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Articles du Vendredi : Sélection du 25 octobre 2013 !

« Un projet de décroissance », de Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot (Utopia)

Hervé Kempf
www.lemonde.fr/economie/article/2013/03/11/la-decroissance-mode-d-emploi_1845977_3234.html

Faut-il débattre avec les climato-sceptiques ?

Thierry Libaert (professeur en sciences de la communication à l’université catholique de Louvain (Belgique)) et Dominique Bourg (professeur en humanités environnementales à l’université de Lausanne (Suisse))
www.lemonde.fr/sciences/article/2013/10/21/faut-il-debattre-avec-les-climato-sceptiques_3500408_1650684.html

« Les puissants ont peur quand ils sont face à la désobéissance civile organisée »

Entretien avec la soeur Teresa Forcades et l’activiste Esther Vivas
http://esthervivas.com/francais/les-puissants-ont-peur-quand-ils-sont-face-a-la-desobeissance-civile-organise/

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« Un projet de décroissance », de Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot (Utopia)

Hervé Kempf
www.lemonde.fr/economie/article/2013/03/11/la-decroissance-mode-d-emploi_1845977_3234.html

Un revenu égal pour tous d’un côté, un revenu maximal de l’autre : voilà la vision économique exprimée par des partisans de la décroissance dans cet ouvrage qui ne vise rien moins qu’à bouleverser la société. Il est peu probable qu’il y parvienne rapidement, mais la vision présentée est si radicalement opposée aux dogmes dominants qu’elle en devient diablement intéressante.

Ecrit par divers « objecteurs de croissance », le livre rappelle d’abord les fondamentaux de la théorie de la décroissance. Les auteurs soulignent avec un brin d’ironie que le terme même de décroissance, malgré ses imperfections, est, « contrairement à celui de développement durable, difficilement récupérable par la société de croissance ».

 

Ils soulignent qu’alors que « la mythologie de la « Croissance » veut que l’augmentation du produit intérieur brut [PIB] fasse baisser le chômage (…), depuis quarante ans, si le PIB a augmenté régulièrement, le taux de chômage s’est accru pour stagner autour de 10 % ».

 

RÉORGANISATION DU SYSTÈME

En fait, les auteurs n’imaginent pas que le capitalisme puisse se sortir de la crise actuelle, parce qu’elle découle « de la déplétion des énergies, des métaux et de la biodiversité ». Si bien qu’au fond « il ne s’agit pas de choisir entre « croissance » ou « décroissance », mais bien entre une « décroissance volontaire et démocratique » et une « récession subie et oligarchique » ».

 

Comment, alors, mettre en oeuvre l’économie en état stable (steady state economy) théorisée par l’économiste américain Herman Daly ? En organisant le couplage entre le revenu maximum acceptable (RMA) – puisque « la première décroissance doit être celle des inégalités » – et la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), « versée à toutes et tous de manière égale de la naissance à la mort, afin de garantir un niveau de vie décent et déconnecté de l’occupation d’un emploi« .

 

Il ne s’agit pas là d’une simple redistribution, mais de la réorganisation du système économique. La DIA ne serait pas seulement un flux monétaire, mais comprendrait des droits de tirage gratuits sur des ressources (eau et électricité), des services publics et des biens communs partagés, basés sur des monnaies locales.

 

Cela supposera « des choix, comme de ne pas rembourser la part de la dette qui est illégitime, une nationalisation partielle voire totale du système bancaire avec l’instauration de taxes sur les transactions financières, un débat public sur le fonctionnement voire l’existence de la Bourse, l’interdiction des paradis fiscaux, etc. De même, [les auteurs proposent] de confisquer aux banques privées le pouvoir de la création monétaire en le conférant aux banques publiques ».

 

La condition pour réussir cette transformation radicale de l’économie est « une forte adhésion de tous et une participation à cette volonté de changement ». Pour le moins… Mais il faut bien commencer un jour, et ce petit livre stimulant y contribue incontestablement.

 

Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, de Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, préface de Paul Ariès. Les éditions Utopia, 150 pages, 7 euros.

 

L’occasion de la publication, le 27 septembre, du premier volume du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), consacré aux bases scientifiques du dérèglement climatique, a ravivé le débat sur l’attitude des médias envers le climato-scepticisme. Dimanche 29 septembre, Jean-Pascal van Ypersele, vice-président du GIEC, a refusé l’invitation de la radio-télévision francophone belge (RTBF) à venir débattre avec Istvan Marko, professeur de chimie à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et climato-sceptique auteur d’un ouvrage à charge, Climat, 15 vérités qui dérangent (Texquis essais, 274 p., 25 euros).

Aussitôt, les réseaux sociaux se sont enflammés : comment un scientifique peut-il refuser le débat ? Les climatologues craignent-ils la discussion ? La question que nous posons ici est plutôt celle de savoir si les scientifiques du climat doivent accepter la confrontation médiatique, au risque de légitimer leurs opposants. Ce débat ne manquera pas de resurgir puisque le deuxième volume sera publié en mars 2014, le troisième, en avril, et le document de synthèse en octobre 2014. Sachant qu’ensuite, le grand rendez-vous sera la Cop 21, conférence sur le climat des Nations unies à Paris en 2015, le sujet de la confrontation avec les climato-sceptiques risque fort de refaire surface périodiquement.

LES CLIMATO-SCEPTIQUES SERAIENT VICTIMES D’UN OSTRACISME

Les climato-sceptiques utilisent abondamment l’argument tiré de l’impossibilité du débat : ils seraient victimes d’un ostracisme, voire d’une censure que leur opposerait la « science officielle ». Cet argument mérite d’être considéré. La démocratie est née au VIe siècle avant J. -C., avec notamment l’agora et la capacité donnée au peuple de débattre de tout sujet relatif à la vie de la cité, et de prendre les décisions souverainement. Certes, cette capacité théorisée par Aristote, Cicéron et Quintilien de se rendre à l’agora était très limitée socialement et l’on n’y débattait pas du théorème de Pythagore. La démocratie exigeait néanmoins la discussion publique.

Nul ne saurait non plus contester la nécessité du débat pour la démarche scientifique. Le philosophe autrichien Karl Popper (1902-1994) en faisait même un des fondamentaux de la science : comparativement à une idéologie, la science doit pouvoir se prêter à une éventuelle réfutation. Le doute est même consubstantiel à la démarche scientifique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le GIEC s’attache à répondre aux commentaires critiques d’où qu’ils viennent, qu’il sollicite par trois fois au cours de l’élaboration de ses rapports.

Cela posé, il convient d’abord, et c’est l’essentiel, de ne pas confondre l’expression d’un débat public médiatisé avec le débat scientifique. Ce dernier a ses propres règles, notamment celle – draconienne – de l’évaluation anonyme des articles par les pairs. Il a ses propres critères, comme la rigueur méthodologique et les conditions de l’expérimentation. Il a surtout sa propre temporalité : une publication scientifique nécessite en moyenne trois à quatre ans de travail entre la recherche elle-même, sa validation, ses révisions et son acceptation finale.

MISE EN ÉVIDENCE D’UN DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE QUI VA S’ACCÉLÉRER

C’est encore le temps qui permet, par corrections successives, de valider les énoncés scientifiques. S’agissant du dernier rapport du GIEC, le fait que 259 scientifiques provenant de 39 pays différents, ayant répondu à 54 677 commentaires avec l’appui de plus de 600 contributeurs, et cela de la manière la plus transparente qui soit, concluent sans ambiguïté à la mise en évidence d’un dérèglement climatique qui va s’accélérer, sauf à sombrer dans une théorie du complot, ne peut que nous faire accepter cette évidence : il n’y a plus de débat scientifique sur la réalité du changement climatique ni sur la responsabilité principale des activités humaines.

Certes, mais cela doit-il empêcher le débat public de se poursuivre ?

 

Comme le déclaraient Naomi Oreskes et Erik Conway dans leur ouvrage remarquable Les Marchands de doute (Le Pommier, 2012), les scientifiques savent parfaitement créer de nouveaux savoirs, mais ils sont souvent incapables de défendre leur travail lors de joutes médiatiques. Comme l’observe le journaliste français Sylvestre Huet : « Entre un mensonge simple et une vérité compliquée à démontrer, c’est le menteur qui l’emporte. » Quels que soient la qualité de l’organisation du débat et le talent de l’animateur, des contre-vérités flagrantes peuvent s’y répandre, et la brièveté du format ne permet pas d’y répondre. Quant au public, il n’est pas en mesure de discriminer le vraisemblable du faux. On peut donc comprendre que certains scientifiques, pleinement investis dans leurs recherches, n’aient pas accepté que certains médias mettent sur le même pied le travail rigoureux du GIEC et celui de personnalités n’ayant aucune publication digne de ce nom sur le climat.

« NÉCESSAIRE ÉQUILIBRE DES OPINIONS »

N’ayant pas d’enceinte scientifique pour promouvoir leurs thèses, les climato-sceptiques cherchent logiquement à tirer profit des médias et des réseaux sociaux pour faire valoir leur vision en utilisant cet argument du « nécessaire équilibre des opinions ».

Accepter les contradictions médiatiques, ce serait reconnaître la légitimité des climato-sceptiques à propager les doutes, et donc la crédibilité de leurs arguments, ce que l’ensemble du travail scientifique en climatologie condamne désormais depuis plus de vingt ans.

D’aucuns dénonceront une contradiction entre le point de vue défendu ici de respect de la connaissance scientifique et la contestation par les écologistes des OGM. A tort. Avec les sciences du climat, nous avons en effet affaire à des énoncés qui visent, selon la finalité même de la connaissance scientifique, la plus grande vraisemblance, et ce eu égard à une réalité statistique, le climat, qui échappe à nos sens et à notre quotidien. Nous percevons la météo du jour et non le climat. A la différence des théories évaluées par le GIEC, les OGM ne constituent pas des énoncés, mais des objets. Or un objet est utile, chaud, carré, etc., mais ne saurait être plus ou moins vrai. A quoi s’ajoute que défendre des énoncés ou promouvoir des objets n’a pas la même signification économique.

ABSENCE D’ESPRIT DÉMOCRATIQUE

Certes les OGM ne pourraient exister sans, en amont, un réel savoir scientifique. D’autres recherches que celles qui les ont rendus possibles vont par ailleurs permettre d’en évaluer certains aspects ; mais il est bien d’autres évaluations, en termes d’économie, de liberté, d’éthique, etc., qui ne relèvent nullement de la science. Le jugement sur les OGM est donc, en partie, une question de débat public.

Revenons au climat. Bien sûr, des espaces de débat devraient subsister et toute contradiction, même de mauvaise foi, est un élément à protéger de nos dispositifs démocratiques. Quant à l’argument du refus du débat et, en conséquence, d’absence d’esprit démocratique avancé par les climato-sceptiques, il n’est pas tenable lorsqu’il n’y a pas de volonté organisée, délibérée et répétée de refuser la confrontation. La démocratie, c’est aussi la capacité que nous devons avoir, chacun d’entre nous, de pouvoir refuser un débat quand il est faussé.

« Les puissants ont peur quand ils sont face à la désobéissance civile organisée »

Entretien avec la soeur Teresa Forcades et l’activiste Esther Vivas
http://esthervivas.com/francais/les-puissants-ont-peur-quand-ils-sont-face-a-la-desobeissance-civile-organise/

Interview de la docteure en santé publique de l’Université de Barcelone, Teresa Forcades, bénédictine au monastère Sant Benet de Montserrat, et de la journaliste et activiste Esther Vivas à propos du livre «Sense por» (Sans peur) qu’elles viennent de publier chez Icaria Editorial. Tous deux s’accordent sur ​​l’initiative du Processus Constituant, mouvement initié il y a quelques mois par Forcades elle-même et l’économiste Arcadi Oliveres, proche des groupes chrétiens de défense des droits de l’Homme, dans l’objectif de créer une organisation de gauche la plus unitaire possible pour les prochaines élections régionales de Catalogne. Ce dimanche, l’initiative sera présentée publiquement à Barcelone, devant un public qui s’annonce nombreux.

Pourquoi « sans peur » ?

Esther Vivas (E.V.): Parce que nous pensons que les gens commencent partiellement à perdre leur peur. Pendant longtemps, on a voulu nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative, qu’on ne peut rien faire pour changer les choses mais, en cette période de crise tellement profonde, les gens commencent à voir le vrai visage du système capitaliste. Aujourd’hui, tout le monde peut constater que le capitalisme est incompatible avec la vie, la couverture des besoins de base. La population se rend compte que ce n’est pas seulement une crise de plus mais bien une escroquerie, qu’ils sont en train de nous voler.

Ces derniers temps, nous avons vu comment la population a commencé à désobéir massivement. Le 15-M a été un acte de désobéissance civile massive. Les gens occupent les logements vides des banques et les rendent aux personnes qui en ont été expulsées. Les gens occupent les entrées des hôpitaux, des écoles, des supermarchés,… et ces actions sont appuyées par de larges secteurs de la société, qui sont davantage d’accord avec ceux qui occupent, s’indignent, se révoltent et désobéissent qu’avec ceux qui imposent des coupes budgétaires. C’est pour ça que notre livre s’intitule “sans peur”, parce que les gens commencent à perdre leur peur et à défier le pouvoir. Face à la légalité du système, nous opposons la légitimité de la rue, des luttes, des droits et des besoins des gens.

On parle de crise du capitalisme, mais le capitalisme s’est toujours sorti des crises antérieures. Est-ce qu’il se sortira aussi de celle-ci?

Teresa Forcades (TF): Le capitalisme crée ces crises continuellement. Ce n’est pas une surprise. Comme on peut l’analyser à travers l’histoire, le capitalisme se base sur l’exploitation humaine et l’exploitation des ressources générées par ces crises. Mais, aujourd’hui, la différence est que certaines ressources de la planète sont sur le point de disparaitre et, par conséquent, du point de vue environnemental, il y a une limite, à moins qu’on ne découvre une nouvelle source d’énergie ou une nouvelle planète, ce qui s’est déjà passé dans l’histoire. Sur cette question environnementale, on a atteint le sommet. Sur la question sociale, malheureusement, le capitalisme peut inventer de nouvelles méthodes pour continuer à traiter les personnes comme des marchandises et nous ne serions donc pas face à la dernière crise du capitalisme.
La démocratie actuelle permet-elle l’accomplissement des propositions alternatives comme les vôtres?

TF: Dans le cadre du capitalisme, non. Notre proposition aboutira si on arrive à impulser et à activer vers une rupture la subjectivité politique de la majorité sociale mécontente. Ce qui doit être très clair, c’est que le projet que nous proposons de démocratie réelle n’est pas viable dans le cadre du capitalisme parce qu’une prémisse du capitalisme est que le pouvoir politique doit être soumis au pouvoir économique. Si nous permettons ça, la démocratie réelle est impossible.
Le livre parle de « gagnants » et de « perdants ». Pour le moment, les gagnants, ce sont ceux qui correspondent à ce qu’on appelle le 1% de la société ?

EV: Avec les politiques actuelles, nous sommes une grande majorité à sortir perdants et il seule une minorité, une élite politique et économique, s’en sort avec des bénéfices et utilise la crise comme une opportunité pour s’attaquer aux droits sociaux, du travail, économiques, démocratiques. Nous pourrions même dire que les politiques actuelles ont largement été planifiée et qu’on utilise la crise comme excuse.

Mais les gens se rendent compte de tout ça: que l’Etat espagnol est un des pays où les différences entre riches et pauvres sont parmi les plus grandes d’Europe. Nous voyons comment la faim, que nous avions toujours associé aux pays du Sud, commence à frapper à nos portes.

En Catalogne, le rapport du Síndic (défenseur du peuple) comptabilise 50.000 enfants souffrant de malnutrition, parce que beaucoup de familles n’ont pas les revenus minimum nécessaires pour acheter la nourriture dont leurs enfants ont besoin pour une alimentation saine et équilibrée. Nous commençons à voir des situations que nous associons avant aux pays du Sud et qui maintenant se passent ici. Tout cela est perçu comme les conséquences des politiques sensées nous sortir de la crise. Et, pendant ce temps, une minorité économique est en train de gagner beaucoup d’argent sur notre dos grâce à cette situation.

TF: Il parait que le marxisme est anachronique. On nous dit que, aujourd’hui, il n’y a plus une classe qui possède les moyens de production et une autre classe, laborieuse, mais qu’il y a seulement maintenant une classe haute et une classe basse. La confrontation économique occulte la réalité. Mais il est très différent de détenir les moyens de production que de dépendre de la vente de sa force de travail pour obtenir l’argent et le nécessaire pour vivre. Si on permet qu’il y ait une des personnes qui détiennent la propriété et d’autres qui doivent vendre leur force de travail, une division se crée, ce qui engendre ensuite l’accumulation du capital telle qu’elle a commencé au XVIIe siècle et qui atteint aujourd’hui des niveaux qu’il est difficile de dépasser. C’est ce qu’on peut appeler le 1% en face des 99%.

Cette lutte des classes existe, on doit en être conscient. Et on ne doit pas avoir peur d’utiliser cette expression à cause du spectre de la réalisation historique du marxisme en Union Soviétique où il y a eu une dictature. Mon positionnement personnel est favorable à l’initiative privée, à condition qu’elle se situe dans le cadre de processus coopératifs qui n’ont rien à voir ni avec le capitalisme, ni avec ce qu’un comité central peut dicter, ni avec la dépendance envers un Etat paternaliste.

Les mouvement sociaux ont-ils perdu leur force ? On pourrait le penser.

TF: Je ne sais pas. Dans mon milieu théologique, j’entends souvent clamer la mort de la théologie de la libération. Par contre, il y a d’autres analystes, qui me plaisent mieux, qui disent que la théologie de la libération est morte de son succès parce qu’elle a généré en Amérique Latine, là où elle était la plus forte, un processus de changement politique réel qui ne touche pas seulement les communautés ecclésiastiques mais bien toute la société, et qui est né de l’impulsion que lui ont donnée les communautés de base.

Dans notre contexte, il se passe quelque chose de similaire. On peut se demander où sont passées les assemblées du 15-M. Mais, maintenant, nous sommes dans une période de mobilisation sociale très haute. Le pays est en résistance. Ce qui se passe, c’est que les médias essaient de présenter ça d’une autre façon. S’ils nous informaient tous les jours des initiatives qui existent au niveau local, nous aurions une vision très différente.

Nous sommes dans une période en ébullition et c’est une période forte pour les mouvements sociaux et les initiatives qui revendiquent la justice sociale. Nous avons une opportunité à saisir pour que tout cela nous mène à une alternative politique viable.

Ceux d’en-haut ne semblent pas entendre. Le gouvernement hollandais, par exemple, dit que le bien-être n’est pas soutenable.

EV: Le pouvoir ne veut pas reconnaitre le mal-être social qui augmente. La réalité est pourtant incontestable. Le gouvernement du PP dit qu’il y a une majorité silencieuse à qui cette situation convient, qui ne va pas manifester et qui appuie le gouvernement. En réalité, il a souvent été démontré que cette majorité silencieuse est davantage d’accord avec ceux qui luttent qu’avec ceux qui appliquent l’austérité. Nous l’avons vu avec l’action d’encerclement du Congrès: des milliers de personnes sont sorties en rue et Rajoy a remercié la majorité silencieuse qui est restée chez elle. Plusieurs jours plus tard, le journal ‘El País’, qui n’est pas spécialement antisystème, a publié une enquête selon laquelle la majorité de la population, 70%, était d’accord avec cette action.

 

De plus en plus, de larges secteurs de la société sympathisent avec celles et ceux qui se mobilisent et luttent. Plusieurs enquêtes l’ont confirmé. Les personnes en situation de précarité sociale et économique préfèrent aller chercher de l’aide, dans 80% ou 90% des cas, auprès d’organisations comme la Plateforme des personnes victimes des hypothèques (PAH) ou Caritas plutôt que de s’adresser à l’Etat. La réalité commence à changer. Les gens n’en peuvent plus. Et, même si on veut le nier, c’est incontestable quand on voit ce qu’il se passe dans la rue et au jour le jour.

Comment pouvez-vous obtenir les changements que vous souhaitez si vous ne vous reposez pas sur les partis qui sont actuellement dans l’opposition, en particulier les sociaux-démocrates?

EV: Dans le livre, nous expliquons qu’une révolution est nécessaire, une rupture avec le système actuel. On doit changer les choses et envisager des alternatives politiques. Au-delà des perspectives de changement, de rupture, il faut commencer à construire des alternatives qui permettent de démontrer que d’autres pratiques économiques et sociales sont possibles et viables. Dans ce sens, les initiatives à petite échelle sont importantes, dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, comme les coopératives de consommation, les moyens de communication alternative, les coopératives de crédit, la banque éthique,…

Il ne faut pas attendre de faire la révolution pour commencer à changer, ici et maintenant. Heureusement, c’est déjà en train de se passer. Il y a beaucoup d’initiatives au niveau local, et concrètement en Catalogne, qui démontrent qu’un autre monde est possible. Ainsi, quand, à partir d’en-haut, on nous dit qu’il n’y a pas d’alternatives, qu’on ne peut rien faire pour changer les choses, nous pouvons leur répondre que, oui, on peut le faire et qu’on le fait déjà.

Y a-t-il un modèle de référence pour le Processus Constituant?

TF: Il n’y a pas de modèle pour copier-coller des formules toutes faites. Mais il y a eu des processus de rupture, par exemple dans des pays d’Amérique latine comme le Vénezuela, la Bolivie ou l’Equateur, qui ont inversé les tendances séculaires de domination. Nous pouvons nous inspirer de leurs réussites, tirer les leçons de leurs erreurs et des difficultés qu’ils ont rencontré.

Une de ces difficultés découle justement des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution sans débat social suffisant, sans approfondir ce que signifie un changement de ce type.

Un autre modèle, pas pour le copier mais pour s’en inspirer, c’est aussi bien sûr l’Islande, qui a démontré qu’il est possible de dire NON à la Troïka. Dans ce pays, comme dans l’Etat espagnol, on a dit qu’il fallait imposer des mesures d’austérité. Comme dans l’Etat espagnol, le gouvernement islandais a accepté de jouer le jeu mais, à la différence d’ici, le peuple islandais a dit « pas question ». Pourtant, en Islande, ils ne connaissent pas une situation de précarité sociale et économique aussi importante que la nôtre.

On nous dit que les coupes budgétaires sont obligatoires parce que nous nous sommes trop endettés.

EV: Le système nous répète que ce qui arrive est dû au fait que nous nous sommes endettés, que « la dette se paie ou se paie ». Mais cette affirmation est dans une certaine mesure mise en doute par les mouvements sociaux et les initiatives comme l’Audit Citoyen de la Dette qui se demandent pourquoi la dette publique a augmenté et à qui a bénéficié de l’argent qu’a généré l’endettement.

Ce que nous constatons, c’est que la dette privée des banques privées se transforme en dette publique. La dette publique augmente mais le grand problème de l’Espagne est la dette privée que l’Etat a pris en charge. On parle d’une dette qui a bénéficié aux banques privées qui, elles, ont bien vécu au-dessus de leurs moyens au moment du boom immobilier. Et maintenant, on fait payer les conséquences de ce festin à la majorité de la population.

Pourquoi devrions-nous payer une dette de laquelle nous n’avons tiré aucun bénéfice ? La campagne citoyenne pour l’Audit de la Dette demande qu’on analyse l’affectation des bénéfices de la dette. S’ils ne sont pas revenus à la population, nous n’avons pas à la payer. C’est légitime et ça s’est déjà fait dans des pays du Sud. En Equateur, par exemple, sous la présidence de Rafael Correa, on a auditionné la dette et la partie qui était considérée comme illégitime n’a pas été payée.

Ce qui a enrichi les élites n’a pas été payé. Ne pas payer la dette est possible. L’affirmation « la dette se paie ou se paie » est donc fausse.

Vos propositions alternatives peuvent-elles fonctionner dans un seul pays ou doivent-elles se réaliser à un niveau supérieur?

TF: Ça doit se passer au niveau mondial, global, planétaire. La radicalité du changement ne peut pas se contenir dans un seul pays. Mais il y a des pays d’Amérique Latine ou de Méditerranée qui ont le potentiel pour générer des mouvements de changement. Il est concevable de réaliser des changements en solitaire, comme c’est le cas en Islande, où des améliorations substantielles ont été engrangées pour la population en évitant la dépendance à une dette illégitime que nous n’avons pas à payer. Mais un changement de modèle nécessite, lui, des alliances au niveau international.

Comment combattre le pouvoir de l’argent ?

TF: Comment se peut-il que les intérêts de quelques-uns dominent les intérêts de tous les autres ? Si c’était l’inverse, si la majorité opprimait la minorité, ça semblerait logique, même si ce serait lamentable du point de vue de la justice. Cyniquement, on dirait que cette minorité peut dominer parce qu’elle a en mains l’armée, le pouvoir et la répression.

Au cours de l’histoire, on a démontré que, si le pouvoir répressif a toujours été nécessaire pour maintenir une situation d’injustice sociale, il n’est pas possible de soutenir cette injustice uniquement grâce au pouvoir répressif. L’aliénation idéologique est un élément nécessaire. L’idéologie, c’est notre cheval de bataille pour contrer le pouvoir de l’argent, ça passe par la capacité des gens de la rue à imaginer une alternative. C’est là que nous livrons la bataille la plus importante.

Le discours de ceux qui veulent maintenir le statu quo n’est pas celui du «tout va bien, tout est parfait». Il est impossible de tenir ce genre de discours aujourd’hui. Leur discours, c’est « on va très mal mais il n’y a pas d’alternative ». On peut opposer à ces slogans les arguments des économistes Juan Torres López et Vicenç Navarro dans leur livre « Il y a une alternative ». Ou bien les slogans de la PAH comme “Oui, on peut le faire mais ils ne le veulent pas ». Ces contre-discours vont tous dans le même sens : dire qu’il y a une alternative.

Par exemple, la guerre du Vietnam n’a plu à personne, mais certains disaient qu’on n’aurait pas pu s’y prendre d’une autre façon. Quand une majorité a dit que oui, on peut faire autrement, un changement s’est produit. Nous sommes dans une situation similaire. Quand la majorité sociale mécontente est convaincue que l’alternative existe, personne ne peut l’arrêter.

On parle du droit à décider de tout. Que faut-il comprendre ? Qu’il faut décider d’autres choses en plus que de l’indépendance de la Catalogne?

EV: Bien sûr. Avec le débat souverainiste de l’indépendance qui s’ouvre en Catalogne s’ouvre en même temps une brèche pour dire beaucoup de choses. Le souverainisme que défend Artur Mas (NdT : Président de la Convergence et Union (CiU), la droite nationaliste, et Président de la Généralité de Catalogne) est un souverainisme guindé, qui dit basiquement “indépendance oui, indépendance non, et demain on verra”. Nous, avec le Processus Constituant, nous proposons l’indépendance comme une opportunité pour repenser le modèle politique, social et économique actuel. Parce qu’une indépendance dans les mains des 400 mêmes familles depuis toujours, qui se rencontrent dans la loge du Barça, le Grand Théâtre du Lycée ou le Palais de la Musique, ça ne nous sert à rien. C’est pour ça qu’on a encerclé la Caixa le 11 septembre dernier. Une Catalogne financée par La Caixa, à quoi ça sert ? A rien !

Il est donc nécessaire que le débat sur la question nationale puisse parler de toutes ces choses, en lançant un Processus Constituant qui permette de repenser les bases sociales, politiques et économiques de la société, tout en rendant la parole aux gens. Un débat sur la Catalogne que nous voulons à tous les niveaux. Et ce débat, ce ne sont pas les partis majoritaires, y compris CiU, qui le portent.

 

La Catalogne: un nouvel Etat d’Europe ou hors d’Europe?

EV: Une Europe dans les mains de la Troïka, de la Banque Centrale Européenne, d’Angela Merkel & Co, ça ne nous sert à rien. L’Europe est construite aujourd’hui au service des intérêts du capital, des grandes entreprises, de la guerre.
Dans le livre, vous reconnaissez que votre projet n’atteindra pas tous ses objectifs en deux mois, mais vous dites aussi qu’il ne faudra pas non plus attendre dix ans …

EV: Nous ne savons pas vraiment de combien de temps nous aurons besoin pour changer les choses. Mais avec le Processus Constituant, nous insistons sur l’urgence d’un changement face à la situation dramatique que vivent toujours plus de secteurs de la société, ici en Catalogne. C’est face à cette situation qu’a été lancée en avril la proposition d’un processus Constituant, à l’initiative d’Arcadi Oliveres et de Teresa Forcades. Depuis, il y a eu beaucoup d’assemblées locales, plus de 80 groupes d’appui se sont créés à travers tout le territoire, des groupes de travail thématiques, sur le féminisme, la santé, l’éducation, l’immigration, …

Ce Processus propose de créer un nouvel instrument politique et social qui permette de rassembler un maximum de personnes qui souffrent de la crise, un maximum de personnes qui luttent, un maximum d’organisations politiques et sociales de gauche qui sont d’accord avec cette optique, pour défier la dictature du capital, imposée aujourd’hui par CiU.

Certains historiens comme Josep Fontana disent que les puissants n’ont fait de concessions que quand ils ont eu peur. Ont-ils peur maintenant ?

EV: Nous croyons que la peur est en train de changer de camp. La peur, au sens large, nous ne l’avons déjà plus. Ce sont ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique qui commencent à l’avoir. Quand nous voyons aujourd’hui l’augmentation des mesures répressives, quand nous voyons comment on criminalise ceux et celles qui luttent, quand nous voyons que les activistes de la PAH sont traités de philofascistes ou de terroristes, ce sont autant de signes de peur et de faiblesse.

Et il y a surtout la stratégie de la répression. Quand on ne peut plus contrôler la situation par des moyens softs, la seule option est d’employer la méthode forte. Et, à ce niveau, le gouvernement de CiU n’a pas seulement été le champion des politiques d’austérité en Espagne – et même le meilleur élève d’Angela Merkel- mais il a aussi été le champion des politiques répressives.

TF: Les puissants n’ont peur que quand ils ont face à eux des « non-puissants » conscients du fait qu’il existe une alternative. Ça leur fait très peur. C’est ça la base et ça se concrétise par des actes de désobéissance civile, pacifique, démocratique. Je n’imagine pas une transition vers un nouveau modèle de société sans confrontation. Ce serait absurde et irréaliste de le penser.

Un simple exemple est ce qu’il s’est passé avec un monsieur à Tarragona qui voulait mettre en pratique une campagne de la CUP (Candidatura d’Unitat Popular, parti de gauche indépendantiste catalane) en refusant de se rendre dans un centre de santé sans rendez-vous. Si vous avez besoin d’un spécialiste, vous avez le droit de savoir quel jour il pourra vous examiner. Mais ça ne se fait pas aujourd’hui parce que, ainsi, on n’inscrit pas les patients sur une liste d’attente et on peut dire que les listes d’attente ne s’allongent pas. Cet homme voulait simplement rendre ce droit effectif et la police l’a arrêté !

Nous vivons dans une société où, quand tu essaies de faire valoir tes droits, tu obtiens une réponse répressive. Il y a plusieurs lois clairement incompatibles avec nos droits. Ce que nous devons faire c’est, de façon bien organisée et structurée, pratiquer la désobéissance civile. Les puissants ont peur quand la base sociale est prête pour des actes pacifiques de désobéissance civile.
*Entretien fait pour Siscu Baiges. Publié le 08/10/2013 sur www.eldiario.es. Traduction pour lcr-lagauche, Céline Caudron.   +info: http://esthervivas.com/francais/