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Articles du Vendredi : Sélection du 24 octobre

“Energia-trantsizioa kontzeptua da klimaren negazionismo bigunago bat”
Pello Zubiria Kamino
www.argia.eus/argia-astekaria/2936/jean-baptiste-fressoz

Jean-Baptiste Fressoz ikerlaria da CNRS Ikerketa Zientifikorako Zentro Nazionala erakundean (Espainiako CSIC zientzia ikerketen parekoa), Parisko Zientzia Sozialen Goi Ikasketen Eskolako (EHESS) kide eta Ingeniaritza Eskolan irakasle. Bere ikerketak zentratzen dira ingurumenaren historian, klimaren jakintzen historian, tekniken historian eta antropozenoan. 2009an ikerketari ekin zionetik, antropozenoa dauka bere azterketen ardatz intelektual.

Fressozen lehen liburuak bere doktorego tesia biltzen zuen: Le fin du monde par la science (Munduaren akabera zientziaren bidez). 2014an plazaratu zuen Introduction à l’histoire environnementale (Ingurumenaren historiarako sarrera), 2016an L’Événement Anthropocène: La Terre, l’histoire et nous (Antropozenoa gertakizuna: Lurra, historia eta gu), 2020an L’Apocalypse joyeuse: Une histoire du risque technologique (Apokalipsi zoriontsua: arrisku teknologikoaren historia bat), 2024an Sans transition: Une nouvelle histoire de l’énergie (Trantsiziorik ez: energiaren historia berri bat, 2025ean gaztelaniaz ere publikatu dena Sin transición: Una nueva historia de la energía tituluarekin), eta geroztik 2025ean plazaratu du La nature en révolution: Une histoire environnementale de la France, 1780-1870 (vol.1) (Natura iraultzan: Frantziaren ingurumen historia bat, 1780-1870”.

Orriotara ekarri dugu Fressozek Sans Transition. Une nouvelle histoire de l’energie liburuaz 2023ko irailaren 20an Estrasburgon egindako aurkezpena (liburua 2024ko urtarrilean plazaratuko zen). Berak argi azaltzen du, energia motak ez dira ordezkatzen historian, ez da inoiz energia-trantsiziorik egon historian eta etorkizunerako ere zail ikusten du horrelakorik gertatzea.

« Les trentenaires très éduqués ont perdu foi en l’avenir et demandent des changements radicaux »
Charlotte Bozonnet
www.lemonde.fr/campus/article/2025/10/22/monique-dagnaud-sociologue-les-trentenaires-tres-eduques-ont-perdu-foi-en-l-avenir-et-demandent-des-changements-radicaux_6648873_4401467.html

Monique Dagnaud, sociologue et directrice de recherche au CNRS, publie un ouvrage à partir de nombreuses enquêtes menées sur les 25-39 ans, dans lequel elle dresse le portrait d’une génération à vif.

Radicalité politique, fragilité psychique, seconde vague de féminisme et mutations au travail : à partir d’enquêtes réalisées en 2021, 2022 et 2023 auprès de trentenaires, la sociologue Monique Dagnaud décrypte, dans Génération Reset. Ils veulent tout changer (Odile Jacob, 240 pages, 22,90 euros) comment les bouleversements du monde ont façonné les milléniaux (nés entre 1981 et 1996, dits aussi génération Y), pionniers de l’usage des réseaux sociaux quand ils étaient adolescents.

Vous parlez, dans votre livre, d’un « moment de bascule » pour qualifier le positionnement de la génération Y face à l’état du monde. De quoi est-il fait ?

Depuis 2020, les crises se sont enchaînées : Covid-19, invasion de l’Ukraine, 7-Octobre et guerre à Gaza, élection de Donald Trump… Autant d’angoisses et de menaces existentielles qui se sont ajoutées à celles du dérèglement climatique. J’ai voulu savoir comment les trentenaires affrontaient cette situation. Ma recherche s’est centrée sur les 25-39 ans, très diplômés (les bac + 5), ceux qui seront bientôt au pouvoir. Et j’ai été stupéfaite des résultats : 32 % des jeunes interrogés avaient changé d’orientation politique après le Covid-19, et une grande majorité d’entre eux portaient une forte radicalité politique à gauche.

Cette génération, très éduquée, la première à entrer dans la connaissance avec les outils numériques, et que l’on disait créatrice et optimiste, a perdu confiance en l’avenir et demande des changements radicaux. Seuls 10 % des trentenaires interrogés disent vouloir « continuer comme avant ».

En quoi consiste ce « reset » ?

Ces jeunes croient à un engagement local, dans le quotidien, les associations. La donne écologique tient une place très importante. Ils sont opposés au capitalisme libéral et à la mondialisation, et veulent mener une transformation des modes de vie. Ils rêvent d’un autre monde qui échapperait aux logiques de compétition et obéirait à des valeurs humanistes. Ils sont très sensibles à l’injustice sociale, à tous les types de discriminations, qui leur sont insupportables. Et en même temps, ces trentenaires vivent une forme de déchirement moral : très diplômés, ils sont les gagnants d’un système scolaire dont ils dénoncent les inégalités. En résumé : « Je passe mes journées à protester contre ce modèle de société et mes soirées à m’occuper de mes enfants pour qu’ils réussissent le mieux possible dans ce système. »

Vous décrivez aussi une génération qui va mal psychologiquement. Est-ce nouveau ?

Le problème de la santé mentale en général, et celle des jeunes en particulier, existait depuis longtemps mais il s’est intensifié après la crise du Covid-19. Il faut se rappeler que les universités ont été fermées longtemps. La prise de conscience de la donne écologique a accru cette sensibilité à vif, de même que la guerre en Ukraine. La survenue d’un conflit armé en Europe n’était absolument pas dans la psyché de cette génération. Autre point : cette jeunesse a cru trouver une échappatoire dans les réseaux sociaux, qui lui donnent l’illusion d’avoir une autre vie que la sienne mais qui contribuent, en réalité, à la démoralisation.

Parmi les grandes ruptures menées par cette génération, vous citez les rapports hommes-femmes…

Les relations se sont profondément transformées avec une seconde vague de féminisme. La première, dans les années 1970-1980, était axée sur les droits. La seconde, depuis 2017 et l’apparition du mouvement #MeToo, est centrée sur la maltraitance du corps des femmes. Or qui maltraite ? Les hommes. Cela a installé une méfiance entre les deux, l’idée de l’amour fusionnel s’est beaucoup dissipée. Par ailleurs, dans toutes les études, il apparaît clairement que ce sont les femmes qui sont motrices dans cette volonté de transformation du monde actuel. Les hommes suivent.

Cette génération vous paraît-elle armée pour affronter le monde tel qu’il est ?

Ces jeunes sont pacifistes, très attachés à l’Europe et à ses valeurs d’égalitarisme et de laïcité. Ils ne sont pas antitechnologie, ni antisciences, mais n’adhèrent pas au solutionnisme, cette idée selon laquelle la technologie peut résoudre tous les problèmes. Ils sont aussi très conscients des excès de la communication numérique et plaident pour un usage raisonné de ses outils. En résumé, ils sont un peu isolés dans l’évolution actuelle du monde.

De la complexité du monde
Elise Dilet
www.enbata.info/articles/de-la-complexite-du-monde/

Prétendre avoir un avis éclairé personnel sur chaque problématique complexe est impossible. Aussi, pour concevoir des réponses qui favorisent le bien commun, l’existence d’espaces et d’outils collectifs de réflexion et d’arbitrage est essentielle.

Certaines personnes savent toujours quoi penser et ont une opinion sur tout. D’autres non…
« Lorsque j’étais jeune, c’était plus facile, on était “de droite” ou “ de gauche”, me disait une de mes proches, génération Mai 68, avec qui j’évoquais le sujet. Vouloir du changement, une société plus juste et meilleure pour les classes sociales défavorisées conduisait à être de gauche. On savait pour qui voter. À l’université, puis dans la vie professionnelle, on choisissait le syndicat en fonction de ses opinions et de ce fait, on avait des interactions avec des gens qui pensaient comme nous, on n’était pas rongé par le doute ou par un sentiment d’impuissance.» Je suis sûre que ces organisations offraient des espaces de formation et de réflexion, mais combien de leurs membres s’en saisissaient ?

Savoir quoi penser

Se situer dans une mouvance idéologique (par héritage familial, influence professionnelle ou amicale…) une fois pour toutes, faire siennes l’ensemble des opinions, décisions et prises de position du parti / de l’Église / de l’organisation… sans se les approprier ni les remettre en question, et faire de cette idéologie une grille de lecture absolue permettant d’avoir un avis sur tout est tellement plus rassurant… Et ce n’est pas une pratique du passé, au contraire. À l’ère des vérités alternatives, que ce soit le péquin de base commentateur compulsif des publications internet, les éditorialistes ou les politiques, beaucoup ne font même plus l’effort de donner un semblant de logique à leurs affirmations. Et ceux qui tentent de parler à l’intelligence de leur auditoire ne sont pas ceux qui ont le plus de succès…

Se confronter à la complexité

Bien évidemment, avoir un avis éclairé sur tout est impossible, cela demande une grande puissance cognitive et beaucoup de temps… Cela demande d’accepter que l’on ne sait pas et de se confronter à la complexité du monde, d’admettre aussi que certaines questions n’ont pas de réponse claire et satisfaisante par rapport au cadre de valeur qui nous porte. Dans la vie réelle, il est rare de trouver des réponses simples aux problématiques complexes…

Concrètement, quand on est militant du climat et convaincu de l’importance de la biodiversité, est-on pour ou contre les éoliennes ? Pour ou contre l’hydroélectricité ? Pour ou contre l’artificialisation des barthes en vue de développer un fret qui supprimerait des camions de la route ? Pour ou contre la présence du loup en Iparralde ? Dans certains domaines, il ne peut pas y avoir de posture de principe.

Est-on pour ou contre les éoliennes ? Pour ou contre l’artificialisation des barthes en vue de développer un fret qui supprimerait des camions de la route ? Pour ou contre la présence du loup en Iparralde ? Dans certains domaines, il ne peut pas y avoir de posture de principe.

Il y a des conflits d’enjeux, des conflits d’usage, des arguments en faveur des deux côtés… Aucune réponse n’est pleinement satisfaisante. Il y a des combats justes qui s’opposent.

Investir le débat

Alors, impasse ? Ou opportunité démocratique ? Dans le cas de ces sujets liés à notre territoire, ils peuvent être vus comme un ensemble complexe à arbitrer localement, dans une attitude qui favorise le bien commun. Pour cela, il est nécessaire d’avoir des espaces et des outils de réflexion et d’arbitrage.

Pour ce qui est des outils de réflexion, je suis toujours impressionnée par le travail mené par EHLG, et notamment les conférences proposées à Lurrama (par exemple sur le véganisme ou la présence du loup). Ce sont des occasions rares où différents acteurs se parlent et où les participants peuvent entendre non seulement les arguments, mais aussi les ressentis. L’humain fait irruption dans le débat qui pourrait rester corporatiste ou idéologique par principe.

Cette volonté de faire avancer ensemble paysans et citoyens inscrite dans l’ADN d’EHLG est vraiment un élément qui la rend si unique. Le débat et la confrontation y ont leur place. Mixel Berhocoirigoin le disait (1) : « Il faut qu’il y ait confrontation, c’est normal. La vie est faite de confrontations : confrontations d’intérêts, de projets de société, etc… mais il faut que la confrontation soit démocratique. »

Le Conseil de développement du Pays Basque est aussi un outil précieux de débat démocratique qui permet à des acteurs qui ne le feraient pas autrement de réfléchir ensemble à un projet de société.

Iparralde a la chance de posséder ces outils. Toutes nos organisations ont intérêt à se confronter à ces questions complexes, en dialoguant les unes avec les autres, afin d’aider à la prise de décisions sinon parfaites, du moins éclairées, et faire grandir l’intelligence collective.
C’est aussi un moyen de se renforcer face à l’extrême droite qui offre des réponses simplistes et illusoires face à la complexité du monde.

(1) Sur la ligne de crête, Mixel Berhocoirigoin, Fondation Manu Robles Arangiz.

Comment sortir du culte de la performance ?
Olivier Hamant
www.tilt.fr/articles/comment-sortir-du-culte-de-la-performance-olivier-hamant

Et si on arrêtait de courir après la performance pour miser sur la robustesse ? Le biologiste Olivier Hamant alerte : le culte de l’ultra-performance de nos sociétés conduit au burn-out généralisé des êtres humains et des écosystèmes. La nature, elle, fonctionne bien différemment en privilégiant la robustesse – cette capacité à résister, coopérer et s’adapter malgré les différentes crises. Face aux défis environnementaux et sociaux qui s’amplifient, il devient urgent de changer de paradigme. 

Et si, au lieu de produire et de consommer toujours plus, nous apprenions à construire des systèmes capables de s’adapter, de coopérer et de se régénérer sur le long terme ? Comment penser une société qui valorise la robustesse ? On a interviewé Olivier Hamant sur le sujet !

Tilt – Qu’est-ce que la performance et en quoi ce modèle de société n’est-il pas viable ?

Olivier Hamant : La performance, c’est la somme de l’efficacité et de l’efficience. L’efficacité c’est atteindre son objectif, l’efficience c’est avec le moins de moyens possible. Donc quand on est performant, on se canalise. Il y a un adage zen qui le dit très bien : celui qui a atteint son objectif a manqué tous les autres. C’est une voie extractiviste, finalement. Enfin, on va essayer d’aller très, très loin, très, très vite, mais on oublie qu’il y a d’autres chemins. Dans notre monde actuel, c’est ça qu’on veut faire. L’intelligence artificielle, par exemple, c’est exactement ça. On veut d’abord arriver encore plus vite à produire des services, etc. Sans se poser la question de, mais, est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres chemins pour faire la même chose ?

Quand on est dans une culture de la performance, on est dans une culture de la compétition. Dans une compétition, ceux qui gagnent, ce sont toujours les plus violents. Une culture de la performance, c’est une culture de la violence. Donc c’est pour ça qu’elle pose problème, la performance, c’est qu’on est allé tellement loin dans l’ultra-performance qu’on est en train de générer un burn-out des humains et des écosystèmes.

 

 

 

Qu’est-ce que la robustesse et pourquoi est-ce une alternative au modèle de la performance ?

O.H. : La robustesse, c’est maintenir le système stable malgré les fluctuations. Un exemple, c’est le roseau dans le vent. Le roseau dans le vent, il est stable malgré les fluctuations et à plus long terme, c’est maintenir le système viable malgré les fluctuations. Donc le roseau, il grandit, se déforme, il change de forme, mais il est capable de gérer des changements de salinité, d’eau, de température.

La robustesse, ça répond aussi à une pulsion humaine profonde qui est celle de durer et de transmettre. Les êtres vivants, ils sont robustes avant d’être performants.

On la trouve dans le vivant. Les êtres vivants, c’est un livre ouvert de robustesse. Et puis, la robustesse, on la trouve dans tous les systèmes. C’est ça qui est extraordinaire, c’est que le vivant n’est juste qu’une incarnation de la robustesse, mais on peut les trouver dans des systèmes techniques, par exemple.

Comment basculer de la performance à la robustesse ? 

O.H. : Il y a des domaines qui sont plus ou moins en avance sur la bascule de la performance à la robustesse. Je pense à l’agriculture, par exemple. En Amérique du Sud l’agroécologie a décollé dans les années 80.  Et après, ça s’est déployé un peu partout. L’agroécologie, c’est l’exemple type d’un système qui est robuste parce qu’il est moins performant.

Quand on fait de l’agroécologie, on ne vise pas le rendement maximal, on vise le rendement stable. Donc ça veut dire qu’on va plutôt jouer sur la biodiversité cultivée pour remplacer toutes les externalités négatives, les engrais, les pesticides, tout ça, par la biodiversité cultivée. On va garder l’eau avec l’hygrométrie de son sol, avec la biomasse qui est stockée dedans et ça, ça rend les parcelles agricoles robustes.

Un autre exemple, c’est le tout réparable. Aujourd’hui, il n’y a plus une seule entreprise qui ne se pose pas la question de la réparabilité de ses produits.

Ça, c’est plutôt de la robustesse, parce que quand on fait des objets réparables, ils sont plus gros, ils ne sont pas forcément très sobres d’ailleurs. Enfin, ils ne sont pas complètement optimisés, mais par contre, vu qu’ils sont réparables, ils vont durer et on va pouvoir les transmettre.

Pourquoi est-il urgent de changer de paradigme ?

O.H : Là, on est dans un moment de bascule d’un monde qui a été drogué à la performance pendant des décennies, voire même des siècles. Et là, on va quitter ce monde-là parce que notre environnement va devenir très fluctuant. On rentre dans le monde des ruptures, les mégafeux, les méga-inondations, mais aussi les remous sociaux, les crises géopolitiques. On est dans la polycrise. Dans ce monde-là, on va faire de plus en plus de robustesse. Donc on pourrait se dire, bon, il y a juste besoin d’attendre, les fluctuations vont faire que les sociétés vont basculer du mode performant au mode robuste.

Le problème, c’est que si on laisse faire, il y aura beaucoup de casse. Donc le rôle du politique, des instances publiques, c’est d’accompagner ce basculement en devançant l’appel, en étant devant la loi, pas hors la loi, mais devant la loi.

Il y a un grand mouvement de masse partout dans le monde. En Amérique du Sud, c’est le buen vivir, en Inde, c’est le swaraj, en Chine, c’est le tangping, il y a l’ubuntu en Afrique. Tous ces mouvements, ce sont des mouvements qui mettent d’abord en avant le lien, les interactions humaines, au service de la robustesse du groupe. La population est en train de développer des nouveaux modes d’interactions plutôt en interaction, au service de la robustesse. Et les instances publiques sont en train de commencer à l’écouter, et à le stimuler. On est dans un moment vraiment intéressant de basculement.

Un «truc de bobos»: quelle place pour l’écologie au sein des classes et quartiers populaires?
Sarah-Maria Hammou
www.slate.fr/societe/bonnes-feuilles-greenbacklash-qui-veut-la-peau-ecologie-teulieres-hagimont-hupe-hammou-seuil-classes-quartiers-populaires-environnement

Dans le livre «Greenbacklash – Qui veut la peau de l’écologie?», Sarah-Maria Hammou, géographe et engagée au sein de l’association Ghett’up, nuance le prétendu désintérêt des classes populaires pour la transition écologique et présente des clés pour repenser l’action environnementale dans les quartiers.

En 2015, l’accord de Paris sur le climat semblait signer une nouvelle ère, celle du consensus international face à la gravité du dérèglement climatique. Pourtant, on assiste depuis au démantèlement des politiques environnementales. Quelles sont les facettes de ce retour de bâton anti-écologique? Comment s’organise-t-il? Et comment le contrer? C’est l’objet de l’ouvrage collectif Greenbacklash – Qui veut la peau de l’écologie?, paru aux éditions du Seuil le 10 octobre 2025 et écrit sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé.
Nous en publions ici un extrait, tiré du chapitre rédigé par Sarah-Maria Hammou, géographe et responsable du projet Justice climatique au sein de l’association Ghett’up.

«L’écologie, c’est pour les bobos»: la transition écologique a-t-elle un problème de classe?

Cette idée, on l’entend partout. Et elle continue d’alimenter un cliché populiste qui ferait de l’écologie une préoccupation hypocrite de privilégiés. Dans les débats sur la transition écologique, l’absence apparente d’adhésion des quartiers populaires est souvent interprétée comme un problème de sensibilisation, de priorité ou de capabilité. Selon une enquête menée en 2024 par l’Ipsos pour l’association Ghett’up, 70% des jeunes de quartiers populaires affirment ne pas se sentir représentés par le mouvement écologique actuel. Peu sont prêts à s’engager, faute de temps, de ressources ou de cadre légitimé.

Mais cette grille de lecture masque une réalité plus complexe: le retrait ou le désengagement écologiques ne sont pas un refus idéologique de ce que représente l’écologie, mais le symptôme d’une fracture. Si une écologie profondément sociale et politique existe, elle reste en effet marginale dans les politiques publiques et les représentations dominantes du champ médiatique. Dans ce contexte, le greenbacklash ne prend pas toujours la forme de discours réactionnaires explicites. Il s’exprime de manière silencieuse, diffuse, sous la forme d’une désaffiliation sociale.

À Mayotte comme en Seine-Saint-Denis, dans les quartiers nord de Marseille ou certains milieux ruraux, la vulnérabilité environnementale est socialement et spatialement distribuée. Elle a une géographie, une couleur, une mémoire.

Ce chapitre propose de déplacer le regard vers les processus politiques et spatiaux qui organisent un accès différencié à l’environnement, à la santé, à la parole publique et à l’action collective, et sur les formes d’engagement qui en découlent. En retraçant les formes concrètes d’éloignement écologique dans les quartiers populaires, mais aussi les conditions de possibilité d’une réappropriation par l’engagement, ce texte vise à questionner une certaine forme de greenbacklash sans bruit, alimenté non pas par le conservatisme ou le climato-scepticisme, mais par l’expérience répétée d’une écologie sans justice et parfois sans lieu.

L’expérience du racisme environnemental

La crise climatique s’ancre dans des hiérarchies anciennes, des histoires de relégation, de sous-investissement, bien identifiées en tant que telles par les habitants de quartiers populaires, de façon objective et parfois quantifiée. À Mayotte comme en Seine-Saint-Denis, les quartiers nord de Marseille ou certains milieux ruraux, la vulnérabilité environnementale est socialement et spatialement distribuée. Elle a une géographie, une couleur, une mémoire.

La grille de lecture du racisme environnemental s’impose alors. Notion forgée aux États-Unis dans les années 1980, elle s’inscrit dans le sillage des mobilisations afro-américaines contre l’installation de décharges toxiques et la dégradation ciblée des territoires habités par des minorités.

Le sociologue Robert Bullard a dessiné ce que l’on pourrait appeler une géographie de l’inacceptable dans laquelle certaines vies et certains lieux sont systématiquement exposés aux pollutions et privés des ressources pour y faire face.

En France, le terme de «racisme environnemental» reste encore tabou. On préfère parler de «discriminations environnementales», ou d’inégalités territoriales –comme si la neutralité du langage pouvait dissoudre les faits: en Seine-Saint-Denis, les difficultés d’accès aux soins de première nécessité dans un territoire historiquement pollué sont spectaculaires. R., 29 ans, le constate, incrédule: «Rosny, c’est au milieu de deux autoroutes, donc là-dessus on est grave “malfamés”, on doit avoir un air archi pollué. […] Ce serait intéressant de creuser les impacts sur notre santé, mais personne n’en parle.»

Habitant le XVIIIe arrondissement de Paris, A., 19 ans, peut dire que «l’écologie pour moi c’est tellement bête, […] je crois t’en as rien à faire des effets de serre, des gaz carbonique (sic) et du CO2, tu vas pas te casser la tête à réfléchir comment réparer la couche d’ozone, alors que t’as rien à manger? C’est qu’après que j’ai compris, et bien après, que notre écologie en fait c’est à tous les niveaux du quartier, qu’on est bien plus confronté au réchauffement climatique, plus que les gens qui sont trop ultrariches.»

Ville grise ou bétonnée, bâti dense, air pollué, insuffisance des espaces verts procurent un sentiment d’étouffement et gênent l’établissement d’un lien écologique positif.

Dans les quartiers populaires, le rapport à l’environnement ne disparaît pas: il se transforme, parfois jusqu’au détachement, puisque incorporé et noyé dans la vie quotidienne. Ce n’est pas tant l’indifférence qui domine que le désenchantement face à des espaces bétonnés, délaissés. Comment parler de «protéger la nature» lorsque, pour les populations les plus précaires de notre pays, l’environnement immédiat est inaccessible, dénaturé, voire hostile? Là où les récits familiaux convoquent parfois une mémoire de la terre –des paysages d’origine, des rapports sensibles à l’eau, aux saisons, aux pays d’où nos parents viennent–, le quotidien donne peu de prise à une relation positive à l’environnement.

C., 22 ans, habitant à Nanterre, précise: «Tu sais, tu grandis, y a que du bitume, les bâtiments, y a pas beaucoup d’arbres. Moi ils ont tout détruit près de chez moi, y avait un grand chêne… ils ont dû le détruire en 2015.» Ville grise ou bétonnée, bâti dense, air pollué, insuffisance des espaces verts procurent un sentiment d’étouffement, d’isolement dans des environnements dégradés et gênent l’établissement d’un lien écologique positif.

L’écologie des autres

Pour nombre d’habitants des quartiers populaires, la perception de «l’écologie» est d’abord façonnée par son traitement médiatique et publicitaire depuis les années 1990, à travers quelques grands sujets assez stéréotypés: de la figure de l’ours polaire sur sa banquise à la voiture électrique comme «éco-geste» ultime, ou encore aux actions militantes dans leurs formes les plus visibles et spectaculaires (sit-in sur l’A6 ou La Joconde aspergée de soupe). Elle est aussi fortement conditionnée par la vision gouvernementale de ce que devrait être la «transition écologique», une politique empilant des dispositifs et un cadre réglementaire complexe, favorable au capitalisme vert et facteur de gentrification, traitant de sujets importants de manière trop technique, comme le nucléaire.

Un exemple représentatif est l’alimentation saine, présentée à la fois comme un levier central de la transition écologique et comme la clé d’une meilleure santé, soit une réponse individualisée aux problématiques de santé publique. La prescription à manger «sain» et «bio» est devenue une quasi-injonction omniprésente –dans les sensibilisations associatives, les programmes scolaires, les campagnes de prévention.

La barrière dans les milieux populaires est multiple: pratique (manque d’information et de réseau de distribution) et économique (le prix), mais aussi symbolique. L’alimentation dite «bio» s’est vue chargée d’un imaginaire moral, presque culpabilisant, surtout pour les parents. Ceux qui ne peuvent y accéder ressentent la pression de se justifier, comme s’ils avaient échoué à «prendre soin» de leur santé, de leur famille. À tel point que l’inaccessibilité elle-même devient source de honte ou d’autoculpabilisation. Et en réponse, une réactance: on rejette une idée non pas parce qu’elle est insignifiante, mais parce qu’on se sent jugé sans être écouté.

Il apparaît urgent de repenser la représentation de la transition depuis les marges, non pas pour y «inclure» les personnes vulnérables dans un récit déjà écrit, mais pour le reconfigurer à partir de leurs réalités.

C’est là qu’émerge une forme de greenbacklash discret, qui assimile l’écologie à un «truc de bobos»: pas une opposition frontale, mais une exaspération, un repli. L’écologie serait réservée à ceux qui ont le temps, les moyens, ou le capital culturel pour y accéder et qui en retirent les bénéfices symboliques. Ce backlash ne vise pas l’idée de transition en elle-même, mais la manière dont elle est proposée: normative, parfois culpabilisante et déconnectée du réel.

Un autre facteur de délaissement de l’écologie vient des représentations dominantes. Elle semble portée dans l’espace public par des figures largement homogènes –blanches, urbaines, diplômées, souvent issues des classes moyennes ou supérieures. Pourtant, la figure à laquelle les jeunes de quartiers populaires s’identifient le mieux serait Greta Thunberg. Car au-delà de certaines caractéristiques sociales dominantes, elle incarne une posture de dénonciation tournée vers les responsables politiques et les systèmes économiques, pour les causes environnementales mais aussi sociales et politiques (soutien à la Palestine, dénonciation des violences policières). Et c’est surtout ce dernier point qui la rend identifiable dans les quartiers populaires lorsque l’on parle d’écologie.

Les mille visages de l’engagement

Souvent dans l’ombre, des formes d’adaptation, de résistance, de solidarité sont toutefois expérimentées. Les aspirations à de meilleurs choix de vie sont omniprésentes et bien des collectifs tentent de les prendre eux-mêmes en charge: de PikPik Environnement qui développe des projets d’agriculture urbaine avec une production locale de miel en Seine-Saint-Denis, aux Délices de Péri portés par les mamans du centre socioculturel du 110 à Saint-Denis, en passant par les ateliers de cuisine saine et à bas coût dispensés par Aminata dans son tiers-lieu Laco’Work & Co, au sein même du quartier prioritaire Dame Blanche à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise). Ces initiatives traduisent une même volonté de mieux s’alimenter, de préserver sa santé et de prendre soin de son environnement. Elles s’enracinent dans des logiques de solidarité dans le quartier, de pratiques héritées et de savoirs transmis, tout en partant des réalités et besoins les plus pressants, bien souvent d’ordre économique.

Ces formes ne sont pas toujours nommées comme telles et ne sont pas toujours reconnues comme de «l’engagement», problématique touchant alors au cœur de la légitimité à s’engager. Diangou Traoré, militante associative dans le quartier des Francs-Moisins à Saint-Denis, engagée contre le «mal logement», les violences policières et pour l’auto-organisation des habitants, parvient à sensibiliser sans jamais utiliser le vocabulaire de l’écologie: «Je parle directement de réemploi ou de ressourceries pour éviter le maximum de déchets, donc je n’emploie pas le terme écologie. […] La dernière fois, je parlais de la destruction d’un bâtiment avec une maman et elle était inquiète par le fait que la destruction allait provoquer beaucoup de poussières, écologiquement ce n’est pas bon. Ils savent ce qu’est l’écologie, mais pour qu’ils comprennent, il faut mettre des situations concrètes derrière ce terme.»

La solidarité constitue le fil conducteur de cette méthodologie de sensibilisation. Pour elle, «cette solidarité vient du ‘‘bled ». Nos parents partageaient avec leurs voisins et ils ont ensuite ramené ce principe dans les quartiers. Tu ne mourras jamais de faim dans un quartier, car ton voisin te donnera toujours de quoi vivre. Ils nous ont inculqué ça et on reproduit automatiquement ce qu’ils faisaient avec ce bagage de générosité. On mime nos parents, au-delà de la nourriture. Ils se mobilisaient lorsqu’un voisin allait potentiellement se faire expulser ou se battaient pour que certains bus soient plus longtemps en service pour rentrer chez eux après le travail et j’ai baigné dans ça. C’est quelque chose d’enfoui en nous et il a fallu un élément déclencheur pour provoquer tout ça.»

Il apparaît urgent de repenser la représentation de la transition depuis les marges, non pas pour y «inclure» les personnes vulnérables dans un récit déjà écrit, mais pour le reconfigurer à partir de leurs réalités.