ELA, une organisation atypique en Europe
Txetx Etcheverry
Jakilea – Le Témoin, Bulletin du Comité pour la Défense des Droits de l’Homme en Pays Basque – Juin 2011
Lettre ouverte des ONG à Nathalie Kosciusko-Morizet, Ministre de l’Ecologie
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Pierre Rabhi : « Vivre sobrement, c’est une forme de libération »
Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau
Le Monde du 03.06.11
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ELA, une organisation atypique en Europe
Txetx Etcheverry
Jakilea – Le Témoin, Bulletin du Comité pour la Défense des Droits de l’Homme en Pays Basque – Juin 2011
Une campagne interne sur la « mobilité soutenable » pour conscientiser ses 110 000 adhérent(e)s sur la nécessité de limiter l’utilisation de la voiture, en privilégiant la marche, le vélo ou les transports collectifs pour se rendre au travail. Un syndicat majoritaire dans le secteur de la construction et qui mène pourtant campagne contre l’énorme chantier de la LGV ou le projet de Mégaport en plein contexte de chômage aigu et de chantage à l’emploi. Les 110 salariées du Centre Ariznavarra qui gagnent après une grève de 34 mois, sans doute la plus longue d’Europe. Ce n’est pas là un inventaire à la Prévert mais quelques exemples actuels de la pratique quotidienne du syndicat ELA qui illustrent bien son caractère d’organisation atypique dans le panorama syndical européen.
Syndicat majoritaire, et de loin, en Pays Basque sud, ELA y recueille 35,52 % des voix aux élections syndicales (et dans la seule Communauté autonome basque jusqu’à 40,33 %) passant largement en tête devant les 3 autres principales confédérations syndicales CCOO, UGT et LAB. A lui seul, ELA syndique 10,50 % des salariés d’Hegoalde, plus que tous les syndicats français réunis (le taux de syndicalisation globale oscille dans l’Hexagone autour de 8% des salariés et est d’environ 15% dans l’Etat espagnol).
A contre-sens :
Son parcours est tout autant atypique : ELA est né en 1911 comme le syndicat du PNV, comme un syndicat basque démocrate-chrétien recherchant plutôt l’harmonie de classe, qui avait plus un caractère d’assistanat que de revendication, face à l’UGT, syndicat espagnol qui s’inscrivait dans une logique de lutte des classes, de conflit social.
100 ans plus tard, les rôles se sont diamétralement inversés. ELA est aujourd’hui, et de loin, le syndicat le plus combatif (si l’on prend comme références le niveau de revendication au moment des négociations de conventions collectives, ou encore le nombre de grèves ou de conflits sociaux qu’il impulse et qu’il anime) face à un syndicalisme espagnol signant la réforme portant l’âge de la retraite à 67 ans, signant des conventions collectives au rabais et en minorité, y compris en pleine période de grève menée par ELA dans le secteur concerné, et profondément dépendant financièrement des subventions de l’Etat, de la participation aux instances de co-gestion etc.
Jaloux de son indépendance :
ELA au contraire cultive jalousement son indépendance à l’égard des pouvoirs publics, espagnols ou basques, en s’autofinançant à prés de 90 % grâce aux seules cotisations de ses adhérents dont 25 % sont bloquées dans une caisse de résistance destinée à payer un salaire minimum à ses militants en grève. C’est ce qui lui permet de soutenir des grèves très longues, se comptant en mois, et d’avoir ainsi un grand pouvoir de pression au moment de négocier les conventions collectives. Cela en fait la tête de turc du patronat basque, qui qualifie régulièrement ELA de syndicat jusqu’au boutiste et irresponsable par rapport aux autres grandes confédérations jugées « plus raisonnables », mais également du gouvernement basque géré hier par le PNV et aujourd’hui par le PSOE.
C’est qu’ ELA s’est doté à partir de 1976 des moyens de son indépendance totale par rapport à tout parti politique : incompatibilité des mandats politiques et syndicaux, une structuration originale d’organisation en 12 bassins de vie alors que les partis étaient structurés en 4 provinces, cotisations très élevées permettant l’indépendance financière et la construction d’un syndicat puissant.
Syndicat abertzale :
Membre des instances syndicales internationales alors qu’il est le syndicat d’une nation sans Etat, ELA est un syndicat clairement abertzale, revendiquant un processus souverainiste civil pour le Pays Basque. Par civil, il faut entendre à la fois l’opposition d’ELA à la lutte armée et l’adhésion à une vision du processus porté pas seulement par les partis politiques ou les élus, mais tout autant par la société, les mouvements sociaux, les syndicats qui doteraient un tel processus d’un caractère progressiste et social incontournable.
ELA travaille activement en Pays Basque nord depuis la fin 2004, bien que d’une manière originale et non syndicale, par le biais de sa Fondation Manu Robles-Arangiz. L’objectif est de contribuer au renforcement du mouvement abertzale et des dynamiques progressistes en Iparralde. Le syndicat entend contribuer au succés de certains paris stratégiques dont le meilleur exemple est celui d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara. La Fondation Manu Robles-Arangiz édite depuis 5 ans déjà un hebdomadaire intitulé Alda ! que l’on peut retrouver chaque semaine dans la revue Enbata.
ELA fêtera ses 100 ans le samedi 11 juin à Bilbao. Un bus de militant(e)s d’Iparralde sera du rendez-vous (renseignements au 05 59 25 65 52).
Lettre ouverte des ONG à Nathalie Kosciusko-Morizet, Ministre de l’Ecologie
Stephen Kerckhove, Délégué Général d’Agir pour l’Environnement
Hélène Connor, Présidente d’HELIO International
Martine Laplante, Présidente des Amis de la Terre
Morgane Créach, Directrice du Réseau Action Climat-France
Raphaël Claustre, Directeur du Comité de Liaison Énergies Renouvelables
Guillaume Blavette, Administrateur du Réseau Sortir du Nucléaire
Pascal Husting, Directeur de Greenpeace France
Serge Orru, Directeur du WWF
En réaction à l’annonce de Nathalie Kosciusko-Morizet concernant le lancement d’une table ronde nationale pour l’efficacité énergétique, les associations du RAC-F réagissent au travers d’une lettre ouverte adressée à la Ministre de l’Écologie.
« Madame la Ministre,
Nous avons pris connaissance du lancement, par le Gouvernement, d’une table ronde nationale sur l’efficacité énergétique, dont les conclusions finales sont prévues pour la mi-décembre 2011. Dans ce cadre, il est prévu que trois groupes de travail réfléchissent à des mesures d’efficacité énergétique et d’économies d’énergie visant les ménages, les entreprises et le secteur public. Les travaux ainsi menés devront permettre d’aboutir à un « plan d’action de mesures concrètes et quantifiables ».
Les questions d’économies d’énergie et d’efficacité énergétique sont cruciales pour les objectifs que nos associations respectives défendent. Elles ont toujours figuré en tête de nos priorités et de nos propositions. Nous avons prouvé par le passé, en particulier lors du Grenelle de l’environnement, notre attachement à la construction collective de solutions concrètes. Cependant, par ce courrier, nous souhaitons vous informer que nous estimons que le niveau de mise en œuvre effective des mesures du Grenelle est insuffisant pour ouvrir un nouveau chantier visant à aller plus loin. En effet, l’ensemble des sujets figurant dans la note de cadrage de cette table ronde a déjà fait l’objet d’engagements de la part du Gouvernement. Plusieurs objectifs ont été adoptés au niveau européen ou dans le cadre du Grenelle de l’environnement et attendent encore aujourd’hui d’être atteints par les secteurs visés par cette table ronde tels que l’habitat, les plans climat énergie territoriaux ou encore l’éco-conception. Par ailleurs, la table ronde que vous lancez aujourd’hui doit rendre ses conclusions à la mi-décembre. Comment, avec un calendrier aussi serré avant la prochaine élection présidentielle, peut-on espérer voir d’éventuelles nouvelles mesures issues de cette table ronde traduites par des décrets d’application alors que nous sommes toujours en attente de la mise en œuvre des engagements tirés des lois Grenelle 1 et 2 ?
Enfin, nous ne voyons pas comment discuter d’économies d’énergie sans questionner la problématique de la production de celle-ci, en particulier de la production d’origine nucléaire ou fossile qui sont en parfaite contradiction avec la maîtrise de l’énergie.
Le premier groupe de travail de la table ronde que vous proposez vise les ménages et la réduction de leurs factures énergétiques, avec un accent particulier donné à la précarité énergétique. Nous souhaitons vous rappeler qu’un groupe de travail a déjà été mis en place par Valérie Létard sur le sujet de la précarité énergétique, au sein duquel certains d’entre nous se sont beaucoup investis. Des propositions de mesures très concrètes en sont ressorties et attendent encore aujourd’hui d’être appliquées par le Gouvernement. De la même manière, le Président de la République s’était engagé à mettre en place une contribution énergie climat afin d’inciter les ménages et les entreprises à réduire leur consommation d’énergie. Cette mesure essentielle a finalement été abandonnée et repoussée aux calendes grecques, le Gouvernement conditionnant sa mise en place en France à l’adoption d’une taxe carbone au niveau européen. En matière d’habitat, des objectifs ont été adoptés, à la fois concernant le bâtiment neuf (la réglementation thermique 2012) et le parc de bâtiments anciens (réduction de la consommation d’énergie de celui-ci de 38% en 2020). Des décrets d’application importants pour la mise en œuvre de cette nouvelle réglementation et l’atteinte de ces objectifs font encore aujourd’hui cruellement défaut.
Par ailleurs, toujours concernant l’efficacité énergétique du bâtiment, le Premier Ministre François Fillon a confié à Philippe Pelletier le pilotage d’un programme de réduction des consommations énergétiques et des émissions de gaz à effet de serre dans le bâtiment. Ce « plan bâtiment du Grenelle » traite avec un haut niveau de qualité et en concertation avec l’ensemble des acteurs concernés de tous les sujets incontournables ayant trait à ce secteur : banque /assurance, secteur public, tertiaire, formation des professionnels du bâtiment, etc. Il est nécessaire de s’appuyer sur cet outil à la fois politique et opérationnel.
Concernant les biens de consommation, la directive européenne éco-conception de 2005 établit un cadre pour la fixation d’exigences en matière d’efficacité énergétique et environnementale des produits. Beaucoup de travail reste encore à accomplir dans le cadre de la mise en œuvre de cette directive, afin de couvrir une gamme plus importante de produits.
Au niveau du second groupe de travail envisagé, relatif aux entreprises et à la manière dont celles-ci peuvent gagner en compétitivité, là encore, beaucoup d’engagements ont été pris par le Gouvernement. Les métiers du bâtiment ont été largement traités dans le pacte de solidarité énergétique lancé par l’ancien Ministre d’Etat à l’Ecologie et le plan bâtiment du Grenelle. Concernant le transport, visé dans ce groupe de travail, nous souhaitons vous rappeler que la taxe poids lourds, initialement prévue pour 2010 n’a toujours pas vu le jour et que le Gouvernement a prévu de la reporter en 2012.
Enfin, concernant le troisième groupe de travail visant les pouvoirs publics et la manière dont ils peuvent être exemplaires, là encore, de nombreux engagements attendent encore d’être traduits dans les faits. Les décrets relatifs aux schémas régionaux climat air énergie (SRCAE) qui doivent être co-élaborés par les préfets de région et les présidents de conseils régionaux d’ici le mois de juillet 2011 n’ont pas encore été adoptés. Il en va de même pour les décrets relatifs aux plans climat énergie territoriaux, que la loi Grenelle 2 a par ailleurs restreint aux collectivités de plus de 50 000 habitants, au détriment des collectivités plus petites laissées en marge d’une mutation pourtant nécessaire.
Dès lors, Madame la Ministre, vous comprendrez que nos associations posent comme conditions préalables à la participation à une nouvelle table ronde la nécessité d’aborder le volet production d’énergie ainsi que le respect des engagements pris jusqu’ici en matière d’efficacité énergétique. Vous l’aurez compris, pour nous, la mission primordiale qui incombe aujourd’hui au Gouvernement n’est pas de définir un nouveau plan d’action mais de passer à l’action ! Et ce, afin de réduire le gouffre qui existe entre les engagements qui ont déjà été pris et leur mise en œuvre.
Nos associations souhaitent enfin vous rappeler que le débat sur l’énergie né spontanément dans la société suite à la catastrophe de Fukushima doit conduire les candidats à la future élection présidentielle à se positionner clairement sur notre système énergétique, celui-ci dépassant la seule question de la consommation d’énergie pour intégrer les volets de la production mais également de la gouvernance de notre modèle énergétique. C’est dans ce cadre que nos associations souhaitent s’investir. La nécessité de la transition énergétique vers une société basée sur la sobriété, l’efficacité et les renouvelables et intégrant la sortie du nucléaire est un sujet majeur sur lequel l’ensemble des futurs candidats devront se prononcer.
En vous remerciant par avance de la prise en considération de nos demandes, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de notre haute considération ».
Pierre Rabhi : « Vivre sobrement, c’est une forme de libération »
Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau
Le Monde du 03.06.11
Béa : J’ai déjà entendu parler de vous mais n’ai lu aucun de vos ouvrages. Qu’appelez-vous « la sobriété heureuse », que défendez-vous ?
Pierre Rabhi : Cela fait quand même une cinquantaine d’années que je suis en protestation, en quelque sorte, contre un monde et une modernité en particulier qui a cessé de donner de l’importance à la nature et à l’être humain pour donner de l’importance à l’argent, au lucre. La vision qui s’est instaurée, surtout à partir des préceptes de la modernité, a donné à l’être humain démiurge une sorte de pouvoir qui a fait qu’il a instauré un principe qui l’a de plus en plus séparé de la nature, avec une sorte de « hors-sol » appliqué à l’humain et une subordination du vivant.
Nous sommes dans la civilisation de la combustion énergétique, de l’accélération du temps par la thermodynamique, et d’une espèce de rupture grave par rapport à la réalité vivante. Et avec un souci qui n’est pas à la hauteur où il devrait être du destin collectif.
Ainsi, on a une planète avec une société inégalitaire, on a instauré une sorte de féodalité planétaire dans laquelle une minorité humaine accapare le maximum du bien commun au détriment d’une très grande majorité.
Celle-ci est de ce fait dans l’indigence. Les explosions actuelles sociales et toutes les protestations qui se multiplient sont révélatrices de ce malaise global. Il y a donc nécessité de mettre l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations. Et tous nos moyens à leur service.
On m’avait poussé à me présenter à l’élection présidentielle de 2002, et notre manifeste mettait bien en avant la subordination du féminin, une éducation qui ne prépare pas l’enfant à avoir son équilibre propre mais à devenir un soldat de l’économie. On a concentré des êtres humains en ville au détriment de l’espace naturel, etc.
Nathnet : La nécessité d’une décroissance est pour moi une évidence ; je ne parviens néanmoins pas à imaginer quel chemin le monde tel qu’il est pourrait emprunter pour entamer cette décroissance. Quel pourrait être ce chemin ?
Le chemin commence déjà par soi-même. Il faut spécifier que pour ce qui me concerne, je ne suis pas seulement dans des théories générales, puisque quand nous avons décidé un retour à la terre en 1961, la question de la modération comme fondement social était l’un des paramètres complètement intégrés dans le projet. La question était : comment vivre sobrement de façon que l’être ne soit pas aliéné par l’avoir ? C’est une forme de libération.
L’autre élément à prendre en compte, c’est que, objectivement, nous n’avons pour vivre qu’une seule planète, cette planète recèle des ressources, ces ressources ne sont pas illimitées, il est donc indispensable que l’humanité s’ajuste à cette réalité.
Et là aussi, au lieu de voir notre planète comme une opportunité extraordinaire, belle et généreuse, nous la voyons comme un gisement de ressources qu’il faut épuiser jusqu’au dernier poisson, jusqu’au dernier arbre. C’est en quelque sorte la sacrifier à la cupidité et au lucre. C’est moralement totalement intolérable.
Stéphane : Ne croyez-vous pas que ce que vous proposez ne peut être accepté et vécu que par une toute petite minorité ? Et que la plupart des gens ne seront pas prêts à faire de grosses concessions par rapport à leurs modes de vie ?
Disons qu’il faut d’abord réajuster les choses. Les disparités mondiales sont considérables. Il y a à peu près un quart de la population mondiale qui est dans une forme de prospérité considérable, et les trois quarts qui sont dans l’indigence, la pauvreté ou la misère absolue.
Donc il y a nécessité d’un réajustement qui soit se fera par l’intelligence et une détermination, une nouvelle civilisation de la modération, soit par la violence.
Nous assistons aujourd’hui à des événements qui sont très significatifs de ce qui peut se généraliser. Et compte tenu du lien qui existe entre les nations, de l’interdépendance compétitive, on peut imaginer un drame planétaire.
Guest : Pensez-vous, si la décroissance devait se produire, qu’elle arriverait plutôt dans un mouvement lent et continu ou au contraire soudain, dû à une catastrophe ou épidémie quelconque amenant l’homme à une prise de conscience du réel ?
Il est temps de mettre en perspective la nécessité absolue de construire un nouveau paradigme sur la réalité que nous observons aujourd’hui. Je n’ai jamais critiqué les politiques pour ce qu’ils sont, ils sont comme tout le monde, empêtrés dans une logique d’une complexité telle qu’elle handicape même les initiatives positives.
Mais si j’ai un reproche à leur faire, c’est de ne pas mettre en perspective, justement, la logique de la modération. Nous sommes dans le toujours plus, toujours plus, et nous ne sommes jamais dans un retour réaliste à la modération.
Ladigue : Attendez-vous quelque chose de l’Etat et des élections ? Prendrez-vous position pour la primaire écologique entre Eva Joly et Nicolas Hulot ? FHamy : La candidature de Nicolas Hulot vous convainc-elle ?
Je suis très gêné de donner une réponse à ces questions, car je suis totalement convaincu que la politique, globalement, n’est pas du tout en phase avec les réalités du monde d’aujourd’hui et toutes les mutations gigantesques qui sont en train de se faire, ou ces séismes, pas seulement telluriques mais sociaux. Je ne crois vraiment pas que l’on puisse donner une réponse crédible et durable à l’Histoire sans mettre en question le paradigme de la croissance et de la puissance de l’argent.
Je pense que le monde politique comporte des êtres humains de conscience, mais la complexité du modèle risque d’handicaper leurs aspirations.
Je connais Nicolas Hulot, puisque nous avons écrit un ouvrage ensemble, j’ai beaucoup d’estime pour cet homme. Entre le Nicolas Hulot médiatique et le Nicolas Hulot dans l’intime, j’ai trouvé qu’il y avait une différence, et je suis touché par ce qu’il est en tant qu’être humain.
Donc je n’aurai pas de consigne à donner, je pense que chacun jugera. Par ailleurs, nous avons nous-mêmes, pour 2012, un projet qui mettrait en évidence tout l’effort que fait la société civile pour imaginer et inventer le futur.
Cela prendra la forme d’une sorte d’animation nationale où, avec notre organisation Colibri, nous essaierons d’inciter le maximum de groupes humains ou d’individus à mettre en évidence tout ce qu’ils font pour un changement de société.
Sur quatre critères : il faut changer de paradigme, mettre définitivement et résolument l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations ; pour qu’il y ait changement de société, il faut qu’il y ait changement humain, d’où une autre éducation qui ne soit pas seulement dans la compétitivité, mais dans la complémentarité ; la reconnaissance du féminin comme étant une composante très importante de l’histoire et qui ne doit plus être subordonnée ; une belle civilisation de la modération, exalter la beauté de la modération ; quatrième critère, un peu plus délicat mais qu’on ne pourra plus continuer à évacuer : reconnaître le caractère sacré de la vie. Et sur ces critères, nous essayons de faire que ce manifeste ait bien toute cette créativité.
Nous n’entrerons pas, comme je l’ai fait en 2002, dans le rituel politique, les 500 signatures, etc., notre objectif n’étant pas de prendre une place politique, mais de donner la parole à tous ceux qui sont engagés dans la construction d’un monde différent.
Fabrice J : Est-ce que vous prônez également une décroissance démographique, on a du mal à voir comment l’on pourrait allier une décroissance économique et l’extraordinaire boom démographique actuel. Que préconisez-vous en la matière ?
C’est un sujet très désobligeant pour les peuples qui n’ont même pas à manger. Dire que, par exemple, la faim dans le monde est due au surnombre de la population, c’est une ineptie compte tenu qu’il y a 1 milliard d’êtres humains qui connaissent la famine, il y en a 3 milliards qui sont à peine nourris, alors que les ressources existent, alors que la nature a une capacité extraordinaire à la générosité. Je suis moi-même agroécologiste, et j’affirme que nous pouvons nourrir l’ensemble des êtres humains, à la condition que nous en ayons le souci.
On dit parfois que l’Afrique est pauvre ; or l’Afrique représente presque dix fois la superficie de l’Inde, c’est un continent où la population est relativement jeune, qui recèle toutes les richesses possibles, y compris des richesses inutiles que sont les diamants et tout le reste, et je crois qu’elle n’atteint pas le milliard d’individus. Comparée à l’Inde ou à l’Asie, elle serait sous-peuplée.
Donc je ne pourrai jamais admettre cette imposture, si l’on prend en compte les dépenses exorbitantes que nous faisons avec les armements, les destructions de toutes sortes, alors que nous négligeons notre devoir premier, qui est de prendre soin de la vie.
Arnaud : N’êtes-vous pas certaines fois découragé et lassé par la tournure des choses ? Pouvez-vous comprendre certains militants comme Paul Watson (ou José Bové dans une autre mesure) qui ont décidé d’être en protestation mais sous la forme d’actions directes contre ce qu’ils critiquent ?
Bien sûr, je ne suis qu’un être humain, avec mes humeurs, variables. Je pense que toute violence est de la violence. Je comprends aussi – évidemment je ne juge pas – qu’il puisse y avoir des états d’exaspération dans lesquels on ne voit pas d’autres expressions que celle de la réaction dite violente.
Donc je ne juge pas. Je sais aussi que je suis un insurgé depuis déjà cinquante ans, et la meilleure façon de m’insurger a été de tenter de construire d’autres choses, avec une autre logique. Ma réaction repose sur l’engagement pour la Terre – comment nourrir les êtres humains ? – et j’utilise donc l’agroécologie comme moyen d’agir.
Et je le fais avec toute la ferveur et l’énergie que je peux, au Nord, au Sud, et je suis dans une forme de satisfaction humble d’avoir, par exemple, permis à des milliers de paysans du Sud de se nourrir sans dépendre des engrais chimiques, des pesticides de synthèse, et donc de se libérer de l’aliénation qu’impose le système dominant aujourd’hui.
Je ne prétends pas être Dieu, mais je crois beaucoup plus à : comment faire autrement ? et non à la protestation toute simple. Mais je répète, je ne juge pas, je pense que les actions comme celles de José Bové vont contribuer à éveiller, mais chacun là où il est fait ce qu’il peut.
Cath26 : Je souhaite soumettre une idée : faire une proposition à tous les maires des petites communes rurales (et sous d’autres formes aux communes plus importantes) qu’ils mettent à la disposition d’un maraîcher sachant travailler en bio des terrains suffisants pour permettre de fournir les légumes à la cantine et fournir des paniers ou vendre la production sur le marché du village. Qu’en pensez-vous ?
Je ne peux que souscrire à cette idée. Sauf que la problématique aujourd’hui, de l’alimentation mondiale comme de l’alimentation nationale, devrait être traitée comme un des grands paramètres qui influeront sur l’avenir.
Il est absolument anormal qu’un pays vive de transferts et de transits de nourriture à coups d’énergie et sur des milliers de kilomètres, alors qu’un pays comme la France rentre dans la friche. Produire et consommer localement a toujours été pour moi une priorité.
Je m’y suis mis moi-même, d’ailleurs, je ne fais pas que le proclamer. Et la problématique alimentaire mondiale est en train d’entrer dans une phase où une pénurie mondiale n’est absolument pas à exclure.
Donc les initiatives locales sont les bienvenues, mais il faut un plan national qui puisse permettre de repenser de fond en comble cette problématique cruciale.
Le chat : Vous avez dit dans un article publié dans Rue89 qu’« avoir un morceau de terre pour se nourrir est un acte politique et de résistance. » Pensez-vous que passer sa vie à cultiver sa terre pour se nourrir est un progrès pour l’homme ?
Non, il ne s’agit pas seulement de passer sa vie à cultiver la terre. J’ai cultivé la terre, même au plan familial, cela ne nous a pas empêchés d’être des musiciens pratiquants, d’écrire des ouvrages, et bien d’autres activités de culture générale. Par ailleurs, il faut surtout se garder de mépriser, comme on l’a trop souvent fait, le travail de la terre. C’est le métier le plus indispensable à la collectivité humaine.
Et c’est un métier qui ouvre à des connaissances absolument extraordinaires, à condition de le faire selon les critères de la vie et pas selon les critères de la chimie et du productivisme.
Mais je suis aujourd’hui en situation d’assumer ma vie avec d’autres activités, et je peux me passer de beaucoup d’activités, sauf celle de travailler la terre tant que je le pourrai, car c’est une source de joie absolument extraordinaire.
Mme Lily Maie Lang : Quel regard portez-vous sur le mouvement des Indignés qui se développe en Espagne et ailleurs ?
Je suis d’accord pour l’indignation, mais l’indignation ne peut pas rester que de l’indignation. Elle peut être source de violences. L’indignation doit être constructive, pas seulement dans la protestation. Je ne me sens pas innocent de l’organisation du monde actuel, donc je ne vois pas, d’un côté, les victimes, et de l’autre, les bourreaux. Ce n’est pas si simple.
Parce qu’il y a nécessité, comme je le disais, d’un changement profond des êtres humains pour que cette protestation puisse véritablement contribuer au changement de la société. Je ne peux pas me contenter de m’indigner et par exemple d’opprimer ma femme, mes enfants ou ma belle-mère…
Donc je n’ai pas de jugement particulier sur l’intention, mais il faut faire très attention à ce que cela peut induire, où finalement on instaure un ordre dans lequel il y a des victimes et des bourreaux. Je participe tous les jours à nourrir les multinationales, puisque je suis dans la consommation. Je pars plutôt du principe de responsabilité partagée que du clivage entre bourreaux et victimes.
Fabien : Pensez-vous qu’une agriculture toute biologique soit la réponse ? N’existe-t-il pas une agriculture « intermédiaire » entre l’agriculture biologique et l’agriculture intensive, qui pourrait prendre le relais de façon plus réaliste ?
John Foy : Comment faire pour changer la façon dont on pratique l’agriculture en France ?
Moi, je pense – et je l’ai prouvé partout – qu’on n’a vraiment pas besoin d’une agriculture qui nécessite des intrants chimiques de synthèse ni une mécanisation trop violente.
Tout cela procède d’une logique dans laquelle la pétrochimie internationale trouve des créneaux intéressants et lucratifs. Je pense vraiment que nous pouvons nous nourrir, nourrir l’ensemble de l’humanité, avec des méthodes écologiques.
J’ai écrit un ouvrage sur des expériences menées dans les zones sahéliennes, qui sont agronomiquement difficiles, et avec des résultats extraordinaires grâce aux méthodes écologiques. Cela a permis de libérer les paysans les plus démunis des intrants chimiques coûteux : il faut à peu près 2 à 2,5 tonnes de pétrole pour produire 1 tonne d’engrais, le pétrole étant indexé sur le dollar, tout paysan qui a recours à ces intrants se trouve intégré à la mondialisation. J’ai donc vu des communautés paysannes pauvres produire des denrées exportables, aboutir à la ruine parce que l’investissement reste relativement invariable et ensuite les produits – arachides, cacao – subissent la loi de l’offre et de la demande du marché, et c’est ce qui a contribué aussi à ruiner un nombre considérable de paysans.
Entre-temps, ils n’ont pas pu produire pour leur alimentation directe et ont été souvent contraints de migrer vers les villes. L’une des raisons de l’augmentation des populations urbaines est liée au fait qu’on ne les a pas aidés à se stabiliser sur leur sol. C’est pourquoi je suis absolument déterminé à poursuivre l’action que je mène depuis déjà une trentaine d’années. Nous avons pour répondre à cela créé une fondation, la fondation Pierre-Rabhi, pour la sécurité, la salubrité et l’autonomie alimentaire des populations.
Il n’y a que de cette façon que l’on peut, avec des techniques que nous maîtrisons, redonner à tous ces êtres souffrants et indigents la dignité, la capacité de répondre à leurs besoins et à ceux de leurs familles, sans aliénation.
Donc j’affirme encore une fois que l’agroécologie est la seule en mesure de répondre à la problématique de l’alimentation, avec des savoirs et des savoir-faire qui mettent en activité l’énergie de la vie elle-même telle qu’elle s’est organisée depuis les origines.
Léo : J’ai le sentiment en vous lisant que vous pronez un changement individuel (comportement, sens des priorités, alimentation, rapport au travail, etc) avant le changement collectif. Vous critiquez aussi le régime des empires commerciaux (corporatocraties). Mais ces empires ont-ils une chance de relâcher leur étreinte sans mobilisation collective ? Je comprends la nécessité des deux (mobilisation individuelle et mobilisation collective), mais comment articulez-vous les deux ?
Baptiste : Vous dites participer à nourrir les multinationales tous les jours, comme nous tous, par la consommation. Dans l’objectif du changement de paradigme que vous prônez, d’où doit venir le déclic ? Des multinationales (peu probables), des consommateurs (la consommation peut-elle être une action avec de véritables conséquences ?) ou bien du politique (vous n’y croyez apparemment pas) ?
Je dirais qu’aujourd’hui il y a deux choses : bien entendu, l’initiative individuelle, et les directives et les options politiques. Il faut les deux, sinon l’évolution ne peut se faire au rythme où elle devrait se faire compte tenu de l’urgence.
En fait, pour moi, tout se résume dans l’option que l’humanité a faite et qui n’est pas, comme je le disais, conforme à la réalité de la vie elle-même et des êtres humains, selon leur nature fondamentale.
Nous ne sommes pas sur cette planète pour produire et consommer indéfiniment pour le PIB et pour le PNB, nous sommes sur cette planète pour la comprendre, en prendre soin en prenant soin de nous-mêmes, et surtout, pour enchanter, pour admirer, pour que la vie ne soit pas un cauchemar, mais un rêve magnifique, poétique et qui nous accomplisse.