Bizi !

Articles du Vendredi : Sélection du 1er juin 2012

Vous êtes des génocidaires. Et je vais me battre contre vous.

Pierre-Emmanuel Neurohr

Paris, le 1er juin 2012

« La croissance mondiale va s’arrêter »

Stéphane Foucart et Hervé Kempf
Le Monde 28.05.2012

Dennis Meadows : « Nous n’avons pas mis fin à la croissance, la nature va s’en charger »

Karine Le Loët
«Terra eco» 29.05.2012

Vous êtes des génocidaires. Et je vais me battre contre vous.

Pierre-Emmanuel Neurohr

Paris, le 1er juin 2012

La machine appelée “avion” est la machine la plus efficace pour détruire le climat….. »

Dans quelques jours, je vais aller sur la piste de l’aéroport Charles-de-Gaulle afin d’arrêter une machine utilisée par des extrémistes s’apprêtant à détruire le climat de la planète et provoquer un génocide. Je risque la prison. Les raisons de mon acte, évidentes en 2012, sont les suivantes.

Les scientifiques sont arrivés à la conclusion que, pour ne pas détruire le climat de la terre, il faut que chaque être humain n’y déverse pas, grosso modo, plus de 1,5 t de CO2 par an (1).

Un seul voyage Paris-Montréal, pour ne prendre qu’un exemple, pollue l’atmosphère en y déversant plus de 2,5 t… en quelques heures (2). La machine appelée “avion” est la machine la plus efficace pour détruire le climat, et son utilisation est – stricto sensu – incompatible avec un climat permettant la vie. Il faut donc l’interdire (3).

Vous pouvez vous rouler par terre, geindre, pleurnicher comme un enfant gâté, ou insulter la personne qui vous fournit cette information. Quand vous aurez fini, ô surprise, 2,5t en quelques heures seront toujours mathématiquement grossièrement incompatibles avec une limite de 1,5t par an.

Or la destruction du climat de la terre aura une conséquence, et une seule, qui vaille la peine d’être évoquée, vu le temps qu’il nous reste pour réagir. Il ne s’agit pas de la disparition du papillon à antennes rétractables, ou de la grenouille mélomane, même si le fait de pousser à l’extinction des espèces vivantes n’est pas à proprement parler glorieux. En 2012, avec le luxe de détails dont nous disposons, il est évident que la conséquence directe de la destruction du climat est un génocide… d’êtres humains.

Les études scientifiques les plus récentes prévoient d’ici 2100 une augmentation du niveau des océans entre 80 cm et 2 m (4). Pour ne prendre qu’un exemple, à 60 cm d’élévation, 80 % de la riziculture du Vietnam sera détruite (5). Dans ces conditions, réussir à ne pas parler de génocide est clownesque et lâche (6).

Bien entendu, les problèmes ne commenceront pas en 2099. En fait, ils ont déjà commencé (7). Les sécheresses à venir, quant à elles, vont griller des parties entières du globe et rendre l’agriculture impossible ; des régions telles que le pourtour méditerranéen seront en situation de sécheresse quasi-permanente dans moins de 20 ans, selon l’ensemble des analyses scientifiques (8). Détruire le climat de la planète provoquera un génocide, principalement par famine.

 

 

Je n’ai pas l’intention de faire une seule égratignure à la machine génocidaire que je veux arrêter, et je serai non-violent. Toute personne qui aurait recours à la violence aujourd’hui est stupide et abjecte. Je vais me battre, de manière non-violente, parce que ma morale la plus basique ne me laisse pas le choix. Et aussi parce que je ne veux pas qu’il puisse être dit que le pays qui a vu naître Jean Moulin et Lucie Aubrac, que dans ce pays, aucun citoyen ne s’est battu contre le génocide qui commence sous nos yeux (9). Je ne parle pas de la position de commentateur sportif qu’on adoptés les écologistes, dont l’autre principale activité consiste à faire du théâtre pour les médias (10). Je dis : “se battre”. Et je ne dis pas “changement climatique”, “réchauffement climatique” et autres calembredaines. Je dis : “génocide”.

L’historien de référence sur l’Holocauste, Raul Hilberg, raconte dans ses mémoires que durant ses recherches sur les documents d’époque, il se rendit compte que « partout où [il] regardai[t] apparaissait comme un leitmotiv le besoin des choses connues, des habitudes, de ce qui est normal ». Alors que ces gens, qui se comportaient “normalement”, se trouvaient « au milieu d’une destruction sans équivalent » (11). La “normalité” de la société française de 2012 fonctionne sur un mode similaire. Remplacez simplement “Solution finale” par “Croissance économique”.

Dans quelques jours, je vais aller sur la piste de l’aéroport Charles-de-Gaulle pour bloquer la machine la plus destructrice qui soit en ce début de XXIe siècle. Vous êtes des génocidaires et serez dénoncés comme tels par l’Histoire et les générations futures. Et je vais me battre contre vous.

(1) « Comment apprécier l’ampleur de l’objectif qui nous est ainsi assigné ? Une première approche simple est de considérer ce qu’il représenterait si on le partageait de manière égale entre tous les habitants de la planète. Nous limiter à 3 ou 4 Gt [gigatonne, ou milliard de t] de carbone par an, alors que nous sommes 7 milliards d’individus, signifie que chacun a le droit d’émettre annuellement une demi-tonne de carbone. », Nouveau climat sur la terre, Hervé Le Treut (l’un des principaux climatologues français), 2009, p. 203, une demi-tonne de carbone correspondant, grosso modo, à 1,5 t de CO2 ; «Pour que les concentrations en gaz à effet de serre arrêtent d’augmenter dans l’atmosphère, une règle de 3 relativement grossière entre l’absorption de dioxyde de carbone par les océans et la végétation (environ 10 milliards de tonnes de CO2) et la population mondiale actuelle (6,8 milliards d’individus plus ou moins gourmands en énergie) suggère qu’il faudrait rejeter au plus 1,5 t de CO2 par personne et par an en moyenne. Malgré la relative modestie des rejets de gaz à effet de serre français par rapport à ceux d’autres pays industrialisés, nos rejets pour le seul CO2 devraient être divisés par 4 à 5 pour arrêter l’augmentation (… », Climat : le vrai et le faux, Valérie Masson-Delmotte (l’une des principales climatologues françaises), 2011, p. 69.

(2) Un A/R 2e classe Paris-Montréal pollue notre fine couche d’atmosphère avec 2,5 t de CO2 par individu (tableur Ademe V6.1, septembre 2010 ; un aller-simple pollue avec 1248 kg).

(3) Oui, il existe d’autres sources de gaz à effet de serre. Mais la pollution de cette machine est la plus grossière qui soit. Même en le voulant très fort, un citoyen français, en 2012, ne peut rien faire de plus destructeur du climat que de l’utiliser. A moins de s’adonner à la pyromanie.

(4) Kinematic Constraints on Glacier Contributions to 21st-Century Sea-Level Rise (Contraintes cinétiques sur la contribution des glaciers à l’augmentation du niveau des mers au XXIe siècle), Pfeffer et al., Science, 5.9.2008.

(5) « [La riziculture du Vietnam] est extrêmement menacée, ce qui inquiète le gouvernement, évidemment, en particulier du fait du réchauffement climatique (…). Si le niveau de la mer (…) monte de plus de 60 cm, 80 % de ses surfaces seront sous l’eau de mer (…). » Jean-Charles Maillard, Directeur régional Asie du Sud-Est continentale du Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad), dans l’émission Courir les champs du monde, Culturesmonde, France Culture, 21.02.11.

(6) Parfaitement, il s’agit d’un génocide : http://parti-de-la-resistance.fr/?p=414

(7) « (…) les anomalies extrêmes du climat en été au Texas en 2011, à Moscou en 2010, et en France en 2003 n’auraient presque certainement pas eu lieu en l’absence du réchauffement climatique, avec son déplacement de la distribution des anomalies. En d’autres termes, nous pouvons dire avec un degré de certitude élevé que ces anomalies extrêmes sont une conséquence du réchauffement climatique… », Climate Variability and Climate Change: The New Climate Dice (Variabilité du climat et changement climatique : les nouveaux dés du climat), J. Hansen, M. Sato, R. Ruedy, 10.11.11, p. 8.

(8) Drought under global warming: a review (Les sécheresses dans le cadre du réchauffement climatique : un état des connaissances), Aiguo Dai, WIREs Climate Change, 2010.

(9) Je ne prétends pas avoir le milliardième du courage de ces gens-là.

(10) Je crois avoir compris beaucoup de choses le jour où l’un des principaux organisateurs des manifestations contre la construction d’un nouvel aéroport près de Nantes m’a dit qu’il prenait l’avion quatre fois par an, et qu’il comptait bien continuer. Le côté hypocrite de la chose n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant. Ce qui est pertinent, c’est de comprendre que ces “écologistes” n’ont aucun intérêt à ce que les choses changent. Ils ont le beurre et l’argent du beurre : ils utilisent les machines qui les placent – littéralement – parmi la jet-set, et ils ont bonne conscience. Peut-être que la raison pour laquelle la bataille environnementale a été perdue jusqu’à présent, c’est qu’il n’y a pas d’opposants, à proprement parler. Pas de femmes ni d’hommes qui se battent réellement, physiquement, frontalement contre le système idéologique qui détruit la planète et prépare un génocide. Il n’y a que des gens qui se livrent à une forme de théâtre, passent un peu dans les médias, disent que, vraiment, polluer, c’est pas bien, puis rentrent chez eux.

(11) Unerbetene Erinnerung (Des souvenirs que personne n’avait sollicités), Raul Hilberg, 1994, p. 165-166.

« La croissance mondiale va s’arrêter »

Stéphane Foucart et Hervé Kempf
Le Monde 28.05.2012

Quarante ans après son rapport au Club de Rome, Dennis Meadows réaffirme les l imites à l’expansion économique

En mars 1972, répondant à une commande d’un think tank basé à Zurich (Suisse) – le Club de Rome -, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) publiaient The Limits to Growth, un rapport modélisant les conséquences possibles du maintien de la croissance économique sur le long terme. De passage à Paris, mercredi 23 mai, à l’occasion de la publication en français de la dernière édition de ce texte qui fait date (Les Limites à la croissance, Rue de l’Echiquier, coll. « Inital(e)s DD », 408 p., 25 euros), son premier auteur, le physicien américain Dennis Meadows, 69 ans, a répondu aux questions du Monde.

 

Quel bilan tirez-vous, quarante ans après la publication du rapport de 1972 ?

D’abord, le titre n’était pas bon. La vraie question n’est pas en réalité les limites à la croissance, mais la dynamique de la croissance. Car tout scientifique comprend qu’il y a des limites physiques à la croissance de la population, de la consommation énergétique, du PIB, etc. Les questions intéressantes sont plutôt de savoir ce qui cause cette croissance et quelles seront les conséquences de sa rencontre avec les limites physiques du système.

Pourtant, l’idée commune est, aujourd’hui encore, qu’il n’y a pas de limites. Et lorsque vous démontrez qu’il y en a, on vous répond généralement que ce n’est pas grave parce que l’on s’approchera de cette limite de manière ordonnée et tranquille pour s’arrêter en douceur grâce aux lois du marché. Ce que nous démontrions en 1972, et qui reste valable quarante ans plus tard, est que cela n’est pas possible : le franchissement des limites physiques du système conduit à un effondrement.

Avec la crise financière, on voit le même mécanisme de franchissement d’une limite, celle de l’endettement : on voit que les choses ne se passent pas tranquillement.

Qu’entendez-vous par effondrement ?

La réponse technique est qu’un effondrement est un processus qui implique ce que l’on appelle une « boucle de rétroaction positive », c’est-à-dire un phénomène qui renforce ce qui le provoque. Par exemple, regardez ce qui se passe en Grèce : la population perd sa confiance dans la monnaie. Donc elle retire ses fonds de ses banques. Donc les banques sont fragilisées. Donc les gens retirent encore plus leur argent des banques, etc. Ce genre de processus mène à l’effondrement.

On peut aussi faire une réponse non technique : l’effondrement caractérise une société qui devient de moins en moins capable de satisfaire les besoins élémentaires : nourriture, santé, éducation, sécurité.

 

Voit-on des signes tangibles de cet effondrement ?

Certains pays sont déjà dans cette situation, comme la Somalie par exemple. De même, le « printemps arabe », qui a été présenté un peu partout comme une solution à des problèmes, n’est en réalité que le symptôme de problèmes qui n’ont jamais été résolus. Ces pays manquent d’eau, ils doivent importer leur nourriture, leur énergie, tout cela avec une population qui augmente. D’autres pays, comme les Etats-Unis, sont moins proches de l’effondrement, mais sont sur cette voie.

La croissance mondiale va donc inéluctablement s’arrêter ?

La croissance va s’arrêter en partie en raison de la dynamique interne du système et en partie en raison de facteurs externes, comme l’énergie. L’énergie a une très grande influence. La production pétrolière a passé son pic et va commencer à décroître. Or il n’y a pas de substitut rapide au pétrole pour les transports, pour l’aviation… Les problèmes économiques des pays occidentaux sont en partie dus au prix élevé de l’énergie.

Dans les vingt prochaines années, entre aujourd’hui et 2030, vous verrez plus de changements qu’il n’y en a eu depuis un siècle, dans les domaines de la politique, de l’environnement, de l’économie, la technique. Les troubles de la zone euro ne représentent qu’une petite part de ce que nous allons voir. Et ces changements ne se feront pas de manière pacifique.

Pourtant, la Chine maintient une croissance élevée…

J’ignore ce que sera le futur de la Chine. Mais je sais que les gens se trompent, qui disent qu’avec une croissance de 8 % à 10 % par an, la Chine sera le pays dominant dans vingt ans. Il est impossible de faire durer ce genre de croissance. Dans les années 1980, le Japon tenait ce type de rythme et tout le monde disait que, dans vingt ans, il dominerait le monde. Bien sûr, cela n’est pas arrivé. Cela s’est arrêté. Et cela s’arrêtera pour la Chine.

Une raison pour laquelle la croissance est très forte en Chine est la politique de l’enfant unique. Elle a changé la structure de la population de manière à changer le ratio entre la main-d’œuvre et ceux qui en dépendent, c’est-à-dire les jeunes et les vieux. Pour une période qui va durer jusque vers 2030, il y aura un surcroît de main-d’œuvre. Et puis cela s’arrêtera.

De plus, la Chine a considérablement détérioré son environnement, en particulier ses ressources en eau, et les impacts négatifs du changement climatique sur ce pays seront énormes. Certains modèles climatiques suggèrent ainsi qu’à l’horizon 2030 il pourrait être à peu près impossible de cultiver quoi que ce soit dans les régions qui fournissent actuellement 65 % des récoltes chinoises…

Que croyez-vous que les Chinois feraient alors ? Qu’ils resteraient chez eux à souffrir de la famine ? Ou qu’ils iraient vers le nord, vers la Russie ? Nous ne savons pas comment réagira la Chine à ce genre de situation…

Quel conseil donneriez-vous à François Hollande, Angela Merkel ou Mario Monti ?

Aucun, car ils se fichent de mon opinion. Mais supposons que je sois un magicien : la première chose que je ferais serait d’allonger l’horizon de temps des hommes politiques. Pour qu’ils ne se demandent pas quoi faire d’ici à la prochaine élection, mais qu’ils se demandent : « Si je fais cela, quelle en sera la conséquence dans trente ou quarante ans ? » Si vous allongez l’horizon temporel, il est plus probable que les gens commencent à se comporter de la bonne manière.

Que pensez-vous d’une « politique de croissance » dans la zone euro ?

Si votre seule politique est fondée sur la croissance, vous ne voulez pas entendre parler de la fin de la croissance. Parce que cela signifie que vous devez inventer quelque chose de nouveau. Les Japonais ont un proverbe intéressant : « Si votre seul outil est un marteau, tout ressemble à un clou. » Pour les économistes, le seul outil est la croissance, tout ressemble donc à un besoin de croissance.

De même, les politiciens sont élus pour peu de temps. Leur but est de paraître bons et efficaces pendant leur mandat; ils ne se préoccupent pas de ce qui arrivera ensuite. C’est très exactement pourquoi on a tant de dettes : on emprunte sur l’avenir, pour avoir des bénéfices immédiats, et quand il s’agit de rembourser la dette, celui qui l’a contractée n’est plus aux affaires.

Dennis Meadows : « Nous n’avons pas mis fin à la croissance, la nature va s’en charger »

Karine Le Loët
«Terra eco» 29.05.2012

La croissance perpétuelle est-elle possible dans un monde fini ? Il y a quarante ans déjà, Dennis Meadows et ses acolytes répondaient par la négative. Aujourd’hui, le chercheur lit dans la crise les premiers signes d’un effondrement du système.

En 1972, dans un rapport commandé par le Club de Rome, des chercheurs de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) publient un rapport intitulé « Les limites de la croissance ». Leur idée est simple : la croissance infinie dans un monde aux ressources limitées est impossible. Aussi, si les hommes ne mettent pas fin à leur quête de croissance eux-mêmes, la nature le fera-t-elle pour eux, sans prendre de gants.

En 2004, le texte est, pour la deuxième fois, remis à jour. Sa version française vient – enfin – d’être publiée aux éditions Rue de l’échiquier. En visite à Paris pour présenter l’ouvrage, Dennis Meadows, l’un des auteurs principaux, revient sur la pertinence de projections vieilles de quarante ans et commente la crise de la zone euro, la raréfaction des ressources et le changement climatique, premiers symptômes, selon lui, d’un effondrement du système.

Terra eco : Vous avez écrit votre premier livre en 1972. Aujourd’hui la troisième édition – parue en 2004 – vient d’être traduite en français. Pourquoi, selon vous, votre livre est encore d’actualité ?

Dennis Meadows : A l’époque, on disait qu’on avait encore devant nous quarante ans de croissance globale. C’est ce que montrait notre scénario. Nous disions aussi que si nous ne changions rien, le système allait s’effondrer. Pourtant, dans les années 1970, la plupart des gens estimait que la croissance ne s’arrêterait jamais.

C’est aujourd’hui que nous entrons dans cette période d’arrêt de la croissance. Tous les signes le montrent. Le changement climatique, la dislocation de la zone euro, la pénurie d’essence, les problèmes alimentaires sont les symptômes d’un système qui s’arrête. C’est crucial de comprendre qu’il ne s’agit pas de problèmes mais bien de symptômes. Si vous avez un cancer, vous pouvez avoir mal à la tête ou de la fièvre mais vous ne vous imaginez pas que si vous prenez de l’aspirine pour éliminer la fièvre, le cancer disparaîtra. Les gens traitent ces questions comme s’il s’agissait de problèmes qu’il suffit de résoudre pour que tout aille bien. Mais en réalité, si vous résolvez le problème à un endroit, la pression va se déplacer ailleurs. Et le changement ne passera pas par la technologie mais par des modifications sociales et culturelles.

Comment amorcer ce changement ?

Il faut changer notre manière de mesurer les valeurs. Il faut par exemple distinguer la croissance physique et de la croissance non physique, c’est-à-dire la croissance quantitative et la croissance qualitative. Quand vous avez un enfant, vous vous réjouissez, au départ, qu’il grandisse et se développe physiquement. Mais si à l’âge de 18 ou 20 ans il continuait à grandir, vous vous inquiéteriez et vous le cacheriez. Quand sa croissance physique est terminée, vous voulez en fait de la croissance qualitative. Vous voulez qu’il se développe intellectuellement, culturellement.

Malheureusement, les hommes politiques n’agissent pas comme s’ils comprenaient la différence entre croissance quantitative et qualitative, celle qui passerait par l’amélioration du système éducatif, la création de meilleurs médias, de clubs pour que les gens se rencontrent… Ils poussent automatiquement le bouton de la croissance quantitative. C’est pourtant un mythe de croire que celle-ci va résoudre le problème de la zone euro, de la pauvreté, de l’environnement… La croissance physique ne fait aucune de ces choses-là.

Pourquoi les hommes politiques s’entêtent-ils dans cette voie ?

Vous buvez du café ? Et pourtant vous savez que ce n’est pas bon pour vous. Mais vous persistez parce que vous avez une addiction au café. Les politiques sont accros à la croissance. L’addiction, c’est faire quelque chose de dommageable mais qui fait apparaître les choses sous un jour meilleur à courte échéance. La croissance, les pesticides, les énergies fossiles, l’énergie bon marché, nous sommes accros à tout cela. Pourtant, nous savons que c’est mauvais, et la plupart des hommes politiques aussi.

Ils continuent néanmoins à dire que la croissance va résoudre la crise. Vous pensez qu’ils ne croient pas en ce qu’ils disent ?

Prenons l’exemple des actions en Bourse. Auparavant, on achetait des parts dans une compagnie parce qu’on pensait que c’était une bonne entreprise, qu’elle allait grandir et faire du profit. Maintenant, on le fait parce qu’on pense que d’autres personnes vont le penser et qu’on pourra revendre plus tard ces actions et faire une plus-value. Je pense que les politiciens sont un peu comme ça. Ils ne pensent pas vraiment que cette chose appelée croissance va résoudre le problème mais ils croient que le reste des gens le pensent. Les Japonais ont un dicton qui dit : « Si votre seul outil est un marteau, tout ressemble à un clou. » Si vous allez voir un chirurgien avec un problème, il va vous répondre « chirurgie », un psychiatre « psychanalyse », un économiste « croissance ». Ce sont les seuls outils dont ils disposent. Les gens veulent être utiles, ils ont un outil, ils imaginent donc que leur outil est utile.

Pensez-vous que pour changer ce genre de comportements, utiliser de nouveaux indicateurs de développement est une bonne manière de procéder ?

Oui, ça pourrait être utile. Mais est-ce ça qui résoudra le problème ? Non.

Mais qu’est-ce qui résoudra le problème alors ?

Rien. La plupart des problèmes, nous ne les résolvons pas. Nous n’avons pas résolu le problème des guerres, nous n’avons pas résolu le problème de la démographie. En revanche, le problème se résoudra de lui-même parce que vous ne pouvez pas avoir une croissance physique infinie sur une planète finie. Donc la croissance va s’arrêter. Les crises et les catastrophes sont des moyens pour la nature de stopper la croissance. Nous aurions pu l’arrêter avant, nous ne l’avons pas fait donc la nature va s’en charger. Le changement climatique est un bon moyen de stopper la croissance. La rareté des ressources est un autre bon moyen. La pénurie de nourriture aussi. Quand je dis « bon », je ne veux pas dire bon éthiquement ou moralement mais efficace. Ça marchera.

Mais y-a-t-il une place pour l’action ? La nature va-t-elle corriger les choses de toute façon ?

En 1972, nous étions en dessous de la capacité maximum de la Terre à supporter nos activités, à 85% environ. Aujourd’hui, nous sommes à 150%. Quand vous êtes en dessous du seuil critique, c’est une chose de stopper les choses. Quand vous êtes au-delà, c’en est une autre de revenir en arrière. Donc oui, la nature va corriger les choses.

Malgré tout, à chaque moment, vous pouvez rendre les choses meilleures qu’elles n’auraient été autrement. Nous n’avons plus la possibilité d’éviter le changement climatique mais nous pouvons l’atténuer en agissant maintenant. En réduisant les émissions de CO2, l’utilisation d’énergie fossile dans le secteur agricole, en créant des voitures plus efficientes… Ces choses ne résoudront pas le problème mais il y a de gros et de petits effondrements. Je préfère les petits.

Vous parlez souvent de « résilience ». De quoi s’agit-il exactement ?

La résilience est un moyen de construire le système pour que, lorsque les chocs arrivent, vous puissiez continuer à fonctionner, vous ne vous effondriez pas complètement. J’ai déjà pensé à six manières d’améliorer la résilience. La première est de construire «des tampons». Par exemple, vous faites un stock de nourriture dans votre cave : du riz, du lait en poudre, des bocaux de beurre de cacahuète… En cas de pénurie de nourriture, vous pouvez tenir plusieurs semaines. A l’échelle d’un pays, c’est par exemple l’Autriche qui construit de plus gros réservoirs au cas où la Russie fermerait l’approvisionnement en gaz. Deuxième chose : l’efficacité. Vous obtenez plus avec moins d’énergie, c’est ce qui se passe avec une voiture hybride par exemple… ou bien vous choisissez de discuter dans un café avec des amis plutôt que de faire une balade en voiture. En terme de quantité de bonheur par gallon d’essence dépensé, c’est plus efficace. Troisième chose : ériger des barrières pour protéger des chocs. Ce sont les digues à Fukushima par exemple. Quatrième outil : le « réseautage » qui vous rend moins dépendant des marchés. Au lieu d’employer une baby-sitter, vous demandez à votre voisin de garder vos enfants et en échange vous vous occupez de sa plomberie. Il y a aussi la surveillance qui permet d’avoir une meilleure information sur ce qu’il se passe. Enfin, la redondance qui consiste à élaborer deux systèmes pour remplir la même fonction, pour être prêt le jour où l’un des deux systèmes aura une faille. Ces six méthodes accroissent la résilience. Mais la résilience coûte de l’argent et ne donne pas de résultats immédiats. C’est pour cela que nous ne le faisons pas.

Si l’on en croit un schéma de votre livre, nous sommes presque arrivés au point d’effondrement. Et nous entrons aujourd’hui, selon vous, dans une période très périlleuse…

Je pense que nous allons voir plus de changement dans les vingt ans à venir que dans les cent dernières années. Il y aura des changements sociaux, économiques et politiques. Soyons clairs, la démocratie en Europe est menacée. Le chaos de la zone euro a le potentiel de mettre au pouvoir des régimes autoritaires.

Pourquoi ?

L’humanité obéit à une loi fondamentale : si les gens doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils choisissent l’ordre. C’est un fait qui n’arrête pas de se répéter dans l’histoire. L’Europe entre dans une période de désordre qui va mécontenter certaines personnes. Et vous allez avoir des gens qui vont vous dire : « Je peux garantir l’ordre, si vous me donnez le pouvoir. » L’extrémisme est une solution de court terme aux problèmes. Un des grands présidents des Etats-Unis a dit : « Le prix de la liberté est la vigilance éternelle. » Si on ne fait pas attention, si on prend la liberté pour acquise, on la perd.