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Retraites : Pour une guérilla sociale durable et pacifique

Plutôt que s’enfermer dans le « tout ou rien », grève (vraiment) générale ou effilochement du mouvement : des pistes pour un mouvement durable, multiforme et convergent…

Quelques réflexions particulièrement intéressantes de Philippe Corcuff sur le mouvement pour les retraites et ses perspectives possibles, issues d’un texte publié par Mediapart. A lire attentivement…

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Un mouvement d’ampleur saisit le pays depuis début septembre en s’opposant à la contre-réforme Sarkozy des retraites : des millions de personnes engagées dans des manifestations à répétition et des grèves ponctuelles ou reconductibles, des centaines de milliers de lycéens ayant rejoint depuis quelque temps la mobilisation, entre 3/4 et 2/3 de la population exprimant sa sympathie avec les secteurs mobilisés.

Pourtant le pouvoir sarkozyste refuse pour l’instant de reculer (et même de vraiment négocier avec les segments les plus négociateurs du syndicalisme). Nicolas Sarkozy semble faire du passage en force de cette contre-réforme une question majeure d’identité politique dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012. Il augmente d’autant le niveau de rapport de forces requis pour faire bouger significativement le gouvernement, mais aussi, partant, le potentiel de radicalisation du mouvement.

Des risques et des pistes en germe

Pour l’instant, les grèves reconductibles ont eu un certain écho, mais n’ont pas connu de vagues généralisantes. On entend dans les cortèges syndicaux et dans les assemblées générales des secteurs les plus mobilisés, ou de ceux qui ont été les plus mobilisés par le passé, des appels pour ne pas « partir » seuls en reconductible ou pour ne pas s’y inscrire trop longtemps de manière trop isolée. Or le niveau de convergences et de radicalisation au sein de l’intersyndicale nationale ne laisse pas espérer la possibilité d’un mot d’ordre national de grève reconductible interprofessionnelle. On peut le regretter, mais on doit en tenir compte. Localement comme nationalement, des freins et des hésitations existent donc.

Par ailleurs, à l’approche du vote définitif de la loi, des voix syndicales commencent à se faire entendre selon lesquelles le mouvement pourrait difficilement perdurer au-delà de cette échéance parlementaire. Voix syndicales qui pourraient être bientôt rejointes par des voix politiques de gauche essentiellement préoccupées par l’échéance électorale de 2012.

Un scénario de démobilisation pour l’après vacances de la Toussaint apparaît donc envisageable, bien que non inéluctable si l’on en prend conscience : effilochement du mouvement, divisions plus vives et plus publiques entre prudents et radicaux, impression d’avoir été floués pour ceux qui sont partis en reconductible, sentiment diffus de déception et amertume face au cynisme d’un pouvoir arrogant « droit dans ses bottes », recul de l’esprit de résistance devant la succession de défaites (depuis la victoire du CPE en 2006), attrait du repli néolibéral d’individus atomisés en concurrence les uns avec les autres à la place de l’action coordonnée d’individualités et de collectifs en quête du respect de soi dans la justice sociale… Envisager cette possibilité ne renvoie pas ici à un attrait morbide pour le goût de la défaite, mais doit stimuler un sursaut afin de l’éviter, quand il est encore temps. Car le dynamisme et l’enthousiasme, la joie de défendre sa dignité personnelle en disant « non » comme la gaieté d’être ensemble et de goûter aux plaisirs de la solidarité retrouvée (le « je lutte des classes », indissociablement individuel et collectif !) sont encore très présents, et même avivés par l’arrivée des lycéens (le magnifique « Je me révolte donc je suis » d’une banderole lycéenne à Nîmes samedi 16 octobre !) dans les manifestations. L’enjeu principal n’est-il pas, ce faisant, de préserver et de développer cette énergie en donnant un caractère plus durable au mouvement, dans la cohabitation inéluctable du pôle des prudents et du pôle des radicaux ?

Or on a déjà sous les yeux des éléments de réponse dans le mouvement tel qu’il s’est spontanément construit au jour le jour : relative fluctuation des individus, des secteurs professionnels et des localités actifs dans les manifestations avec le maintien d’un niveau global élevé de mobilisation, des entrées et des sorties dans la grève ponctuelle, la grève reconductible et/ou les actions de blocage qui ne doivent pas être nécessairement interprétées comme une faiblesse du mouvement mais comme un potentiel de mobilité, des passages localement transversaux entre des aspects différents du combat anti-sarkozyste (retraites et solidarité entre générations, emploi, précarité, salaires, écologie, sécuritaire, discriminations racistes et stigmatisation des roms, sans papiers, médias, université et recherche, justice, « affaire Woerth/Bettencourt »…), des initiatives de solidarité permettant aux secteurs les plus combatifs de durer davantage, notamment. Une guérilla sociale et citoyenne anti-sarkozyste est ainsi en train de prendre forme, plus mobile, plus diffuse, plus protéiforme que l’idée qu’on pouvait se faire d’une « grève générale ».

Ne peut-elle devenir plus consciente d’elle-même, afin d’acquérir plus de repères stratégiques partagés et davantage d’efficacité tactique ? Pour se prolonger bien au-delà des vacances de la Toussaint dans un mouvement à l’horizon temporel élargi, qui irait pourrir le remaniement gouvernemental et même le Noël de Nicolas Sarkozy. Un mouvement qui accepterait pleinement la cohabitation de la prudence des modérés et des audaces des radicaux, qui mêlerait dans une dynamique commune ceux qui croient beaucoup à l’échéance électorale du 2012 (mais qui auraient compris qu’un défaite sociale aujourd’hui obèrerait leurs chances de victoire électorale demain) et ceux qui pensent que le principal pour l’avenir d’une politique démocratique réellement alternative se joue dans de tels processus d’auto-organisation populaire et citoyenne, comme de tous les autres plus perplexes… Un mouvement qui aurait donc un minimum de conscience commune d’un intérêt général du mouvement, par-delà les inévitables et légitimes divergences.

Plutôt le « Mai rampant » italien que le Mai 1968 français ? Pour pourrir le remaniement gouvernemental de Nicolas Sarkozy et son Noël…

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Une fois la loi sur les retraites entérinée par les deux chambres et plus ou moins validée par le Conseil Constitutionnel (s’il est saisi par les parlementaires de l’opposition, ce qui est prévisible et peut encore ralentir le moment de sa promulgation définitive), une attitude démocratique consisterait-elle nécessairement à abandonner la contestation ? Non, répondent avec force d’arguments le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier dans un récent livre à mettre dans toutes les mains : Pourquoi désobéir en démocratie ? (Paris, éditions La Découverte, 2010). Car, depuis l’action et les écrits de l’Américain Henry David Thoreau (1817-1862) – qui a arrêté de payer ses impôts à cause du maintien à l’époque de l’esclavage dans certains États américains comme de la poursuite de la guerre avec le Mexique -, la désobéissance civile participe pleinement d’une conception élargie de la démocratie. Tout d’abord, le légal n’est pas le juste, et l’espace démocratique apparaît aussi comme un lieu de mise en cause des lois instituées codifiant l’injustice, la désobéissance aux injonctions légales constituant une des formes de résistance à l’injustice dont disposent les citoyens. D’autant plus dans des sociétés capitalistes où les institutions publiques cristallisent en leur sein, de manière variable selon ces institutions, l’hégémonie des classes dominantes (comme l’a mis en évidence une nouvelle fois « l’affaire Woerth/Bettencourt ») comme d’autres formes de domination (de genre, raciale, etc.), en contradiction avec l’idéal démocratique. Dans ce cas, l’imaginaire démocratique a justement à être relancé contre les institutions existantes, au nom même des prétentions démocratiques de ces institutions.

Par ailleurs, la démocratie représentative n’est pas toute la démocratie, n’est même qu’un bout de la démocratie doté d’écueils. Comme l’a mis en évidence dès 1911, le sociologue Roberto Michels, la démocratie représentative et professionnalisée moderne développe en elle une tendance oligarchique anti-démocratique : « une hégémonie des représentants sur les représentés »[5]. Cet appauvrissement oligarchique de démocraties limitées, largement aux mains de représentants professionnels sous contrôle bien épisodique de la volonté populaire, appelle alors un élargissement de l’espace démocratique, à côté et en tension avec les mécanismes de représentation : démocratie directe, démocratie participative, démocratie délibérative, rôle des syndicats, des associations et des mouvements sociaux dans la constitution d’une espace démocratique pluraliste et conflictuel, place de médias indépendants des pouvoirs économiques et politiques, etc. La démocratie est encore largement à conquérir, et n’est pas le monopole d’un pré-carré représentatif à tendance oligarchique. Il n’y a pas alors d’objection majeure, d’un point de vue pleinement démocratique, à prolonger le mouvement social sur les retraites au-delà du vote et de la promulgation de la loi. Bien au contraire.

Á côté du fétichisme du légal, un autre fétichisme pourrait entraver le prolongement de l’actuel mouvement social : un fétichisme de « la grève générale », entendue en un sens trop étriqué comme un mot d’ordre passe-partout, indépendamment des circonstances. L’horizon de « la grève générale » est une très bonne chose si, face à la tendance à l’éparpillement des luttes, il élargit notre espace mental à des convergences souhaitables. S’il se présente comme une exigence de généralisation à partir d’expériences concrètes dans des situations concrètes, et pas comme un marteau qui s’abat dogmatiquement d’en haut. Mais « la grève générale » perdrait de cette dynamique fort utile si on la comprenait comme un « modèle » à appliquer de manière rigide, sans tenir compte des caractéristiques de la situation. Si on considérait la généralisation de la grève à l’ensemble des salariés, des étudiants et des lycéens à un moment donné comme la seule modalité de construire un mouvement social convergent susceptible de remporter des victoires.

Or, en un instant où les grèves reconductibles, bien que significatives, n’apparaissent pas en mesure de peser suffisamment, une vision mécanique et étriquée de « la grève générale » pourrait empêcher d’envisager d’autres possibilités, ou du moins des petits déplacements, plus adaptés à la situation présente. Une tyrannie de la lettre de « la grève générale » pourrait contribuer à tuer l’esprit de « la grève générale » : 1) en nous enfermant dans un « tout ou rien » mortifère et à terme démobilisateur ; 2) en nous poussant dans la voie de la déception plutôt que de celle du développement de l’enthousiasme ; et 3) en oubliant que la perspective de généralisation suppose au minimum de garder au sein de la mobilisation les secteurs les plus prudents et/ou les plus modérés.

Parmi les autres chemins possibles, il y aurait donc celui d’une guérilla sociale et citoyenne durable, un mouvement social protéiforme, dans le style du « Mai rampant » italien, associant des mobilisations localisées et professionnelles fortes avec des journées nationales de manifestations, des grèves et des manifestations, des grèves ponctuelles et des grèves reconductibles, des va-et-vient entre les deux, des paralysies partielles (SNCF, métro et transports collectifs urbains, raffineries et dépôts pétroliers, routiers, etc.), des grèves tournantes ou la répétition de grèves sporadiques limitant le coût de la grève sur les salariés, la constitution de caisses de solidarité en direction des secteurs engagés de manière la plus durable dans la grève reconductible, des liaisons inédites avec les milieux intellectuels et artistiques critiques pour amplifier la délégitimation du pouvoir sarkozyste, la promotion de passages entre combats revendicatifs et expériences alternatives

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La constitution d’un mouvement pacifique préservant l’intégrité des personnes n’implique pas de se priver d’actions symboliques contre des biens (du type démontages de McDonald’s ou pourquoi pas de banques, fauchages d’OGM, etc.). Une telle orientation pacifique d’une guérilla sociale et citoyenne durable exprimerait alors stratégiquement et tactiquement trois dimensions au moins : 1) le sécuritaire constituant encore un point fort de légitimité du pouvoir sarkozyste, il faut s’efforcer de lui ôter de la légitimité et pas de lui en donner en plus ; 2) la violence, en l’état, constitue un facteur diviseur dans le mouvement, susceptible d’éloigner certains secteurs plutôt que d’élargir son assise ; et 3) contrairement à la marchandisation capitaliste des humains, il faut montrer dans nos actions mêmes que nous établissons une distinction impérative entre les objets et les personnes.

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