Théories du complot
Philippe Corcuff, penseur altermondialiste, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon
A propos de la crise – Le prix de la démesure
Simon CHARBONNEAU, mai 2010 – fils de Bernard Charbonneau, universitaire, spécialiste de l’environnement, Simon Charbonneau a enseigné le droit de l’environnement à l’Université Montesquieu Bordeaux IV
La méthode Sarkozy dans l’impasse
par Denis Muzet
Article paru dans l’édition du Monde du 10.05.10
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Théories du complot
Philippe Corcuff, penseur altermondialiste, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon
(Il animera une conférence organisée par Bizi ! sur ce thème des théories conspirationnistes le vendredi 18 juin à 19H00 à la Fondation Manu Robles-Arangiz, ne la ratez pas !)
«C’était trop évident. C’était l’austère simplicité de la fiction plutôt que la trame embrouillée de la réalité.»
Raymond Chandler, Le grand sommeil (The Big Sleep), 1939.
Une nouvelle «idéologie dominante» se profile, elle a des racines anciennes, mais ses stéréotypes semblent aujourd’hui embarquer même les esprits les plus critiques : le cœur de notre monde serait constitué et continuellement fabriqué par des réseaux de personnes qui se concertent dans l’ombre.
Des «complots» partout !
(…) Il y a des «complots» pour tous les goûts et pour toutes les perversions : «le complot des Barbares contre la Civilisation» (le plus ancien), «le complot juif» (du faux antisémite, les Protocoles des Sages de Sion, à Bruno Gollnisch et à Al-Qaida : un de ceux qui dure le plus au box-office), «le complot communiste» (pour les nostalgiques d’avant la chute du mur de Berlin), «le complot américain» (Noam Chomsky), «le complot américano-sioniste» (Ben Laden), «le complot néolibéral» (Serge Halimi), «le complot médiatique» (d’Acrimed en PLPL : il plaît beaucoup dans les milieux militants critiques, car quand les mobilisations sont en deçà des espérances, on a un bouc émissaire sous la main), «le complot islamique» (de Georges Bush à Charlie Hebdo : il fait un tabac aujourd’hui dans les pays occidentaux), …et puis surtout LE complot contre moi (je sens bien d’obscures accointances hostiles à mon égard entre le voisin d’à côté, le boulanger et le maire socialiste de la ville).
Les fils emmêlés du «complot»
La trame du «complot» est tissée avec plusieurs fils. Le fil de l’intentionnalité toute-puissante (simplement intéressée ou, le plus souvent, malfaisante) fait de la réalité historique le simple résultat du déploiement de la volonté de quelques habiles. Cette intentionnalité diabolique se maintient chez les supposés «comploteurs» à travers de longues années. Elle serait même présente «dès l’origine» : les «démasqueurs» de «conspirations» se font fort de nous montrer que «tout petit déjà, il avait des prédispositions pour…il se préparait à…». Bref, «le ver est dans le fruit» ! D’où la logique policière qui anime la quête de «complots». Le philosophe Maurice Merleau-Ponty parlait ainsi de «la thèse du complot, qui est toujours celle des accusateurs parce qu’ils partagent avec les préfets de police l’idée naïve d’une histoire faite de machinations individuelles».
(…)
Enfin, on ne peut imaginer un «complot» sans l’attraction sulfureuse du caché. «On nous cache tout, on nous dit rien», chantait Jacques Dutronc. «La vérité est ailleurs», proclame la série télévisée américaine X-Files. Les médias et internet mettent aujourd’hui à la portée du plus grand nombre les rumeurs conspirationnistes : le «complot» s’est démocratisé. Presque tout le monde peut avoir un moment l’illusion d’avoir accès aux «dessous cachés» de telle ou telle «affaire», de comprendre «les coulisses officieuses qui gouvernent le monde». Je me sens unique, car je tiendrais dans la main «le secret des choses», contrairement à tous ces «abrutis bernés par la propagande officielle» (et pourtant nous pouvons être des millions à avoir un sentiment analogue).
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Le goût du caché a pour effet la délégitimation a priori du visible, du public, de l’officiel et de l’opinion commune. Le soupçon devient roi ! La tradition rationaliste stimule l’interrogation critique sur ce qui apparaît à telle époque comme une «évidence» partagée (par exemple, l’idée dominante à un moment de l’histoire humaine selon laquelle la terre aurait été plate). C’est légitime : les sciences ont souvent avancé ainsi. On a, dans les lectures conspirationnistes, quelque chose de plus, qui peut s’interpréter comme une pathologie intellectuelle dont se nourrissent les divers négationnismes : il suffirait d’aller à contre-courant d’une vérité «officielle» pour avoir raison. Dans cette logique, une opinion admise appelle nécessairement, par le fait même d’être partagé par le plus grand nombre, le soupçon d’être le produit d’une «manipulation».
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En tissant ensemble ces différents fils, le «complot» se présente alors comme une trame narrative qui organise les récits, la liaison des «personnages», des «événements» et des «faits», leur mise en intrigue. Le «complot» apparaît comme un des procédés cognitifs et rhétoriques inventés par les sociétés humaines pour doter l’hétérogénéité observable du réel d’une forte cohérence cachée. Tout devient alors «lumineux». Le «complot» va paradoxalement chercher dans le caché une obsession de la transparence, une transparence totale. Tout est caché et donc tout est potentiellement «clair» (pour un «esprit perspicace»). Il n’y a plus d’hésitations, de hasards, de non-sens, d’obscurités, de contradictions. Les «faits» qui sont ainsi collés ensemble avec des rustines conspirationnistes ont alors des degrés de véracité fort différents. Pour les «complots» les plus délirants, on peut associer des faits constatables aux hypothèses les plus farfelues (comme dans le cas de Thierry Meyssan, quand il a avancé qu’aucun avion ne s’était écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001).
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De Thierry Meyssan à Fiammetta Venner : «complots» et «contre-complots» à gogos
Avec L’Effroyable Imposture – Aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone, Thierry Meyssan a produit un des complots les plus successful de la période. En mai 2002, le livre du président du Réseau Voltaire s’était vendu à 200000 exemplaires en France. Il a été traduit en plus de 20 langues, disponible dans plus de 50 pays. C’est en surfant sur internet, depuis Paris, en ne se rendant même pas à Washington pour vérifier ses hypothèses, que celui qui se présente comme un «héritier des Lumières», membre du Parti radical de gauche, aurait réussi à «déjouer» l’énormité de ce «complot», dont l’Administration Bush tirerait «les ficelles». Par une contre-enquête sur place, les journalistes Guillaume Dasquié et Jean Guisnel, ont démonté dans le détail le vide de ce que Meyssan présente comme «le livre-enquête sur la plus grande manipulation de l’histoire».
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Le livre de Meyssan participe, comme le note Fiammetta Venner, à un certain esprit du temps, en alimentant «des paranoïas collectives qui tuent l’esprit critique au lieu de le stimuler». Fiammetta Venner est directrice de la revue ProChoix et collaboratrice de Charlie Hebdo. Sa critique, souvent juste, du conspirationnisme de Meyssan conserve malheureusement des traces des schémas complotistes. Sans entrer dans des délires du type de Meyssan, elle contribue elle-même, par petites touches, au climat conspirationniste contemporain qu’elle dénonce.
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D’ailleurs, Fiammetta Venner apparaît aujourd’hui, dans ProChoix et dans Charlie Hebdo, comme une des grandes pourvoyeuses du «complot islamique», avec des amalgames entre les différentes composantes du champ fort diversifié des associations se réclamant de l’islam en France, conduisant à associer assez rapidement «musulmans» à «intégristes» et «terroristes». Elle apparaît ainsi en phase avec la montée des passions islamophobes dans notre pays. Elle s’est en particulier spécialisée dans le «complot islamo-gauchiste», qui saisirait le mouvement altermondialiste. (…)
Une autre critique est possible…
La tradition philosophique comme les sciences humaines nous offrent pourtant d’autres ressources intellectuelles pour déployer la critique sociale. La thèse de la toute-puissance de l’intentionnalité humaine voit ainsi fortement rogner ses prétentions à la lumière de notre histoire intellectuelle. Machiavel insista sur les circonstances (naturelles et historiques) qui ne dépendent pas de nous et qui contribuent à dévier le sens de nos actions par rapport à nos intentions. Parfois, nos intentions, en entrant dans le jeu des circonstances indépendantes d’elles, vont jusqu’à contribuer à la réalisation de leur contraire. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui «les effets pervers». Spinoza mit l’accent, contre la thèse du libre-arbitre, sur les déterminations pesant sur nos actions. Récupérer une autre forme de liberté supposerait, selon lui, de connaître ces déterminations, au lieu de continuer à être «ballotté par les causes extérieures». Étienne de La Boétie pointa «la servitude volontaire» à l’œuvre dans la stabilité des tyrannies. Il esquissa ainsi la thèse, sociologiquement développée par Pierre Bourdieu bien après, de la participation des dominés à leur propre domination. Marx s’intéressa aux structures socio-économiques qui empêchent les individualités de développer leurs possibilités créatrices. Freud se pencha sur les forces inconscientes qui nous travaillent de l’intérieur.
Tout ces apports ne signifient pas que les intentions humaines n’ont pas d’effets dans l’histoire, mais que le choc des différentes intentions, dans un état donné des structures sociales, face à des circonstances historiques ayant une dynamique propre, donne des effets qui ne sont souvent attendus par personne. Un des fondateurs de la sociologie allemande, Max Weber, écrivait : «le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de l’acteur». Les sociologues parlent aujourd’hui des «conséquences non intentionnelles de l’action».(…)
A propos de la crise – Le prix de la démesure
Simon CHARBONNEAU, mai 2010 – fils de Bernard Charbonneau, universitaire, spécialiste de l’environnement, Simon Charbonneau a enseigné le droit de l’environnement à l’Université Montesquieu Bordeaux IV
La cigale ayant chanté tout l’été ……… Il semble que La Fontaine ait anticipé la crise actuelle qui frappe les économies des pays surdéveloppés dont les peuples ont vécu depuis près de cinquante ans au-dessus de leurs moyens en tirant toujours plus de chèques sans provision sur l’avenir tout en provoquant une empreinte écologique démesurée. Et aujourd’hui, ce qui est en train de se passer démontre que nous nous heurtons aux limites socio-économiques d’un système fondé sur l’utopie d’une croissance éternelle. Le cas de la
Grèce est certes révélateur, mais il ne fait qu’illustrer la situation des autres pays de la zone euro, comme l’ont bien compris les dirigeants pompiers de la crise. Car, par delà la spéculation financière, la question des causes économiques structurelles qui en sont à l’origine est rarement posée.
Dans le cas de la Grèce, ce sont les dépenses pharaoniques engagées par ce pays pour les jeux olympiques (9 milliards d’euros selon un article du Figaro) aggravées par un énorme budget militaire causé par le vieux contentieux avec la Turquie. D’où un déficit public important (23 milliards d’euros) entraînant un endettement insupportable pour un petit pays. Mais d’autres pays européens sont aussi concernés par de tels déficits comme l’Angleterre (179 milliards) qui était jadis montré en exemple pour l’efficacité de son économie, suivie par la France (144 milliards). A l’origine de tels déficits, il y a souvent des programmes technologiques d’infrastructures de transport (autoroutes, LGV etc…), ou de grands aménagements urbains (Grand Paris et métropoles régionales) fondés sur l’idéologie de la performance qui, dans le cas d’un pays comme la France, sont aggravés par un budget militaire surdimensionné (force de frappe avec le laser mégajoule du CEA et présence dans plusieurs régions du monde). L’Europe, elle-même, a encouragé cet endettement par l’intervention des fonds structurels (FEDER, Fond de Cohésion) destinés à faire rattraper leur retard économique à un certain nombre de pays du sud comme l’Espagne et le Portugal. Elle est aussi engagée dans le financement du projet ITER, fondé sur l’utopie techno-scientifique d’une production d’énergie inépuisable, dont le budget a récemment explosé (15 milliards d’euros).
Cet endettement public se combine avec un endettement privé des ménages piégés par la surconsommation, mais également des entreprises auprès des banques d’affaires qui, elles mêmes, sont obligées d’emprunter auprès d’autres banques. De là résulte une pyramide de dettes fondée sur de l’argent virtuel et dont la solidité repose sur la confiance dans l’avenir, une croyance collective qui peut parfaitement s’effondrer d’un jour à
l’autre, comme l’a parfaitement montré la crise des subprimes aux Etats-Unis en 2008. Pour alimenter cette confiance ébranlée par la défiance croissante des opinions en l’avenir, contrairement à la période des trente glorieuses, les Etats sont alors obligés d’injecter massivement d’énormes sommes d’argent (750 milliards d’euros alimentant un Fond Européen) pour pérenniser le système. Or en agissant ainsi, les Etats s’endettent bien sûr un plus pour alimenter une croissance de plus en hypothétique. Le cercle vicieux est alors complètement bouclé par une accumulation les dettes au fil des ans pouvant provoquer un effondrement économique comme celui de Dubaï dont la tour inachevée de 1 km en est le symbole. C’est ainsi que la cigale se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue !
A l’origine de cette situation pourtant prévisible, il y a la course à l’investissement, tant privé que public qui est au coeur de l’idéologie de la croissance. Alors que les dépenses de fonctionnement sont toujours considérées comme un poids qu’il faut à tout prix alléger (en particulier les dépenses en personnel), celles d’investissement sont au contraire supposées nous enrichir davantage pour l’avenir. Toutes les politiques de croissances sont fondées sur ce prêt à penser, pourtant démenti aujourd’hui par les faits. Si, pour les pays en développement cette croyance repose sur une certaine réalité comme en Chine ou au Brésil qui ont encore des besoins essentiels à satisfaire, elle se heurte dans les pays surdéveloppés à des obstacles représentés par des coûts socio-écologiques croissants. Le chômage, l’exclusion, le vieillissement des populations, le coût des matières premières, dont, bien sûr, le pétrole, la protection de l’environnement et la sécurité sanitaire coûtent de plus en plus cher (voir l’affaire du HSN1). La concurrence internationale qui ressemble de plus en plus à une guerre économique rend par ailleurs encore plus précaires ces paris sur l’avenir. Combien d’entreprises ont fermé après avoir investi en vain dans des projets censés les rendre plus compétitives ? Puis il y a aussi un facteur de renchérissement des investissements dont on parle peu, à savoir les coûts croissants des technologies toujours plus sophistiquées et complexes. Les nouveaux chantiers représentés par les réacteurs nucléaires EPR et les LGV représentent des investissements énormes dans la mesure où doivent maintenant être pris en compte les risques technologiques et la protection de l’environnement. Ces équipements qui relèvent souvent du pur prestige technologique peuvent s’avérer ruineux pour des pays en développement, comme, par exemple le train rapide destiné à desservir l’aéroport de Johannesburg dont le budget s’élèverait à 2,5 milliards de dollars.
Cet ensemble de facteurs limitant explique que les retours sur investissements, tant vantés pour justifier des projets pharaoniques, relèvent souvent de l’illusion. A l’origine de cette fascination par la démesure, il y a la fameuse « honte prométhéenne » chère à Günther Anders. Or la situation actuelle doit être interprété comme un rappel à la réalité : l’homme moderne habité par l’hubris n’est plus à la mesure de la puissance des instruments qu’il a créé. Il s’agit là d’un thème cher à la science fiction.
Une chose apparaît, en tous les cas, évidente : face à de tels défis, nos élites donnent l’impression d’un désarroi total qui s’explique par un déficit complet de réflexion sur les processus économiques et financiers en cours. De cet aveuglement a résulté leur incapacité à anticiper l’effondrement au quel les populations des pays les plus développés assistent impuissantes et dont elles vivent aujourd’hui les premières conséquences douloureuses. Les mesures envisagées pour répondre à ces défis restent dominées par le court terme et relèvent de choix politiques marqués par des contradictions économiques inextricables.
En premier lieu, d’un côté les plans de rigueur destinés à rassurer les marchés visent à diminuer les dépenses publiques avec un impact négatif incontournable sur le niveau de consommation alors que, d’autre part, la relance de la croissance exige des investissements tant publics que privés qui entraînent forcément des emprunts alimentant un peu plus l’endettement généralisé. D’où l’orientation privilégiée consistant à donner la priorité aux grands chantiers et à la recherche-développement, censée nous rendre plus compétitif vis-à-vis de nos concurrents et ceci au détriment de la consommation. Les plans de rigueur, actuellement en cours dans de nombreux pays européens, vont alors consister à imposer des tours de vis financiers draconiens aux salariés, aux fonctionnaires et aux retraités en diminuant traitements et pensions, tout en augmentant la pression fiscale afin de lutter contre les déficits publics. Mais ces choix risquent en fait d’aggraver l’endettement public sans pour autant relancer la croissance en raison de la chute de la consommation due à l’appauvrissement généralisé. De telles mesures, accompagnées de décisions de rationnement, font penser aux politiques publiques économiques pratiquées pendant la guerre, lorsque les contribuables étaient appelés à « soutenir l’effort de guerre ». Il est vrai qu’au plan international nous sommes en pleine guerre économique mais avec une différence majeure ; la mobilisation des opinions publiques pour soutenir cet effort reste quasi impossible malgré la propagande sur la relance.
En second lieu, l’Europe est incapable d’affronter un tel défi en raison de la faiblesse de sa structure politique.
De ce point de vue là, les Etats membres de l’Union Européenne sont pris dans une autre contradiction insurmontable puisque d’un côté ils ne peuvent consentir à des abandons supplémentaires de souveraineté, en particulier dans le domaine financier et économique, mais que d’autre part ils ne peuvent pas non plus laisser éclater la zone euro, ce qui signifierait la fin du projet européen.
Aujourd’hui donc, nous sommes entrés dans une phase historique qui signifie l’échec final du modèle industriel fondé sur l’illusion d’une croissance économique « durable » transgressant les multiples limites qui jusqu’à présent bornaient les sociétés humaines. Il faut donc envisager pour l’humanité un autre avenir que celui qui nous mène actuellement dans le mur. Seule la voie de l’autolimitation de nos moyens, exigeant des modes de vie plus modestes, accompagnés de solutions économiques à taille humaine et expérimentés à l’échelle locale peut être envisagé. Cela signifie d’abord qu’il nous faudra renoncer à la
course à la puissance économique et technique pour donner la priorité aux finalités de nos actions. La nécessité peut nous aider à négocier un tel virage à 180 degré, mais cette reconversion ne se fera pas sans douleur en raison des immenses bouleversements qu’elle implique. Dans le contexte catastrophique actuel qui fait suite au déni des décennies précédentes, il est indispensable de cultiver l’espérance dans une optique de pessimisme actif sous peine de sombrer.
E.F. SCHUMACHER : « Small is beautiful » : une société à la mesure de l’homme. Collection Points 1979. Il faut lire ou relire cet ouvrage essentiel qui est aujourd’hui plus que jamais pertinent.
La méthode Sarkozy dans l’impasse
par Denis Muzet
Article paru dans l’édition du Monde du 10.05.10
L’anniversaire de la présidentielle de 2007 est l’occasion de revenir sur les principales transformations de notre société, dans son rapport au politique et aux médias, sous le sarkozysme en action. La première chose qui frappe l’observateur, c’est la formidable accélération du temps médiatique. Les nouvelles du jour se succèdent et effacent plus vite encore celles de la veille.
Avec la généralisation de l’info de flux et la montée des médias d’info continue – télé, radio, Internet, Twitter… -, la durée de vie de l’actualité est de plus en plus courte, quelques heures plutôt que quelques jours. C’est le règne de l' »instantanéisme ». Nous n’avons plus pour principal horizon que le temps réel.
Ce mouvement a été largement nourri par ce qu’on a appelé l’hyperprésidence. La démultiplication des apparitions du chef de l’Etat dans l’espace public, jusqu’à lui conférer un quasi-don d’ubiquité, a amplifié cette accélération du temps qui est la marque du sarkozysme. Nous avons parlé de « stratégie présencielle » pour désigner cette organisation d’une présence présidentielle quasi permanente dans l’espace médiatique et l’effet placebo de l’action qu’elle était censée produire.
Mais – il faut être honnête -, ce mouvement dépasse le cadre national. Partout dans nos sociétés la domination du temps réel nourrit une forme d’atrophie temporelle. La « mémoire vive » des Français est devenue courte, et ne va guère au-delà d’un an. Au rythme fou où va l’actualité, les années Jospin, et même les années Raffarin, semblent appartenir à la préhistoire. Alors que dire des années Mitterrand ?
Le temps long est comme effacé. Il est frappant de constater qu’on ne trouve dans la parole publique – politique, syndicale comme patronale – que peu de projets ou de références de l’action au moyen-long terme, hormis les grandes échéances électorales comme la présidentielle de 2012. Il y a peu de mises en perspective historiques aussi, si ce n’est à l’occasion de grandes commémorations (la chute du mur de Berlin) ou de la disparition d’une personnalité (Philippe Séguin), qui autorise un rapide flash-back, vite digéré, pour nos temps de cerveau disponibles.
Simultanément à la compression du temps, on assiste, sous l’effet d’une crise planétaire, à un élargissement de l’horizon spatial. La crise, les crises – alimentaire, financière, climatique… – ont renforcé chez nos compatriotes la prise de conscience de la globalisation. Dans la planète interconnectée, ils ont appris à surveiller ce qu’il se passe à l’autre bout du monde – aux Etats-Unis, en Inde, en Afghanistan, en Islande désormais -, de peur d’être impactés par les nouvelles menaces. Compression du temps et planétarisation des perceptions vont de pair ; l’histoire se dissout dans la géographie.
Comme s’ils s’étaient soumis au rythme de l’hyperactivité impulsé au plus haut niveau, les grands dirigeants nationaux semblent avoir intégré la disparition de tout horizon temporel et renoncé à tout effort de mise en perspective de leur action. Le temps de l’explication n’est pas pris ; ou, plus exactement, hormis quelques exceptions, le temps imparti aux acteurs invités des médias dominants « instantanéistes » est devenu trop court pour permettre la pédagogie de l’action publique, alors même que les dossiers devenaient plus complexes. C’est là une abdication dommageable à la démocratie. On note, depuis un an dans nos enquêtes, une dégradation des conditions d’assimilation d’informations qui, dans la grande cafétéria de l’info, sont de plus en plus livrées au public en miettes.
Jamais le concept de « mal-info » n’a été aussi adapté pour décrire la transformation de notre rapport à l’information. Avec la crise, le « bruit de fond » de l’information a monté, au point que notre écosystème médiatique s’en est trouvé altéré. Car il s’agit aussi d’une crise de l’information. Certes toute crise voit la circulation de celle-ci s’accélérer, mais aujourd’hui l’horizon que doit surveiller l’honnête homme qui cherche à s’informer est devenu mondial. De toute part, il est bombardé de nouvelles plus brèves et moins compréhensibles les unes que les autres. Son entendement est submergé.
Les événements sont de moins en moins appréhendés en eux-mêmes qu’en mode interconnecté : dans le quotidien de l’actu qui le bouscule, le citoyen s’assied à cheval sur plusieurs faits disjoints et tente de les relier, en quête des pièces égarées du puzzle de l’info, au prix de connexions souvent fausses.
Dans le même temps, 2009 a vu Nicolas Sarkozy s’éparpiller sur tous les fronts, se projetant en temps réel sur chaque sujet, au mépris de leur hiérarchie, ou plus exactement avec pour seul critère hiérarchique la pression des médias et de l’opinion. Ce faisant, non seulement il n’a plus maîtrisé l’agenda médiatique, mais il a renforcé, par ses initiatives désordonnées, le sentiment de confusion.
Alors qu’en 2007 il tenait l’agenda, il peine aujourd’hui, comme ses ministres, à expliquer ses projets les plus complexes – bouclier fiscal, réforme territoriale… – au point de devoir renoncer à certains. Taxe carbone, débat sur l’identité nationale… on ne compte plus les sujets qui passent à la trappe de la pédagogie citoyenne. La gouvernance médiatique instantanée a atteint ses limites. Elle s’avère aujourd’hui être une impasse. Il n’y a plus de pilote dans l’avion du sens.
De quoi donner raison à Jacques Pilhan, qui prônait l’inscription de l’action dans la patience et le temps long. Des Messieurs Jourdain, pourtant, se targuent de pratiquer le storytelling. Mais il ne s’agit pas de cela. L’Elysée écrit tout au plus, chaque matin à la va-vite, l’épisode de la télé-réalité du soir. Il n’y a plus, dans ce pays, de grand récit. Résultat : la porte est ouverte à tous les hold-up du sens.
Après les pièges à sens, posés par Olivier Besancenot, ce sont ceux tendus par la famille Le Pen qui désormais fonctionnent. Notre société penche dangereusement vers le populisme et sa version médiatique dégénérée, le « pipolisme », jusqu’à contaminer une partie de la gauche et du centre droit. On assiste à un renoncement affligeant du politique à son devoir de pédagogie de la complexité. Faute de comprendre ce qu’il se passe autour de lui, le citoyen n’a plus qu’à tenter de glaner un peu de sens dans les mythologies qui défilent sur les écrans des médias, auxquels il consacre chaque jour plus de la moitié de son temps de veille.
Mais force est de constater qu’il ne trouve guère d’aide de ce côté-là. La crise économique a amplifié un mouvement observable sur l’ensemble de la décennie : la montée du récit du chaos global, ouvert par les attentats de septembre 2001. En 2009, les tirs nucléaires en Corée du Nord, le crash de l’Airbus d’Air France, les attaques par des bateaux pirates au large de la Somalie, la grippe A, en 2010, la tempête Xynthia et le nuage de cendres d’un volcan islandais ont parachevé l’installation dans les esprits d’un imaginaire de la catastrophe.
Après un temps d’espoir ouvert par la présidentielle de 2007, on assiste à un retour en force des thèses déclinistes. Pourtant, l’individu, quand on l’interroge sur son sort, se dit plutôt confiant. En dépit des récits ambiants de la catastrophe, chacun sent bien confusément que quelque chose de nouveau est en train de naître. Ce quelque chose est à chercher du côté de la planète. La crise est vécue comme une forme de pollution, la manifestation, dans l’ordre économique et social, d’une évolution délétère du monde. Elle a mis à jour l’impérieuse nécessité qu’il y a à prendre soin de la planète. L’impérieuse nécessité qu’il y a, aussi, à prendre soin du lien social. Aux yeux de nos compatriotes, nul ne doit être laissé au bord du chemin, pas plus nos frères de Guadeloupe que les salariés d’Heuliez ou de Total à Dunkerque.
Alors qu’on aurait pu penser qu’elle déboucherait sur le « chacun pour soi », la crise a eu l’effet contraire. Elle a redoublé l’attention à autrui, conduisant à retrouver la chaleur humaine, chez ses proches, dans les associations, au bureau. La prise de conscience que le rapport au travail s’était dégradé s’est imposée, sous l’effet d’une forte médiatisation des suicides en entreprises. Monte dans le pays une immense attente, sociétale et qualitative, là où les réponses gouvernementales – comme de l’opposition au demeurant – sont apparues la plupart du temps d’opportunité, principalement centrées sur le quantitatif.
L’aspiration à prendre en compte, dans la valeur du produit d’une communauté, les dimensions de l’épanouissement ou du bonheur, comme l’a suggéré Joseph Stiglitz, n’a jamais été aussi grande. Monte aussi l’attente de davantage d’harmonie sociale, autour de la figure magique du « tous ensemble » forgée à la faveur des grandes grèves de 1995. Cette représentation se déploie à l’échelle du pays comme du monde. Partout on célèbre les vertus du collectif, illustrées par le mouvement des producteurs de lait ou des marins-pêcheurs.
On aspire à une action plurielle, dans le champ syndical comme politique, dont témoigne le succès des listes rouge-rose-vert aux régionales. Symétriquement, tout ce qui est perçu susceptible de briser l’unité ou de menacer un tissu social fragilisé par la crise est dénoncé : le débat mort-né sur l’identité nationale en atteste.
S’exprime également une forte attente de morale, dont a témoigné la polémique sur l’accession de Jean Sarkozy à la présidence de l’Epad. Il est symptomatique de constater que l’individu se tourne aujourd’hui moins vers l’Etat pour lui demander de garantir la sécurité publique qu’il n’en appelle au respect par chacun de règles et de valeurs ; comme si le sentiment de l’impuissance publique était tel qu’il ne restait plus pour solution que l’appel à la morale individuelle.
Car – et c’est une autre tendance forte de ces trois années – la confiance dans le politique a plongé. Submergés par une crise qu’ils n’ont pas vu venir, voire dont ils sont apparus coresponsables, les gouvernants du monde entier ont été ébranlés. En dépit de sa capacité à obtenir de l’Europe un plan de sauvetage des banques, à l’automne 2008, le chef de l’Etat y a perdu de son crédit. La parenthèse de l’illusion du pouvoir recouvré du politique, ouverte par la campagne de 2007, s’est refermée.
Mais ne nous trompons pas : aux yeux de nos concitoyens, c’est l’ensemble de la classe dirigeante, droite et gauche confondues, qui est impuissante face aux enjeux posés à nos sociétés qui dépassent désormais le cadre national. C’est pourquoi en mars dernier l’abstention a été si forte.
Plus grave pour notre démocratie, on assiste à un accroissement de la distance entre le peuple et le pouvoir. La fracture s’est élargie entre les « puissants » et les « petits ». Le sentiment d’un « deux poids, deux mesures » se développe, dont ont témoigné les affaires Charles Pasqua ou Jean Sarkozy, tandis qu’à l’inverse Tony Musulin apparaissait comme un héros salvateur…
En quête de repères face à une crise du sens, les Français dans nos enquêtes se disent perplexes. Ils sont en proie au désarroi, pris entre le désir de révolte et celui de courber l’échine. Pourtant, déçus par le politique tel qu’il s’exerce à l’échelle de la nation, ils gardent espoir. Trois voies royales de repolitisation s’ouvrent devant eux.
Les Français, d’abord, sont les meilleurs agents d’une repolitisation. Face à la crise, ils ne comptent plus, principalement, que sur eux-mêmes. Devant l’impuissance avérée des acteurs collectifs, l’individu entend agir, moins à travers son bulletin de vote qu’à travers sa consommation. Car s’il n’a plus beaucoup de pouvoir d’achat, le citoyen a encore le « pouvoir d’acheter », et il entend l’utiliser pour introduire du sens autour de lui : consommer moins, consommer mieux, de façon plus raisonnable, durable, plus sociale et solidaire. Dans tous les domaines, les exemples se multiplient. La nécessité qu’il y a, pour lutter contre la crise, de conjuguer l’économique, l’écologique et le social est en train d’émerger dans les esprits.
Les Français se tournent, ensuite, vers leurs élus locaux. Au nom de la proximité certes, mais aussi parce que le maire, le député, le conseiller général ou régional sont à leurs yeux des bouées de sauvetage, sur le social, l’éducation, l’emploi. Mais il est un troisième acteur. Monte une attente de gouvernance mondiale. Pas un G8 ou un G20 étriqué et égoïste, mais un « G tous ».
En 2009 le sommet de Copenhague, en dépit de son échec, celui de Pittsburgh et la tentative d’établir des règles de limitation des bonus sont autant de signes, parmi d’autres, qui attestent de l’urgence qu’il y a à prendre des décisions ambitieuses à l’échelle de la planète entière, si l’on veut juguler les mouvements qui, dans tous les domaines, la traversent et la secouent.
La quatrième année du mandat de Nicolas Sarkozy s’ouvre ainsi sur un paradoxe : alors que la gouvernance nationale est à la peine et que la gouvernance mondiale n’en peut mais, naît et s’affirme dans notre pays un formidable désir de politique, qu’il appartient à chacun de faire vivre et de concrétiser.
Denis Muzet est sociologue et le fondateur de l’Institut Médiascopie, qu’il préside depuis 1982, puis de l’Observatoire du débat public en 1997. Il enseigne la sociologie des médias et du politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il a publié « La Mal Info » (L’Aube, 2006), « La Croyance et la Conviction » (L’Aube, 2007) et « Le Téléprésident » (L’Aube, 2008).