Chaque AMAP a aujourd’hui environ une dizaine de producteurs en attente. En voulant régler cela, on a bien vite débouché sur le problème du foncier.

Et vous avez décidé de mettre la main à la pâte ?

Lors d’une réunion entre les différentes AMAP à l’initiative de l’Association des Producteurs Fermiers du Pays Basque (APFPB), qui a lancé les AMAP en Pays Basque et qui a toujours été un véritable tuteur pour nous, nous avons pris en pleine tête le témoignage des producteurs de l’agriculture paysanne qui nous ont dit « on ne peut pas répondre à vos besoins, la terre est chère, le maraîchage un métier difficile. Les AMAP nous donnent espoir car elles rendent notre activité rentable mais on ne sait pas si on pourra créer assez d’ateliers pour résoudre votre demande ». On s’est alors demandé en quoi les AMAP, fortes de 20 structures et près de 900 familles, pouvaient faire une partie du travail pour aider à installer de l’activité maraîchère.

Quelle a été votre réaction en attendant l’énoncé de la situation ?

On a dit « ah bon, il n’y a pas de maraîchers ?! ». La majorité des gens des AMAP n’a aucune conscience de ce qui se passe dans le monde agricole. Pour beaucoup, l’intérêt est un peu nombriliste : bien manger et avoir bonne conscience. On a découvert après coup comment ça fonctionne. Le fait que l’APFPB, et aussi BLE, ait eu en main l’essaimage des AMAP a apporté une richesse considérable et une prise de conscience que l’on n’aurait jamais acquises entre adhérents d’AMAP.

Concrètement qu’avez-vous fait ?

On s’est dit que ce qu’on pouvait faire c’était la partie sensibilisation. D’abord en direction de nos confrères des AMAP, ensuite des représentants de la société civile sur nos territoires : mairies, agglomération. 900 familles, ce n’est pas rien, on a pris conscience d’un certain poids. Mais avant tout ça, il a fallu qu’on se mette à niveau. Le groupe « De la Terre pour Nos Légumes » est né. On s’est formé à la problématique du manque de maraîchers : qui intervient sur le foncier, quelle classification des terres, quels éléments techniques en maraîchage, etc. On a construit un argumentaire pour expliquer tout ça, pour dire qu’il n’y a pas assez de légumes cultivés en Pays Basque. On a aussi créé un autre outil pour montrer que des expériences existent ailleurs et fonctionnent, pour contrecarrer les arguments négatifs qui allaient arriver.

Et vous les avez utilisé…

On a testé ces outils au fur et à mesure, lors des sollicitations, des rendez-vous avec les élus… On voit que ça répond : la sensibilisation délie les langues et on peut commencer à discuter. Pour l’instant, on n’a pas concrétisé d’installation mais ce n’est pas notre but. Nous on veut doter les AMAP qui le souhaitent d’un savoir faire pour sensibiliser le territoire sur les questions d’installation en maraîchage, pour alimenter les AMAP mais aussi les cantines, les maisons de retraite, etc. Un interlocuteur va être identifié sur ce sujet dans chaque AMAP. Pour l’instant, c’est fait dans la moitié des AMAP.

Comment réagissent les élus que vous rencontrez ?

Pour les élus, un agriculteur c’est au moins 25 hectares, ils raisonnent comme en lait de brebis par exemple. En fait, un maraîcher pense à trois hectares, et c’est déjà beaucoup. A cette dimension, on peut trouver du foncier plus facilement. Souvent les villes ont des surfaces pour faire pousser les fleurs. C’est une question de priorité. Récemment, à Bayonne, un responsable municipal annonçait que la ville allait planter des pommiers d’ornement. Je lui ai demandé pourquoi d’ornement et pas des vrais pommiers pour un travail avec les écoles, de la cueillette publique, etc. Avec de vrais pommiers, il faut quelqu’un qui assure derrière m’a-t-il répondu. D’accord, mais si on plante l’affaire dès le début, on ne va rien faire.

Toute cette réflexion vous a rapproché des acteurs du monde agricole…

Oui, le travail du groupe « De la Terre pour nos Légumes » c’est de sensibiliser et de véhiculer un argumentaire. Acquérir cette connaissance nous a permis de discuter avec le monde agricole qui ne nous voit plus comme des petits clients exigeants voulant tout sans rien payer. Récemment, nous avons réussi à convaincre une productrice d’entrer en AMAP alors qu’elle ne voulait pas. Elle est finalement très contente. C’est cette accumulation de plusieurs strates d’enseignement qui nous a permis d’emporter le morceau.

Votre groupe mène-t-il un travail de veille sur la libération du foncier sur la côte notamment ?

On a crée un mode de relation entre différents interlocuteurs. Le jour où on a une info, on demande à Laborantza Ganbara d’étudier la situation patrimoniale du bien qui se libère, puis on passe les éléments à BLE pour y étudier la faisabilité technique du maraîchage. Avec cette double expertise, on voit si on continue ou non,  si on interpelle les élus concernés, etc.

Vous participez actuellement à un groupe de réflexion sur le foncier composé de plusieurs structures agricoles. Y trouvez-vous votre place ?

Le lien s’est fait suite à une conférence que l’on a organisé auquel le GFAM participait. Intégrer ce groupe est intéressant. Nous sommes rentrés facilement dans le sujet justement car nous nous étions formés avant. Quand nous ne comprenons pas, nous savons dire où et pourquoi. Sur le volet de l’épargne (pour l’achat collectif), sur le volet des élus, nous pouvons faire quelque chose. On ne se sent pas en décalage. Nous savons que sur certains thèmes, nous ne sommes pas compétents, mais sur d’autres on peut apporter quelque chose.

Comment en finir avec l’oligarchie, dialogue entre Eva Joly et Hervé Kempf

Agnès Rousseaux
www.bastamag.net/article1551.html 18.05.2011

Eva Joly, candidate aux primaires écologistes, et Hervé Kempf, journaliste et essayiste, dressent le même constat : une oligarchie gouverne la France et l’Europe. De « la bande du Fouquet’s » aux banquiers, des dirigeants des grands médias au lobby nucléaire, ils servent d’abord leurs intérêts particuliers. Comment en finir avec cette domination ? Faut-il d’abord nationaliser les banques ou instaurer un tribunal pénal pour les crimes écologiques ? Faut-il instaurer un revenu maximal, ouvrir davantage les grandes écoles ? Réponses.

Basta : Qu’est-ce que l’oligarchie ? Qui fait partie de cette oligarchie que vous dénoncez ?

Hervé Kempf : L’oligarchie, d’un point de vue sociologique, c’est l’actuelle classe dirigeante, qui mêle pouvoir économique, pouvoir politique, hauts fonctionnaires, dirigeants de grands médias. L’autre façon d’envisager l’oligarchie, c’est comme un système de gouvernement dans lequel un petit nombre de personnes va imposer ses décisions à l’ensemble de la société. Il y a une confusion des intérêts et un va-et-vient permanent des personnes entre les différents cercles. Cette situation n’est pas spécifiquement française.

Eva Joly : Ce qui caractérise l’oligarchie française, c’est cette porosité entre les secteurs de la banque, de la politique, de l’industrie, des médias. Les membres de l’oligarchie sont cooptés. C’est un milieu difficile d’accès, plus fermé en France qu’en Allemagne ou dans les pays scandinaves. Ici, le recrutement de l’oligarchie est beaucoup assuré par les grandes écoles. En Allemagne, comme dans les pays scandinaves, vous pouvez diriger une entreprise en ayant commencé au bas de l’échelle.

Hervé Kempf : Aux Etats-Unis, on est plus proche du modèle français. Le nouveau directeur de cabinet de Barack Obama, William H. Daley, vient de l’une des plus grandes banques, J. P. Morgan. Idem en Europe : le futur dirigeant de la Banque centrale européenne (BCE) sera sans doute l’italien Mario Draghi, qui a travaillé pour Goldman Sachs. La BCE devrait être indépendante des grands opérateurs financiers qui nous ont conduit à la crise financière de 2008, et en particulier de ceux comme Goldman Sachs qui ont eu une attitude absolument inacceptable, aboutissant par exemple à la crise de la Grèce. Et il est probable que cet homme devienne directeur de la BCE !

Eva Joly : Ce sont très souvent les grandes banques comme Goldman Sachs qui fournissent les cadres de l’administration, les cadres de la Réserve fédérale aux Etats-Unis, que ce soit sous Bush ou sous Obama. C’est le même recrutement, voilà pourquoi cela ne change pas. Qu’est-il arrivé à ceux qui étaient responsables de la crise financière de 2008 ? AIG, la compagnie d’assurance américaine, a été renflouée par le contribuable américain à hauteur de 180 milliards de dollars. Un de ses dirigeants, Joseph Cassano, considéré comme un « génie » de la finance, a inventé le « credit default swaps » (CDS), une garantie contre la défaillance d’un débiteur.

Quand les gens sont venus demander des comptes après septembre 2008, ils ont découvert qu’il n’y avait pas de provisions : ce n’était pas véritablement un contrat d’assurance mais un produit financier. Et 46 % de ces CDS étaient des bonus distribués à ceux qui les avaient conçus. A ma connaissance, il n’y a pas eu de poursuites pour escroquerie. Et lorsque les contribuables américains ont décidé de renflouer les banques, dont AIG, ils ont aussi renfloué les produits spéculatifs.

« Fixer un revenu maximal à 40 fois le revenu médian, soit 500.000 euros » (Eva Joly)

Cette situation d’impunité de l’oligarchie est-elle nouvelle ? Pourquoi la puissance publique ne reprend-elle pas le contrôle ?

Hervé Kempf : Il y a eu d’autres périodes où régnait l’oligarchie. La particularité de la situation actuelle, c’est que cette oligarchie n’a pour but essentiel que de maintenir son système de privilèges complètement démesurés. On a évité de justesse le passage de la crise financière à une crise économique, qui aurait été catastrophique, grâce à l’intervention de la puissance publique, grâce au soutien de l’épargne publique. On aurait dû remettre en cause tout le système qui avait conduit à cette situation. Et deux ans après, tout se remet en place. On retrouve à nouveau des bonus extravagants. Les patrons des grandes entreprises américaines gagnent plus qu’en 2007 ! 9,6 millions de dollars en moyenne pour les dirigeants des 200 plus grandes entreprises. Cette oligarchie ne prétend pas gouverner mieux que les autres : elle a pour objectif de maintenir une répartition des richesses absolument injuste, et dont le moteur est la destruction de l’environnement.

Eva Joly : En France, Baudouin Prot, directeur général de PNB Paribas, vient d’annoncer une rémunération fixe de près d’un million d’euros, et plus 5 millions de bonus. C’est un scandale ! L’Union européenne a voulu réguler le montant de cette « rémunération variable », qui est à l’origine de la crise financière, car les banquiers ont pris des risques insensés pour toucher ces bonus. Une directive européenne a été votée : les bonus doivent être « en équilibre » avec la rémunération fixe. La France a décidé de ne pas respecter cette directive. Dans sa transcription, ils ont oublié le mot « équilibre » ! Ce n’est pas un hasard. C’est une décision de Christine Lagarde, sans doute sur instruction directe de Sarkozy. Les dirigeants des banques l’ont convaincu d’agir ainsi, sous prétexte de garder en France les meilleurs traders et dirigeants de banques. C’est inadmissible. Rien ne justifie qu’un être humain touche 6 millions d’euros de revenus annuels.

En plus ces banques sont responsables du fait que les pays occidentaux ont tous augmenté leur endettement d’environ 20 points de PIB. Tant que nous n’avons pas rattrapé ces 20 points, nous ne devrions distribuer aucun dividende ou bonus ! Et j’affirme que les comptes de ces banques sont faux. Car les banques françaises sont exposées à hauteur de 200 milliards d’euros dans les pays en difficulté : Grèce, Espagne, Portugal, Irlande. Si la Grèce fait défaut, ces banques vont perdre une partie de leurs actifs. Les banques françaises sont, par exemple, exposées à hauteur de 60 milliards d’euros en Grèce. Or la Grèce va sans doute rééchelonner une partie de son endettement, ce qui aura un impact sur la valeur des titres. Est-ce que cet impact a été provisionné dans les comptes des banques françaises ? Probablement pas. Ces banques n’auraient donc jamais dû distribuer de dividendes ou payer de bonus.

« Réglementer l’usage que les banques peuvent faire de l’épargne » (Eva Joly)

Hervé Kempf : D’autant que la BNP continue ses activités dans les paradis fiscaux et organise la fraude fiscale. J’ai deux questions, Eva Joly : êtes-vous en faveur du revenu maximal admissible ? Est-ce que vous pensez qu’il faut nationaliser certaines banques ?

Eva Joly : Je suis en faveur du revenu maximal. Dans notre programme pour les élections européennes, on a fixé ce revenu à 40 fois le revenu médian. Soit 500.000 euros de revenu par an, ce qui est déjà énorme. Au-delà de ce montant, une fiscalité très forte. C’est une mesure de justice sociale fondamentale. Qui peut croire que les décisions prises par un directeur de banque justifient un tel accaparement de la richesse nationale ? Qu’est-ce qui distingue au fond un directeur de banque d’un expert-comptable, d’un commissaire aux comptes ? Il y a des centaines de milliers de personnes qui peuvent remplir cette fonction à la tête d’une banque.

Sur la nationalisation des banques, c’est plus compliqué. Nous aurions pu nationaliser la BNP en 2008, plutôt que lui prêter de l’argent. Aujourd’hui nationaliser les banques comporte un coût, et les finances publiques ne le supporteraient pas. Cependant, nous pouvons règlementer l’usage que les banques peuvent faire de l’épargne. Et l’épargne française représente 5.000 milliards d’euros, gérés par les banques. C’est la matière première des banques. Sans cette épargne, elles ne sont rien. Le résultat ne sera pas aussi fort qu’une nationalisation, mais sera très positif pour l’économie réelle.

Comment expliquez-vous que toute notion d’« intérêt général » ait disparu ?

Eva Joly : La perte du sens du « bien public » n’est pas récente. Dans l’enquête que j’ai faite sur Elf, j’ai vu un décalage entre certains hauts fonctionnaires qui pensaient réellement servir « l’intérêt énergétique » français, et les génération ultérieures, qui avaient clairement pour objectif de s’enrichir. Dans un procès-verbal du dossier, une des personnes mises en examen décrit une fête, organisée lorsque Loïc Le Floch Prigent est nommé à la tête d’Elf. Les participants voyaient Elf comme une source d’enrichissement personnel. Ce n’est pas une exception. Cela est possible parce que la seule valeur commune partagée aujourd’hui, c’est la fascination envers l’argent. C’est le moteur.

Hervé Kempf : Il faut replacer cette évolution dans l’histoire. Il y a une « poussée oligarchique » au début du 20e siècle, avec un capitalisme fou, qui a conduit à l’horreur de la guerre de 1914-18. Puis les années 1920 ont connu une période d’expansion, avec un désir d’enrichissement effréné et à nouveau une dérive oligarchique. Cela a conduit à la crise de 1929. A partir du New Deal et Roosevelt dans les années 1930, on observe un retour d’une politique fondée sur la recherche de l’intérêt général, et qui s’est généralisé dans les pays occidentaux après la IIe guerre mondiale. C’est par exemple en France la période de la mise en œuvre de la Sécurité sociale et des propositions du Conseil national de la Résistance. Jusqu’aux années 1970, la vie démocratique est intense. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui marque à partir des années 1980 la remontée de la pensée néo-capitaliste.

Sans frein, sans opposition, le capitalisme est devenu fou. Et l’on se retrouve dans une situation structurellement inégalitaire, fondé sur un système de valeurs individualistes, privilégiant la recherche de l’enrichissement matériel et la marchandisation généralisée.

« Reprendre le pouvoir sur les banques, redonner de la liberté aux médias » (Hervé Kempf)

Les institutions françaises de la Ve République favorisent-t-elle la mise en place de ce système oligarchique ? Faut-il changer les institutions pour lutter contre l’oligarchie ?

Hervé Kempf : Les institutions de la Ve République seraient encore pertinentes si les mécanismes n’étaient pas biaisés, pervertis. Plutôt que de créer de nouveaux mécanismes institutionnels, il faudrait déjà appliquer ceux qui existent. Comme les commissions de déontologie, chargées de contrôler qu’une personne travaillant dans un cabinet ministériel ou à la tête d’une administration ne parte pas diriger une banque… Cependant, j’ai fini par me convaincre qu’il y a un tel désordre, une telle dislocation de notre société, qu’une Constituante pourrait manifester le renouveau nécessaire.

Eva Joly : Le régime présidentiel à la française ne fonctionne pas. Il n’y pas de réel contre-pouvoir à celui du président, comme une procédure d’impeachment à l’exemple des Etats-Unis. L’article 20 de notre Constitution précise que c’est le gouvernement qui conduit la politique de la Nation… Ce serait bien de l’appliquer ! La personnalisation est trop forte. Les citoyens n’ont pas de prise sur le jeu démocratique. Je suis favorable à une VIe République.

Hervé Kempf : Mais il ne faut pas trop se focaliser sur l’appareillage politique. L’oligarchie est un système dans lequel le politique n’est pas le pouvoir essentiel. Il faut mettre l’accent sur le pouvoir économique, par exemple avec la nationalisation des banques. Comment pouvons-nous reprendre le pouvoir collectivement sur les banques, au niveau européen ? Comment redonner de la liberté aux médias, qui sont un enjeu essentiel de la délibération démocratique, aujourd’hui contrôlés par des grands pouvoirs capitalistes ? Même si on croit beaucoup à internet, il y a toujours TF1 et de grands journaux qui ont un poids énormes. Et des Français qui passent 3h30 par jour devant la télé.

Eva Joly : Ce sont des appareils de pouvoir, de manipulation de l’opinion, d’occultation des vrais débats. En France, les propriétaires des médias sont des banquiers et des industriels, notamment du secteur de l’armement. En Islande, le plus grand journal a comme rédacteur en chef l’ancien gouverneur de la banque centrale, ancien président du parti des libéraux et ancien maire de Reykjavik. Résultat : au cœur de la crise, il n’y a plus de médias indépendants. Seuls les blogueurs permettent encore une expression démocratique dans le pays. Et l’Islande a privatisé les banques, au profit des amis de cet oligarque.

«  Ouvrir davantage les universités et grandes écoles aux personnes des territoires les plus défavorisés » (Eva Joly)

Face à cette situation, comment peut-on renouveler les classes dirigeantes ? Faut-il souhaiter, comme Jean-Luc Mélenchon, « qu’ils s’en aillent tous » ? Ou comme le suggère Emmanuel Todd tenter de « les ramener à la raison » ?

Eva Joly : Tout le système scolaire est orienté vers la reproduction de nos élites. Le petit pourcentage de personnes d’origine modeste qui y parvienne ne sert que d’alibi. Il n’a pas augmenté en 30 ans. Il y a un enjeu immédiat : ouvrir davantage les universités et grandes écoles aux personnes des territoires les plus défavorisés, aux jeunes des banlieues. Et ne pas lésiner sur les moyens pour réaliser cette mixité sociale. A terme, il faut aussi supprimer les grandes écoles. L’école doit jouer un rôle. Elle peut assurer le renouveau des élites : dans une génération de 800.000 jeunes, il est absurde de croire que seulement 800 sont dignes de diriger le pays.

Hervé Kempf : Il faut aussi enrayer le mouvement de privatisation de l’éducation, des université et des grandes écoles. Car la démocratie repose sur des citoyens formés, instruits. J’ai le sentiment que beaucoup de jeunes de la génération des 20-25 ans veulent mettre leurs talents, leur énergie, leur créativité au service de la société. Il faut aussi une alliance politique pour porter cela. Le pouvoir de l’oligarchie est tellement fort que ceux qui portent le vrai désir des citoyens, dont la parole est aujourd’hui peu audible, doivent chercher l’alliance. Soyez rivaux quand c’est le moment de la rivalité, mais n’oubliez pas que cette compétition politique doit aboutir à une convergence des efforts pour nous faire sortir de l’oligarchie. Il y a des alliances à trouver avec le Parti de gauche, avec la gauche du PS, ceux qui sont les plus sensibles aux thèmes dont nous débattons aujourd’hui.

Les membres de l’oligarchie sont-ils capables de prendre la mesure de la crise écologique et des nécessaires mutations culturelles ? Sont-ils aveugles à la nécessité d’une transition écologique, qui va à l’encontre de leurs modes de vie ?

Hervé Kempf : Je ne pense pas que le système oligarchique puisse évoluer de l’intérieur. Cette classe dirigeante est bornée. On pouvait avoir un vague espoir avant l’hiver 2008-2009. Mais depuis la crise financière, ils sont revenus aux mêmes places, s’enrichissent de la même manière et continuent cette politique folle de marchandisation généralisée, de privatisation, de recherche de la croissance. Il y a énormément de conflits d’intérêts sur les questions écologiques : sur les OGM, le nucléaire et les politiques énergétiques, les produits chimiques… Ce sont les mêmes logiques que celles décrites pour le système financier. Pour maintenir son système, l’oligarchie pousse à une croissance économique qui détruit l’environnement. La croissance permet de maintenir à peu près tout le monde à flot, éventuellement d’augmenter un petit peu le niveau de vie des gens, qui finissent par accepter cette inégalité profonde, même s’ils en sont de plus en plus conscients. La remise en cause de la croissance économique n’est pas possible par l’oligarchie.

Eva Joly : Je crois beaucoup aux réformes qui viennent du bas vers le haut. C’est parce que l’opinion commence à comprendre les enjeux du nucléaire que nous allons sortir du nucléaire. Pareil pour les paradis fiscaux. Sur la question du nucléaire, la résistance va être très importante. Car le nucléaire n’est pas seulement anti-démocratique et anti-écologique : il est piloté par une « oligarchie nucléaire », issue des mêmes écoles, avec la même façon de penser. Une oligarchie technocratique. C’est un combat que je vais mener, car c’est sans doute le plus important dans les mois à venir.

« Un tribunal pénal international chargé de juger les catastrophes écologiques » (Eva Joly)

On parle de « délinquance » financière, de « crimes » écologiques de grandes entreprises. Est-on encore ici dans le débat politique ? Les comportements de cette oligarchie ne relèvent-t-ils pas du droit, de la justice ?

Eva Joly : Tepco, qui exploite les centrales de Fukushima, avait obtenu la prolongation de l’exploitation des réacteurs, sans investissement supplémentaire. Cette entreprise demande aujourd’hui 9 milliards aux contribuables japonais. Les dirigeants de Tepco n’ont-ils pas mis les habitants du Japon et des pays voisins en danger ? Une centrale vaut 4 ou 5 milliards, ils ont préféré les premiers jours après l’accident tenter de sauver la centrale. N’est-ce pas une « mise en danger d’autrui », telle que définie par notre code pénal ? Dans le golfe du Mexique, on a découvert que BP a fait des économies sur le béton utilisé. Alors que la marée noire a tant coûté à l’environnement ! Il faut un tribunal pénal international chargé de juger les catastrophes écologiques. C’est un projet à 20 ans, mais il faut commencer les négociations dès maintenant.

Un rapport de l’Onu, sorti en 2010, évalue le coût des catastrophes naturelles causées par des multinationales à 1500 milliards de dollars. C’est probablement plus que ce que les multinationales paient en impôts. Ce sont les contribuables du monde qui paient pour les catastrophes écologiques. Même en terme financier, ce n’est pas rentable ! Les dégâts sur l’environnement sont tels que cela va impacter le niveau des retraites aux États-Unis. Mais l’oligarchie s’en fiche. C’est un pillage de la nature, un pillage des caisses publiques au profit des caisses privées. Les multinationales exploitent par exemple des mines d’Afrique, détruisent le cadre de vie des habitants, offrent des boulots d’esclavage, laissent des tonnes d’arsenic ou de cyanure. Puis elles partent. Et utilisent le système des paradis fiscaux et les niches fiscales que notre gouvernement a gracieusement créées. Le groupe Total fait 10 ou 12 milliards de bénéfices et paie zéro euro d’impôt !

Hervé Kempf : Je suis assez sceptique sur les tribunaux écologiques. On ne peut pas attendre 20 ans. La catastrophe écologique, on y est déjà, même si je n’aime pas ce terme car je ne suis pas catastrophiste. Qui voulez-vous condamner ? Tepco, d’accord. Et BP pour la marée noire. Mais pour les sécheresses en Chine et en Europe ? Les inondations aux États-Unis ? Qui est responsable ? Il faut mener en priorité les batailles que l’on a citées : sur la régulation financière, les banques, le respect des règles environnementales et nucléaires.

Eva Joly : C’est une course de vitesse. Il faut plusieurs mécanismes. Je vais rencontrer Luis Moreno-Ocampo, Procureur de la Cour pénale internationale. Nous voulons voir s’il existe un moyen pour que les « méga-catastrophes » écologiques puissent être assimilées à des crimes contre l’Humanité. Et en France, il faut assurer l’indépendance de la justice. Nous avons un parquet qui passe son temps à essayer d’éteindre les incendies et faire en sorte que des affaires ne sortent pas. Si je suis associée au pouvoir, je donnerai, par une réforme constitutionnelle, l’indépendance au parquet en France.

« L’oligarchie en France, ce n’est pas seulement M. Sarkozy et sa bande. C’est aussi une large part du Parti socialiste » (Hervé Kempf)

L’image symbolique de ce système oligarchique est sans doute celle de la « bande du Fouquet’s », réunie par Nicolas Sarkozy au soir de son élection. En cas de victoire de la gauche en 2012, ce système sera-t-il remis en cause ? Ou les intérêts centraux de l’oligarchie seront-ils selon vous entièrement préservés ?

Eva Joly : Aujourd’hui l’oligarchie a directement le pouvoir, Nicolas Sarkozy est leur représentant. C’est ouvert, assumé, sans vergogne : on sert les copains. Nous pouvons avoir un gouvernement qui mette l’intérêt général au centre de son action. C’est un travail de longue haleine. Mais il faut commencer la révolution écologique : adapter l’appareil industriel à la conversion écologique, abandonner les projets pharaoniques, les constructions de nouveaux aéroports, de nouvelles autoroutes. On peut le faire tout de suite. Ce serait déjà énorme. On peut commencer la sortie du nucléaire : abandon de la construction de l’EPR, fermeture des centrales les plus anciennes, grand programme d’économie d’énergie, montée en puissance des énergies renouvelables. Imposer ces réformes sera un combat, car l’oligarchie sera toujours là. Le lobby du nucléaire, de l’armement sont extraordinairement forts. Et l’écologie n’est pas consensuelle.

Hervé Kempf : En tant que candidate, vous devez sans doute ménager le parti socialiste… Mais l’oligarchie en France, ce n’est pas seulement M. Sarkozy et sa bande. C’est aussi une large part du Parti socialiste. Les tenants de la social-démocratie européenne ont depuis 20 ans baissé les bras devant le capitalisme, dans leur système de valeur comme dans leurs trajectoires professionnelles. Dominique Strauss-Kahn, représentant le plus éminent de ce courant, est tombé. Mais le PS n’a pas viré sa cuti. Ce sont d’éminents socialistes qui mènent le projet fou de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, poussé par Jean-Marc Ayrault. Les projets d’autoroutes sont très souvent soutenus par des socialistes, avec en plus des logiques de privatisation par le biais des partenariats public-privé. On a là un vrai problème politique !

Eva Joly : D’où l’importance que le candidat de l’écologique politique fasse un bon score.

Hervé Kempf : Sans doute. A condition qu’il ait les idées claires. Mais c’est une autre question ! En Allemagne, l’enlisement de la social-démocratie dans la compromission avec le néo-capitalisme a conduit à une déception totale des gens. Si on veut éviter le recours populiste, qui est stimulé de manière évidente par l’oligarchie, on doit avoir recours à une réelle alternative. Et les écologistes peuvent être cette alternative.