Bizi !

Articles du Vendredi : Sélection du 31 mai 2013

Les citoyens sont entrés dans le débat sur l’énergie

Hervé Kempf (lemonde.fr)
www.reporterre.net/spip.php?article4302 – Dimanche 26 mai 2013

La durée moyenne du travail est passée à 31h en 2010. En Allemagne, elle est de 29h !

Jean Gadrey
www.reporterre.net/spip.php?article4301 – Lundi 27 mai 2013

Six outils pour faire vivre les biens communs

Pablo Servigne
www.reporterre.net/spip.php?article4321 – Jeudi 30 mai 2013

Campagne Bizi! à Biarritz, sur les Alternatives au Tout Routier :

2 articles dans la presse avec leurs commentaires. A lire pour savoir comment faire face à tous les argumentaires classiques justifiant le statu quo :

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Les citoyens sont entrés dans le débat sur l’énergie

Hervé Kempf (lemonde.fr)
www.reporterre.net/spip.php?article4302 – Dimanche 26 mai 2013

A Lille comme dans treize autres régions, des groupes de citoyens ont discuté samedi 25 mai de l’énergie, suivant une méthode danoise de démocratie participative. C’était une première en France, et l’opération est un succès. Il reste à voir si les politiques entendront ce que disent « ceux d’en bas ».


Reportage, Lille

« On est obligé de tout calculer. Avant, on ne réfléchissait pas. » Marise confirme : « On n’est plus dans le même contexte économique. » Brigitte reprend : « On ne peut plus se laisser vivre, il faut faire attention aux dépenses énergétiques. »

Cela discute ferme, ce samedi 25 mai, dans une grande salle du conseil régional du Nord Pas-de-Calais où se déroule, comme dans treize autres régions de France, la « Journée citoyenne du débat sur la transition énergétique« . Ce débat a été engagé depuis plusieurs mois par le gouvernement, mais en dehors des entreprises du secteur, des experts et des écologistes, presque personne n’est au courant de son déroulement. Alors cette journée citoyenne permet de faire entendre la voix des « citoyens », alias « vraies gens » ou la « France d’en bas ». Et ce que disent les gens est concret et réfléchi.

A une autre table, on discute des travaux d’économie d’énergie. « Le problème, dit Olivier, professeur, c’est qu’on calcule l’investissement à un instant T, mais que le prix de l’énergie change beaucoup et peut le remettre en cause. – Mais si le prix de l’énergie augmente, dit Véronique, cela vaut le coup d’investir. – Le coût de la facture reste le même, après travaux, parce que le prix augmente, résume Patrick, réanimateur cardiaque. – Tes dépenses dérapent moins vite, conclut Olivier, même si les factures d’énergie ne font plus qu’augmenter. »

Une méthode mise au point au Danemark

Ces discussions animées n’ont pas lieu par hasard. Le débat est organisé selon une méthode mise au point au Danemark il y a deux décennies, afin de faire participer les citoyens de manière informée aux choix technologiques. La journée du 25 mai a d’ailleurs été supervisée par des membres du Danish Board of Technology (Bureau danois de la technologie), qui a mis au point la méthodologie, afin de s’assurer que son déroulement respecte les règles de cet outil qui a fait ses preuves. Les citoyens ont été choisis au hasard, mais en veillant à ce que les groupes soient à peu près représentatifs de la population : sexe, âge, catégorie sociale, lieu d’habitation (rural ou urbain), etc. Ils sont volontaires et bénévoles.

Avant la journée de débat, ils ont reçu une formation, sous forme d’un livret pédagogique sur l’énergie, écrit par un comité pluraliste pour veiller à ce que le discours ne soit pas orienté dans un sens ou dans l’autre. La journée de débat suit elle-même des règles précises : les citoyens sont répartis sur diverses tables en groupes de six à huit. Ils vont discuter successivement de quatre thèmes (pourquoi la transition énergétique, comment maitriser la consommation d’énergie, quels choix stratégiques opérer, comment faire).

A chaque séquence, la composition des tables est redistribuée. A chaque table, un facilitateur anime la discussion, pour faire parler tout le monde et veiller à ce qu’on reste centré sur le thème. Enfin, un questionnaire est distribué à chaque citoyen : à la fin de chaque séquence, un temps est réservé pour le remplir. Tous les questionnaires sont collectés, les réponses sont saisies par les organisateurs, qui les renvoient au centre national, et celui-ci agrège les données et les analyse.

Ainsi, par exemple, se sont retrouvées à Lille Brigitte, mère au foyer, Brigitte, professeur des écoles retraitée, Marise, docteur diabétologue, Christophe, chauffeur-cariste, et Eliane, retraitée. On a surtout parlé du coût de l’énergie. Pour Brigitte, « il faut fabriquer l’énergie d’une autre façon, parce qu’on ne va pas revenir à la bougie ni pédaler dans le garage ».

 

 

« Nous on réfléchit, mais on dirait qu’au-dessus, non »

L’ambiance n’est pas à se plaindre, mais plutôt à chercher des solutions : par exemple, il serait bien qu’EDF informe clairement sur les heures creuses et pleines pour qu’on puisse mieux répartir la consommation ; Eliane raconte les avantages de sa Toyota hybride, qui lui permet de moins consommer d’essence ; Christophe explique qu’il refait lui-même l’isolation de sa maison – il en est aux combles après avoir changé les fenêtres ; Brigitte observe que les nouvelles maisons sont souvent mal orientées par rapport au soleil.

La discussion s’élargit : « Il y a trop de nucléaire, estime Marise. Le proverbe dit bien qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. La diversification est une nécessité, et il ne faudra pas relancer un seul truc à la place du nucléaire, mais faire plein de petites choses. » Il reste que, observe Brigitte, « on n’a pas l’impression d’avoir de l’influence à notre niveau. Nous on réfléchit, mais on dirait qu’au-dessus, non. Il n’y a pas de politique globale, alors que tout devrait aller dans le même sens ». Mais la clochette retentit, il faut arrêter de discuter et remplir le questionnaire.

Une rapide pause café, et les tables se reforment. Sur la question des choix stratégiques, par exemple, Michel, Johan, Annie, Caroline et Geneviève rebondissent des risques d’accident technologique à la pollution et au changement climatique. Les points de vue ne concordent pas toujours. Pour Michel, ingénieur du pétrole, l’accident est évitable si les installations sont bien conçues et bien entretenues.

Mais pour Caroline, comptable, la santé et la pollution sont une préoccupation essentielle : « La production d’énergie engendre des déchets qui ont des effets néfastes. » Tandis qu’Annie, institutrice retraitée, s’intéresse aux créations d’emplois que pourrait générer la transition énergétique, Geneviève insiste sur le climat : « l’aggravation du changement climatique, ça c’est le gros problème. Pour moi, le rêve serait que la France atteigne son objectif de réduction des émissions de gaz. »

Tout s’enchaine sans anicroche, et les citoyens jouent le jeu, engagés et réfléchis. Pourquoi tant de sérieux ? « Parce que je suis content qu’on nous demande notre avis, dit Olivier. Autrement, il y a les élections tous les cinq ans et on n’a rien à dire. Là, on peut s’exprimer. »

A Paris, pendant ce temps, dans une salle du ministère de l’écologie, une équipe rassemble les résultats des questionnaires envoyés de toutes les régions. Elle se félicite aussi du succès de l’opération, une première en France : partout, on a joué le jeu, les citoyens sont venus et participent activement.

 

Delphine Batho acquiesce : résultats publiés le soir même

La ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, Delphine Batho, arrive dans la salle. Elle se demande s’il ne faudrait pas retenir les résultats jusqu’à lundi, afin de les présenter en conférence de presse. Sans explication, craint-elle, les journalistes pourraient prendre les résultats de la journée comme ceux d’un sondage. Or, ce n’est pas un sondage, puisque les citoyens ont délibéré de manière réfléchie avant de formuler leur analyse. Mais les praticiens de la méthode lui expliquent qu’il faut mettre les résultats en ligne le soir-même, comme annoncé : il ne s’agirait pas de donner aux citoyens le sentiment qu’ils ont été instrumentalisés et qu’on ne respecte pas le plan prévu.

La ministre acquiesce : les résultats seront en ligne dans la soirée, et une présentation détaillée aura lieu lundi 27 mai. Le représentant du Danish Board of Technology approuve : « C’est la bonne méthode. »

Et cette synthèse, que dit-elle, justement ? Que la transition énergétique est perçue comme une chance, plutôt que comme une contrainte. Elle est nécessaire pour réduire la pollution et protéger l’environnement, ainsi que pour réduire les importations, qui pèsent sur l’économie française. Un fort désir d’économiser l’énergie – pour limiter les dépenses – émerge aussi.

Encore faut-il que les solutions techniques existent et que l’Etat les soutienne par des dispositifs fiscaux appropriés. Enfin, alors que le nucléaire est peu présent dans le débat – un effet de la formulation des questionnaires qui l’évacuaient presque –, l’idée de création d’emplois par la transition énergétique et le souhait de relocaliser la production d’énergie apparaissent nettement.

Tout ceci influencera-t-il le débat global sur l’énergie ? Cela aura en tout cas permis de faire entendre d’autres points de vue que celui des lobbies qui pèsent lourdement sur le processus. En tout cas, l’expérience montre que « ceux d’en bas » réfléchissent, ont des choses à dire, et sont ravis de pouvoir l’exprimer.

La durée moyenne du travail est passée à 31h en 2010. En Allemagne, elle est de 29h !

Jean Gadrey
www.reporterre.net/spip.php?article4301 – Lundi 27 mai 2013

La durée hebdomadaire moyenne du travail par personne active est passée de 46h à 31h entre 1960 et 2010. En Allemagne, elle est de 29h !


On dispose de séries sur la durée moyenne annuelle du travail pour l’ensemble des personnes « en emploi », qu’on nomme aussi « population active occupée ». Mais la définition de la population active inclut aussi les chômeurs. Or on ne trouve pas de séries pour une variable certes abstraite mais qui a du sens, obtenue en divisant le volume total d’heures de travail annuelles dans l’économie par la population active. Le sens est le suivant : c’est tout simplement ce que serait la durée annuelle du travail si tous les « actifs » avaient un emploi et si tous avaient la même durée annuelle effective (« réelle ») du travail.

Une telle série peut être reconstituée, bien qu’avec de petites incertitudes (on a plusieurs sources sur la durée) et conventions (en particulier sur la mesure du chômage) qui affectent peu les ordres de grandeur et les tendances depuis cinquante ans. J’ai retenu à partir de 1970 la définition (restrictive) du BIT [Bureau international du travail] du chômage (et donc de la population active), qui sous-estime un peu la tendance à la baisse qui m’intéresse. Voici le graphique obtenu pour la durée annuelle moyenne tous emplois et tous “actifs” confondus :

 

Source : Durée moyenne annuelle pour les personnes en emploi : données du Groningen Growth Center development (GGDC), reprises par l’Insee. Série des taux de chômage au sens du BIT : Insee.

 

 

Pour une estimation de la durée hebdomadaire effective moyenne, j’ai retenu une convention qui tient compte de l’évolution du nombre de semaines de congés payés : 3 jusqu’en 1968, 4 jusqu’en 1982 et 5 ensuite. Pour tenir compte grossièrement des autres jours de « non travail effectif », j’ai divisé la durée annuelle par 47 semaines « d’équivalent semaine complète de travail effectif » en 1960, 46 semaines en 1970 et 1980, et 45 ensuite. Voici le résultat sous forme de graphique :

 

 

 

Pour ma part, j’interprète ces résultats ainsi : dans un contexte où la croissance ne reviendra pas vraiment, ou très peu, les politiques devraient tendre à réduire l’écart entre la durée légale et la durée moyenne réelle POUR L’ENSEMBLE DE LA POPULATION ACTIVE. C’est ce qu’on appelle le partage du travail, sous réserve qu’il vise la convergence des temps et non ce « partage » à l’envers qui voit les uns travailler beaucoup pendant que d’autres sont à temps partiel contraint ou au chômage.

 

 

L’Allemagne ! L’Allemagne !

Mais j’entends déjà le chœur des pleureuses, dirigé par Madame Parisot : Jean Gadrey, vos graphiques prouvent tout simplement que LES FRANCAIS NE TRAVAILLENT PAS ASSEZ ! C’est le grand obstacle à NOTRE COMPÉTITIVITÉ. Jamais nous ne pourrons être aussi compétitifs que les Allemands dans ces conditions !

Soit, parlons de l’Allemagne. Je n’ai pas sous la main, ni en ligne, de quoi reconstituer des séries longues analogues, ou alors il faudrait que j’allonge beaucoup mon temps de travail de blog. Mais pour les années récentes on a tout ce qu’il faut. Selon les données de l’OCDE et de l’UE reprises par P. Artus, la durée annuelle moyenne de travail des Allemands, salariés et non salariés, temps plein et temps partiel ensemble, était en 2009 inférieure d’environ 10 % à celle des Français.

Le taux de chômage était de 7,5 % contre 9 % en France. Il en résulte que la durée annuelle moyenne du travail effectif par actif était Outre-Rhin 7 % inférieure à son niveau en France, soit environ 29 HEURES PAR SEMAINE !

Même si on effectue le calcul sur toute une durée de vie au travail (la « durée effective tout au long de la vie »), les Allemands ne travaillent pas plus que les Français, bien que leur âge effectif moyen de départ à la retraite soit de 62,2 ans contre 60 ans en France (en 2009, selon Patrick Artus, Flash économie du 30 mai 2011).

On trouve aussi cette comparaison dans une étude de l’OFCE de 2012, très claire sur les difficultés méthodologiques et sur l’éventail des sources, question que je n’ai pas évoquée : « Combien de temps les Français travaillent-ils ? », par Éric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau. Elle est accessible en ligne.



Source : Alternatives Economiques

Dessin : Ergopurmalt

Ecouter par ailleurs : Le partage du travail est-il une réponse au chômage ?

 

 

Six outils pour faire vivre les biens communs

Pablo Servigne
www.reporterre.net/spip.php?article4321 – Jeudi 30 mai 2013

Le concept de bien commun a l’air évident : est commun ce qui appartient à tous. Mais en réalité, il est loin d’être simple car il heurte nos plus profondes convictions. Qu’est-ce qu’« appartenir » ? Qui est « tous » ? Finalement qu’est-ce que le « commun » ? Voici les moyens de franchir six obstacles mentaux à l’entrée dans l’univers des biens communs.


Le concept de bien commun a pris une place importante dans le champ médiatique depuis l’attribution en 2009 du prix (de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred) Nobel à la politologue étasunienne Elinor Ostrom.

Cette dernière a produit une oeuvre scientifique immense démontrant magistralement que de nombreux biens communs (des ressources naturelles et des ressources culturelles) peuvent être bien gérées localement par des communautés très diverses qui se fabriquent des normes ad hoc pour éviter l’effondrement de leurs ressources (autrement appelé « la tragédie des biens communs »).

Ostrom montre qu’il n’y a pas de recette toute faite, mais qu’il y a bien des principes de base récurrents [1]. C’est une véritable théorie de l’auto-organisation. Elle montre surtout que la voie de la privatisation totale des ressources gérées par le marché ne fonctionne pas et, plus gênant, elle montre que les cas où la ressource est gérée par une institution centralisée unique (souvent l’Etat) mène aussi à des désastres. Cela ne veut pas dire que le marché ou l’Etat n’ont pas de rôle à jouer dans les biens communs.

Elle invite à se rendre compte des limites de ces deux approches, et à plonger dans le cas par cas, le local, les conflits, les aspérités du terrain, et l’insondable complexité des institutions et des comportements humains (par opposition aux équations et aux théories). Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est le simplisme, la solution unique et le prêt-à-penser.

Tentons d’entrer dans la matière à reculons. L’idée de faire une liste d’obstacles est venue bien tard, suite à de nombreuses discussions, ateliers, débats et conférences. Lâcher le terme de bien commun dans une salle fait l’effet d’une petite bombe… qui explose différemment dans la tête de chaque personne. On se retrouve systématiquement avec un débat en kaléidoscope où la seule manière de démêler les incompréhensions est d’aller voir au plus profond de nos croyances et de nos imaginaires politiques.

On se situe donc bien sur le terrain de l’imaginaire, ou de l’épistémè [2] dirait le philosophe, avec toute la subjectivité que cela implique. J’ai recensé six « obstacles » que je trouve récurrents et importants, mais ils ne sont pas classés suivant un quelconque ordre et sont loin d’être exhaustifs. Le travail d’investigation pourrait aisément continuer.

 

Obstacle 1 : on ne les voit pas

Comment se battre pour quelque chose dont on ignore l’existence ? L’économie dans laquelle nous avons été éduqués est celle de la rareté. Tout ce qui est rare a de la valeur. On apprend donc à prendre soin de ces ressources rares et on se désintéresse de tout ce qui est abondant. L’abondance est une évidence, puis disparaît de notre champ de vision.

On ne voit plus l’air que l’on respire. On ne voit (presque) plus l’eau, puisqu’elle tombe du ciel abondamment. On ne voit plus le silence car personne n’en parle. On ne voit plus les langues, les chiffres, les fêtes traditionnelles, le jazz, la possibilité d’observer un paysage, la sécurité, la confiance, la biodiversité ou même internet. Nous n’avons pas été éduqués à les voir, et encore moins à les « gérer ».

Tout l’enjeu du mouvement des biens communs est donc d’abord de les rendre visibles ; de leur donner, non pas un prix, mais de la valeur à nos yeux. Montrer leur utilité, leur existence, leur fragilité et surtout notre dépendance à leur égard. Rendre visible implique d’avoir aussi un langage commun, savoir désigner les choses.

La question de la définition des biens communs est bien évidemment cruciale, mais elle passe d’abord par un tour d’horizon des cas concrets, et par un émerveillement. Les communs pourraient être une fête permanente. C’est une première étape à faire ensemble, avant toute discussion théorique.

 

Obstacle 2 : le marché tout puissant

Bien sûr, certaines ressources abondantes deviennent rares. On pense aux poissons, à certaines forêts, à l’air pur, à des animaux ou des plantes, à l’eau propre… On utilise alors deux types d’outils pour les « sauver » : le droit et l’économie. En général, la main gauche utilise les lois et la protection juridique, alors que la main droite leur colle un prix, les fait marchandises et utilise volontiers le marché pour réguler les stocks et les flux. Ce sont les mains gauche et droite d’une doctrine de philosophie politique appelée libéralisme et dans laquelle nous baignons depuis plus de deux siècles.

Le problème est que la main droite a pris le pouvoir durant ces dernières décennies et impose ses méthodes. La vague néolibérale des années 80 n’a pas fini de privatiser tous les domaines de la société et de la vie. Cette attaque frontale aux biens communs se passe généralement de manière silencieuse à cause justement de leur invisibilité. Sauf dans certains cas trop scandaleux (l’eau en Bolivie, les gènes dans les laboratoires pharmaceutiques, etc.) où une partie de l’opinion publique réagit ponctuellement (on pense à toutes les luttes autour de l’AMI [4] menées entre autres par l’association ATTAC dans les années 2000).

L’idéologie du marché débridé est corrosive pour les biens communs. Malheureusement, elle est bien implantée dans l’imaginaire collectif de nos sociétés, et en particulier dans la tête des élites financière, politique et médiatique, qui imposent leurs méthodes au reste du monde et contribuent à maintenir invisible les biens communs… jusqu’à ce qu’ils soient privatisés et rentables pour l’actionnaire !

 

Obstacle 3 : le réflexe de l’Etat

Face à cette colonisation massive et inexorable, les personnes indignées se tournent le plus souvent vers la figure de l’Etat. Un Etat protecteur et régulateur, garant de la chose publique (la res publica). Publique ? Mais ne parlait-on pas de commun ?

C’est bien là le problème. Car le public est différent du commun. La chose publique appartient et/ou est gérée par l’Etat : c’est le cas de la sécurité sociale, des infrastructures routières, de l’école, du système de santé, etc. Mais réfléchissez bien : l’Etat gère-t-il l’air, la mer, le climat, le silence, la musique, la confiance, les langues ou la biodiversité ? Oui et non. Il essaie parfois de manière partielle, tant bien que mal, face aux assauts des biens privés. Mais selon le nouveau courant de pensée des biens communs, il n’a pas vraiment vocation à le faire. En tout cas pas tout seul.

Il y a plus de 1500 ans, déjà, le Codex Justinianum de l’Empire romain proposait quatre types de propriété : « Les res nullius sont les objets sans propriétaire, dont tout le monde peut donc user à volonté. Les res privatae, par contre, réunissent les choses dont des individus ou des familles se trouvent en possession. Par le terme res publicae, on désigne toutes les choses érigées par l’Etat pour un usage public, comme les rues ou les bâtiments officiels. Les res communes comprennent les choses de la nature qui appartiennent en commun à tout le monde, comme l’air, les cours d’eau et la mer. » [5] Ainsi classées, les choses prennent une toute autre tournure !

Le problème vient du fait que les pratiques de gestion des biens communs ont disparu au fil des siècles (par un phénomène appelé les enclosures [6]) et que ce vide tente d’être comblé tant bien que mal par la seule institution qui nous reste et que nous considérons comme légitime, l’Etat.

Or, non seulement il est totalement inefficace dans certains cas (le climat par exemple), mais comme l’a observé Elinor Ostrom, une organisation centralisatrice et hiérarchique est loin d’être le meilleur outil pour gérer des systèmes complexes (ce que sont les biens communs), et il peut faire beaucoup de dégâts.

De plus, à notre époque, les Etats entretiennent des rapports de soumission aux marchés. « Dans bien des cas, les véritables ennemis [des biens communs] sont justement ces Etats qui devraient en être les gardiens fidèles. Ainsi l’expropriation des biens communs en faveur des intérêts privés — des multinationales, par exemple — est-elle souvent le fait de gouvernements placés dans une dépendance croissante (et donc en position de faiblesse) à l’égard des entreprises qui leur dictent des politiques de privatisation, de ’consommation’ du territoire et d’exploitation. Les situations grecque et irlandaise sont de ce point de vue particulièrement emblématiques. » [7]

Nous aurons bien sûr toujours besoin de l’instrument public, il n’est nullement question de l’ignorer ou de le remplacer, mais de l’utiliser pour enrichir les biens communs et leur gestion communautaire. L’enjeu est de recréer ces espaces et ces collectifs propices à la gestion des communs, et de construire des interactions bénéfiques entre commun et public. L’Etat comme garant du bien public et comme pépinière des biens communs.

Une vision en trois pôles est définitivement née : privé, public, commun.

 

Obstacle 4 : la peur du goulag

Bien plus facile à expliquer, mais bien plus tenace, il y a cette tendance chez beaucoup de personnes à considérer toute tentative d’organisation collective comme une pente (forcément glissante) vers le communisme, puis le goulag. Dans les discussions, il arrive que l’on passe rapidement un point Godwin « de gauche » [8].

L’imaginaire de la guerre froide est encore tenace, et le communisme a mauvaise réputation (à juste titre d’ailleurs). Mais il est abusivement assimilé à l’unique expérience soviétique. Or, l’important est de se rendre compte, comme invite à le faire Noam Chomsky, que l’expérience soviétique a été la plus grande entreprise de destruction du socialisme de l’histoire humaine [9]. Ça libère ! Penser et gérer les communs n’est pas synonyme de goulag, bien au contraire.

Obstacle 5 : « l’être humain est par nature égoïste »

Il est une autre croyance bien tenace et profondément ancrée dans nos esprits, celle d’un être humain naturellement égoïste et agressif. Cette croyance s’est répandue après les interminables guerres de religions que l’Europe a subie au Moyen-Age.

Las de ces conflits, les philosophes politiques de l’époque (dont Hobbes) ont alors inventé un cadre politique à l’éthique minimale qui pourrait servir à organiser les sociétés humaines. Un cadre le plus neutre possible qui permette de cohabiter sans s’entre-tuer : le libéralisme était né.

Cette doctrine s’est donc constituée sur cette double croyance que seul l’Etat pouvait nous permettre de sortir collectivement de notre état de bestialité agressive, baveuse et sanglante ; et que seul le marché (neutre et protégé par l’Etat) pouvait nous permettre de satisfaire les besoins de tous en favorisant nos instincts naturellement égoïstes [10].

Nous savons aujourd’hui que ces croyances ne sont pas basées sur des faits. L’être humain possède bien évidemment des instincts égoïstes, mais également coopératifs, voire altruistes. Il développe très tôt dans l’enfance et tout au long de sa vie des capacités à coopérer avec des inconnu-es, à faire confiance spontanément, à aider au péril de sa vie, à favoriser les comportements égalitaires, à rejeter les injustices, à punir les tricheurs, à récompenser les coopérateurs, etc.

Tous ces comportements ont été découverts par des expériences et des observations simultanément dans les champs de l’économie, la psychologie, la sociologie, la biologie, l’éthologie, l’anthropologie, et les sciences politiques.

En économie, par exemple, presque tous les modèles sont basés sur l’hypothèse d’un humain calculateur, égoïste et rationnel, l’Homo oeconomicus. Or, sur le terrain, les recherches anthropologiques se sont avérées infructueuses : il n’existe pas. Les peuples, partout dans le monde, coopèrent bien plus que ne le prédisent les modèles économiques. Les faits et les observations accumulées depuis plusieurs décennies sont peu connues mais incontestables [11].

Nous avons désormais les moyens de savoir que l’humain est l’espèce la plus coopérative du monde vivant, mais … disposons-nous des moyens d’y croire ? Ce sera pourtant la condition nécessaire (mais pas suffisante) à la construction d’une nouvelle épistémè favorable à l’auto-organisation, la création et la préservation des biens communs.

Obstacle 6 : se reposer sur les institutions

Il est inutile d’insister sur le fait que l’école ne nous enseigne pas à cultiver l’esprit démocratique et nous maintient dans une état d’inculture politique grave. L’école n’est pas la seule fautive, presque toutes les institutions publiques et privées que nous côtoyons tout au long de notre vie ne stimulent guère notre imagination politique.

En fait, quand il s’agit de s’organiser, nous avons tendance à nous reposer sur des institutions déjà en place (gouvernement, lois, cours de justice, commissariat de police, etc.) dont les règles sont (presque) incontournables. Ces institutions existent en tant qu’entités indépendantes de nous-mêmes, elles nous surplombent et imposent des normes sociales difficilement discutables par le citoyen lambda, et dont seule une minorité tente de les faire évoluer.

La facilité incite à « se laisser vivre » passivement sous leur tutelle, sans trop les discuter, en étant certains qu’elles nous survivront. Nous avons pris l’habitude de nous reposer sur les institutions existantes, à les considérer comme stables et acquises d’avance.

Pour les biens communs, c’est précisément l’inverse. Il nous faudra sortir de cette facilité. Leur gestion est une affaire d’effort démocratique et de citoyens émancipés et actifs. Les biens communs sont des pratiques qui naissent de la confrontation d’une communauté avec des problèmes locaux et particuliers.

Les « parties prenantes » (les différents acteurs concernés) doivent se forger eux-mêmes des normes (récompenses, quotas, sanctions, etc.) dans un processus créatif et sans cesse renouvelé. La gestion des biens communs ne se décrète pas, elle se pratique. Ce n’est pas un statut, c’est un processus dynamique.

Si les acteurs arrêtent de « pratiquer leur bien commun », alors il s’éteint, car il n’y a pas (ou peu) d’institution qui le soutienne. Les anglais ont inventé un verbe pour cela, commoning. C’est en marchant que le bien commun se crée, il suffit de s’arrêter pour qu’il disparaisse. Cela nécessite un engagement et un devoir constant.

Mais comme disait Thucydide [12], « il faut choisir : se reposer ou être libre ».

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Notes

[1] Pour une introduction à l’oeuvre d’Elinor Ostrom, lire l’article « La gouvernance des biens communs », Barricade, 2010. Disponible sur www.barricade.be

[2] Ensemble des connaissances scientifiques, du savoir d’une époque et ses présupposés.

[3] Silke Helfrich, Rainer Kuhlen, Wolfgang Sachs et Christian Siefkes. Biens communs – La prospérité par le partage. Rapport de la Fondation Heinrich Böll, 2009.

[4] Accord Multilatéral sur les Investissements. L’AMI est un accord économique international négocié dans le plus grand secret à partir de 1995 sous l’égide de l’OCDE. Il donnait beaucoup de pouvoir aux multinationales (contre les Etats) et ouvrait le champ de la privatisation de tous les domaines du vivant et de la culture. Suite aux protestations mondiales, l’AMI fut abandonné en octobre 1998.

[5] Silke Helfrich et al., ibidem.

[6] Enclosures (anglicisme) fait référence à l’action de cloisonner un espace commun par des barrières ou des haies. Le terme fait surtout référence à un vaste mouvement qui a eu lieu en Grande-Bretagne au début de l’ère industrielle, imposé par le gouvernement pour mettre fin à la gestion communautaire des biens communs naturels (forêts, pâtures, etc.) au bénéfice de grands propriétaires terriens privés. Cela s’est fait par la violence et a permis l’essor de l’agriculture industrielle capitaliste.

[7] Ugo Mattei, « Rendre inaliénables les biens communs », Le Monde Diplomatique, décembre 2011.

[8] Normalement, le point Godwin est l’instant d’une conversation où les esprits sont assez échauffés pour qu’une référence au nazisme intervienne (Wiktionnaire, mai 2013). Dans notre cas, la référence au goulag joue le même rôle.

[9] Noam Chomsky. The Soviet Union Versus Socialism. Our Generation, Spring/Summer, 1986. Disponible

[10] Pour une histoire critique du libéralisme, voir les formidables livres de Jean-Claude Michéa. En particulier Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002. Réédition Champs-Flammarion, 2006 ; L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007. Réédition Champs-Flammarion, 2010 ; et La double pensée. Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion, 2008.

[11] Nous n’avons pas la place de le montrer ici, et il manque encore un ouvrage qui en fasse la synthèse. Cependant, le lecteur curieux pourra trouver quelques réponses dans Frans De Waal. L’Age de l’empathie. Leçons de nature pour une société plus solidaire (Les liens qui libèrent, 2010). Ou encore Jacques Lecomte. La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité (Odile Jacob, 2012).

[12] Homme politique grec qui vécut au IVième siècle av. J.-C.

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Pour aller plus loin

Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Etopia/DeBoeck, 2010.

Un livre-clé mais assez difficile d’accès, très touffu et à la prose scientifique. De plus, il date de 1990, et depuis, Ostrom a écrit de nombreux livres et articles, non encore traduits en français. Indispensable… pour curieux motivés.

Silke Helfrich, Rainer Kuhlen, Wolfgang Sachs et Christian Siefkes. Biens communs – La prospérité par le partage. Rapport de la Fondation Heinrich Böll, 2009. Disponible gratuitement ici.

Cette brochure, pédagogique et originale, est une très bonne introduction aux biens communs. Bien plus digeste que le livre d’Ostrom. Vivement recommandée !

Collectif. Les biens communs, comment (co)gérer ce qui est à tous ? Actes du colloque Etopia du 9 mars 2012, Bruxelles. Disponible en pdf.

Tour d’horizon rapide et complet (mais pas ennuyeux) de la galaxie des biens communs. A lire d’urgence car il est complémentaire du rapport de la fondation Heinrich Böll.