Articles du Vendredi : Sélection du 11 septembre 2015

Climat : «La croissance verte, un nouveau mythe»

Coralie Schaub
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Nicolas Hulot : «C’est le moment de vérité»

Christian Losson et Coralie Schaub
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Du mythe de la croissance « verte » à un monde post-croissance


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Climat : «La croissance verte, un nouveau mythe»

Coralie Schaub
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L’économiste Gaël Giraud a plaidé lundi au Forum Convergences de Paris pour «un autre type de prospérité» que celui basé sur la croissance du PIB. Car celle-ci, y compris si elle est estampillée «verte», est nuisible au climat.

Economiste en chef de l’Agence française de développement et auteur, entre autres, de Vingt Propositions pour réformer le capitalisme (Éd. Garnier-Flammarion, 2009), Gaël Giraud était lundi l’un des intervenants du Forum Convergences, qui se tient jusqu’à mercredi à Paris sur le thème «zéro exclusion, zéro carbone, zéro pauvreté».

Participant une conférence intitulée «Au-delà du PIB : vers une définition plus intégrée de la croissance», il a souligné combien il est «fondamental» de se rendre compte que notre modèle économique actuel, basé sur la croissance du PIB, «dépend essentiellement de l’augmentation de la consommation d’énergies fossiles». Pour Gaël Giraud, mettre en évidence ce lien, «minoré par nombre d’économistes», permet de réaliser qu’«on ne peut pas continuer sur ce chemin-là et qu’il faut donc inventer un autre type de prospérité». Et ceci pour deux raisons : «la contrainte climatique et la raréfaction du flux de ressources naturelles que nous sommes capables d’extraire du sous-sol». Libération lui a posé quelques questions subsidiaires à l’issue du débat.

Vous nous dites, en substance, que nous avons peu de chances de résoudre la crise climatique si nous ne remettons pas en question la notion de croissance du PIB, donc notre modèle économique ?

Oui. Cela revient à se demander si nous pouvons faire de la «croissance verte», si nous pouvons découpler l’augmentation du PIB de celle de la consommation d’énergies fossiles, donc des émissions de gaz à effet de serre. Ma réponse est : très vraisemblablement non. Car aujourd’hui, il n’y a aucune preuve empirique montrant qu’un tel découplage est possible. Dans ces conditions, il se peut que la «croissance verte» soit un nouveau mythe, qui invite à continuer avec notre cécité actuelle. Il faut arrêter de nous anesthésier la conscience en nous disant «on arrivera à découpler un jour».

Et arrêter d’utiliser la croissance du PIB comme condition sine qua non à tout projet économique et politique. Par exemple, il ne faudrait pas que l’aptitude d’un scénario énergétique à favoriser ou non l’augmentation du PIB soit utilisée comme critère pour le rejeter ou non. Car la hausse du PIB, ce n’est plus le vrai sujet : si un projet crée des emplois, s’il améliore la balance commerciale et s’il rend les gens heureux, c’est cela qui est important. C’est juste cela, mon point de vue. Mais c’est extrêmement subversif pour certaines institutions.

Car cela suppose de changer radicalement de modèle économique, voire de sortir du capitalisme ?

De sortir du capitalisme, je ne sais pas, car je pense que le débat sur la nécessité ou non de sortir du capitalisme est complètement piégé, dans la mesure où «le capitalisme», je ne sais pas ce que c’est, il y en a différentes variantes. Et comme ce débat sert souvent de repoussoir pour ne rien faire, je préfère l’éviter, il ne m’intéresse pas.

A mon avis, il faut recentrer le débat sur la transition écologique et énergétique, c’est-à-dire sur l’idée qu’il y a un processus à amorcer, un changement de «mix énergétique» pour la plupart des pays, qui doivent passer d’un mix essentiellement carboné à un mix le moins carboné possible.

Donc la vraie question, c’est «quelles sont les étapes de cette transition?». Les scénarios produits par le comité des experts du Débat national sur la transition énergétique [organisé par le gouvernement Ayrault et achevé en juillet 2013, ndlr] avaient tous en commun trois étapes. Indépendamment du mix énergétique qu’on veut pour la France en 2035, tous insistaient sur la rénovation thermique des bâtiments  –car le bâti en France est la première source de gaz à effets de serre–, la mobilité verte et le verdissement du processus industriel et surtout agricole. Là-dessus, il y a eu consensus.

Malheureusement, on est complètement bloqués par toute une série d’obstacles, intellectuels et en partie financiers, qu’on a d’ailleurs retrouvés à l’occasion du Plan Juncker. A un moment, la question de la rénovation thermique des bâtiments a été placée très haut dans les priorités du plan Juncker. Mais le sujet a été torpillé par le secteur privé financier, qui ne veut pas en entendre parler et a fait valoir que c’était compliqué à financer.

Les obstacles, c’est donc surtout un lobbying intense de tout un tas d’intérêts privés ?

Oui, il y a évidemment un lobbying assez intense de la part de l’industrie pétrolière. Mais à titre personnel, je me heurte plus au lobbying financier. Il y a énormément de capitaux en circulation sur la planète, le bon sens serait de capter une partie de cet argent pour l’orienter vers le financement d’infrastructures favorables à la transition écologique.

Or ce sont les marchés financiers, donc les investisseurs privés, qui ne veulent pas en entendre parler parce qu’investir sur les marchés financiers dans des paris d’argent sur des actifs dérivés rapporte encore 10% par an. Il n’y a aucun projet dans l’économie réelle, a fortiori pour la transition énergétique, qui rapporte 10% par an. Donc il y a un véritable bras de fer à mener entre le politique, qui devrait prendre en compte les enjeux de long terme, et les investisseurs privés sur les marchés financiers qui eux n’en ont cure et préfèrent jouer avec cet argent. Heureusement il y a quelques exceptions, quelques signaux faibles montrant un début de prise de conscience des marchés financiers quant à l’intérêt d’investir dans la transition écologique.

Comment faire pour résoudre l’obstacle du lobbying ?

Je crois que c’est au politique d’agir. Réglementer la finance, par exemple, n’est pas si compliqué que certaines banques le prétendent. J’ai moi-même fait des propositions très concrètes dans ce sens, par exemple dans le rapport que j’ai rendu au Parlement Européen sur le coût du prochain krach bancaire en zone euro. Mais le politique lui-même se croit désarmé faute d’avoir un véritable projet de société à proposer, et qui lui serve de boussole. Or, ce projet, je crois, c’est la transition écologique.

Comment mener à bien ce projet, ce nouveau modèle de société ?

Nous avons besoin d’une vision dynamique, c’est-à-dire inscrite dans l’histoire. Ce qui suppose des étapes, une feuille de route, etc. de la transition écologique, au cœur de laquelle se situeraient les biens communs, au sens de l’américaine Elinor Ostrom [prix Nobel d’économie 2009, ndlr], par exemple. C’est-à-dire les biens destinés à tous mais dont l’usage privé peut priver l’accès à tous, comme la faune halieutique de nos océans. La pêche industrielle en eaux profondes menace de faire disparaître les poissons de nos océans entre 2040 et 2050. La marchandisation des océans n’est donc pas la solution. Il faut inventer de nouvelles institutions en charge de protéger et de promouvoir les communs.

Les négociations onusiennes sur le climat n’ont jusqu’ici pas été à la hauteur de l’enjeu et de l’urgence climatique. Peut-on espérer davantage de la COP21 –qui aura lieu à Paris en décembre–, que de la conférence climat de Copenhague, en 2009 ?

Je suis relativement optimiste, compte tenu de la prise de conscience grandissante, au sein des populations citoyennes, de la gravité des enjeux écologiques. L’encyclique Laudato Si’ du Pape François en est l’un des révélateurs, parmi d’autres. Les derniers à comprendre sont ceux qui souffrent le moins du dérèglement climatique et des dévastations en termes de biodiversité, à savoir les élites urbaines, masculines et riches. Surtout, la COP21 peut être l’occasion d’un accord international non plus seulement sur un objectif temporaire (disons, une réduction de -X% des émissions de gaz à effet de serre en 2025) mais sur un “corridor d’efforts”, dont la «pente» pourra être renégociée tous les 5 ans sans qu’il soit nécessaire d’en repasser par un traité international.

Des mouvements citoyens comme le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles ne sont-ils pas plus efficaces ?

Il faut évidemment les deux : les mouvements citoyens contribuent à sortir les élites (masculines, etc.) de leur aveuglement. Mais sans le politique souverain, c’est-à-dire sans les Etats qui siègent autour de la table des négociations à la COP21, ces mouvements citoyens sont sans moyen d’action.

Comment expliquez-vous que les économistes s’intéressent aussi peu à la question des ressources naturelles, du climat, des limites physiques de notre planète ?

Parce que l’économie néo-classique, qui est devenue dominante depuis les années 1970, est une économie hors-sol élaborée en chambre et qui confond le réel avec des contes de fée.

Nicolas Hulot : «C’est le moment de vérité»

Christian Losson et Coralie Schaub
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A l’occasion de la préparation de la conférence de Paris, l’envoyé spécial du Président pour le changement climatique appelle à la mobilisation tant qu’il est encore temps. Faut-il croire au succès de la COP 21, le sommet climat de l’ONU de décembre ? Entretien avec Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République pour la protection de la planète.

 

L’Elysée lance le compte à rebours de la COP 21. Quel bilan faites-vous de la préparation ?

La France s’est beaucoup mobilisée. Mais si d’autres Etats majeurs ne suivent pas, ça ne suffira pas. L’ambition des grands pays émetteurs de gaz à effet de serre n’est pas au niveau de l’enjeu. La France a voté la loi sur la transition énergétique qui fixe nos engagements pour le climat et va dans le bon sens si elle est réellement mise en œuvre. Elle a mis en place une taxe carbone. Elle a dégainé parmi les premiers pour alimenter le Fonds vert [chargé d’aider les pays en développement à lutter contre le changement climatique, ndlr], en mettant 1 milliard d’euros sur la table, et j’espère qu’elle renchérira ce mois-ci sur l’Allemagne qui a mis le double. Avec 2 milliards en plus, la France relancerait un cercle vertueux.

La France est-elle vraiment exemplaire ? Elle est à la traîne sur les énergies renouvelables…

Certes, on attend encore les décrets d’application de la loi sur la transition énergétique. On peut toujours faire mieux, mais la France n’a pas à rougir, ni à se gonfler d’orgueil.

Elle soutient aussi le charbon via ses aides à l’export de centrales…

Je m’en tiens à la parole du chef de l’Etat, qui m’a rappelé récemment que la France cesserait ses crédits à l’export pour ces centrales. Qu’il y ait du lobbying pour que la France continue, cela ne m’a pas échappé, mais je m’en suis encore entretenu cette semaine avec Manuel Valls et pour moi ce problème est réglé.

L’Etat est aussi actionnaire d’Engie et d’EDF, qui ont 46 centrales à charbon à l’étranger…

Là-dessus, on n’a pas entendu d’engagements, c’est vrai. J’espère que ce sera le cas d’ici à la COP 21.

Que penser du sponsoring de la COP 21 par des sociétés polluantes comme Engie, EDF ou Air France, présentées comme «amies du climat» ?

Que le privé participe au financement de la COP, c’est justice. Ce qui me choquerait, c’est que certains en profitent pour se parer de vertu. Faisons profil bas, soyons dans les engagements. Le moment est au concret. Pas à la communication.

Le Président s’engagera-t-il à ce que la taxe sur les transactions financières (TTF) européenne soit ambitieuse, contre Bercy ?

François Hollande ne veut pas enterrer cette TTF, il me l’a rappelé. La France doit pousser pour que ça avance. Sans ce type d’outils, nous ne pourrons pas doper l’aide au développement, atteindre les objectifs de développement durable lancés ce mois-ci par l’ONU ni porter les financements climat à 100 milliards de dollars [90 milliards d’euros, ndlr] par an d’ici à 2020. Et nous prendrons le risque d’un échec de la COP 21. L’accord de Paris ne sera crédible que si les Etats décident de basculer les subventions aux énergies fossiles vers les énergies propres et s’ils s’engagent à ce que les recettes des taxes carbone soient affectées aux pays du Sud.

On est plutôt dans le double discours. Barack Obama a autorisé Shell à forer en Arctique…

On n’y est pas, clairement. On est passé de l’étape de la prise de conscience, qui a eu lieu, à celle de la cohérence, qui reste à venir. Les contradictions sont visibles. A Paris, nos dirigeants feront-ils en sorte de mettre en cohérence les mots et les actes ? Je crains que non, mais j’espère que oui, sinon j’aurais démissionné depuis longtemps ! La COP est le moment de vérité, toute incohérence nous sautera à la figure.

Les Etats semblent plus perméables que jamais aux lobbys des énergies fossiles…

Ils doivent donner l’exemple. S’ils cessent de subventionner les fossiles, s’ils flèchent ces aides publiques vers les énergies propres, le secteur privé suivra. Il faut aussi que les pays de l’OCDE donnent un prix au carbone, pour que les investisseurs intègrent le risque carbone et basculent leurs investissements.

Et que ces Etats précisent les modalités du financement pour le climat. Dans ces conditions, Paris peut déclencher une dynamique vertueuse. Les lobbys sont là. En France, à Bruxelles, à Washington. Même au Vatican. Mais les choses bougent. Une partie du monde financier réclame un prix au carbone, ce n’était pas le cas à Copenhague en 2009. L’abandon des combustibles fossiles doit être la pierre angulaire des politiques publiques d’investissement. Sur ce sujet, on verra si les mots des chefs d’Etat ont un sens.

La COP ne risque-t-elle pas de décevoir, tant on en attend ?

L’indice de satisfaction ne sera pas identique pour le Bangladesh ou les Etats-Unis. Le temps n’a pas la même échelle quand vous avez déjà les pieds dans l’eau. On est à un point de rupture psychique et physique du monde. Si les politiques n’ouvrent pas le chemin à Paris, les peuples se fraieront une voie. Si les innovations en marche à la base butent sur un système verrouillé, les choses ne se feront pas de façon apaisée. Je ne dis pas que c’est simple. Mais c’est au politique de fixer le cap, créer une cohérence. Il a une opportunité inédite, car un pan du monde économique s’y est préparé et demande une vision claire.

Les Etats tardent à dévoiler leurs engagements sur les gaz à effet de serre. Ceux déjà annoncés ne suffisent pas…

On nous prépare à l’idée que la somme des contributions suivra une trajectoire de + 3°C. Ce serait catastrophique. Or il suffirait que les pays les plus émetteurs rehaussent leur ambition de 1 % par an d’ici à 2030 pour parvenir à + 2°C. Mais j’insiste, le plus crucial est de se doter d’outils permettant de basculer dans l’économie bas carbone et de s’assurer que l’argent sera surtout affecté aux pays du Sud. Ne sous-estimons pas le facteur climatique dans la détresse de ces pays.

Allusion à la crise des migrants ?

Oui. C’est une tragique «bande-annonce» de ce qui nous arrivera. Je ne dis pas ça pour effrayer. Simplement, notre sort est lié à celui de l’Afrique. L’Occident doit reconnaître et assumer sa responsabilité historique dans le changement climatique, qui détruit les récoltes et pousse les populations à migrer. A Paris, nous déciderons de la paix ou de la multiplication des conflits.

Si la COP 21 est un échec, ce sera la fin du processus onusien ?

Je ne peux pas imaginer un échec. D’abord car à Paris, il y aura 196 engagements étatiques, qui j’espère structureront une dynamique vertueuse. C’est inédit. Quoi qu’il arrive, nous devons nous doter d’une organisation mondiale en charge de la gestion des biens communs.

Que pensez-vous de la campagne citoyenne poussant au désinvestissement des énergies fossiles ?

Que du bien, je la soutiens. Cela rejoint mon point de vue : sortir des énergies fossiles est prioritaire.

Avez-vous discuté avec le Président des «grands projets inutiles», tel l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes ?

Il connaît mon opinion. C’est un investissement du siècle dernier. Dans des budgets contraints, où investir ? Dans les énergies renouvelables, la lutte contre la précarité énergétique… Doit-on sacrifier 500 hectares de terres agricoles ? Non. La cohérence se jouera sur ce type de décisions. Les choses avancent, mais pas assez vite. J’aimerais que toute la classe politique fasse le même chemin que le Président. Depuis le Grenelle de l’environnement, l’opposition est absente sur ces sujets. La France sera au centre de négociations traitant de l’avenir de l’humanité et la classe politique semble indifférente ! Elle devrait être unie. Ce qui m’afflige, c’est que les grands partis ont une production indigente sur l’environnement. Ce sont des sujets complexes. Les sous-traiter à un seul parti ou à quelques-uns dans la société ou un gouvernement, c’est aberrant.

Sauvera-t-on le climat sans changer le modèle fondé sur la croissance infinie du PIB ?

Certains considèrent qu’adapter le modèle suffira. Non, il faut changer de paradigme. Tous les outils économiques et financiers sont là. Encore faut-il s’y ouvrir. La croissance telle qu’on l’a connue ne reviendra jamais à l’identique. Une notion s’imposera : la croissance sélective. Il faudra développer certains flux, et en grand, dans l’efficacité énergétique ou les énergies propres. Et tarir progressivement d’autres flux, ceux de l’économie carbone.

Toute l’attention se porte sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. A tort ?

Nous avons baissé la garde sur les écosystèmes qui stockent du CO2 ou du méthane. La forêt part en lambeaux, océans et zones humides sont détériorés… Si nous ne les protégeons et ne les réhabilitons pas, nous n’aurons aucune chance de régler la crise climatique. Aucune.

Du mythe de la croissance « verte » à un monde post-croissance


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Le tour Alternatiba est à Bordeaux jusqu’à jeudi, avant de reprendre la route pour Paris. Objectif : sensibiliser avant la COP 21, la conférence internationale sur le changement climatique. Un appel de la société civile, « Crime climatique stop ! » vient d’être publié (au Seuil), avec les contributions de personnalités telles que le climatologue Jean Jouzel (vice président du GIEC), de la journaliste Naomi Klein, ou d’un des initiateurs d’Alternatiba, le Basque Jon Palais. Rue89 Bordeaux reproduit ici un article de cet ouvrage collectif, signé Philippe Bihouix, ingénieur bordelais auteur de « l’Âge des low tech », où il démonte l’illusion d’une lutte purement technologique au réchauffement.

Nous connaissons maintenant les conséquences sur le climat de notre utilisation massive d’énergies fossiles. Pour les remplacer, le nucléaire, toutes générations confondues, n’est crédible ni industriellement, ni moralement. Indéniablement, nous pouvons et nous devons développer les énergies renouvelables. Mais ne nous imaginons pas qu’elles pourront remplacer les énergies fossiles et maintenir notre débauche énergétique actuelle.

Les problèmes auxquels nous faisons face ne pourront pas être résolus simplement par une série d’innovations technologiques et de déploiements industriels de solutions alternatives. Car nous allons nous heurter à un problème de ressources, essentiellement pour deux raisons : il faut des ressources métalliques pour capter les énergies renouvelables ; et celles-ci ne peuvent qu’être imparfaitement recyclées, ce phénomène s’aggravant avec l’utilisation de hautes technologies. La solution climatique ne peut donc passer que par la voie de la sobriété et de technologies adaptées, moins consommatrices.

Energies et ressources sont intimement liées

Les arguments sont connus : les énergies renouvelables ont un potentiel énorme ; et même si elles sont diffuses, pour partie intermittentes, et à date encore un peu trop chères, les progrès continus sur la production, le stockage, le transport, et leur déploiement massif devraient permettre de réduire les coûts et les rendre abordables.

Certes, la Terre reçoit chaque jour une quantité d’énergie solaire des milliers de fois plus grande que les besoins de l’humanité… Les scenarii sur des mondes « énergétiquement vertueux » ne manquent pas : troisième révolution industrielle du prospectiviste Jeremy Rifkin, plan Wind Water Sun du professeur Jacobson de l’université de Stanford, projet industriel Desertec, ou, à l’échelle française, simulations de l’association Negawatt ou de l’ADEME.

Tous sont basés sur des déploiements industriels très ambitieux. Wind Water Sun propose de couvrir les besoins en énergie de l’ensemble du monde, uniquement avec des renouvelables, d’ici 2030. Pour cela, il faudrait 3,8 millions d’éoliennes de 5 MW et 89 000 centrales solaires de 300 MW, soit installer en 15 ans 19 000 GW d’éoliennes (30 fois le rythme actuel de 40 GW au plus par an), et inaugurer quinze centrales solaires par jour.

Economie de guerre

Rien d’impossible sur le papier, mais il faudrait alors une véritable économie de guerre, pour organiser l’approvisionnement en matières premières – acier, ciment, résines polyuréthanes, cuivre, terres rares (pour fournir le néodyme des aimants permanents pour les génératrices de ces éoliennes, il faudrait – si tant est qu’il y ait les réserves disponibles – multiplier la production annuelle par 15 !) –, la production des équipements, la logistique et l’installation (bateaux, grues, bases de stockage…), la formation du personnel… Sans parler des dispositifs de transport et de stockage de l’électricité !

Mais l’irréalisme tient davantage aux ressources qu’aux contraintes industrielles ou financières. Car il faut des métaux pour capter, convertir et exploiter les énergies renouvelables. Moins concentrées et plus intermittentes, elles produisent moins de kWh par unité de métal (cuivre, acier) mobilisée que les sources fossiles. Certaines technologies utilisent des métaux plus rares, comme le néodyme dopé au dysprosium pour les éoliennes de forte puissance, l’indium, le sélénium ou le tellure pour une partie des panneaux photovoltaïques à haut rendement. Il faut aussi des métaux pour les équipements annexes, câbles, onduleurs ou batteries.

Nous disposons de beaucoup de ressources métalliques, de même qu’il reste énormément de gaz et pétrole conventionnels ou non, d’hydrates de méthane, de charbon… bien au-delà du supportable pour la régulation climatique planétaire, hélas.

Mais, comme pour le pétrole et le gaz, la qualité et l’accessibilité de ces ressources minières se dégradent (pour le pétrole et le gaz, le rapport entre quantité d’énergie récupérée et quantité d’énergie investie pour l’extraire est passé de 30-50 dans les champs onshore, à 5-7 dans les exploitations deep ou ultradeep offshore, et même 2-4 pour les sables bitumineux de l’Alberta). Car nous exploitons un stock de minerais qui ont été créés, enrichis par la nature « vivante » de la planète : tectonique des plaques, volcanisme, cycle de l’eau, activité biologique…

Deux problèmes au même moment

Logiquement, nous avons exploité d’abord les ressources les plus concentrées, les plus simples à extraire. Les nouvelles mines ont des teneurs en minerai plus basses que les mines épuisées (ainsi du cuivre, passé d’une moyenne de 1,8-2% dans les années 1930, à 0,5% dans les nouvelles mines),  ou bien sont moins accessibles, plus dures à exploiter, plus profondes.

Or, que les mines soient plus profondes ou moins concentrées, il faut dépenser plus d’énergie, parce qu’il faut remuer toujours plus de « stériles » miniers, ou parce que la profondeur engendre des contraintes, de température notamment, qui rendent les opérations plus complexes.

Il y a donc une interaction très forte entre disponibilité en énergie et disponibilité en métaux, et la négliger serait se confronter à de grandes désillusions.

Si nous n’avions qu’un problème d’énergie (et de climat !), il « suffirait » de tartiner le monde de panneaux solaires, d’éoliennes et de smart grids (réseaux de transport « intelligents » permettant d’optimiser la consommation, et surtout d’équilibrer à tout moment la demande variable avec l’offre intermittente des énergies renouvelables).

Si nous n’avions qu’un problème de métaux, mais accès à une énergie concentrée et abondante, nous pourrions continuer à exploiter la croûte terrestre à des concentrations toujours plus faibles.

Mais nous faisons face à ces deux problèmes au même moment, et ils se renforcent mutuellement : plus d’énergie nécessaire pour extraire et raffiner les métaux, plus de métaux pour produire une énergie moins accessible.

L’économie circulaire est une gentille utopie

Les ressources métalliques, une fois extraites, ne disparaissent pas. L’économie circulaire, basée en particulier sur l’éco-conception et le recyclage, devrait donc être une réponse logique à la pénurie métallique. Mais celle-ci ne pourra fonctionner que très partiellement si l’on ne change pas radicalement notre façon de produire et de consommer.

Naturellement on peut et il faut recycler plus qu’aujourd’hui, et les taux de recyclage actuels sont souvent si bas que les marges de progression sont énormes. Mais on ne peut jamais atteindre 100% et recycler « à l’infini », quand bien même on récupérerait toute la ressource disponible et on la traiterait toujours dans les usines les plus modernes, avec les procédés les mieux maîtrisés (on en est très loin).

D’abord parce qu’il faut pouvoir récupérer physiquement la ressource pour la recycler, ce qui est impossible dans le cas des usages dispersifs ou dissipatifs. Les métaux sont couramment utilisés comme produits chimiques, additifs, dans les verres, les plastiques, les encres, les peintures, les cosmétiques, les fongicides, les lubrifiants et bien d’autres produits industriels ou de la vie courante (environ 5% du zinc, 10 à 15% du manganèse, du plomb et de l’étain, 15 à 20% du cobalt et du cadmium, et, cas extrême, 95% du titane dont le dioxyde sert de colorant blanc universel).

Ensuite parce qu’il est difficile de recycler correctement. Nous concevons des produits d’une diversité et d’une complexité inouïes, à base de composites, d’alliages, de composants de plus en plus miniaturisés et intégrés… mais notre capacité, technologique ou économique, à repérer les différents métaux ou à les séparer, est limitée.

Les métaux non ferreux contenues dans les aciers alliés issus de première fonte sont ferraillés de manière indifférenciée et finissent dans des usages moins nobles comme les ronds à béton du bâtiment. Ils ont bien été recyclés, mais sont perdus fonctionnellement, les générations futures n’y auront plus accès, ils sont « dilués ». Il y a dégradation de l’usage de la matière : le métal « noble » finit dans un acier bas de gamme, comme la bouteille plastique finit en chaise de jardin.

La vraie voiture propre, c’est le vélo !

La voiture propre est ainsi une expression absurde, quand bien même les voitures fonctionneraient avec une énergie « 100% propre » ou « zéro émission ». Sans remise en question profonde de la conception, il y aura toujours des usages dispersifs (divers métaux dans la peinture, étain dans le PVC, zinc et cobalt dans les pneus, platine rejeté par le pot catalytique…), une carrosserie, des éléments métalliques et de l’électronique de bord qui seront mal recyclés… La vraie voiture propre, ou presque, c’est le vélo !

Perte entropique ou par dispersion (à la source ou à l’usage), perte « mécanique » (par abandon dans la nature, mise en décharge ou incinération), perte fonctionnelle (par recyclage inefficace) : le recyclage n’est pas un cercle mais un boyau percé, et à chaque cycle de production-usage-consommation, on perd de manière définitive une partie des ressources. On peut toujours progresser. Mais sans revoir drastiquement notre manière d’agir, les taux resteront désespérément bas pour de nombreux petits métaux high tech et autres terres rares (pour la plupart, moins de 1% aujourd’hui), tandis que pour les grands métaux nous plafonnerons à un taux typique de 50 à 80% qui restera très insuffisant.

La croissance « verte » sera mortifère

La croissance « verte » se base, en tout cas dans son acception actuelle, sur le tout-technologique. Elle ne fera alors qu’aggraver les phénomènes que nous venons de décrire, qu’emballer le système, car ces innovations « vertes » sont en général basées sur des métaux moins répandus, aggravent la complexité des produits, font appel à des composants high tech plus durs à recycler. Ainsi du dernier cri des énergies renouvelables, des bâtiments « intelligents », des voitures électriques, hybrides ou hydrogène…

Le déploiement suffisamment massif d’énergies renouvelables décentralisées, d’un internet de l’énergie, est irréaliste. Si la métaphore fleure bon l’économie « dématérialisée », c’est oublier un peu vite qu’on ne transporte pas les électrons comme les photons, et qu’on ne stocke pas l’énergie aussi aisément que des octets. Pour produire, stocker, transporter l’électricité, même « verte », il faut quantité de métaux. Et il n’y a pas de loi de Moore (postulant le doublement de la densité des transistors tous les deux ans environ) dans le monde physique de l’énergie.

Mais une lutte technologique contre le changement climatique sera aussi désespérée.

Ainsi dans les voitures, où le besoin de maintenir le confort, la performance et la sécurité nécessite des aciers alliés toujours plus précis pour gagner un peu de poids et réduire les émissions de CO2. Alors qu’il faudrait limiter la vitesse et brider la puissance des moteurs, pour pouvoir dans la foulée réduire le poids et gagner en consommation. La voiture à un litre aux cent kilomètres est à portée de main ! Il suffit qu’elle fasse 300 ou 400 kg, et ne dépasse pas les 80 km/h.

Ainsi dans les bâtiments, où le niveau de confort toujours plus exigeant nécessite l’emploi de matériaux rares (verres faiblement émissifs) et une électronicisation généralisée pour optimiser la consommation (gestion technique du bâtiment, capteurs, moteurs et automatismes, ventilation mécanique contrôlée).

Avec la croissance « verte », nous aimerions appuyer timidement sur le frein tout en restant pied au plancher : plus que jamais, notre économie favorise le jetable, l’obsolescence, l’accélération, le remplacement des métiers de service par des machines bourrées d’électronique, en attendant les drones et les robots. Ce qui nous attend à court terme, c’est une accélération dévastatrice et mortifère, de la ponction de ressources, de la consommation électrique, de la production de déchets ingérables, avec le déploiement généralisé des nanotechnologies, des big data, des objets connectés. Le saccage de la planète ne fait que commencer.

La solution climatique passera par les « low tech »

Il nous faut prendre la vraie mesure de la transition nécessaire et admettre qu’il n’y aura pas de sortie par le haut à base d’innovation technologique – ou qu’elle est en tout cas si improbable, qu’il serait périlleux de tout miser dessus. On ne peut se contenter des business models émergents, à base d’économie de partage ou de la fonctionnalité, peut-être formidables mais ni généralisables, ni suffisants.

Nous devrons décroître, en valeur absolue, la quantité d’énergie et de matières consommées. Il faut travailler sur la baisse de la demande, non sur le remplacement de l’offre, tout en conservant un niveau de « confort » acceptable.

C’est toute l’idée des low tech, les « basses technologies », par opposition aux high tech qui nous envoient dans le mur, puisqu’elles sont plus consommatrices de ressources rares et nous éloignent des possibilités d’un recyclage efficace et d’une économie circulaire. Promouvoir les low tech est avant tout une démarche, ni obscurantiste, ni forcément opposée à l’innovation ou au « progrès », mais orientée vers l’économie de ressources, et qui consiste à se poser trois questions.

Pourquoi produit-on ? Il s’agit d’abord de questionner intelligemment nos besoins, de réduire à la source, autant que possible, le prélèvement de ressources et la pollution engendrée. C’est un exercice délicat car les besoins humains – nourris par la rivalité mimétique – étant a priori extensibles à l’infini, il est impossible de décréter « scientifiquement » la frontière entre besoins fondamentaux et « superflus », qui fait aussi le sel de la vie. D’autant plus délicat qu’il serait préférable de mener cet exercice démocratiquement, tant qu’à faire.

Il y a toute une gamme d’actions imaginables, plus ou moins compliquées, plus ou moins acceptables.

Certaines devraient logiquement faire consensus ou presque, à condition de bien exposer les arguments (suppression de certains objets jetables, des supports publicitaires, de l’eau en bouteille…).

D’autres seront un peu plus difficiles à faire passer, mais franchement nous n’y perdrions quasiment pas de « confort » (retour de la consigne, réutilisation des objets, compostage des déchets, limite de vitesse des véhicules…).

D’autres enfin promettent quelques débats houleux (réduction drastique de la voiture au profit du vélo, adaptation des températures dans les bâtiments, urbanisme revisité pour inverser la tendance à l’hypermobilité…).

Qui est liberticide ?

Liberticide ? Certainement, mais nos sociétés sont déjà liberticides. Il existe bien une limite, de puissance, de poids, fixée par la puissance publique, pour l’immatriculation des véhicules. Pourquoi ne pourrait-elle pas évoluer ? Un des principes fondamentaux en société est qu’il est préférable que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Puisque nous n’avons qu’une planète et que notre consommation dispendieuse met en danger les conditions même de la vie humaine – et de bien d’autres espèces – sur Terre, qui est liberticide ? Le conducteur de 4×4, l’utilisateur de jet privé, le propriétaire de yacht, ou celui qui propose d’interdire ces engins de mort différée ?

Que produit-on ? Il faut ensuite augmenter considérablement la durée de vie des produits, bannir la plupart des produits jetables ou dispersifs, s’ils ne sont pas entièrement à base de ressources renouvelables et non polluantes, repenser en profondeur la conception des objets : réparables, réutilisables, faciles à identifier et démanteler , recyclables en fin de vie sans perte, utilisant le moins possible les ressources rares et irremplaçables, contenant le moins d’électronique possible, quitte à revoir notre « cahier des charges », accepter le vieillissement ou la réutilisation de l’existant, une esthétique moindre pour les objets fonctionnels, parfois une moindre performance ou une perte de rendement… en gros, le moulin à café et la cafetière italienne de grand-mère, plutôt que la machine à expresso dernier cri. Dans le domaine énergétique, cela pourrait prendre la forme de la micro et mini hydraulique, de petites éoliennes « de village » intermittentes, de solaire thermique pour les besoins sanitaires et la cuisson, de pompes à chaleur, de biomasse…

Comment produit-on ? Il y a enfin une réflexion à mener sur nos modes de production. Doit-on poursuivre la course à la productivité et à l’effet d’échelle dans des giga-usines, ou faut-il mieux des ateliers et des entreprises à taille humaine ? Ne doit-on pas revoir la place de l’humain, le degré de mécanisation et de robotisation, la manière dont nous arbitrons aujourd’hui entre main-d’œuvre et ressources / énergie ? Notre rapport au travail (meilleur partage entre tous, intérêt d’une spécialisation outrancière, répartition du temps entre travail salarié et activités domestiques, etc.) ?

Et puis il y a la question aigüe de la territorialisation de la production. Après des décennies de mondialisation facilitée par un coût du pétrole suffisamment bas et le transport par conteneurs, le système est devenu absurde.

À l’heure des futures perturbations, des tensions sociales ou internationales, des risques géopolitiques à venir, que le changement climatique ou les pénuries de ressources risquent d’engendrer, sans parler des scandales sanitaires possibles, un système basé sur une Chine « usine du monde » est-il vraiment résilient ?

Un projet de société

Pour réussir une telle évolution, indispensable mais tellement à contre-courant, il faudra résoudre de nombreuses questions, à commencer par celle de l’emploi. « La croissance, c’est l’emploi » a tellement été martelé qu’il est difficile de parler de sobriété sans faire peur.

Malgré l’évidence des urgences environnementales, toute radicalité écologique, toute évolution réglementaire ou fiscale d’envergure, même progressive, toute réflexion de fond même, est interdite par la terreur – légitime – de détruire des emplois. Une fois acté le fait que la croissance ne reviendra pas (on y vient doucement), et tant mieux compte tenu de ses effets environnementaux, il faudra se convaincre que le plein-emploi, ou la pleine activité, est parfaitement atteignable dans un monde post-croissance économe en ressources.

Il faudra aussi se poser la question de l’échelle territoriale à laquelle mener cette transition, entre une gouvernance mondiale, impossible dans les délais impartis, et des expériences locales individuelles et collectives, formidables mais insuffisantes. Même enchâssé dans le système d’échanges mondial, un pays ou un petit groupe de pays pourrait prendre les devants, et, protégé par des mesures douanières bien réfléchies, amorcer un réel mouvement, porteur d’espoir et de radicalité.

Compte-tenu des forces en présence, il y a bien sûr une part utopique dans un tel projet de société. Mais n’oublions pas que le scénario de statu quo est probablement encore plus irréaliste, avec des promesses de bonheur technologique qui ne seront pas tenues et un monde qui s’enfoncera dans une crise sans fin, sans parler des risques de soubresauts politiques liés aux frustrations toujours plus grandes. Pourquoi ne pas tenter une autre route ? Nous avons largement les moyens, techniques, organisationnels, financiers, sociétaux et culturels pour mener une telle transition. A condition de le vouloir.