Bizi !

Articles du Vendredi : Sélection du 11 novembre 2016

Le monde doit de toute urgence prendre des mesures pour réduire de 25 % les émissions prévues d’ici à 2030, indique le rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement


http://unep.org/newscentre/Default.aspx?DocumentID=27088&ArticleID=36295&l=fr

“Le grand enjeu de la COP22 consiste à finir de négocier l’application de l’accord de Paris”

Weronika Zarachowicz
www.telerama.fr/monde/le-grand-enjeu-de-la-cop22-consiste-a-finir-de-negocier-l-application-de-l-accord-de-paris,149645.php

Victoire de Donald Trump: « Les démocrates ont oublié la question sociale »

Nicolas Postel, professeur d’économie à l’université Lille-I
www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/11/victoire-de-donald-trump-les-democrates-ont-oublie-la-question-sociale_5029522_3232.html

Ignacio Ramonet trumpisé ?

Philippe Corcuff et Antoine Bevort
https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/081116/ignacio-ramonet-trumpise?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-67

2 liens « bonus » :

Nola jokatuko du Donald Trumpek klima aldaketarekiko?

Unai BREA
http://www.argia.eus/blogak/unai-brea/2016/11/11/nola-jokatuko-du-donald-trumpek-klima-aldaketarekiko/

Le moment 0 : Donald Trump et la justice climatique

Par Nicolas Haeringer (350.org) et Tadzio Müller (Fondation Rosa Luxembourg) – paru initialement dans le New Internationalist
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/121116/le-moment-0-donald-trump-et-la-justice-climatique

Le monde doit de toute urgence prendre des mesures pour réduire de 25 % les émissions prévues d’ici à 2030, indique le rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement


http://unep.org/newscentre/Default.aspx?DocumentID=27088&ArticleID=36295&l=fr

Le monde continue à se diriger vers une hausse des températures de 2,9 à 3,4°C d’ici la fin du siècle malgré les engagements pris à Paris.  En 2030, les émissions dépasseront de 12 à 14 gigatonnes les niveaux fixés pour limiter le réchauffement planétaire à 2°C.  Les solutions passent par le renforcement de l’action avant 2020 fondé sur les engagements pris à Cancún, par une performance énergétique rentable et par l’encouragement des villes, des entreprises et de la société civile à prendre des mesures.

 

Londres, le 3 novembre 2016 – Le monde doit de toute urgence et radicalement revoir ses ambitions à la hausse afin de réduire d’environ un quart les émissions mondiales de gaz à effet de serre prévues d’ici à 2030 et d’avoir une chance de minimiser le changement climatique dangereux, a déclaré aujourd’hui le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions.

Rendu public à la veille de l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris, le rapport constate qu’en 2030, les émissions devraient atteindre 54 à 56 gigatonnes d’équivalent CO2 – soit largement au-dessus du niveau fixé à 42 Gt pour avoir une chance de limiter le réchauffement planétaire à 2 ℃ d’ici la fin du siècle.

Une gigatonne équivaut plus ou moins aux émissions générées par les transports dans l’Union européenne (y compris par l’aviation) pendant un an.

Les scientifiques s’accordent à dire que limiter l’augmentation de la température mondiale en dessous de 2 ℃ (par rapport aux niveaux de l’ère préindustrielle) permettra de réduire les risques d’orages violents, de longues périodes de sécheresse, de hausse du niveau de la mer et d’autres effets sur le climat. Atteindre l’objectif minimum fixé à 1,5 ℃ permettrait de réduire ces effets, mais non de les éliminer.

Même dans le cas d’une mise en oeuvre intégrale des engagements pris à Paris, les émissions prévues d’ici à 2030 entraîneront une hausse des températures mondiales de 2,9 à 3,4 ℃ d’ici la fin du siècle. Si nous attendons encore quelques années avant de relever le niveau d’ambition, nous risquons de compromettre la possibilité d’atteindre l’objectif des 1,5 ℃, d’accroître la dépendance à l’égard des technologies à forte intensité de carbone et d’augmenter le coût d’une transition globale ultérieure vers une économie à faible taux d’émissions.

« Nous sommes sur la bonne voie : l’Accord de Paris va permettre de ralentir le changement climatique, de même que le récent amendement de Kigali qui vise à réduire les HFC », a déclaré Erik Solheim, directeur exécutif du PNUE. « Ces deux accords démontrent un solide engagement ; toutefois, ils ne sont pas suffisants si nous voulons nous donner la chance d’éviter un changement climatique grave. »

« Si nous ne prenons pas dès aujourd’hui des mesures supplémentaires, à commencer par la prochaine conférence sur le climat à Marrakech, il nous faudra déplorer la survenue d’une tragédie humaine évitable. Le nombre croissant de réfugiés climatiques frappés par la faim, la pauvreté, les maladies et les conflits nous rappellera de façon incessante notre échec. La science indique que nous devons agir beaucoup plus vite. »

Le fait que 2015 ait été l’année la plus chaude depuis le début de l’enregistrement des températures a renforcé de plus belle la nécessité d’une action urgente. Cette tendance se poursuit, les six premiers mois de l’année 2016 ayant été les plus chauds jamais enregistrés. Pourtant, le rapport indique que les émissions continuent d’augmenter.

L’amendement de Kigali au Protocole de Montréal, signé le mois dernier, vise à réduire considérablement l’utilisation des hydrofluorocarbures (HFC). Selon des études antérieures, l’amendement pourrait permettre de réduire la température moyenne de 0,5 ℃ s’il est pleinement mis en oeuvre, même si les taux d’émissions ne commenceront pas à diminuer de façon notable avant 2025.

Par ailleurs, bien que les membres du G20 soient en passe de tenir collectivement leurs engagements pris à Cancún à l’égard du climat à l’horizon 2020, ceux-ci ne sont pas suffisamment ambitieux pour infléchir la tendance et réaliser les objectifs relatifs à la température prévus dans l’Accord de Paris.

Le rapport annuel sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions fournit une évaluation des technologies et des opportunités en vue d’identifier les réductions d’émissions supplémentaires nécessaires, notamment à travers les acteurs non gouvernementaux, l’accélération de la performance énergétique et le rapprochement avec les objectifs de développement durable.

Les acteurs non gouvernementaux (le secteur privé, les villes, les régions et les autres acteurs infranationaux comme les mobilisations citoyennes) peuvent contribuer à la réduction des émissions de plusieurs gigatonnes d’ici à 2030 dans des secteurs comme l’agriculture et les transports, si les nombreuses initiatives atteignent leurs objectifs et qu’elles ne remplacent pas d’autres mesures.

La performance énergétique est un autre domaine où l’investissement pourrait permettre de faire d’énormes progrès. En 2015, les investissements dans ce domaine ont augmenté de 6 %, soit de 221 milliards de dollars US, ce qui indique que des mesures sont déjà en train de se mettre en place.

Les études montrent qu’un investissement s’élevant à entre 20 et 100 dollars US par tonne de CO2 pourrait permettre de réduire les émissions énergétiques de 5,9 Gt dans le secteur de la construction, de 4,1 Gt dans le secteur de l’industrie et de 2,1 Gt dans le secteur des transports d’ici à 2030.

Un nouveau rapport publié par The 1 Gigaton Coalition indique que les projets axés sur les énergies renouvelables et sur la performance énergétique mis en oeuvre dans les pays en développement entre 2005 et 2015 permettront de réduire les émissions énergétiques de près d’une demi-gigatonne à l’horizon 2020, y compris les mesures adoptées par des pays n’ayant pris aucun engagement officiel à Cancún.

« Les projets portant sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique contribuent de manière importante à la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre soutenus par la communauté internationale, déclare M. Børge Brende, le ministre des affaires étrangères norvégien. Grâce au travail de la 1 Gigaton Coalition nous sommes capables de mesurer et d’analyser les impacts de ces projets afin de savoir ce qu’il nous reste encore à accomplir pour atteindre nos objectifs en matière de climat. La coalition a pour but d’inciter les pays à travers le monde à agir et à relever leur degré d’ambition pour la lutte contre le changement climatique par le biais du secteur de l’énergie. »

Enfin, la lutte contre le changement climatique est intimement liée aux objectifs de développement durable. Les premiers effets du changement climatique peuvent affaiblir notre capacité à réaliser les objectifs fixés à l’horizon 2030, et notre incapacité à atteindre les objectifs fixés dans la lutte contre le changement climatique pèsera lourdement sur le maintien des progrès de développement après 2030.

La réussite de la mise en oeuvre de l’Accord de Paris et du programme des objectifs de développement durable dépendra de la capacité des gouvernements nationaux à fixer des objectifs nationaux qui contribuent aux deux initiatives et qui tirent parti des opportunités communes.

NOTES AUX ÉDITEURS

Le rapport annuel sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions, le rapport de The 1 Gigaton Coalition et une analyse succincte des engagements de Cancún pris par les pays du G20 pourront être téléchargés à partir d’ ici .

“Le grand enjeu de la COP22 consiste à finir de négocier l’application de l’accord de Paris”

Weronika Zarachowicz
www.telerama.fr/monde/le-grand-enjeu-de-la-cop22-consiste-a-finir-de-negocier-l-application-de-l-accord-de-paris,149645.php

Jamais un traité international n’était entré en vigueur si vite après son adoption. Adopté il y a un an, lors de la COP21, l’accord de Paris est donc devenu effectif vendredi 4 novembre… à la veille de la COP22, qui se tient à Marrakech du 7 au 18 novembre 2016. Que peut-on attendre de cette nouvelle conférence climatique internationale ? Nous avons posé la question à Celia Gautier, resposable des politiques européennes du Réseau Action Climat.

 

A quoi sert la COP22 ?

C’est un point d’étape, une conférence climat annuelle plus « traditionnelle », un an après la COP21 qui fixait une échéance pour parvenir à un accord mondial. Les gouvernements réunis à Marrakech, mais aussi les entreprises, les collectivités territoriales, les villes, doivent y donner des indications sur les actions qu’ils comptent mettre en place pour pouvoir respecter l’accord de Paris : projets d’énergie renouvelable, programmes de rénovation de logements, de transports propres, etc… C’est ce que nous, citoyens, ONG, organisations de la société civile, attendons à Marrakech, et ce sur quoi nous interrogerons les différentes responsables. Et bien sûr, il faudra faire le tri entre le « greenwashing » et les annonces concrètes…

L’an dernier, la COP21 a accouché d’un accord de Paris aux objectifs ambitieux, mais sans fixer de contraintes. Que peut-on vraiment attendre de la COP22 dans ces conditions ?

Pour l’instant, on a été sur des textes, des promesses. Il faut passer des paroles aux actes. Il faut que les Etats – et tous ceux qui se sont engagés en parallèle des Etats – nous donnent des gages concrets, nous montrent comment ils font pour tenir leurs engagements. Si les entreprises ne les tiennent pas, il faut les priver de cet espace médiatique que représente une COP. Quant aux Etats, le premier bilan des actions effectives est prévu pour 2018. Nous demanderons alors des comptes, si on s’aperçoit qu’ils ne sont pas dans les clous.

L’accord de Paris est entré en vigueur le 4 novembre, bien plus tôt que la date prévue initialement – 2020. C’est une bonne nouvelle ?

Bien sûr et on ne s’y attendait pas. C’est en partie dû au volontarisme de Ségolène Royal qui a poussé l’Union européenne à ratifier rapidement. Et bien entendu, à l’accord américano-chinois pour ratifier en même temps. Mais la vraie question est la suivante : quand est-ce que l’accord sera vraiment effectif ? Le grand enjeu de la COP22 consiste à finir de négocier les règles d’application de l’accord. On a un cadre qui pose les objectifs, les grandes règles de la coopération internationale sur le climat. Reste maintenant à en négocier les décrets d’application, les règles précises que chaque Etat devra appliquer.

En théorie, ces mesures devaient être négociées pendant cinq ans, jusqu’en 2020, pour que l’accord soit vraiment efficace et effectif. Mais comme il est rentré en vigueur très tôt, il va falloir aussi avancer le calendrier des négociations de ces règles, pour que tout soit bouclé en 2018. Et qu’on puisse vérifier que les Etats les appliquent, et font, effectivement, leur travail.

C’est jouable ?

Sans doute pas. Tout ne sera pas complètement finalisé en 2018, c’est un long processus… Reste que la crise climatique, elle n’attend pas, et s’accélère. Dans son rapport annuel sur l’action climatique mondiale, publié jeudi, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement vient à nouveau de s’alarmer de la hausse ininterrompue des émissions de gaz à effet de serre et d’appeler à des mesures drastiques pour éviter une « tragédie » . Nous allons continuer à mettre la pression.

 

Est-il encore possible de ne pas dépasser ce 1,5° de hausse de température, sur lesquels beaucoup d’experts s’accordent pour dire qu’il représente le point-limite, pour éviter une catastrophe ?

Oui, dans la mesure où nous savons comment faire. Le problème, c’est qu’il ne s’agit pas d’une question technique, mais de volonté politique. Les capacités de production des énergies renouvelables ont dépassé celle du charbon pour la première fois de l’histoire en 2015, d’après un rapport de l’Agence internationale de l’énergie, publié mardi 25 octobre. C’est une excellente nouvelle. Mais du charbon, il faut qu’il n’y en ait plus du tout, très rapidement, car c’est l’énergie la plus polluante !

Or nous ne sommes toujours pas sur cette tendance rapide. De même reste-t-il encore de gros projets d’infrastructure liés aux énergies fossiles, partout dans le monde – aéroports, pipelines… En France aussi, nous avons des projets de terminaux méthaniers, d’autoroutes, sans parler du fameux aéroport de Notre-Dame-des-Landes. C’est inquiétant, et totalement incohérent avec l’accord de Paris. Nous continuerons à le souligner à l’occasion de cette COP22 : il ne peut pas y avoir de nouvelles infrastructures d’énergies fossiles. A chaque fois qu’on en construit une, on amenuise plus encore nos chances de réussir à limiter le réchauffement.

La COP21 avait attiré tous les regards, ce qui est loin d’être le cas pour ce rendez-vous de Marrakech – il y aura nettement moins de diplomates, moins d’entreprises, et moins de journalistes. Ce moindre intérêt fragilise-t-il le travail des ONG et des représentants de la société civile ?

Le travail des diplomates français et étrangers lors de la COP22 est évidemment capital, mais aujourd’hui, ce qui nous intéresse surtout, c’est que les projecteurs restent braqués sur la façon dont le gouvernement français termine son travail, en mettant la transition énergétique sur les rails et en se donnant tous les moyens d’appliquer l’accord de Paris. Car force est de constater qu’il n y a pas eu de bascule en matière de transition écologique. Les sujets du climat et de la transition, qui sont absolument fondamentaux pour notre société, ne font pas partie des priorités débattues actuellement.

Si nos responsables politiques agissent à l’opposé de leurs engagements, les sociétés civiles vont continuer à se mobiliser de diverses manières. Par une présence aux COP – qui reste efficace, car nous parlons aux négociateurs, aux gouvernements, nous informons les citoyens sur ce qui se passe dans ces espaces… – mais aussi via des actions de désobéissance civile, des mises en place de ZAD autour des infrastructures « climaticides ». Celles-ci se multiplient, c’est le signe que, face à l’incohérence totale du gouvernement et face à l’urgence, il y a prise de conscience que la discussion institutionnelle seule ne suffit pas.

Nous le voyons une fois encore, par exemple, avec la signature du CETA, ce nouveau traité de libre-échange, qui fragilise plus encore l’environnement. La façon dont cet accord a été signé en catimini, sans que le peuple ait son mot à dire – on signe d’abord, puis les parlementaires votent ! – est inacceptable. Non seulement la démocratie est bafouée, mais la signature du CETA est un coup énorme porté à la crédibilité de l’accord de Paris et de l’Europe. Le CETA n’a jamais été conçu pour être cohérent avec la protection du climat, jamais sa compatibilité avec l’accord de Paris n’a été discutée, d’autant qu’il a commencé à être négocié dès 2008, soit bien avant la COP21…

Victoire de Donald Trump: « Les démocrates ont oublié la question sociale »

Nicolas Postel, professeur d’économie à l’université Lille-I
www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/11/victoire-de-donald-trump-les-democrates-ont-oublie-la-question-sociale_5029522_3232.html

Surpris, décontenancé, dévasté, halluciné : les qualificatifs nous manquent pour décrire la sidération qui nous a saisis lorsque, au petit matin, nous avons appris que les Etats-Unis avaient fait l’impossible choix de Donald Trump comme président. L’un des premiers commentaires radiophoniques a été de souligner que le candidat républicain n’avait, semblait-il, « plus les cheveux aussi orange qu’avant »… On ne saurait dire mieux le chemin qu’il nous reste à parcourir pour saisir ce qui se passe derrière l’incroyable personnage qu’est Donald Trump, dont la personnalité obère nos capacités d’analyse.

Pourtant, la victoire de Donald Trump n’est pas une victoire personnelle. Il l’a fort justement souligné, indiquant dans son premier discours qu’il n’avait pas mené campagne mais pris la tête d’un vaste mouvement qui, en une soirée, a balayé bien des certitudes, chez les analystes, les médias, les pouvoirs politiques et financiers, les observateurs de la société occidentale. Surprise, donc. Et pourtant…

Une des dynamiques fortes de ce mouvement est économique. Et elle est clairement repérée depuis de nombreuses années dans le champ des sciences sociales : c’est la réaction sociale à un capitalisme non régulé, livré en quelque sorte à lui-même. L’auteur qui l’a formulée avec le plus de lucidité est l’historien et économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964). Celui-ci souligne dans plusieurs de ses ouvrages que le capitalisme est un système économique qui nécessite la régulation sociale et politique de trois « marchandises fictives » qui sont à son fondement : le travail, le capital, l’environnement naturel.

Le capitalisme repose nécessairement – comme tout système productif – sur une fiction sociale. En l’occurrence, il requiert de considérer qu’on peut traiter le temps de vie humaine consacré à la production, les éléments de la nature consommés pour cette production et les flux de monnaie de crédit générés à cette occasion comme des « marchandises produites pour être vendues ». Pourtant ni la vie humaine, ni la « mère nature », ni la monnaie ne sont créées pour être vendues. C’est une illusion – fondamentale, nécessaire au déploiement du capitalisme…

Solution totalitaire

Dans ce système productif, le nôtre, celui qui a prouvé son efficacité et sa capacité à décupler la puissance productive humaine, rien ne vient spontanément contrecarrer cette illusion. Si la société ne s’organise pas politiquement pour le faire en protégeant institutionnellement ces marchandises « fictives », alors le système économique traite ces piliers de la vie sociale comme des marchandises… Mais ce n’en sont pas, et cela finit toujours par se voir.

De deux manières. La première est positive : la société résiste politiquement, intellectuellement, raisonnablement, en posant des limites à la marchandisation : c’est en gros l’histoire de la social-démocratie qui tente d’aménager un statut aux marchandises fictives (protection sociale, droit du travail, droit environnemental…).

Mais, lorsque cette voie échoue – et c’est de cet échec dans les années 1930 que parle Karl Polanyi –, alors la société disloquée réagit par la solution totalitaire : les individus qui ne parviennent plus à faire société fusionnent dans les mystiques traditionnelles de la nation, de la race, du guide providentiel.

C’est, selon Karl Polanyi, l’origine du fascisme : un capitalisme dérégulé qui oublie qu’il repose sur des fictions qui doivent être politiquement aménagées. Le libéralisme, ainsi analysé, ne rime donc pas toujours avec démocratie… Bien au contraire, puisqu’il suscite la pulsion inverse. Une pulsion atroce, suicidaire, déraisonnable.

Et en France?

Elle prend aujourd’hui la figure du sinistre Donald Trump. Cette incarnation, pour fascinante qu’elle soit, ne doit pas nous empêcher de poser le diagnostic : oui, le mal est connu ! Oui, il y a un remède ! Non, ce n’est pas un phénomène d’une incroyable nouveauté ! Il faut – et nous le savons – réguler le capitalisme et habiter politiquement l’espace qui existe entre la fiction des marchandises et la réalité de la vie humaine.

Il faut prendre au sérieux l’existence dans nos sociétés d’un rapport salarial et d’un rapport environnemental qui doivent être régulés. Ce n’est pas une lubie crypto-communiste, négationniste, extrême-gauchiste… c’est la raison même. Celle qui nous évitera de connaître en Europe dans les années à venir le même cauchemar que vivent aujourd’hui nos amis d’outre-Atlantique.

Voilà ce que nous apprend la déroute des démocrates, qui ont obstinément refusé de s’atteler véritablement à la question sociale et environnementale sous les mandats de Bill Clinton et de Barack Obama. Ils ont oublié la question sociale, l’existence d’un rapport salarial qui produit, si on ne s’en méfie pas, un prolétariat écrasé et hébété sans autre débouché politique que la pulsion fasciste.

Aurons-nous besoin de la même expérience en France pour réagir ? Les clowns, masculin ou féminin, pouvant prétendre incarner la rage et la colère populaire ne manquent pas. Quel homme ou quelle femme d’Etat leur fera face en assumant que la question sociale est de retour et qu’il faut l’affronter ? Quel concours lui apporteront les médias et les intellectuels si peu enclins à penser que notre modernité est – justement – cette question sociale d’apparence si poussiéreuse ?

Nicolas Postel est président du conseil d’orientation du Réseau international de recherche sur les organisations et le développement durable (Riodd) et secrétaire de l’Association française d’économie politique (AFEP).

Ignacio Ramonet trumpisé ?

Philippe Corcuff et Antoine Bevort
https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/081116/ignacio-ramonet-trumpise?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-67

Le rapt néoconservateur sur la critique et le brouillard confusionniste à gauche

Critique d’un article d’Ignacio Ramonet, ancien directeur du « Monde diplomatique » et président d’honneur d’Attac, paradoxalement complaisant vis-à-vis du candidat républicain : le milliardaire Donald Trump. Par Antoine Bevort et Philippe Corcuff

 

Nous sommes tous les deux chercheurs en sciences sociales et engagés dans une conception critique et émancipatrice de la gauche, soucieux d’une transformation radicalement démocratique des institutions et de la société dans une perspective internationaliste. Nous sommes particulièrement inquiets des faibles réactions tant du milieu des sciences sociales que des courants critiques de la gauche face aux avancées néoconservatrices en France et dans d’autres pays. Or, le contexte d’extrême droitisation idéologique et politique apparaît périlleux (1), et cela d’autant plus que certaines zones de la gauche ont la vision brouillée par les usages confusionnistes de thèmes de gauche par l’extrême droite (2).

 

Quelques figures ont joué un rôle particulièrement significatif ces dernières années. Étienne Chouard s’est fait un nom dans les gauches critiques par ses prises de position sur son blog pour le non au Traité constitutionnel européen en 2005. Cet écho s’est prolongé dans les mouvements citoyens à travers ses interventions en faveur d’une rénovation démocratique via le recours au tirage au sort. Or, dans ses thèmes et ses relations (notamment avec Alain Soral), il participe à des passages confus entre gauche et extrême droite, et est même devenu un pilier du confusionnisme montant (3). L’économiste Jacques Sapir vient de l’extrême gauche soixante-huitarde et était encore récemment considéré comme un sympathisant du Front de gauche. Il défend depuis quelque temps une alliance entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen pour sortir de l’euro (4). Plus récemment, le journaliste Ignacio Ramonet a tenu des propos ambigus sur le candidat républicain à l’élection présidentielle américaine, Donald Trump (5). Ignacio Ramonet n’est pas n’importe qui dans ce qu’on appelle la gauche radicale depuis le mouvement social de 1995 : à l’origine de la création d’associations Attac en France (juin 1998) et dans le monde à partir de son éditorial du Monde diplomatique de décembre 1997 intitulé « Désarmer les marchés » (http://www.monde-diplomatique.fr/1997/12/RAMONET/5102), président d’honneur d’Attac, directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008 et actuel président de l’association Mémoire des Luttes. Cependant, avant de revenir plus précisément sur les propos de Ramonet, il nous faut préalablement les mettre en contexte par rapport aux menaces néoconservatrices qui planent aujourd’hui sur la critique.

 

Une critique sociale déréglée sous la coupe de l’extrême droite ?

 

Parallèlement et en interaction avec les poussées électorales du Front national, une trame idéologique néoconservatrice structurée par une obsession identitaire et dotée de tonalités xénophobes, sexistes, homophobes et nationalistes s’est mise en place en France. Alain Soral est une des principaux protagonistes du pôle antisémite, avec une aura de « rebelle » dans l’underground d’internet et parmi les jeunes générations. Éric Zemmour incarne une des figures les plus visibles du pôle islamophobe et négrophobe, avec une aura de « rebelle » dans les médias, adossée à des succès éditoriaux, et des échos dans les générations plus âgées. Ce néoconservatisme idéologique a particulièrement gagné en influence sur internet, où il a un poids souvent insoupçonné (6). Or, cette idéologie néoconservatrice est en train d’arraisonner la critique sociale, traditionnellement ancrée à gauche en étant adossée à un horizon émancipateur.

 

Ainsi les néoconservateurs sont en train de voler à la gauche en général et à la gauche radicale en particulier une bonne part de leurs postures et de leurs mots. Il s’agit du mot « critique » en général, mais aussi de la critique du « système », la critique du néolibéralisme, la critique des banques, la critiques de la mondialisation, la critique des médias, la position de rebelle, les mots « peuple », « social », « République », « démocratie », « laïcité », etc. Ce rapt s’effectue sur fond de valorisation du « politiquement incorrect ». Qu’est-ce à dire ? Á l’intérieur de ce piège rhétorique, ce n’est pas la correspondance avec l’observation rigoureuse des nuances du réel qui assure « la vérité » d’une thèse, ni son adéquation avec des critères d’émancipation, c’est uniquement le fait de prendre le contre-pied de ce qui est présenté comme « politiquement correct ». Dans une forme d’automatisme qui n’a plus besoin de développer une argumentation. Dans ce conformisme de l’anticonformisme, les significations sont renversées, puisque le stéréotype devient « levée des tabous », le brouillage confus des repères, « vérité », les diktats de la transgression obligatoire, « liberté ». Par exemple, « l’antiracisme » peut être stigmatisé comme « politiquement correct » et la xénophobie prendre alors des allures « rebelles ». Dans les mains de l’extrême droite, la critique devient une machine perverse, qui détourne l’élan critique en le connectant à la xénophobie et à d’autres logiques discriminatoires (comme le sexisme et l’homophobie).

 

Cet arraisonnement néoconservateur de la critique sociale a été facilité tout d’abord par le contexte politique : d’une part, les effets délégitimants de l’impasse autoritaire du stalinisme sur le pôle communiste de la gauche, qui culmine avec la chute du mur de Berlin en 1989, et, d’autre part, les déceptions successives vis-à-vis du pôle socialiste du fait de sa mise en œuvre de politiques sociales-libérales à partir de 1983. Ce qui a contribué à distendre les liens entre critique sociale et idéaux émancipateurs, tout en brouillant les repères historiques quant à la définition de la gauche. Les résistances à l’aimantation du débat public par une logique d’extrême droitisation en ont été affaiblies.

 

Les liens entre critique sociale et émancipation se sont également distendus dans le champ intellectuel (7). L’ultra-spécialisation des savoirs a contribué à rendre plus difficile les dialogues entre sciences sociales et philosophie. Or, de plus en plus, les sciences sociales ont développé une critique de moins en moins référée à des appuis émancipateurs, alors que l’émancipation devenait surtout une branche de la philosophie politique. Les tensions entre la sociologie critique de Pierre Bourdieu et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière sont particulièrement significatives des écarts creusés entre critique et émancipation, malgré quelques efforts en ce sens (8). Par ailleurs, au sein des pensées critiques s’efforçant d’échapper à l’ultra-spécialisation, le face-à-face entre la nostalgie de la catégorie philosophique traditionnelle de « totalité » et la dilution « postmoderne » du sens laisse peu de place à une reformulation de pensées globales, à la fois critiques et émancipatrices. Or, la totalité apparaît inadéquate vis-à-vis de la diversification des savoirs et le postmodernisme tend à perdre de vue des repères globaux sur la réalité.

Autre obstacle dans le monde académique : un usage corporatif répandu du thème de « la neutralité axiologique », non pas comme horizon régulateur légitime invitant à prendre en compte les effets des présupposés des chercheurs quant aux valeurs sur leurs analyses, mais comme une injonction à rester à l’écart des débats de la cité et à bannir l‘engagement. Cette posture empêche nombre de chercheurs en science sociales d’entrer dans l’arène politico-idéologique, même quand certains de leurs acquis récents sont attaqués frontalement par l’idéologie néoconservatrice. Nous pensons en particulier à deux figures rhétoriques actives dans les discours d’extrême droite :

1) le conspirationnisme (9) qui, se focalisant sur les manipulations conscientes et cachées de quelques individus ou groupes puissants pour rendre compte de la réalité, s’oppose aux explications pluri-factorielles des sciences sociales, avec la place faite au non-conscient porté par des structures sociales comme à l’aléatoire et aux effets non intentionnels de l’action ;

2) l’essentialisme (10), c’est-à-dire la constitution en essences, en entités homogènes et durables, des réalités observables (pour les néoconservateurs, des essences négatives, comme « l’islam », « l’Europe », « l’Allemagne », « la mondialisation », « l’immigration », « le multiculturalisme » ou « le communautarisme », et des essences positives, comme « la nation », « la France », « le peuple », « la République » ou « la laïcité »), souvent critiqué par les sciences sociales aujourd’hui ; via l’attention aux processus historiques de construction de ces réalités comme à la diversité des logiques qui les travaillent et à leurs contradictions.

 

Enfin, autre facteur facilitant l’arraisonnement de la critique par l’extrême droite : le fait que la gauche radicale renaissante à partir de 1995 ne se rende pas souvent compte du danger, croyant qu’elle a toujours la main en matière de critique sociale. Cette arrogance aveuglante repose notamment sur trois erreurs associées et partagées par de nombreux secteurs des courants les plus critiques de la gauche :

1) la croyance selon laquelle la gauche radicale aurait par nature une prééminence en matière intellectuelle ;

2) le nombre important dans cet espace politique restreint d’« esprits forts » pensant qu’ils maitrisent intellectuellement le cours du monde ;

3) la vision idéaliste, contrairement aux proclamations « matérialistes », selon laquelle le contenu des idées serait moteur.

Cet auto-aveuglement freine terriblement les efforts pour reformuler une critique sociale de nouveau fermement arrimée à l’émancipation, en nette rupture avec les pièges néoconservateurs. Car il faudrait mener fermement la bataille culturelle en réinventant un imaginaire de gauche contre l’hégémonisation idéologique et politique néoconservatrice, tout en sachant que le combat des idées ne concerne pas que les idées, qui ne sont pas en elles-mêmes toutes-puissantes, mais aussi des actions, des mobilisations, des dispositifs pratiques comme des cadres institutionnels.

 

Ambiguïtés confusionnistes d’Ignacio Ramonet vis-à-vis du néoconservatisme de Donald Trump et enjeux pour la gauche de la gauche

 

C’est dans ce contexte périlleux de dérèglement des rapports entre critique sociale et émancipation, d’extension d’un brouillard confusionniste entre des thèmes de gauche et des thèmes d’extrême droite comme d’arraisonnement néoconservateur de la critique sociale que les ambiguïtés d’un récent article d’Ignacio Ramonet sur Donald Trump (11) ajoutent à l’inquiétude. Car Ramonet, à travers la direction du Monde diplomatique pendant 18 ans et la création d’Attac, constitue une des figures publiques historiques des gauches critiques. Avec lui, le confusionnisme idéologique contamine donc le cœur de la gauche de gauche.

 

Qu’avance Ramonet dans son texte ? Il affirme que si Donald Trump est tant critiqué par les médias et les élites, ce n’est pas tant pour ses déclarations « ignobles et odieuses » à propos des « immigrés mexicains illégaux », des « migrants musulmans » ou des « LGBT » – que Ramonet met en cause fort heureusement ! – mais parce que le candidat du Parti Républicain dénonce les grands medias comme la globalisation économique, en proposant en fait des mesures politiques en rupture avec l’orientation néolibérale. Le milliardaire américain rejoindrait ainsi l’antilibéralisme de gauche et donc « l’esprit fort des esprits forts », Ramonet lui-même ! Ramonet repère sept « options fondamentales » de Trump que « les grands médias passent systématiquement sous silence ». Il s’agit en fait de sept zones d’intersections confusionnistes entre néoconservatisme et gauche radicale, dont Ramonet ne semble pas se rendre compte de la portée :

1) « En premier lieu, les journalistes ne lui pardonnent pas ses attaques frontales contre le pouvoir médiatique. »

2) « Une autre cause des attaques médiatiques contre Trump : sa dénonciationde la globalisation économique »

3) « Trump est un fervent protectionniste. »

4) « Autre option dont les médias parlent peu : son refus des réductions budgétaires néolibérales en matière de sécurité sociale. »

5) « Dénonçant l’arrogance de Wall Street, Trump propose également d’augmenter de manière significative les impôts des traders spécialisés dans les hedge funds (fonds spéculatifs) qui gagnent des fortunes. »

6) « En matière de politique internationale, Trump s’est fait fort de trouver des terrains d’entente à la fois avec la Russie et avec la Chine. Il veut notamment signer une alliance avec Vladimir Poutine et la Russie pour combattre efficacement l’organisation État islamique (Daesh) même si pour l’établir Washington doit accepter l’annexion de la Crimée par Moscou. »

7) « Enfin, Trump estime qu’avec son énorme dette souveraine, l’Amérique n’a plus les moyens d’une politique étrangère interventionniste tous azimuts. »

Les points de 1 à 6 pourraient être tout à fait défendus en France par Éric Zemmour, Alain Soral ou Marine Le Pen, en association avec des dérives identitaires, xénophobes et discriminatoires analogues à celles de Trump. Ramonet confond ainsi des parentés lexicales entre thèmes de gauche et thèmes d’extrême droite avec un contenu commun. Or, le fait que la version gauche de ces thèmes est inscrite dans une cadre émancipateur, à l’opposé du cadre discriminatoire de la version néoconservatrice, devrait leur donner un sens radicalement différent. Ce qu’oublie Ramonet, participant ainsi sans le vouloir à une porosité confusionniste accrue entre thèmes de gauche et d’extrême droite.

 

Ramonet laisse aussi entendre qu’il n’y aurait qu’un usage – celui simpliste et manichéen promu par les discours de Trump – des critiques des médias, de la globalisation et de la finance. Et que, de plus, ces critiques seraient nécessairement adossées à une orientation protectionniste. Or, Attac défend par exemple aujourd’hui un point de vue différent, altermondialiste, c’est-à-dire pour lequel, « un autre monde est possible » et pas seulement « une autre nation est possible », ce qui suppose l’émergence d’alternatives associées du local au mondial. On trouve ici implicitement chez Ramonet une première convergence avec le néoconservatisme actuel qui défait les attaches internationalistes de la critique sociale de gauche pour l’enfermer dans un cadre national. Une seconde convergence implicite renvoie, avec le point 6, au tropisme poutinien de certains secteurs de la gauche de la gauche.

 

Si Ramonet, par les ambiguïtés de son analyse du contenu des discours de Trump, alimente le confusionnisme rampant, il le fait aussi par son mode d’argumentation même en lui donnant des colorations conspirationnistes vis-à-vis des médias. Car il aurait fallu à Ramonet, tel un James Bond ou un Fox Mulder (X-Files) de la critique, « fendre le mur de l’information » pour découvrir des vérités prétendument cachées « que les grands médias passent systématiquement sous silence ». Et les journalistes manipuleraient les choses intentionnellement parce qu’ils ne « ne pardonnent pas ses attaques frontales contre le pouvoir médiatique » à Trump. Ce soupçon complotiste vis-à-vis des médias s’avère factuellement erroné. Reprenons les sept points de Ramonet :

1) L’hostilité de Trump à l’égard des médias est un fait bien connu, dont la presse mondiale rend abondamment compte.

2) Sa critique de la globalisation est couverte par les médias. C’est par exemple le cas sur la chaîne d’information continue CNN (12).

3) Le protectionnisme de Trump n’est pas, non plus, si caché que cela, puisque le Wall Street Journal en parle (13) !

4) Sur le refus de réductions budgétaires, le site du magazine économique Forbes dément Ramonet (14).

5) Quant aux impôts sur les traders, cela n’est pas non plus inconnu des « grands médias » comme…le Wall Street Journal (15).

6) La collaboration avec la Russie est également sur la place publique et constitue même un des principaux arguments de campagne d’Hillary Clinton contre son concurrent.

7) Enfin, sur le caractère moins interventionniste de la politique étrangère de Trump, c’est notamment traité dans le New York Times (16).

Si rapide à dégainer contre ses « chers confrères » supposés manipulateurs, Ramonet pourrait s’efforcer de s’astreindre à un minimum déontologique en matière de journalisme : vérifier ses sources plutôt que de diffuser des contre-vérités.

 

Lucide à l’égard de la xénophobie du candidat républicain et ce qu’il nomme fort justement son « autoritarisme identitaire », Ramonet apparaît néanmoins fasciné par le milliardaire. N’est-ce pas l’attrait pour la figure du « chef providentiel », qu’il a précédemment adulé chez le communiste autoritaire Fidel Castro ou chez le « démocrate autoritaire » Hugo Chávez, bien à l’écart des grandes proclamations démocratiques ? Et le supposé enracinement « populaire », en opposition aux « élites » (dont fait amplement partie le milliardaire ultramédiatisé !), des discours de Trump, qui aurait « su interpréter, mieux que quiconque, ce qu’on pourrait appeler la « rébellion de la base » », apparaît consolider cette fascination ambivalente. L’ambiguïté est particulièrement manifeste dans deux passages de son texte :

« Avant tout le monde, il a perçu la puissante fracture qui sépare désormais, d’un côté les élites politiques, économiques, intellectuelles et médiatiques ; et de l’autre côté, la base populaire de l’électorat conservateur américain. Son discours anti-Washington, anti-Wall Street, anti-immigrés et anti-médias séduit notamment les électeurs blancs peu éduqués mais aussi – et c’est très important –, tous les laissés-pour-compte de la globalisation économique. »

« Il s’adresse à cette partie de l’électorat américain gagné par le découragement et le mécontentement, et aux gens lassés de la vieille politique et du système des « privilégiés », des « castes ». À tous ceux qui protestent et qui crient : « Qu’ils s’en aillent tous ! » ou « Tous pourris ! », il promet d’injecter de l’honnêteté dans le système et de renouveler le personnel et les mœurs politiques. »

Et si Ramonet avait écrit cela de Marine Le Pen dans Le Figaro ou Causeur ?

 

Bourdieu, reviens, ils vont devenir fous !

 

Les ambiguïtés du texte de Ramonet, entre distanciation critique et séduction, constituent une trace fort éloquente des effets de deux des moteurs principaux de l’extrême droitisation en cours : l’aimantation et le confusionnisme. Elle devrait inciter la gauche de la gauche à un retour critique sur elle-même, ses impensés et ses faiblesses, afin de pouvoir rebondir dans une conjoncture idéologique et politique qui lui est nettement moins favorable. Pour cela, elle devrait retrouver de l’humilité afin de comprendre qu’elle a, pour l’instant, perdu la main et qu’elle se fait même grignoter progressivement son patrimoine par une dynamique venant de l’extrême droite. Quand la gauche radicale a été relancée dans l’après-1995, la renaissance publique de la critique a surfé sur une mise en cause sommaire des médias, relevant souvent de la simple diabolisation, et sur une dénonciation rudimentaire du néolibéralisme, peu soucieuse au départ d’un décryptage des mécanismes structurels du capitalisme et de ses contradictions inspiré de Marx. Si, depuis, des courants comme Attac ont affiné l’analyse, les discours les plus publics sont largement restés marqués par ce manichéisme originel. Ce sont ces formes simplistes de la critique qui sont aujourd’hui réutilisées par les Zemmour, Soral ou Le Pen, mais déconnectées d’un horizon émancipateur au profit d’une hystérisation identitaire, avec davantage d’écho que celui rencontré aujourd’hui par une gauche de la gauche plus marginalisée.

 

Il est urgent de retrouver les voies d’une critique sociale nuancée adossée à des perspectives émancipatrices. Gauche de gauche réveille-toi, où il sera bientôt trop tard ! Bourdieu, reviens, ils vont devenir fous !

 


Notes :

(1) Voir avec des éclairages pour une part différents : Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014 ; Jean-Loup Amselle, Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Éditions Lignes, 2014 ; et Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014.

(2) Voir Antoine Bevort, « La mouvance confusionniste de l’extrême droite », blog d’Antoine Bevort, 5 juin 2016, http://antoinebevort.blogspot.fr/2016/06/la-strategie-confusionniste-de-lextreme.html.

(3) Voir Antoine Bevort, « Étienne Chouard : pour que les choses soient vraiment claires… », blog d’Antoine Bevort, 7 juin 2016, http://antoinebevort.blogspot.fr/2016/06/etienne-chouard-pour-que-les-choses.html.

(4) Voir Jacques Sapir, « Réflexions sur la Grèce et l’Europe », blog RussEurope, 21 août 2015, http://russeurope.hypotheses.org/4225 et « Quelle campagne présidentielle ? », site Russia Today en français, 13 septembre 2016, https://francais.rt.com/opinions/26268-quelle-campagne-presidentielle, ainsi que le reportage de Mediapart : « A Fréjus, le Front national met en scène une poigné d’intellectuels amis », 17 septembre 2016, https://www.mediapart.fr/journal/france/170916/frejus-le-front-national-met-en-scene-une-poignee-d-intellectuels-amis.

(5) Dans Ignacio Ramonet, « Les 7 propositions de Donald Trump que les grands médias nous cachent », site Mémoire des Luttes, 21 septembre 2016, http://www.medelu.org/Les-7-propositions-de-Donald-Trump .

(6) Voir Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net, Paris, Flammarion, 2016, et Antoine Bevort, « Les trente sites politiques français ayant le plus d’audience sur le Web », Mediapart, 21 octobre 2016, https://blogs.mediapart.fr/antoine-bevort/blog/211016/les-trente-sites-politiques-francais-ayant-le-plus-d-audience-sur-le-web-0.

(7) Voir Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

(8) Voir notamment Luc Boltanski et Nancy Fraser, Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, débat présenté par Philippe Corcuff, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, collection « Grands débats : Mode d’emploi », 2014.

(9) Voir notamment Philippe Corcuff, « « Le complot » ou les mésaventures tragi-comiques de « la critique », Mediapart, 19 juin 2009, https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique, et Antoine Bevort, « Comment contenir la diffusion des théories complotistes dans la jeunesse ? », blog d’Antoine Bevort, 3 juillet 2016, http://antoinebevort.blogspot.fr/2016/07/comment-contenir-la-diffusion-des.html.

(10) Voir Philippe Corcuff, « Guide politique de vigilance anti-essentialiste. Contribution à la critique du national-étatisme montant et d’autres dogmatismes dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques », Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 10, été 2016, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-10-ete-2016/dossier-droits-justice-et-democratie/article/guide-politique-de-vigilance-anti-essentialiste.

(11) I. Ramonet, « Les 7 propositions de Donald Trump que les grands médias nous cachent », art. cit.

(12) Voir « Trump slams globalization, promises to upend economic status quo », by Jeremy Diamond, CNN, June 28, 2016, http://edition.cnn.com/2016/06/28/politics/donald-trump-speech-pennsylvania-economy/.

(13) Voir « Donald Trump Lays Out Protectionist Views in Trade Speech », by Reid J. Epstein and Colleen McCain Nelson, The Wall Street Journal, June 28, 2016, http://www.wsj.com/articles/donald-trump-lays-out-protectionist-views-in-trade-speech-1467145538.

(14) Voir « Social Security: Where Clinton and Trump Stand », by Richard Eisenberg, Next Avenue Blog, Forbes Sites, August 8, 2016, http://www.forbes.com/sites/nextavenue/2016/08/08/social-security-where-clinton-and-trump-stand/#199aa4fa4f40.

(15) Voir « Donald Trump’s Tax Pitch Could Miss Trade’s Strike Zone », by Greg Ip, The Wall Street Journal, October 5, 2016, http://www.wsj.com/articles/donald-trumps-tax-pitch-could-miss-trades-strike-zone-1475693535.

(16) « Transcript: Donald Trump on NATO, Turkey’s Coup Attempt and the World », The New York Times, July 21, 2016, http://www.nytimes.com/2016/07/22/us/politics/donald-trump-foreign-policy-interview.html?_r=1.