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Articles du Vendredi : Sélection du 20 mai 2016

Ce que révèlent sur le climat deux journées ordinaires

Gérard Le Puill
www.humanite.fr/ce-que-revelent-sur-le-climat-deux-journees-ordinaires-607400

Les gaz à effet de serre vont augmenter d’un tiers d’ici 2040

Loïc Chauveau
www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/20160517.OBS0665/les-gaz-a-effet-de-serre-vont-augmenter-d-un-tiers-d-ici-2040.html

Le climat après la COP21: c’est à la société civile de faire respecter les 2°C

Maxime Combes, économiste et membre d’Attac France
https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/170516/le-climat-apres-la-cop21-cest-la-societe-civile-de-faire-respecter-les-2-c

Comment la hausse des inégalités alimente le changement climatique

Xavier Landes, Chercheur en philosophie politique et économique
www.slate.fr/story/115717/hausse-inegalites-changement-climatique

Jean Gadrey, économiste : “Il faut remettre la réduction du temps de travail au cœur du débat public”

Jean Gadrey, économiste
www.telerama.fr/idees/jean-gadrey-economiste-il-faut-remettre-la-reduction-du-temps-de-travail-au-coeur-du-debat-public,142380.php#xtor=EPR-126-newsletter_tra-20160518

Ce que révèlent sur le climat deux journées ordinaires

Gérard Le Puill
www.humanite.fr/ce-que-revelent-sur-le-climat-deux-journees-ordinaires-607400

De la réactivation des incendies au Canada aux inondations dans le Sri Lanka, en passant par la sécheresse en Inde et la mort des coraux en Australie, quelques heures de la vie de la planète nous rappellent qu’il est urgent de freiner le réchauffement climatique. Mais, partout dans le monde, on se garde de passer aux travaux pratiques. Même en France, le président de la République et son gouvernement donnent le sentiment d’avoir déjà oublié les conclusions de la conférence de Paris sur le climat dans la conduite des affaires du pays au quotidien. 

 

On n’en parlait pratiquement plus depuis une dizaine de jours. Mais la forêt continue de brûler dans la province de l’Alberta, au Canada. Le feu a déjà dévasté 285.000 hectares et le changement d’orientation des vents dirige désormais l’incendie vers les installations pétrolières. Les flammes sont à moins de 15 kilomètres des installations de Suncor Energy et de Syncrude Canada tandis que les 4.000 ouvriers en poste sur les deux sites viennent d’être évacués. Lundi soir, les flammes gagnaient de trente à quarante mètres par minute sur le front de l’incendie tandis qu’un temps chaud et sec prévu pour durer encore au moins 48 heures compliquait le travail des pompiers.

En Inde, on ne fait pas état d’incendies et le gouvernement central communique le moins possible sur la terrible sécheresse qui frappe de nombreuses régions depuis deux ans. Dans un pays qui avait déjà l’habitude de pomper de manière abusive l’eau des nappes phréatiques pour irriguer les cultures, ont estime que 330 millions de personnes sont victimes aujourd’hui du manque d’eau.

La mousson est attendue avec impatience alors que beaucoup de récoltes ont été perdue du fait de la sécheresse. Mais, s’il pleut de trop, la mousson peut aussi causer des ravages du fait des inondations. C’est ce qui se passe au Sri Lanka où les fortes pluies de ces derniers jours ont tué des femmes et des enfants tandis que plus de 200.000 personnes ont été transférées dans des centres d’accueil après une pluviométrie de 373 millimètres en 24 heures.

En Inde, dans l’Etat du Maharashtra, le plus touché par lé sécheresse, plus de 3.000 paysans se sont donné la mort depuis 2015, soit une moyenne de huit suicides par jour. Faute de pouvoir tirer revenu de leurs champs, beaucoup de paysans veulent changer de métier et vont chercher du travail en ville. Mais on manque d’eau aussi en ville au point que des tracteurs tirent des citernes dans la banlieue de Delhi pour tenter de ravitailler la population.

Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, une étude du GIEC, publiée par l’ONG Christian Aid le 16 mai, nous indique qu’il faut se préparer au pire d’ici 2060. A supposer que chaque Etat tienne ses engagements pris en termes de « contribution nationale » à la conférence de Paris sur le climat, le réchauffement climatique sera néanmoins supérieur de 3°C à celui du début du XXème siècle. Entre autres conséquences, 1,2 milliards de ruraux et de citadins seront victimes de la montée des eaux en Chine, en Inde, au Vietnam, au Bangladesh, en Indonésie, en Thaïlande, en Birmanie, aux Etas Unis et aux Pays Bas notamment.

En Australie, gros producteur de charbon dans des mines à ciel ouvert, une étude publiée vendredi dernier par « Nature Scientific Reports » indique notamment « qu’une exposition chronique au charbon peut avoir des effets mortels considérables pour les coraux et réduire la croissance des herbiers marins et des poissons ». Selon Karhryn Berry, responsable de l’étude, « les coraux exposés à une plus faible concentration vivent plus longtemps, mais la plupart meurent au bout de quatre semaines».On sait enfin que 93% de la grande barrière de corail australienne est aujourd’hui affectée par le blanchiment imputable, entre autres causes, aux pollutions et à l’acidification de l’eau en raison du réchauffement climatique.

Au Chili, les images diffusées lundi soir par France 3 montraient, à nouveau, des tonnes de sardines mortes échouées sur les plages victimes d’une algue rouge toxique dont la prolifération a été favorisée par le réchauffement des eaux sous l’influence du phénomène El Nino. Le désastre écologique dure depuis des semaines et les pêcheurs chiliens accusent aussi le développement des élevages industriels de saumons le long de la côte d’être également responsable de la pollution; les déjections de ces poissons, chargées d’azote, venant favoriser la prolifération de ces algues toxiques.

Ainsi, moins de six mois après la conférence de Paris sur le climat, l’état du monde ne cesse d’empirer sur tous les continents. En France, le président de la République a oublié le sujet comme en témoigne mardi matin son intervention sur Europe 1, consacrée à défendre la politique antisociale du gouvernement avec la loi El Khomri . Plus politicien que jamais, il a promis une réduction d’impôts pour les ménages en 2017, si la croissance économique du pays s’améliore en 2016 de deux ou trois dixièmes de point par rapport aux prévisions de l’INSEE.

A droite, chacun cherche les mots pour définir une politique encore plus injuste socialement et toujours aussi peu soucieuse que celle de Hollande des conséquences du réchauffement climatique. Les autres pays de l’Union européenne ne font pas mieux que la France. Mardi matin, Ségolène Royal , ministre de l’Environnement , a déclaré avoir « lancé un appel aux ambassadeurs pour qu’ils mobilisent leurs gouvernements afin que l’on ait avant l’échéance du conseil européen de la fin juin, les dates de délibérations de tous les conseils des ministres et les dates de ratification dans les parlements (…) Je n’imagine pas que l’Union européenne arrive à la Cop 22(en novembre prochain à Marrakech ) en état d’observateur et que l’accord entre en application sans l’Union européenne», a-t-elle prévenu.

Plus tard dans la journée, elle a pu féliciter l’Assemblée nationale pour le vote unanime du projet de loi de ratification de Paris sur le climat. Tant mieux dira-t-on en attendant de voir comment la France entame ensuite les travaux pratiques pour diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050.

Les gaz à effet de serre vont augmenter d’un tiers d’ici 2040

Loïc Chauveau
www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/20160517.OBS0665/les-gaz-a-effet-de-serre-vont-augmenter-d-un-tiers-d-ici-2040.html

C’est la prévision que vient de publier l’administration américaine, au moment où les Etats se réunissent en Allemagne pour mettre en musique concrètement l’accord de Paris issu de la COP21.


EFFORTS. 
Jusqu’au 26 mai 2016, les 195 Etats ayant approuvé l’accord de la COP21 à Paris se retrouvent à Bonn (Allemagne) pour concrétiser ce texte officiellement signé par 177 Etats le 22 avril dernier à New York. On peut suivre les débats en direct ici. Ces dix jours de négociations doivent permettre de construire les méthodes d’inventaires de gaz à effet de serre de chaque pays, de mesures des efforts accomplis dans tous les secteurs de l’économie (énergie, transports, habitat, agriculture, industrie) et d’évaluation des progrès nationaux. Chaque pays doit par ailleurs donner ses objectifs de réduction des émissions et les moyens pour y parvenir. Le but ultime est de limiter la hausse mondiale des températures à 1,5°C.

Le rapport que vient de publier le US Energy Information Administration (EIA) donne une idée de l’effort que va devoir accomplir la communauté internationale. L’organisme américain estime que les émissions de gaz à effet de serre vont encore augmenter d’un tiers d’ici 2040. Cette évaluation ne tient que très partiellement compte de l’engagement des Etats, reconnait l’EIA. L’organisme a eu du mal à évaluer l’apport réel des contributions nationales à l’effort commun de réduction. Ces engagements varient en effet énormément entre réduction réelle des émissions de CO2, volonté d’atteindre un pic d’émissions à plus ou moins long terme, prise en compte des puits de carbone comme les forêts, etc. Mais malgré ces restrictions, l’EIA parie pour une croissance continue des émissions qui rend illusoire l’objectif de limiter les températures à 1,5°C pour arriver plutôt à 3°C.

1,5°C, objectif inatteignable?

Dans le détail, les Américains estiment que la part de la consommation des énergies fossiles va reculer de 82% en 2012 à 78% en 2040 devant la poussée des énergies renouvelables. Les changements d’utilisation des énergies fossiles devraient également permettre de réduire l’intensité carbone (c’est à dire les émissions de CO2 par bien produit). La part du charbon –le plus polluant- va descendre de 28% en 2012 à 22% en 2040 et celle du fuel de 33 à 30% tandis que la part du gaz montera de 23 à 26%. La quantité d’énergie pour fabriquer un bien (ou efficacité énergétique), devrait baisser de 0,4% par an. Des progrès qui sont insuffisants vis-à-vis de la hausse de la consommation de biens et des besoins des pays en voie de développement. Car le message principal de l’administration américaine, c’est que la part des émissions des 34 pays les plus riches membres du club de l’OCDE diminue face à la croissance des pays émergents.

Dans un rapport que l’OCDE vient de publier à la demande du G7 , cette tendance est confirmée par l’utilisation des matières premières dans le monde. Si les pays les plus développés voient leur consommation stagner, celle des pays émergents continue de suivre la courbe du PIB mondial.

PARTAGE. Il serait cependant très hasardeux d’en conclure que c’est désormais aux pays émergents de prendre la part la plus grande des efforts. Toute l’habileté de la COP21 aura d’ailleurs été de rechercher un partage équitable de l’action entre pays riches pollueurs historiques, et pays en voie de développement en forte croissance. Le rapport du GIEC de 2014 a par ailleurs fait remarquer qu’une grande partie de l’énergie et des matières premières consommées par les pays émergents servait à la fabrication de biens exportés dans les pays riches. Tout l’enjeu des négociations de ces dix prochains jours à Bonn et de la prochaine COP22 prévue en novembre à Marrakech (Maroc) sera ainsi de rechercher une voie globale et solidaire de lutte contre le réchauffement climatique qui réussisse à s’extraire des égoïsmes nationaux.

Le climat après la COP21: c’est à la société civile de faire respecter les 2°C

Maxime Combes, économiste et membre d’Attac France
https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/170516/le-climat-apres-la-cop21-cest-la-societe-civile-de-faire-respecter-les-2-c

Plus de 3500 personnes ont paralysé pendant le week-end l’un des sites européens les plus polluants : une gigantesque mine de charbon (et la centrale qui va avec). Déterminé et non-violent, ce mouvement citoyen massif, qui s’est exprimé aux quatre coins de la planète, prend au sérieux l’urgence climatique et entend faire respecter les (maigres) engagements positifs pris lors de la COP21.

Cinq mois après la COP21, les négociateurs des 195 Etats-membres de l’ONU ont repris le chemin de Bonn (Allemagne) pour “mettre en oeuvre l’Accord de Paris”. Il y a du boulot : les engagements des Etats – qui conduisent vers plus de 3°C de réchauffement climatique – sont inconsistants avec l’article 2 de l’accord de Paris qui fixe la limite à 2°C (ou idéalement 1,5°C), tandis que de nombreuses questions, présentés comme techniques (mais éminemment politiques) restent à régler (financements, révision et contrôle des émissions, etc).

L’actualité de la lutte contre les dérèglements climatiques ne se situe pourtant pas à Bonn.

Ce week-end, et tout au long de ce début de mois de mai, à l’appel du mouvement Break Free, des actions ciblant les projets fossiles les plus dangereux de la planète ont été menées pour accélérer une transition juste vers les énergies renouvelables, la sobriété et l’efficacité énergétiques. Des Philippines au Nigéria en passant par l’Afrique du Sud, des manifestations, actions de résistance ou de désobéissance climatique ont mis sous le feu des projecteurs l’illégitimité et la dangerosité du secteur pétrolier, gazier et charbonnier qui veut poursuivre son œuvre climaticide comme si de rien n’était. Cette mobilisation internationale sans précédent vise à contraindre les gouvernements à enfin agir – un gouffre entre leurs paroles et leurs actes – et imposer aux industriels d’abandonner leurs projets extractivistes incompatibles avec l’impératif climatique.

Désobéir pour le climat, c’est en effet un peu la tâche que nous ont léguée la COP 21 et l’Accord de Paris, alors que les records de température relevés à l’échelle mondiale s’empilent plus vite que les décisions politiques et économiques en faveur du climat. Explications dans l’interview qui suit, qui fait à la fois une analyse à froid de l’accord de Paris et des perspectives pour donner plus d’ambition et de force aux politiques de lutte contre les dérèglements climatiques. Voir : https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/170516/le-climat-apres-la-cop21-cest-la-societe-civile-de-faire-respecter-les-2-c

Comment la hausse des inégalités alimente le changement climatique

Xavier Landes, Chercheur en philosophie politique et économique
www.slate.fr/story/115717/hausse-inegalites-changement-climatique

Les cascades de dépenses des couches les plus favorisées de la société sont une preuve de leur course effrénée vers l’abîme, qui entraîne l’ensemble de la société.

En décembre 2015, la COP21, sommet de la «dernière chance», s’achevait sur un résultat très mitigé (accord peu contraignant, moyens flous, suppression de l’objectif d’une baisse de 40% à 70% des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2050, etc.). Avec du recul, il est difficile de ne pas céder au pessimisme, en particulier quant à la manière dont la question environnementale continue d’être traitée par une partie de la classe politique, dont l’exécutif.

L’échec de la COP21 ainsi que le business as usual qui s’ensuit interpellent: comment en est-on arrivé là? Il est tout d’abord évident que nous pâtissons d’un modèle économique non durable. Mais nous payons aussi les frais d’une perpétuelle course au statut, de notre nature humaine orientée vers la reconnaissance à n’importe quel prix de notre valeur individuelle.

C’est ce qu’il ressort de la lecture combinée de Jared DiamondRobert Frank et Clive Hamilton. Le géographe, l’économiste et le philosophe ont dressé au fil des ans trois tableaux, sombres et complémentaires, de la situation de l’humanité, qui a un arrière-goût amer à la lumière de l’échec de la COP21 mais qui démontre que les crises environnementales vont souvent de pair avec crise sociale et économique. En bref, si le changement climatique est le défi de notre temps et de celui de nos enfants, l’enjeu a une forte coloration économique, touchant à la redistribution des richesses.

Diamond, Frank et Hamilton brossent un portrait d’êtres humains engagés dans une course effrénée au statut et à la distinction sociale, se ruant vers la catastrophe. Nous cherchons à asseoir notre position sociale, à obtenir la reconnaissance de nos pairs, à marquer notre différence. Nous souhaitons exposer nos succès personnels et professionnels. Nous brûlons de démontrer que nous ne sommes pas comme «tout le monde».

Nombreux sont les outils à notre disposition: les médias sociaux, avec Facebook en tête. Nous y affichons nos réussites et cachons nos échecs. Cependant, à l’instar d’autres époques, l’outil majeur demeure la consommation. Nous multiplions les dépenses de prestige, pour épater la galerie, chacun à son niveau. Nous dépensons pour satisfaire nos besoins certes, mais pas uniquement. Une large portion de notre consommation (smartphones dernier cri, vêtements de marque, destinations exotiques, voitures de sport, fréquentation d’endroits à la mode, etc.) est guidée par notre désir de nous distinguer. Ce faisant, nous épuisons d’autant plus les ressources naturelles, polluons davantage l’environnement et rejetons encore plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

Société de la différenciation

La critique sans cesse rabattue contre le capitalisme est la massification: la société contemporaine pousserait les individus à consommer les mêmes produits et services. En fin de compte, le capitalisme nous formaterait pour que nous devenions identiques. Tous les mêmes. Avec les mêmes envies, les mêmes biens, les mêmes idées, etc.

Le problème est que cette explication est inexacte. De plus, elle ne permet pas de prendre la pleine mesure du défi environnemental et son lien intime avec l’accroissement des inégalités. Le capitalisme contemporain ne fonctionne plus à l’homogénéisation, mais à la distinction, comme l’ont très bien montré Andrew Potter et Joseph Heath.

De ce point de vue, les analyses de Robert Frank sont fascinantes. Le mot d’ordre n’est pas «faites comme votre voisin» mais plutôt «distinguez-vous de lui» et, si possible, «à n’importe quel prix». Le capitalisme de Papa et Grand-Papa est fini. Comme l’affirment les deux Canadiens, même la révolte contre le «système» (la fameuse «contre-culture») prend la pose et est consubstantielle au processus de distinction individuelle.

Le virage a été pris dans les années 1960 aux États-Unis, initié par la publicité. Volkswagen en a été un précurseur. Contre les Buick, Chevrolet, GM et consorts qui vendaient des voitures comme on vendrait des avions de chasse, qui insistaient sur le conformisme, la robustesse et les valeurs masculines, la marque allemande a joué la distinction: «Nous faisons des voitures moins grosses, peut-être moins solides, destinées à tout le monde, mais nous sommes cools.» Les hippies ont adoré. C’est la «conquête du cool» (expression de l’historien Thomas Frank), que Mad Men met en scène.

La culture de la distinction est le mode de vie fondamental de la culture contemporaine, incarné par la vague hipster: se montrer plus cool que son voisin en écoutant des groupes inconnus, en lisant les auteurs les plus obscurs, en fréquentant les lieux les plus select (donc fermés), en consommant des marques inaccessibles (ou, mieux, en inventant son propre style). Le principe premier est d’anticiper en permanence les tendances, d’être à l’avant-garde de l’affirmation de soi au travers d’une consommation conçue comme outil de positionnement social.

Dans les nations industrielles, le temps du conformisme est passé depuis belle lurette. On est entrés de plain-pied dans l’ère de la distinction. La dynamique du capitalisme réside dans l’affirmation de soi, multipliant les niches de produit, calibrant le marketing pour chaque sous-segment de marché. Le résultat est une pression accrue à la consommation, non pour ressembler à son voisin, mais pour s’en différencier.

Péril environnemental

Le lien avec notre situation environnementale est évident. Si l’on se place dans la perspective d’Hamilton, cette furie de la distinction crée un problème de taille: le modèle qui sous-tend la production de biens toujours plus nombreux, sophistiqués, cools (éphémères, donc) rend improbable la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En d’autres termes, notre comportement hypothèque l’avenir de la planète sur des milliers d’années.

L’ironie de l’histoire est que nous, citoyens des pays les plus industrialisés, sommes pour le moment les moins exposés aux effets les plus destructeurs du changement climatique. Seront d’abord touchés les femmes et les hommes qui vivent autour de l’Équateur, le long du littoral ou sur des îles au relief peu élevé. Nous allons donc continuer notre petit manège pendant peut-être quelques décennies, contribuant à la hausse du niveau des océans, sécheresses, réduction de la biodiversité, famines, tempêtes, avant de passer à la caisse.

La situation est moralement problématique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, notre comportement est une menace directe pour l’espèce humaine. Même si l’on éprouve des difficultés à se représenter une quelconque responsabilité morale à l’égard de «l’espèce humaine», il suffit d’imaginer les conditions de vie de nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants pour ressentir (faut-il l’espérer) un sursaut (peut-être moral). Car ce sont nos descendants, y compris notre progéniture directe, qui vont trinquer.

Ensuite, si l’on se préoccupe un minimum du sort des plus défavorisés, force est de constater que ce sont eux, celles et ceux qui vivent dans les pays les moins avancés économiquement (en Afrique, au Bangladesh, en Inde, en Amérique du Sud, sur les îles du Pacifique, etc.) qui vont souffrir le plus et le plus vite du changement climatique.

Le mouvement est déjà lancé. Dans les premiers temps, il s’agit d’un cas classique de ce que l’on nomme en économie «externalités négatives»: on s’amuse, on consomme, on voyage en avion, on pollue, tandis que d’autres, moins ou pas responsables de la situation, paient l’addition sans avoir bénéficié des activités dommageables. Nous sommes en train d’«externaliser» les coûts liés à notre mode de vie sur les générations futures et les êtres humains les plus défavorisés.

C’est un peu comme si vous déversiez vos ordures dans le jardin de votre voisin. Lorsqu’on réalise l’ampleur de la situation comme nous y invite Hamilton ainsi que son caractère immoral, il est difficile de conserver à la fois notre mode de vie et notre bonne conscience.

Rôle des élites

Dans ce contexte, la montée des inégalités de revenus et de richesses est doublement inquiétante: tout d’abord pour ses implications humaines, ensuite pour sa contribution à la crise environnementale.

La montée des inégalités favorise les dépenses colossales (tours d’habitation pharaoniques, yachts démesurés, jets privés, fêtes énormes, résidences de plusieurs milliers de mètres carrés, etc.), la course à la distinction, non seulement au sommet de la pyramide mais à tous les échelons (par un processus d’imitation). Elle favorise un usage déraisonné des ressources de notre planète.

Plus d’inégalités signifie plus de ressources gaspillées par les plus riches, car il est faux de penser que l’accroissement des inégalités bénéficie à l’ensemble de la population au travers de l’investissement ou de l’innovation (la fameuse théorie du ruissellement). Au contraire, des études publiées par le FMI et l’OCDE soulignent l’effet néfaste des inégalités sur la croissance économique.

C’est sur ce point précis que l’analyse de Diamond est éclairante. Dans Effondrement, il étudie plusieurs sociétés (l’île de Pâques, les Mayas d’Amérique centrale, les Vikings, le Rwanda, etc.) afin de déterminer les facteurs qui contribuent à l’effondrement et ceux qui peuvent le contrecarrer. Son étude comparative fait apparaître le rôle crucial joué par les élites économiques.

Ces dernières portent une grande responsabilité dans nombre de chutes de civilisation. L’une des raisons est la course au luxe mue par la dynamique de distinction. La recherche du statut au travers de dépenses colossales exerce une pression formidable sur l’environnement et les ressources naturelles à l’instar de ce qui s’est passé, par exemple, sur l’île de Pâques. Il est impossible de ne pas faire le parallèle avec la situation actuelle.

En d’autres termes, les couches les plus favorisées de la société sont engagées dans une course effrénée vers l’abîme, entraînant à leur suite l’ensemble de la société, car ce sont elles qui fixent les standards de consommation. Elles déterminent le bon goût. La télévision et internet relaient leur passion du luxe, des images de leurs résidences, de leurs voyages, de leurs soirées, de leurs possessions. L’effet ultime de ce que Robert Frank nomme «cascades de dépense» est de donner un coup de fouet au capitalisme de la distinction à tous les niveaux de revenu. Plus que les richesses, c’est surtout la course à la distinction qui ruisselle.

La lecture de Frank, Hamilton et Diamond est essentielle, car elle raconte une seule et même histoire, celle de notre époque mais de plusieurs points de vue. Les trois auteurs montrent qu’habitudes de consommation, crise environnementale et inégalités croissantes sont intimement liées. Elles font partie d’un seul et même problème qui représente une menace sérieuse pour notre civilisation planétaire ainsi que pour notre espèce. Dès lors, si l’on a des raisons d’être pessimiste après la COP21, le futur de notre espèce se joue malgré tout sur d’autres fronts, dont celui des inégalités.

Jean Gadrey, économiste : “Il faut remettre la réduction du temps de travail au cœur du débat public”

Jean Gadrey, économiste
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Un appel, signé initialement par 150 “personnalités”, a été lancé début mai par le mensuel “Alternatives économiques”, invitant à relancer les débats et les propositions en faveur d’une nouvelle étape de la RTT. Pourquoi l’ai-je signé sans hésitation ?

La première et principale raison est que le chômage de masse et la précarité grandissante font des ravages dans toute la société, aussi bien du côté de leurs victimes directes que par leurs conséquences sur presque toutes les dimensions du vivre-ensemble. Ce sont des destructeurs de lien social, de solidarités, des multiplicateurs de violences, des atteintes à la dignité, à la santé physique et mentale, des incitations à l’exploitation accentuée de ceux et celles qui « ont la chance » d’avoir un emploi. Et même sur un plan strictement économique, le chômage coûte horriblement cher aux finances publiques : 60 à 70 milliards d’euros par an tous types de coûts publics additionnés.

La deuxième grande raison est que, pour réduire fortement le chômage et la précarité, on n’a pas « tout essayé ». On n’a pas essayé en particulier ce qui marche… Or parmi les solutions qui marchent, même si ce n’est pas la seule, il y a le mouvement historique de réduction du temps de travail, interrompu depuis quinze ans sous l’effet d’une idéologie du « travailler plus » qui nous mène dans le mur.

Si nous en étions encore aujourd’hui aux 1 900 heures annuelles du milieu des années 1960, nous aurions, pour le même volume total d’activité et de production, environ 6 millions de chômeurs en plus des 6,5 millions d’inscrits à Pôle emploi. Le partage du travail est donc terriblement efficace pour faire reculer le chômage.

Les 35 heures

Il a d’ailleurs été efficace avec le passage pourtant très incomplet aux 35 heures au début des années 2000, politique dont le bilan a été effectué par l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) en 2012 (voir cet article d’Alternatives économiques. Extrait : « Les 35 heures n’ont pas entamé la compétitivité des entreprises et les performances économiques françaises. Ni dégradé les finances publiques ». Cela dit, les incidences sur les bas salaires et sur les conditions de travail des moins qualifiés ont été moins positives et c’est un point à retenir à l’avenir. Quant au coût public par emploi ajouté (en tout 350 000 emplois), « le surcoût de ces allégements ne s’élève qu’à 3 milliards d’euros annuels ». 

Trois milliards nets par an pour 350 000 emplois, soit moins de 9 000 euros annuels par emploi ajouté, c’est l’un des meilleurs rapports qualité/coût des politiques publiques de l’emploi ! Pour créer des emplois utiles, la RTT, en partie financée par l’Etat, est infiniment plus « rentable » que les cadeaux aux entreprises que sont le CICE et le pacte de responsabilité. Au moins dix fois plus efficace selon l’OFCE…

Comparaison n’est pas raison

Certains pays affichent des taux de chômage officiels bien plus faibles que la France, et pourtant on n’y pratique apparemment pas la RTT, sauf toutefois ce qui est en train de se développer en Suède où des municipalités et des entreprises testent (ou pratiquent depuis plus longtemps) la journée de 6 heures ou la semaine de 30 heures. Les adversaires de la RTT ne manquent pas d’évoquer divers modèles de pays qui « savent comment réduire le chômage ». Ils n’ont probablement pas examiné les chiffres de l’OCDE sur la durée moyenne hebdomadaire habituelle de travail, tous types d’emplois confondus. Ce sont les suivants, pour une sélection de pays « modèles » en 2014. On y voit que le pays des 35 heures est l’un de ceux où l’on travaille le plus par semaine…

Le fond du problème posé par ces comparaisons internationales est qu’il existe une bonne et une (très) mauvaise façon de « partager » le travail. La mauvaise, qu’on ne devrait pas qualifier de partage, consiste à privilégier les petits boulots mal payés, à temps très courts, avec une protection sociale dégradée ou inexistante, le plus souvent occupés par des femmes, des jeunes, ou des retraités pauvres. C’est notamment le cas au Royaume-Uni avec, outre un taux élevé d’emplois à temps partiel (27 %, contre 19 % en France), le boom des « contrats zéro heure » sans garantie horaire et sans salaire minimum : on en comptait 1,8 million en 2015. Mais c’est aussi le cas en Allemagne, où l’on trouve à la fois un taux de temps partiel de 28 %, et entre 6,5 et 7 millions de « mini-jobs », qui sont des contrats précaires créés par les lois Hartz de 2002/2003, soumis à un salaire plafond de 450 euros par mois et à une limite mensuelle de 53 heures.

RTT sur toute la vie

Voilà pourquoi un projet politique de RTT équitable doit tourner le dos à ces recettes qui réduisent le chômage de masse en fabriquant en masse des travailleurs pauvres et des retraités pauvres, tout en accentuant les inégalités pourtant fortes entre les femmes et les hommes ainsi que les inégalités entre ceux qui ont beaucoup (trop) de travail et ceux qui n’en ont pas assez pour vivre. Comment faire ? L’appel des 150 ne se prononce pas, indiquant juste ceci : « il faut probablement s’y prendre autrement, et notamment ne plus raisonner seulement sur le temps de travail hebdomadaire. »

Dans les limites de cette tribune, je me permets de renvoyer à ces billets de blog où je présente les arguments suivants : il faut réduire nettement la durée du travail sur l’ensemble de la vie, en tenant compte de plusieurs composantes. D’abord, la durée hebdomadaire moyenne, qui reste un levier. Un objectif fixé à 32h, puis 30h, s’il est équitablement conçu, est souhaitable et réaliste. D’ailleurs, quand on divise le temps de travail total dans l’économie par la population active, chômeurs compris, on trouve… 31 heures par semaine en France, et 29 heures en Allemagne.

Ensuite, il faut cesser de vouloir repousser l’âge moyen de départ à la retraite. Enfin, la réduction de la durée de la vie au travail, c’est aussi une liste de droits à conquérir en matière de congé formation pour tous, de congé parental (paritaire…) avec assurance de retrouver son emploi et avec des revenus de remplacement décents, de « congé solidaire » rémunéré pour des missions d’intervention dans des ONG et associations, qu’il serait possible d’étendre, etc. Par exemple, six mois tous les cinq ans, cela correspondrait à une réduction de 10 % du temps de travail dans l’entreprise, autant que le passage de 35 à 32 heures.

Ce ne sont pas les bonnes solutions qui manquent, ni les possibilités de financement de ces solutions. C’est, dans ce domaine aussi, la volonté politique qui fait défaut.